Décision

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COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

RÉGION :

Montréal

MONTRÉAL, le 27 février 2002

 

 

 

 

 

 

 

DOSSIER :

158706-71-0103

DEVANT LE COMMISSAIRE :

Robert Langlois

 

 

 

 

 

 

 

ASSISTÉ DES MEMBRES :

Pierre Gamache

 

 

 

Associations d’employeurs

 

 

 

 

 

 

 

France Morin

 

 

 

Associations syndicales

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ASSISTÉ DE L’ASSESSEUR :

Dr Albert Charbonneau

 

 

 

 

 

 

 

 

DOSSIER CSST :

118686930

AUDIENCE TENUE LE :

15 novembre 2001

et 7 février 2002

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À :

Montréal

 

 

 

 

 

 

_______________________________________________________

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

GILLES MARTEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PARTIE REQUÉRANTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

et

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CONRAD JODOIN LTÉE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

GROUPE PÉTROLIER OLCO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PARTIES INTÉRESSÉES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

DÉCISION

 

 

[1]               Le 8 mars 2001, monsieur Gilles Martel (le travailleur) dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles à l’encontre d'une décision rendue le 28 février 2001 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) à la suite d'une révision administrative.

[2]               Par cette décision, la CSST maintient la décision qu'elle a initialement rendue le 28 septembre 2000 et déclare que le travailleur n'a pas subi une maladie professionnelle à compter du 1er mai 2000.

[3]               Le travailleur et son représentant assistent à l'audience tenue par la Commission des lésions professionnelles.  Monsieur Conrad Jodoin, propriétaire de l'entreprise Conrad Jodoin ltée, y est présent.  Le représentant du Groupe pétrolier Olco y assiste également.

L’OBJET DU LITIGE

[4]               Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer que la dégénérescence discale multiétagée dont il est atteint est causée par l'exercice de son métier de camionneur et constitue une maladie professionnelle.

LES FAITS

[5]               Le travailleur est âgé de 57 ans et occupe l'emploi de camionneur depuis 1953.

[6]               Durant la période comprise entre 1953 et 1957, il a conduit un tracteur de ferme afin de faire la plantation et la récolte du tabac.  Au printemps, le tracteur était aussi utilisé pour labourer la terre.  Le travailleur précise que le siège du tracteur était fabriqué de métal et ne comportait aucun système d'amortissement des vibrations et des chocs.  Il précise aussi que pour arracher les feuilles de tabac, il devait se pencher fréquemment.  Il devait également transporter de grandes quantités de feuilles de tabac.

[7]               De 1957 à 1959, il œuvre pour l'entreprise Philippe Boisjoly et conduit des camions munis de 10 roues et un bouteur.  La conduite se fait dans des champs ainsi que sur des routes secondaires de gravier et de terre.  Encore ici, le siège n'est pourvu d'aucun système de suspension.  Lorsque le siège brise, il utilise une caisse de bois sur laquelle on dépose un oreiller.  Il effectue ce métier à raison de six jours par semaine.

[8]               Durant la période comprise entre 1959 et 1960, il est à l'emploi de Janin Construction et transporte de lourdes brouettes remplies de ciment ou de roche.  Il transportait aussi de grandes quantités de bois sur son dos.

[9]               Entre 1960 et 1962, il travaille à titre de journalier sur une chaîne de fabrication de réfrigérateurs.

[10]           De 1962 à 1964, le travailleur reprend le métier de camionneur.  À l'aide d'un chariot, il doit manipuler des réfrigérateurs et des congélateurs pour charger et décharger le camion.  Il précise cependant que certains congélateurs sont entreposés en piles de deux étages dans le camion.  Lorsqu'il procède au déchargement, il doit alors manipuler seul ces équipements.  Il soutient que les sièges des camions n'étaient munis d'aucune suspension et que les camions ne comportaient pas de direction assistée.  Enfin, il conduisait principalement les camions sur des routes secondaires et des autoroutes.

