Décision

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[Texte de la décision]

Section des affaires sociales

En matière d'indemnisation

 

 

Date : 21 janvier 2015

Référence neutre : 2015 QCTAQ 01144

Dossiers : SAS-M-183642-1104 / SAS-M-205680-1211

Devant les juges administratifs :

GILLES FONTAINE

HUGUETTE DEMERS

 

D… B…

Partie requérante

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Partie intimée

et

COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL (IVAC)

Partie mise en cause

 


DÉCISION INCIDENTE


[1]              En date du 11 juin 2014, par requête amendée, le Procureur général du Québec (ci-après « le PGQ ») demande le rejet de la preuve documentaire déposée par la requérante les 25 mars et 11 avril 2014.

[2]              Les documents produits sont constitués par l’ensemble de la preuve contenue dans les dossiers d’Indemnisation des victimes d’actes criminels (ci-après « l’IVAC ») de M.G., fils de la requérante et de R.G, conjoint de la requérante.

[3]              À l’audience sur cette requête, tenue devant le Tribunal administratif du Québec le 14 août 2014, la requérante était présente et était représentée par Me André Laporte. Le PGQ était représenté par Me Céline Stehly.

[4]              Avant d’aborder les représentations sur la requête en rejet de preuve, le PGQ a retiré sa requête en cassation de citation à comparaître vu que le procureur a renoncé à faire entendre le témoin.

[5]              Le PGQ invoque au soutien de la requête en rejet de preuve que les documents ne sont d’aucune pertinence dans le présent litige portant sur l’indemnisation individuelle de la requérante concernant des blessures subies à la suite des voies de fait du 13 août 2003.

[6]              D’avis contraire, le procureur de la requérante plaide que les documents contiennent des éléments d’intérêts, donc pertinents qui permettront d’éclairer le Tribunal sur le recours de sa cliente. Au soutien de son argumentation, il illustre ses dires en attirant l’attention sur des passages des dossiers déposés qui concernent spécifiquement la requérante ce qui établirait leur utilité dans le cadre du litige.

[7]              La présente requête interpelle le cadre procédural du Tribunal, notamment dans l’application des règles propres aux décisions et à l’admissibilité de la preuve. Les dispositions pertinentes de la Loi sur la justice administrative[1] (ci-après « la LJA ») sont les suivantes :

« 9. Les procédures menant à une décision prise par le Tribunal administratif du Québec ou par un autre organisme de l'ordre administratif chargé de trancher des litiges opposant un administré à une autorité administrative ou à une autorité décentralisée sont conduites, de manière à permettre un débat loyal, dans le respect du devoir d'agir de façon impartiale.

1996, c. 54, a. 9.

Audition.

10. L'organisme est tenu de donner aux parties l'occasion d'être entendues.

Audiences publiques.

Les audiences sont publiques. Toutefois, le huis clos peut être ordonné, même d'office, lorsque cela est nécessaire pour préserver l'ordre public.

1996, c. 54, a. 10.

Règles de conduite.

11. L'organisme est maître, dans le cadre de la loi, de la conduite de l'audience. Il doit mener les débats avec souplesse et de façon à faire apparaître le droit et à en assurer la sanction.

Moyens de preuve.

Il décide de la recevabilité des éléments et des moyens de preuve et il peut, à cette fin, suivre les règles ordinaires de la preuve en matière civile. Il doit toutefois, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. L'utilisation d'une preuve obtenue par la violation du droit au respect du secret professionnel est réputée déconsidérer l'administration de la justice.

1996, c. 54, a. 11.

Mesures favorables aux parties.

12. L'organisme est tenu:

1° de prendre des mesures pour délimiter le débat et, s'il y a lieu, pour favoriser le rapprochement des parties;

2° de donner aux parties l'occasion de prouver les faits au soutien de leurs prétentions et d'en débattre;

3° si nécessaire, d'apporter à chacune des parties, lors de l'audience, un secours équitable et impartial;

4° de permettre à chacune des parties d'être assistée ou représentée par les personnes habilitées par la loi à cet effet.

[…] »[2]

[8]              Ces dispositions législatives encadrent les pouvoirs du Tribunal et s’inscrivent dans le respect des règles de justice naturelle, soient du devoir d’agir de façon impartiale et équitablement et du droit d’être entendu ainsi que des droits garantis par la Charte canadienne.

