DÉCISION
[1] Le 13 octobre 1999, monsieur Denis Tremblay (le travailleur) dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 24 septembre 1999 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle initialement rendue le 14 janvier 1999 et constate que le travailleur n'a pas été victime d'une lésion professionnelle.
[3] Le travailleur est présent à l'audience avec son représentant; l'employeur est représenté; le représentant de la CSST a avisé de son absence et a fait des représentations écrites.
L'OBJET DE LA CONTESTATION
[4] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer que l'épicondylite et l'épitrochléite au coude gauche sont reliées à sa fonction d'opérateur de rabotage chez l'employeur.
L'AVIS DES MEMBRES
[5] Le membre issu des associations syndicales est favorable à la requête; en effet, la répétition avec force d'un grand nombre de pièces de bois dans un quart de travail, le port de gants et le fait qu'un autre travailleur ait eu le même problème au coude, milite en faveur de l'acceptation de la requête.
[6] De son côté, le membre patronal croit que la requête doit être rejetée; en effet, il y a eu plusieurs sites de lésion, la douleur persiste après quatre ans; il n'y a pas eu de modification de la tâche, la bande vidéo du poste de travail, l'usage des deux mains sont autant de raisons de rejeter la requête. Il s'appuie aussi sur le témoignage du Docteur Bois, non contredit, établissant de manière prépondérante qu'il faut une haute répétitivité et une force substantielle pour conclure à une épicondylite reliée au travail.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[7] La Commission des lésions professionnelles est d'avis que la requête du travailleur est mal fondée en faits et en droit. Précisons d'abord qu'il est de jurisprudence constante depuis l’affaire Société canadienne des postes et Grégoire-Larivière[1], que la présomption de l'article 29 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2] (la loi) ne s'applique pas en matière d'épicondylite ni d'épitrochléite. En second lieu, le travailleur n'a pas démontré que sa maladie est caractéristique du travail ou reliée aux risques particuliers du travail d'opérateur de rabotage.
[8] La loi définit la maladie professionnelle comme suit à l'article 2 :
« maladie professionnelle » :une maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail ;
[9] Le travailleur doit donc démontrer que sa maladie est une :
· Maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail,
· caractéristique de son travail ou,
· reliée aux risques particuliers de son travail.
[10] Le travailleur, né le 13 février 1969, occupait les fonctions d'opérateur de rabotage depuis 1994.
[11] Le 18 septembre 1998, le travailleur se rend à l'urgence du CLSC; il : «se présente pour faire contrôler une ancienne tendinite qui recommence au niveau du coude gauche».
[12] Il est examiné ensuite par le docteur Arnaud Samson; ce dernier écrit : «Traité avec une médication anti-inflammatoire depuis quatre mois pour une tendinite au coude gauche. Il est suivi par le docteur (illisible)». L'examen clinique montre une épaule normale. Par contre, le coude est douloureux à l'épicondyle interne. La pronation contre résistance est très douloureuse. Le médecin conclut à une tendinite importante à l'épicondyle interne, non améliorée avec la médication anti-inflammatoire. Il procède à une infiltration.
[13] Le Docteur Samson envoie une attestation médicale initiale à la CSST avec comme diagnostic : «Tendinite sévère au coude gauche par mouvements répétitifs. Arrêt travail complet ad 25/09 inclus. Revoir dans une semaine». Il fait remonter l'événement au mois de mai 1998.
[14] Le diagnostic retenu est une épitrochléite. En effet, la douleur se situe à la face interne du coude, c'est-à-dire, au niveau de l'épitrochlée. Donc, la tendinite sévère au coude ou encore l'épicondylite gauche est en réalité une épitrochléite. Le travailleur reconnaît qu'il a reçu une infiltration à l'épitrochlée gauche le 18 septembre 1998. Même si le travailleur s'est plaint également de douleur au côté externe du coude, il n'y a pas de diagnostic médical d'épicondylite (côté externe du coude).
[15] Le diagnostic retenu d'épitrochléite écarte toute relation avec l'épaule, car aucun muscle épitrochléen ne parcourt le bras, uniquement l'avant-bras, le poignet et la main. Le travailleur avait évoqué cette hypothèse que la douleur irradiait à son épaule gauche.