[11]           De 1964 à 1965, il conduit un camion qui transporte des pâtisseries.  Le travailleur doit faire rouler sur une rampe en pente le support de métal qui contient les pâtisseries.  Le siège du camion n'est recouvert que d'un peu de rembourrage.

[12]           Entre 1965 et 1966, il œuvre pour l'entreprise Trove Transport.  Il conduit aussi un camion et doit alors manipuler des sacs pesant 45,3 kilogrammes (100 livres) sur son épaule.

[13]           De 1966 à 1968, le travailleur est à l'emploi de Direct Motors et manipule notamment des sacs de 45,3 kilogrammes.  Il arrive que ces sacs soient sur un convoyeur et tombent sur son épaule.  Par la suite, il doit les transporter dans le camion qu'il conduit.

[14]           De 1968 à 1970, il conduit essentiellement un camion sur des routes secondaires entre Montréal et le Cap-de-la-Madeleine.  Il effectue ce trajet à raison de deux fois par nuit.  Le camion est muni de ressorts à l'avant et à l'arrière.

[15]           De 1971 à 1989, il est à l'emploi de différentes entreprises pétrolières et conduit des camions citernes (Trois-Rivières, Val-d'Or, Rouyn-Noranda, etc.).  Les camions sont pourvus d'une direction assistée.  Le travailleur précise qu'au printemps, lorsque la citerne n'est que partiellement remplie, le liquide bouge beaucoup et inflige des contrecoups au dos à chaque départ et à chaque arrêt.  Il soutient aussi qu'il devait charger et décharger les citernes à l'aide de boyaux lourds et difficiles à manipuler.

[16]           Entre 1990 et 1992, il travaille pour l'entreprise Conrad Jodoin ltée et conduit des camions entre Toronto et Montréal.  Il doit aussi charger et décharger lui-même ces camions.Quelques fois, les caisses sont en piles de 7 étages.  Il ne dispose d'aucun équipement pour procéder à la manutention des caisses.

[17]           Durant la période comprise entre 1993 et 1994, il est à l'emploi de Quik-X et conduit un camion de légumes sur de longues distances (Vancouver, Californie, etc.).  La conduite est faite en alternance avec un autre camionneur.  Il est au travail durant 10 jours et bénéficie de 2 jours de congé par la suite.  Le camion est pourvu d'une direction assistée et d'un système de suspension à air.

[18]           II reprend son emploi pour Conrad Jodoin ltée à compter de 1995 et jusqu'à 1998.  Il manœuvre des trains composés de deux remorques de 14,6 mètres (48 pieds) ou de 16,1 mètres (53 pieds).  Il conduit son véhicule jusqu'à Rivière-du-Loup.  Il doit aussi arrimer et détacher les remorques.  Il soutient que cette opération exige un effort physique.

[19]           Le 20 août 1998, il tombe d'un camion et s'inflige une lésion professionnelle (dossier CSST 115090524).

[20]           Le 27 octobre 1998, une tomodensitométrie indiquera ce qui suit :

«Discopathie chronique étagée prédominante en L5-S1 associée à une petite hernie postéro-latérale gauche en L3-L4, postéro-latérale et foraminale droite en L4-L5 et postéro-médiane en L5-S1. »

 

 

[21]           Appelé à examiner le travailleur, le docteur Serge Bourdua, membre du Bureau d'évaluation médicale, écrit ce qui suit à son avis du 4 août 1999 :

« Discussion :

 

Monsieur Martel subissait un traumatisme lombaire après être tombé de son camion le 20 août 1998. Les médecins qui l'ont examiné à l'époque diagnostiquaient une entorse lombaire. La tomographie axiale de la colonne lombo-sacrée montrait une discopathie chronique étagée avec petite hernie discale en L3-L4, L4-L5 et L5-S1. Le docteur Mohamed Maleki, neurochirurgien a évalué monsieur Martel à la demande de la CSST et il rapporte un examen neurologique normal avec une limitation de certains mouvements du rachis lombaire. L'examen pratiqué aujourd'hui montre qu'il persiste une limitation de la flexion et de l'extension du rachis lombaire mais aucun déficit neurologique aux membres inférieurs ni aucun signe de hernie discale lombaire »