[9]              Il est établi par l’article 11 de la LJA que le Tribunal est maître des procédures durant les audiences et, à ce titre, il se doit de diriger les débats de manière à favoriser l’établissement des droits et des sanctions appropriées dans le cadre d’un processus plus souple que dans les procédures civiles.

[10]           Les caractéristiques des litiges devant le Tribunal qui mettent en opposition des administrés face à l’administration publique pourraient, sans ce processus procédural souple, entraîner un déséquilibre entre les parties propre à empêcher tout « débat loyal ».

[11]           Toutefois, bien qu’il fasse interpréter de façon large et libérale ces dispositions, le cadre procédural est sujet à des limitations, particulièrement quant à l’admissibilité de la preuve, comme le mentionnait le Tribunal :

« [64] Pour établir la recevabilité d’un élément de preuve devant le TAQ, il convient d’examiner les règles qui s’appliquent à cet organisme. En effet, l’alinéa 1 de l’article 11 établit très clairement que le TAQ « est maître, dans le cadre de la loi, de la conduite de l'audience ». Avant même l’entrée en vigueur de la Loi sur la justice administrative, la Cour suprême reconnaissait déjà, dans l’arrêt Komo construction inc. c. C.R.T.[3], que les tribunaux administratifs et quasi judiciaires étaient maîtres de leurs règles de preuve et qu’ils jouissaient à cet égard d’une plus grande liberté que les tribunaux judiciaires.

[65] Tant qu’il respecte le cadre défini par la loi, le TAQ est maître de la preuve et il faut éviter de lui imposer un code de procédure. Le Tribunal administratif du Québec dispose donc d’une grande latitude en ce qui a trait à l’admissibilité des moyens de preuve et à la conduite de l’audience… »[4]

[12]           D’ailleurs l’article 11 de la LJA mentionne que le Tribunal doit rejeter, même d’office, tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Cependant, le PGQ n’invoque d’aucune façon ce motif d’exclusion de la preuve d’où le Tribunal n’en discutera pas davantage.

[13]           Le PGQ soulève la pertinence des éléments de preuve contenus dans les dossiers produits.

[14]           Les articles 137 et suivants de la LJA prévoient dans quelles mesures un élément de preuve sera recevable ou refusé, ces dispositions se lisent comme suit :

« 137. Toute partie peut présenter tout moyen pertinent de droit ou de fait pour la détermination de ses droits et obligations.

1996, c. 54, a. 137.

Recevabilité de la preuve.

138. Le Tribunal peut subordonner la recevabilité de la preuve à des règles de communication préalable.

1996, c. 54, a. 138.

Preuve non pertinente.

139. Le Tribunal peut refuser de recevoir toute preuve qui n'est pas pertinente ou qui n'est pas de nature à servir les intérêts de la justice.

142. Le Tribunal ne peut retenir, dans sa décision, un élément de preuve que si les parties ont été à même d'en commenter ou d'en contredire la substance. »[5]

[15]           À la lecture des articles 137 et 139, on constate que l’élément de preuve présenté par une partie peut être exclu si le Tribunal conclut à sa non-pertinence pour disposer du litige.

[16]           L’article 139 prévoit que le rejet d’éléments qui ne sont pas de nature à servir les intérêts de la justice est permis, ce qui n’est pas soulevé dans la présente requête.

[17]           C’est ainsi que le Tribunal abordait la question concernant la recevabilité d’une preuve dans la décision produite par le procureur de la requérante :

« [35] La LJA permet certes au Tribunal de refuser de recevoir toute preuve qui n’est pas pertinente ou qui n’est pas de nature à servir les intérêts de la justice. Toutefois, ce dernier se doit d’appliquer à son analyse de la pertinence d’une preuve une attitude large et libérale. La LJA lui dicte en effet d’agir de façon impartiale en permettant aux parties de participer à un débat loyal. Le législateur indique également aux juges administratifs, maîtres de la conduite de l’audience, de mener les débats avec souplesse de façon à faire apparaître le droit et en assurer la sanction. En ce sens, il leur est permis de décider de la recevabilité des éléments de preuve et ils peuvent (ou non) suivre les règles ordinaires de la preuve en matière civile, ce dernier élément étant entièrement laissé à leur discrétion, sauf en ce qui concerne tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice qui doit être rejeté d’office. À l’évidence, l’objection du procureur de la partie intimée ne porte pas sur ce dernier point et n’est pas de cette nature. »[6]

[18]           L’analyse doit se porter uniquement sur la question de la pertinence d’un élément de preuve et non sur la valeur probante que l’on peut y attribuer.