[16] Le docteur Pierre Lacoste, physiatre, dans un texte de conférence médicale présentée à la CSN le 11 novembre 1996 et produit à l'audience, parle vaguement d'irradiation à l'épaule dans de rares exceptions, sans expliquer davantage.
[17] Par ailleurs, une scintigraphie osseuse des épaules du travailleur montre, selon le nucléiste, un changement dégénératif surajouté des épaules de façon prédominante du côté droit.
[18] Le travailleur a également subi deux chirurgies en 1999 et 2000 à l'épaule gauche, reliées à une déchirure du labrum.
[19] Pour ce qui est du coude, devant le peu de succès des traitements conservateurs, l'opinion d'un orthopédiste est demandée.
[20] Le 23 novembre 1998, le Docteur R. Lemieux examine le travailleur et conclut à une tendinite du sus-épineux gauche, à un syndrome du tunnel carpien gauche et à une épitrochléite gauche; cette dernière est la seule lésion qui nous intéresse dans la présente affaire.
[21] Le département de rabotage opère sur des quarts de douze heures, cinq jours par semaine en alternant deux semaines de jour et deux semaines de nuit. Le quart de travail est entrecoupé de deux pauses de quinze minutes et d'une demi-heure pour manger.
[22] Les pièces de bois passent devant l'opérateur sur une chaîne. L'opérateur examine les madriers et les retourne à l'envers au besoin pour le rabotage. Le travailleur prend le bout de la pièce avec sa main droite (25 % du temps) ou sa main gauche (75 %) et la tourne à l'envers. Il peut arrêter/démarrer la chaîne en appuyant sur un bouton sur la console. C'est en faisant ce geste de supination/pronation qu'il a commencé, selon lui, à ressentir de la douleur au coude au mois de mai 1998 et qui l'a obligé à consulter en septembre 1998.
[23] Le nombre de pièces varie selon la largeur : ainsi, dans un quart de travail, il passe sur la chaîne 17 600 (2 x 6 pouces) ou 21 120 (2 x 4) ou 15 000 (2 x 8) ou 10 000 (2 x 3). La longueur est variable : 6, 8, 12, 14 ou 16 pieds.
[24] Le dossier contient un document de l'employeur, non contesté, portant sur le temps d'occupation du poste de rabotage par le travailleur pour la période du 26 avril 1998 au 19 septembre 1998. Le document nous apprend que le travailleur a occupé le poste 60 % du temps de travail compris dans la période (voir tableau) :
Semaine heures occupées au rabotage |
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26-04 au 02-05 planeur fermé 03-05 au 09-05 45.25 10-05 au 16-05 44 17-05 au 23-05 fermé 24-05 au 30-05 fermé 31-05 au 06-06 44 07-06 au 13-06 fermé 14-06 au 20-06 fermé 21-06 au 27-06 26* 28-06 au 04-07 47 05-07 au 11-07 45 12-07 au 25-07 vacances 26-07 au 01-08 44 02-08 au 08-08 45 09-08 au 15-08 44 16-08 au 22-08 fermé 23-08 au 29-08 fermé 30-08 au 05-09 45 06-09 au 12-09 44 (fête le 07-09) 13-09 au 19-09 45
*Préposé à la peinture et à l'attachage du bois 3 jours.
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ANATOMIE OU STRUCTURES ATTEINTES
[25] Au plan anatomique, les muscles épitrochléens sont les muscles fléchisseurs des doigts et du poignet; ils servent aussi aux mouvements de pronation/supination de l'avant-bras; à la préhension de la main et à la déviation radiale du poignet. Leur origine se situe à l'épitrochlée et ils s'insèrent à la surface des doigts.