[sic]

 

 

[22]           Le docteur Bourdua conclura au diagnostic d'entorse lombaire greffée sur une discopathie préexistante multiétagée.  Il détermine aussi que cette lésion est consolidée à compter du 23 juin 1999, avec une atteinte permanente de 2,2 % (entorse lombaire avec séquelles fonctionnelles objectivées avec ou sans changement radiologique) ainsi que des limitations fonctionnelles.

[23]           Le 20 octobre 2000[1], la Commission des lésions professionnelles maintient les conclusions émises par le docteur Bourdua.

[24]           Par ailleurs, dans une décision rendue le 14 septembre 2002[2], le soussigné déterminait que le travailleur n'avait pas subi des récidives, rechutes ou aggravations les 31 mars 2000 et 14 février 2001.  Le tribunal déclarait aussi que les limitations fonctionnelles émises par le docteur Bourdua ne permettaient pas au travailleur de reprendre son emploi de camionneur.

[25]           Entre temps, le 13 janvier 2000, le docteur Gilles Roger Tremblay examine le travailleur et écrit ceci :

« OPINION :

 

Ce patient, qui a conduit des camions lourds sans bonne suspension pendant une bonne partie de sa vie, présente une arthrose lombaire hors de proportion avec son âge chronologique et, en conséquence, nous croyons que la conduite de camions a certainement généré chez lui une accélération de l'arthrose lombaire. »

 

 

[26]           Le dossier comprend une attestation médicale émise par le docteur Thimoty Héron le 4 avril 2000 et qui comporte le diagnostic d'entorse lombaire et d'augmentation de la lombalgie (discopathie).  Les 12 et 26 avril 2000, le docteur Michel Martel parlera d'une maladie discale lombaire.  Enfin, le 3 juillet 2000, le docteur Michel Gauthier pose le diagnostic de hernie discale L3-L4 gauche.

[27]           Les 29 juin et 9 août 2000, le travailleur est examiné par la docteure Alice Turcot, spécialiste en médecine du travail.  L'expertise qu'elle rédige comporte les informations suivantes :

« Examen physique

 

A l'examen physique, monsieur Martel est de bonne apparence générale. Il mesure 5 pieds 10 pouces, poids 210 livres. Il présente une diminution de la lordose lombaire et une obésité tronculaire. Les muscles des membres supérieurs sont bien développés. Il présente de la boîterie à la marche. Il se déshabille avec une certaine difficulté. En position debout, sur le pied droit et lorsqu'il élève la cuisse gauche, il accuse de la douleur à la région lombaire gauche. Il y a douleur à la palpation de la région para-vertébrale entre L4 et S1 et de la fossette de Vénus gauche. La flexion antérieure est de 50 degrés, l'extension à 20 degrés, les rotations sont de 40 degrés, la flexion latérale droite et gauche sont de 30 degrés. Le Laséque est négatif à droite et positif à gauche à 40 degrés. La manœuvre d'Ély déclenche des douleurs dans la cuisse et la région lombaire basse à gauche. En position assise, l'extension du genou déclenche une douleur au niveau de la région lombaire basse. La marche sur le bout des pieds et des talons se fait normalement mais monsieur Martel présente de la douleur lombaire à la marche sur les talons. Le réflexe rotuléen droit est normal à droite et diminué à gauche, le réflexe achilléen est normal à droit, absent à gauche. La recherche de force musculaire contre résistance est normale à droite contre résistance de l'élévation de la cuisse, extension de la jambe, pieds et des orteils, adduction et abduction des chevilles. À gauche, on note une diminution de la force musculaire contre résistance à l'élévation de la cuisse, extension de la jambe et à la dorsi-flexion du pied. L'inversion et réversion des chevilles est normale, la dorsi-flexion du 1er orteil est normale. Monsieur Martel allègue une hypoesthésie à l'ensemble du membre inférieur gauche. Coloration, pilosité et chaleur sont normales et symétriques. La mensuration des quadriceps est symétrique, sans atrophie. »