[19]           En effet, la notion de pertinence de la preuve peut s’avérer un concept flou s’il s’entremêle avec la valeur probante.

[20]           Cette pertinence a été décrite dans le cadre d’un procès criminel, mais étant une question de droit qui peut se transposer aux litiges tant civils qu’administratifs. Voici comme le juge Patrick Healy de la Chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec expose la question de la pertinence :

« [4] La pertinence est une question de droit, mais elle est aussi une question de logique et d'expérience. L'existence d'un fait A rend-elle plus ou moins probable l'existence d'un autre fait B? Si oui, le fait A est pertinent par rapport au fait B. De plus, si l'existence du fait B est une question en litige, l'on doit dire non seulement que le fait A est pertinent sur le plan logique («la pertinence logique») mais qu'il est pertinent sur le plan juridique («la pertinence juridique»). La pertinence n'a rien à voir avec la force probante ou le poids d'un élément de preuve. La pertinence d'un élément de preuve existe ou elle n'existe pas. La réponse à toute question de pertinence est strictement binaire - oui ou non - et elle n'admet aucunement de gradation par degré. La valeur probante d'un élément de preuve, qui est par ailleurs pertinent, n'est qu'une question de degré lorsque tous les éléments sont évalués les uns avec les autres. Le juge Sopinka a traité de cette question dans l’arrêt Mohan:

La pertinence est déterminée par le juge comme question de droit. Bien que la preuve soit admissible à première vue si elle est à ce point liée au fait concerné qu'elle tend à l'établir, l'analyse ne se termine pas là. Cela établit seulement la pertinence logique de la preuve. D'autres considérations influent également sur la décision relative à l'admissibilité. Cet examen supplémentaire peut être décrit comme une analyse du coût et des bénéfices, à savoir «si la valeur en vaut le coût.» Voir McCormick on Evidence (3e éd. 1984), à la p. 544. Le coût dans ce contexte n'est pas utilisé dans le sens économique traditionnel du terme, mais plutôt par rapport à son impact sur le procès. La preuve qui est par ailleurs logiquement pertinente peut être exclue sur ce fondement si sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable, si elle exige un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur ou si elle peut induire en erreur en ce sens que son effet sur le juge des faits, en particulier le jury, est disproportionné par rapport à sa fiabilité. Bien qu'elle ait été fréquemment considérée comme un aspect de la pertinence juridique, l'exclusion d'une preuve logiquement pertinente, pour ces raisons, devrait être considérée comme une règle générale d'exclusion (voir Morris c. La Reine, 1983 CanLII 28 (CSC), 1983 CanLII 28 (C.S.C.), [1983] 2 R.C.S. 190).

Bref, le juge du procès doit exclure un élément de preuve qui n'est pas logiquement pertinent. C'est évident. De plus, comme l'indiquent les passages en italiques, cette discrétion permet au juge d'exclure tout élément de preuve ou de mettre fin à la recherche d'un élément de preuve qui aurait autrement une pertinence juridique si l'effort ne vaut pas le coût. »[7]

(Les références ont été omises; le soulignement et les caractères gras ont été ajoutés)

[21]           Prima facie, les documents déposés comportent un lien avec la requérante bien qu’ils s’agissent de situations différentes en rapport avec d’autres requérants, ils comportent des informations liées à la requérante dans le présent litige. Ce lien s’inscrit dès lors dans la « pertinence logique ».

[22]           Évidemment, une preuve logiquement pertinente pourrait être exclue dans le contexte décrit de l’« analyse du coût et des bénéfices » qui relève du juge des faits, soit par la composition du Tribunal appelée à entendre le recours durant une audience au fond.