PHYSIOPATHOLOGIE
[26] Selon le docteur Alain Bois, témoin expert pour l'employeur à l'enquête, une épicondylite survient suite à des microdéchirures provoquant un phénomène de réparation cicatricielle qui conduit à la dégénérescence des tissus. Cette opinion est partagée par le docteur Pierre Lacoste, physiatre, dans son texte, dont voici un extrait :
«Sur le plan pathophysiologique, tel que constaté à la lecture de la revue de la littérature, plusieurs théories furent proposées mais selon Nirschl, autorité en la matière, il s'agirait d'un processus dégénératif et ce dernier a proposé la théorie de la tendinose angio-fibroblastique et il s'agirait d'un processus dégénératif touchant principalement au niveau de l'épicondyle externe l'extensor carpi radialis brevis et en second lieu, l'extensor commun des doigts.
...Probablement secondaire à une hyper sollicitation tensile, une fatigue, une faiblesse et possiblement des changements avasculaires...»
[27] Le représentant a aussi produit un extrait de Dupuis-Leclaire sur l'épicondylalgie[3] au même effet.
Est-ce que la maladie est caractéristique du travail?
[28] Dans l'affaire Bélanger[4], soumise par le représentant de l'employeur, il est établi que la «maladie caractéristique du travail» fait référence à une maladie spécifique, distinctive ou typique du travail exercé.
[29] En plus du travailleur, le tribunal a entendu monsieur Fernand Caron, un ancien camarade de travail. Celui-ci a occupé le poste de rabotage de novembre 1998 à mars 1999. Le témoin affirme qu'il a eu des problèmes aux coudes et pour cette raison, il a demandé une autre affectation.
[30] Le tribunal doit écarter le témoignage de Monsieur Caron parce celui-ci n'a pas fait de réclamation à la CSST ni fourni de preuve médicale de sa lésion. Son seul témoignage n'est pas suffisant.
[31] Le travailleur n'a pas réussi à démontrer que sa maladie est typique ou spécifique au travail d'opérateur au rabotage.
Est-ce que le travail comporte des risques particuliers susceptibles d'engendrer la maladie?
[32] La preuve doit démontrer que le travail d'opérateur au poste de rabotage comporte des risques particuliers de nature à engendrer une épitrochléite (épicondylite interne).
[33] Il est reconnu que ces lésions sont par définition multifactorielles, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas nécessairement ou exclusivement reliées au travail. Pour déterminer s'il y a une relation avec le travail, il faut identifier les facteurs de risque et plus le nombre et l'intensité des facteurs de risque augmentent, plus le risque de lésion est élevé.
Les facteurs de risques
[34] Le Docteur Bois affirme que les risques sont plus élevés dans les jours, les semaines ou les premiers mois de l'entrée en fonction, ou lors d'une modification de procédés, un travail inhabituel, etc. Il ajoute que ce n'est pas le cas du travailleur car il fait ce métier depuis 1994.
[35] Toute contrainte excessive en extension ou en flexion contrariée du poignet, statique ou dynamique sur un geste de préhension est capable de déclencher une épicondylite ou une épitrochléite. La difficulté réside dans le fait d'évaluer le caractère excessif d'une contrainte.
[36] Pour le Docteur Bois, s'appuyant sur la littérature médicale, seuls les gestes à répétitivité élevée associés à l'usage d'une force substantielle doivent être considérés.
[37] Une bande vidéo du poste de travail réalisée à la demande de l'employeur (nov. 98) est visionnée à l'enquête montrant un autre employé dans l'exécution des tâches.
[38] Le Docteur Bois, après avoir vu la bande vidéo et entendu les témoignages, conclut à l'absence de gestes à répétitivité élevée et exigeant une force substantielle.
[39] La preuve montre que les facteurs de risque sont d'ordre biomécanique, tels la posture, la répétitivité et la force nécessaire. Un facteur organisationnel, c'est-à-dire le rythme de travail imposé par la chaîne retiendra aussi notre attention
La posture
[40] Selon le Docteur Bois, le poignet ne s'éloigne pas trop de la position neutre, le geste de flexion/extension est à un niveau normal.
[41] Le tribunal partage cette analyse.
La répétitivité élevée
[42] Un nombre de 21120 pièces (2 x 4) pendant un quart de travail de onze heures effectivement travaillées, cela signifie trente-deux morceaux à la minute; alors que 10 000 (2 x 3) signifie quinze morceaux à la minute.