[sic]

 

 

[28]           Elle conclura son rapport en soulignant que le travailleur présente une dégénérescence discale devenue symptomatique à la suite de la chute survenue en août 1998.  Elle opine toutefois que faire reposer le diagnostic de l'étiologie de la lombalgie du travailleur sur la présence d'une condition personnelle préexistante de discopathie reliée au seul fait de l'âge serait négliger la contribution de tous les risques présents dans le milieu de travail de camionneur dont la documentation médicale fait état.  Or, l'histoire professionnelle du travailleur démontre qu'il a été exposé durant 43 ans à de nombreux facteurs de risque à la source de ses problèmes lombaires.

[29]           En plus de l'exposition du travailleur aux vibrations de basse fréquence, elle souligne la station assise prolongée, les postures contraignantes, les impacts des véhicules conduits et le soulèvement de charges très lourdes manipulées dans des conditions difficiles.  Ces conditions portent atteinte à la structure de la colonne, particulièrement au niveau des disques intervertébraux.

[30]           La docteure Turcot exprime aussi l'avis que la conduite des différents véhicules routiers pendant de nombreuses années sur de longues distances et pendant de longues heures a entraîné et accéléré la dégénérescence discale du travailleur.

[31]           Elle rappelle qu'il faut considérer les impacts et les secousses auxquels le travailleur était soumis au cours de son travail, lesquels sont reliés à la surface des terrains accidentés (la conduite dans les cours de gravelle des entrepôts, sur les autoroutes, sur les routes secondaires ou sur les routes urbaines parsemées de nombreux trous) et entraînent des contraintes et des torsions de la charnière lombaire.

[32]           Elle souligne que la plupart des camions génèrent un environnement vibratoire dans les basses fréquences, là où la colonne est particulièrement vulnérable.

[33]           Elle explique que l'analyse de la documentation portant sur l'exposition aux vibrations apporte des indices sérieux sur la relation entre les effets des vibrations au corps entier et l'apparition d'une atteinte à la colonne lombaire.  Certains auteurs rapportent qu'une exposition cumulative d'au moins dix ans de façon journalière entraîne des atteintes lombaires.

[34]           Elle soutient aussi que les auteurs scientifiques concluent qu'il est raisonnable d'établir une relation causale entre les problèmes lombaires et les facteurs biomécaniques cités plus haut.  À titre d'exemple, Dupuis et Christ ont démontré que 61 % des conducteurs de camions qui totalisent 700 heures de conduite par année présentent des anomalies pathologiques à la radiographie.  Cette proportion s'élève à 68 % chez les conducteurs qui totalisent de 700 à 1 200 heures de conduite annuellement et 94 % chez ceux qui totalisent plus de 1 200 heures.

[35]           Elle souligne de manière particulière le fait que le travailleur, après quelques heures de conduite du camion et d'exposition aux vibrations, sans temps de récupération suffisant, devait produire un effort intensif en déchargeant la marchandise.  Cette séquence a accéléré le processus de dégénérescence discale.

[36]           Après avoir entendu le travailleur décrire son expérience professionnelle, elle estime que les facteurs reliés à une atteinte discale sont présents dans le travail qu'il a accompli durant de nombreuses années, soit le soulèvement de charges après une exposition aux vibrations lors de la conduite de véhicules.

[37]           Elle rappelle que la pathologie lombaire que présente le travailleur aux divers niveaux L3-L4, L4-L5 et L5-S1 ne peut être expliquée par le seul fait de facteurs individuels tels que l'âge.  Elle opine que ces changements dégénératifs sont l'expression des stress bio-mécaniques exercés par le travailleur pendant de nombreuses années sur sa structure lombaire.  Son atteinte lombaire est compatible avec une maladie professionnelle causée par son travail de camionneur et de livreur.