[23]           Comme le mentionnait le Tribunal d’arbitrage, concernant la recevabilité de la preuve de tout fait pertinent :

« [21] En droit civil québécois, la preuve de tout fait pertinent est recevable. Toutefois, la limitation à la preuve découlant de la pertinence existe mais consti-tue un domaine qui n'est pas très précis et qui demeure souvent contradictoire.

[22] Généralement, selon les auteurs et tel que l’écrit en particulier Jean-Claude Royer dans son Manuel sur la preuve civile, « La pertinence sert à restreindre la très grande liberté que le système accusatoire et contradictoire attribue aux par-ties dans la conduite d'un procès. Cette limitation à la preuve empêche un plai-deur de prouver des faits qui n'ont pas de rapport véritable avec le litige ou qui sont dénués de valeur probante, tout en étant susceptibles de créer de la con-fusion, d'éterniser un débat ou de porter inutilement préjudice à son adversaire. »

[23] Cependant, l'auteur rapporte que cette conception de la pertinence a été récemment interprétée plus largement par la Cour suprême du Canada en 1998 dans l'arrêt R. c. ARP [1998], et distinguer cette notion des autres règles d'exclusion d'une preuve :

« Selon M. le juge Cory, un fait qui tend à accroître ou à diminuer l'existence d'un fait en litige est pertinent, sans qu'il soit nécessaire qu'il établisse, selon quelque norme que ce soit, la véracité où la fausseté du fait litigieux. »

[24] L'auteur ajoute qu’en droit civil, même si le tribunal peut écarter une preuve ayant une faible valeur probante et dont l'admissibilité est susceptible de prolonger inutilement le procès, c’est tout de même une démarche comportant des risques importants. Il écrit que : « L’utilisation du critère de la faible valeur probante d'une preuve pour la rejeter comporte des dangers. L'importance d'une preuve s’apprécie généralement après l'enquête. Le juge, qui exclut une preuve parce qu'il croit a priori qu'elle n'a pas suffisamment de force, peut empêcher un plaideur d'établir son droit. Aussi, (…) les tribunaux sont généralement réticents à rejeter une preuve avant l'enquête et préfèrent souvent laisser au juge saisi du mérite du litige le soin de se prononcer sur la pertinence d'une preuve. » (sic)[8]

(Les références ont été omises)

[24]           On constate que le principe de pertinence peut devenir une arme à deux tranchants puisque le rejet d’une preuve pourrait être susceptible d’empêcher l’établissement d’un droit. Le Tribunal doit demeurer vigilant lorsqu’il applique ce pouvoir d’exclure un élément de preuve.

[25]           Puisque les éléments de preuve s’évaluent dans le contexte de l’enquête devant le Tribunal, il y a lieu de laisser apprécier par le panel tant la pertinence juridique que la valeur probante qui se doivent d’être accordées à ceux-ci.

[26]           D’ailleurs, comme le mentionnait l’arbitre, dans la décision précitée :

« [27] Cette incitation à la prudence nous rappelle sans contredit qu'il vaut certes mieux prendre le risque d'entendre une partie de preuve non pertinente plutôt que de prendre le risque de priver une partie de faire une preuve probante et établir ainsi son droit. Dans le premier cas, il sera toujours possible d’écarter telle preuve au moment du délibéré. »[9]

[27]           Considérant que la preuve paraît pertinente prima facie, le Tribunal rejette la requête.

POUR ET PAR CES MOTIFS, le Tribunal :

REJETTE la requête en rejet de la preuve;

AUTORISE le dépôt des documents des requérants produits les 25 mars et 11 avril 2014.

 


 

GILLES FONTAINE, j.a.t.a.q.

 

 

HUGUETTE DEMERS, j.a.t.a.q.


 

Laporte & Lavallée, avocats inc.

Me André Laporte

Procureur de la partie requérante

 

Bernard, Roy (Justice-Québec)

Me Céline Stehly

Procureure de la partie intimée


 



[1] RLRQ, chapitre J-3

[2] RLRQ, chapitre J-3

[3] Voir la decision Komo construction inc. c. C.R.T., [1968] 2 R.C.S. 172

[4] 2013 QCTAQ 07223

[5] RLRQ, chapitre J-3

[6] 2008 QCTAQ 12630

[7] 2010 QCCQ 8686

[8] 2004 CanLII 47822

[9] 2004 CanLII 47822

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