[43] De ce nombre, la personne sur vidéo retourne deux pièces sur dix soit 20 % du nombre. Cela signifie pour les (2 x 4), 6,5 morceaux en moyenne à la minute. Pour les (2 x 3), trois morceaux à la minute. Le travailleur n'est pas d'accord; en effet, à une question du représentant de l'employeur, il affirme tourner ou manipuler 20 à 30 % de plus que la personne sur vidéo, c'est-à-dire entre 40 et 50 % du bois qui passe sur la chaîne. À une question semblable posée par le tribunal, le travailleur est allé jusqu'à 75 %.
[44] Le tribunal croit que 75 % est un pourcentage nettement exagéré compte tenu de la vidéo qui montre un rapport 20/80%. En supposant que le travailleur tourne 50 % du bois, ce qui semble encore généreux, cela signifie seize morceaux à la minute pour les (2 x 4), soit un morceau à toutes les quatre secondes; sept à huit morceaux de (2 x 3) à la minute, soit un morceau toutes les huit secondes environ.
[45] Est-ce que l'on peut conclure à une répétitivité élevée? La preuve n'est pas suffisamment convaincante compte tenu notamment du témoignage du Docteur Bois.
[46] Le travailleur a un temps de repos d'au moins trois secondes entre chaque mouvement pour les (2 x 4). Sans compter qu'il travaille 25 % avec sa main droite et 75 % avec sa main gauche. Il est aussi établi que le travailleur occupait cette fonction moins de deux semaines sur trois, d'avril à septembre 1998.
Force substantielle
[47] Il n'y a pas de preuve sur la force nécessaire pour tourner ou manipuler une pièce de bois. Il est certain qu'il y a usage d'une force différente suivant la longueur du bois, mais la preuve est muette sur le degré de force requis. Ainsi, la preuve ne permet pas de déterminer si la force nécessaire est substantielle et constitue un danger pour l'intégrité physique du travailleur. Il ne suffit pas de déterminer qu'une force est nécessaire, encore faut-il démontrer que cette force est suffisamment élevée pour causer un dommage des structures sollicitées.
Le port des gants
[48] Le port de gants est généralement reconnu comme un cofacteur de risque. Cependant, attention nous dit le Docteur Bois; cela dépend du type de gants et de son ajustement sur la main. Aucune preuve n'a été soumise sur le sujet.
Autre activité en dehors du travail
[49] Le travailleur pratiquait la chasse, la pêche et la motoneige en dehors du travail. Ce sont là toutes des activités sollicitant les muscles épitrochléens.
[50] Il est à noter que le travailleur n'est jamais retourné exercer son emploi par la suite à cause de son coude; depuis 2002, il travaille comme guide dans une pourvoirie.
[51] Aujourd'hui, la pathologie est toujours symptomatique. Il est à noter que de nombreux gestes de la vie quotidienne amènent le travailleur à utiliser ses muscles épitrochléens.
[52] En l'absence d'une preuve directe probante, le tribunal ne peut présumer la relation à moins de faits suffisamment graves, précis et concordants, ce qui n'est pas le cas.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête du travailleur, monsieur Denis Tremblay;
CONFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 24 septembre 1999 à la suite d'une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur n'a pas subi de lésion professionnelle le 18 septembre 1998.
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Me Yvan Vigneault |
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Commissaire |
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C.S.N. |
(M. Valois Pelletier) |
Représentant de la partie requérante |
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Gauthier, Bédard |
(Me Frédéric Dubé) |
Représentant de la partie intéressée |
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Panneton Lessard |
(Me Jean-Marc Hamel) |
Représentant de la partie intervenante
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[1] [1994] CALP 285 , révision rejetée [1995] CALP 1120 .
[2] L.R.Q. c. A-3.001.
[3] Michel DUPUIS et Richard LECLAIRE, Pathologie médicale de l'appareil locomoteur, St-Hyacinthe, Edisem, Paris, Maloine, 1986, 999 p.515 et ss.
[4] Bélanger et Crain-Drummond inc., C.L.P. 149233-04B-0010, 2001-04-24, F. Mercure.
AVIS :
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