[38]           La docteure Turcot témoigne lors de l'audience.  Elle explique d'abord qu'elle s'intéresse particulièrement aux conséquences des phénomènes vibratoires sur le corps humain et qu'elle a effectué des études du niveau de la maîtrise sur ce sujet.

[39]           Ensuite, elle reprend chacune des tâches décrites par le travailleur et y identifie des facteurs de risques ayant contribué à sa dégénérescence multiétagée.  À titre d'exemple, elle explique que les tracteurs de ferme, les bouteurs et les camions chargés de marchandises génèrent des niveaux d'accélérations vibratoires élevés.  Ces niveaux sont absorbés par la charnière lombaire qui devient plus vulnérable.

[40]           Elle dépose une abondante documentation médicale qui, selon son interprétation, démontre que les vibrations au corps entier et le soulèvement de charges sont la cause de dégénérescences discales lombaires.  Sur ce point, elle souligne que la preuve médicale démontre que les problèmes lombaires sont plus fréquents chez les camionneurs que chez la population en général.

[41]           Lorsqu'on la questionne sur les autres facteurs qui peuvent contribuer à l'apparition d'une dégénérescence discale, elle mentionne le tabagisme.

[42]           Commentant les conséquences entre l'accident du 20 août 1998, alors que le travailleur est tombé sur le dos, et l'apparition de la symptomatologie reliée à la dégénérescence discale, elle précise que la lésion au dos se serait résorbée si le dos du travailleur avait été sain.  C'est à compter de cet événement que les symptômes apparaissent.  Elle en déduit que le seul fait de l'âge du travailleur ne peut expliquer la persistance des symptômes.

[43]           Pour sa part, monsieur Conrad Jodoin témoigne que la manœuvre d'arrimage des remorques ne demande pas un grand effort sauf lorsqu'il y a des problèmes exceptionnels d'équipements.

[44]           II estime que le travailleur n'a effectué que 19 déchargements de camions durant la période comprise entre janvier 1990 et mai 1992.  Il évalue à 4 heures le temps de déchargement d'un camion.

[45]           Durant la période de 1995 à 1998, le travailleur n'avait pas l'obligation de décharger les camions.  S'il le faisait, c'était de manière volontaire.

L’AVIS DES MEMBRES

[46]           Les membres issus des associations syndicales et d'employeur estiment que la présomption de maladie professionnelle, telle qu'elle est décrite à l'article 29 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[3] (la loi) ne peut s'appliquer à la dégénérescence discale.

[47]           Par ailleurs, la membre issue des associations syndicales estime que la preuve apportée par la docteure Turcot permet de relier la dégénérescence discale et l'exposition aux vibrations.  Parce que le travailleur a été exposé à des vibrations durant de longues années, elle estime que la dégénérescence discale dont il souffre est directement reliée aux risques particuliers de ce travail.  Il a donc subi une maladie professionnelle.

[48]           Le membre issu des associations d'employeurs constate que la preuve ne permet pas de conclure à quelle fréquence de vibrations le travailleur était exposé.  Dès lors, on ne peut conclure à l’apparition d’une maladie professionnelle.  De plus, à la suite de l'accident survenu le 20 août 1988, le travailleur est demeuré avec des séquelles reliées à une atteinte permanente de 2 %.  Il est donc plausible que cette lésion ait entraîné des douleurs résiduelles.  Parce que ces douleurs lombaires ressenties par le travailleur sont reliées à l'accident du 20 août 1988, il estime que la réclamation pour maladie professionnelle ne peut être acceptée.

LES MOTIFS DE LA DECISION

[49]           La Commission des lésions professionnelles doit déterminer si la condition de dégénérescence discale multiétagée dont souffre le travailleur est causée par l'exercice de ses fonctions de camionneur.

[50]           La loi prévoit ce qui suit :

« maladie professionnelle » :une maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail ;

 

 

29. Les maladies énumérées dans l'annexe I sont caractéristiques du travail correspondant à chacune de ces maladies d'après cette annexe et sont reliées directement aux risques particuliers de ce travail.

 

Le travailleur atteint d'une maladie visée dans cette annexe est présumé atteint d'une maladie professionnelle s'il a exercé un travail correspondant à cette maladie d'après l'annexe.

________

1985, c. 6, a. 29.

 

 

ANNEXE 1

 

SECTION IV

 

MALADIES CAUSÉES PAR DES AGENTS PHYSIQUES

 

MALADIES                                                   GENRES DE TRAVAIL

 

6. Maladie causée par les vibrations                  un travail impliquant des vibrations

 

 

[51]           La dégénérescence discale n'étant pas prévue à l'annexe 1 de la loi, on doit se demander si cette maladie est causée par les vibrations.  Selon le témoignage de la docteure Turcot entendu lors de l'audience, parmi les causes de cette maladie, on note l'exposition aux vibrations ainsi que la manutention de charges.

[52]           Toutefois, de la littérature déposée, on note un document rédigé par la docteure Turcot en 1995 et qui mentionne ceci :

« Trente cinq études traitent des désordres lombaires. Dans l'ensemble on retient que les conducteurs de véhicules sont plus susceptibles que la population en général de développer des blessures ou des désordres de la colonne vertébrale sans que l'on puisse déterminer le rôle exact des vibrations parmi l'ensemble des autres facteurs tels que la station assise prolongée, les torsions du tronc, le soulèvement de charges ou le tabagisme » [...]

[53]           La Commission des lésions professionnelles étant un tribunal spécialisé, elle n’est pas sans savoir que l’âge, le poids et la génétique peuvent aussi contribuer à l'apparition de la dégénérescence discale.

[54]           Le présent tribunal en conclut que l'atteinte lombaire, bien que typique de l’exposition aux vibrations, n’est toutefois pas spécifique parce que d'autres facteurs peuvent contribuer à son apparition.  De plus, il n’est pas possible d’évaluer les conséquences individuelles de chacun de ces facteurs sur l’incidence de cette maladie.

[55]           Puisque les causes de cette maladie sont multiples, on ne peut donc conclure qu'elle constitue une maladie causée par les vibrations.

[56]           II en est de même concernant la dégénérescence discale causée par la manutention de charges : l'annexe I étant muette à ce sujet, la présomption décrite à l'article 29 de la loi ne peut trouver application.

[57]           Reste à analyser l'application de l'article 30 qui est libellé ainsi ;

30. Le travailleur atteint d'une maladie non prévue par l'annexe I, contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui ne résulte pas d'un accident du travail ni d'une blessure ou d'une maladie causée par un tel accident est considéré atteint d'une maladie professionnelle s'il démontre à la Commission que sa maladie est caractéristique d'un travail qu'il a exercé ou qu'elle est reliée directement aux risques particuliers de ce travail.

________

1985, c. 6, a. 30.

 

 

[58]           La dégénérescence discale multiétagée présentée par le travailleur est-elle caractéristique ou est-elle directement reliée aux risques particuliers du métier de camionneur ?

[59]           Lors de l'audience, la docteure Turcot explique qu'il y a une relation évidente entre la dégénérescence discale et, d'une part, l'exposition aux vibrations et, d'autre part, la manutention de poids lourds.  Elle appuie ses conclusions sur une abondante documentation qu'elle dépose lors de l'audience.

[60]           La Commission des lésions professionnelles a consulté cette documentation et a retenu de manière plus particulière le document émis par monsieur Paul-Emile Boileau[4].  Ce dernier fait le point sur l'état des connaissances issues des enquêtes épidémiologiques qui tentent d'établir le lien entre l'exposition aux vibrations globales du corps et l'apparition des maux de dos et d'affections vertébrales.  Il écrit ce qui suit :

« De façon générale, les conclusions tirées des différentes études transversales répertoriées ont peu changé au cours des années. Celles-ci concluent à une relation positive entre l’exposition à des vibrations globales du corps et différentes formes de troubles du dos, plus particulièrement les douleurs lombaires et sciatiques, et les hernies discales. Les études de cohortes et de cas-témoins indiquent plus spécifiquement un risque accrue de dégénérescence de la colonne vertébrale incluant les affections des disques intervertébraux chez les conducteurs exposés à des vibrations globales du corps. Ces affections sont généralement identifiées sur la base des dossiers médicaux, incluant les tests de dépistage clinique et radiologique. Cependant, aucune des études ne permet d'isoler clairement le rôle des vibrations dans l’étiologie des maux de dos comparativement à d'autres facteurs agissant dans l'environnement de travail des conducteurs de véhicules, notamment la posture assise prolongée, couplée parfois à une mauvaise posture avec torsion et flexion du tronc, obligation fréquente de se retourner et soulèvement de charges.

 

[...]

 

CONCLUSION

 

L'état des connaissances actuelles supporte l'existence d'une relation positive entre l'exposition aux vibrations globales du corps et l'apparition de douleurs lombaires et sciatiques, et de lésions vertébrales ou dégénérescence de la colonne vertébrale incluant les affections des disques intervertébraux. Certaines études supportent une relation positive entre la prévalence d'affections vertébrales et la dose d'exposition vibratoire cumulée au cours des années. [...] Néanmoins, plusieurs pays et organismes de normalisation jugent que les risques d'atteinte à la santé liés à l'exposition aux vibrations globales du corps sont suffisamment importants pour reconnaître des limites d'exposition ou des valeurs de référence qui établissent les niveaux d'exposition vibratoire au-delà desquels les risques apparaissent imminents. Certains pays reconnaissent les affections vertébrales liés à l'exposition aux vibrations globales du corps comme étant des maladies professionnelles, la Belgique depuis déjà plus de 20 ans. Or à la question à savoir si la relation entre les vibrations globales du corps et les maux de dos tiendrait plus du mythe que de la réalité, il semble bien qu'il y ait davantage d'indications pour supporter l'existence d'une relation réelle qu'il y en ait pour indiquer qu'il s'agirait plutôt d'un simple mythe qui aurait été perpétué au fil des années. »

[sic]

 

 

[61]           Bien qu'il existe divers facteurs pouvant contribuer à l'apparition de la dégénérescence discale, la preuve médicale prépondérante permet néanmoins de conclure qu'il existe aussi une relation entre les lésions de la colonne lombaire et l'exposition prolongée du corps total aux vibrations.  De la preuve non contredite présentée par la docteure Turcot, cette relation est accrue par les efforts physiques que le travailleur doit effectuer lorsqu'il doit, après de longues heures de conduite, décharger le camion sans période de temps permettant aux structures anatomiques de se reposer.

[62]           Quel est le degré de preuve requis lorsque l'étiologie d'une maladie est incertaine ? La Cour d'appel s'est déjà prononcée sur ce sujet dans l'affaire Viger[5], et a décidé que la Commission des lésions professionnelles ne doit pas rechercher une preuve ayant la rigueur d'une preuve scientifique, mais plutôt une preuve prépondérante.

[63]           II s'agit donc d'évaluer la balance des probabilités plutôt que la rigueur scientifique.

[64]           Or, la preuve a permis de démontrer que pendant plus de 40 ans, le travailleur a conduit des camions.  Certains des sièges sur lesquels il prenait place étaient dépourvus de suspension.  La conduite a souvent été faite sur des routes de gravier, alors que les inégalités de la chaussée sont plus nombreuses.  Certaines de ces conduites ont été effectuées sur des camions citernes.  Le travailleur explique qu'en ces occasions, lorsque les citernes sont partiellement remplies, les contrecoups sont intenses à chaque départ et à chaque arrêt.

[65]           Lors de l'audience, la docteure Turcot explique que la conduite de camions génère des vibrations de basses fréquences pour lesquelles la colonne lombaire est particulièrement vulnérable.  Selon la docteure Turcot, et selon la documentation médicale déposée, il existe une nette prévalence de problèmes lombaires et de dégénérescence discale lombaire chez les camionneurs exposés à des vibrations de basse fréquence.

[66]           Par ailleurs, le présent tribunal estime qu’on ne peut exiger du travailleur une preuve technique dans laquelle seraient mesurés le niveau de vibrations, la qualité de la suspension des véhicules qu’il a utilisés ou l’incidence de la qualité des routes empruntées sur les vibrations.  Une telle preuve serait impossible à faire parce que certains véhicules ont été utilisés il y plus de 40 ans.  Enfin, ce degré de preuve serait très onéreux et n’est pas requis par l’article 30.

[67]           La Commission des lésions professionnelles en déduit donc que le travailleur a été exposé durant une grande partie de sa vie professionnelle à des vibrations de basse fréquence.

[68]           De plus, la preuve médicale non contredite constituée par l'avis du docteur Tremblay nous indique que le travailleur présente une arthrose lombaire hors de proportion pour son âge.  C'est donc dire que la condition arthrosique du travailleur est plus importante que celle retrouvée chez la même population, tenant compte du sexe et de l'âge du travailleur.

[69]           L'histoire occupationnelle du travailleur, les conditions difficiles qu'il a décrites lors de l'audience et qui l'obligeaient à conduire des camions sur de longues périodes de temps ainsi qu’à décharger ces camions et s'asseoir sur des sièges qui n'étaient pas pourvus de système de suspension militent en faveur de la conclusion que sa dégénérescence discale a été accélérée par les conditions d’exercice de son métier de camionneur.  Le présent tribunal note aussi le nombre d'années durant lesquelles le travailleur a exercé ces tâches ainsi que l'état de dégénérescence qu'il présente.  Enfin la preuve médicale présentée par la docteure Turcot n'a pas été contredite.

[70]           La probabilité est élevée que ce sont les conditions d'exécution du travail qui affectent la condition lombaire du travailleur et sont à la source de sa dégénérescence discale multiétagée importante pour son âge.  Tenant compte des circonstances du présent litige, on doit conclure que la maladie de dégénérescence est directement reliée aux risques particuliers du travail de camionneur.

[71]           Cette maladie n’est pas seulement causée par les conditions de travail qui prévalaient chez Le groupe pétrolier Olco ou chez Conrad Jodoin ltée. Elle est aussi reliée aux nombreuses années de conduite de camion ou de tracteurs pour différents employeurs.

[72]           La Commission des lésions professionnelles conclut donc que le travailleur est atteint d'une maladie professionnelle.  Sa réclamation doit être accueillie.

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LESIONS PROFESSIONNELLES :

ACCUEILLE la réclamation du travailleur, monsieur Gilles Martel ;

INFIRME la décision rendue le 28 février 2001 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail à la suite d'une révision administrative ;

DECLARE que la dégénérescence discale lombaire qui affecte le travailleur constitue une maladie professionnelle.

 

 

 

 

 

 

Robert Langlois

 

Commissaire

 

 

LAPORTE & LAVALLÉE

(Me André Laporte)

 

Procureur du travailleur

 

 

GASCON & ASSOCIÉS

(Me Nicolas Beaulieu)

 

Procureur du Groupe pétrolier Olco

 



[1]       Gilles Martel et Conrad Jodoin, C.L.P. 130093-71 -0001, 00-10-20, A. Vaillancourt.

[2]          Gilles Martel et Conrad Jodoin liée, C.L.P. 158701-71-0103 et 170323-71-0110, 02-02-15, R. Langlois.

 

[3]          L.R.Q., c. A-3.001.

[4]          Paul-Emile BOILEAU, « Vibrations globales du corps et maux de dos : mythe ou réalité? », Institut de recherche Robert-Sauve en santé et en sécurité du travail, date inconnue.

 

[5]         S.A.A.Q. c.Viger, [2000] R.J.Q. 2209 (C.A.).

 

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