Décision

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Gabarit EDJ

Crête c. Vallée Indienne développement inc.

2017 QCCS 1016

JO 0317

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

SAINT-FRANÇOIS

 

N° :

450-17-005809-158

 

 

 

DATE :

20 mars 2017

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

CHARLES OUELLET, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

NICOLE CRÊTE

Demanderesse

c.

VALLÉE INDIENNE DÉVELOPPEMENT INC.

           Défenderesse

et

OFFICIER DE LA PUBLICITÉ DES DROITS DE LA CIRCONSCRIPTION FONCIÈRE DE RICHMOND

Mis en cause

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]           Madame Nicole Crête (Crête) demande à être déclarée propriétaire, par prescription acquisitive, d’une partie du lot […], lot sur lequel la défenderesse (Vallée Indienne) détient un titre de propriété dûment publié.

[2]           Vallée Indienne conteste que Crête ait possédé de façon utile la parcelle contestée et soutient qu’elle est une détentrice bénéficiant de tolérance. Vallée Indienne fait aussi valoir qu’en tant de bénéficiaire d’une servitude d’égouttement sur la partie en litige, Crête ne peut prétendre à la prescription de cette parcelle sans apporter la preuve d’une interversion de titre (articles 923 et 2914 Code civil du Québec), ce qu’elle n’a pas fait.

Le contexte

[3]           Le 28 juin 1977, Vallée Indienne vend le lot […] sur lequel est construit un chalet à Conrad Trudel (Trudel), alors le conjoint de Crête.

[4]           L’immeuble est riverain du lac Desmarais. Il est muni d’une fosse septique et d’un champ d’épuration.

[5]           Crête assiste à la signature du contrat de vente entre Vallée Indienne, représentée par Robert Desmarais, et Conrad Trudel. Elle est alors âgée dans la jeune vingtaine, elle habite Ville LaSalle. Elle n’est pas familière avec les systèmes servant à l’évacuation des eaux usées des résidences non desservies par les réseaux d’égout municipaux. Rien dans la preuve n’indique qu’elle ait lu le contrat.

[6]           Celui-ci prévoit en faveur du fonds vendu une servitude d’égouttement sur un lot voisin appartenant à Vallée Indienne. Cette servitude est décrite comme suit dans l’acte[1] (transcription littérale) :

«          Par les présentes, le vendeur consent en faveur du lot vendu aux présentes, et contre le lot voisin, connu et désigné comme étant le lot numéro […] de la subdivision officielle du lot originaire numéro […] Rang […] [aujourd’hui […]], Canton de Brompton, une servitude perpétuelle d’égouttement, permettant ainsi aux tuyaux provenant actuellement de la fosse septique située sur l’immeuble vendu aux présentes, de s’égoutter sur le lot […], sur toute la longueur desdits tuyaux, soit soixante-quinze pieds (75’).

La fosse septique étant située à cinquante pieds (50’) de la ligne de division desdits lots […][aujourd’hui […]] et […]il s’ensuit que l’assiette du fonds servant est d’une largeur maximale de vingt-cinq pieds (25’) adjacents au lot […].

De plus le vendeur consent contre ledit lot […] et en faveur dudit lot […], un droit de passage concernant l’assiette ci-devant créée, pour permettre la réparation et le remplacement des tuyaux qui seraient devenus défectueux ou/et inutilisables.

Il est de plus convenu que la fosse septique ne pourra être installée à plus de trente pieds (30’) de la ligne de rue (lot […]).

L’assiette de telle servitude ne pourra jamais être plus près de cinquante pieds (50’) du lac. »

[7]           La preuve prépondérante est que Crête n’apprendra que des années plus tard que l’assiette de cette servitude serait située sur une portion de la parcelle du lot […]qu’elle revendique aujourd’hui (infra).

[8]           Après l’achat, Trudel et Crête utilisent l’immeuble comme chalet de villégiature et s’y rendent régulièrement.

[9]           La propriété est délimitée au nord-ouest par un chemin public en gravier et au sud-est par le lac Desmarais. Côté sud-ouest, c’est-à-dire à la droite d’un observateur qui ferait face au lac, elle est délimitée par un boisé qui marque la limite du lot voisin, le […]. Côté gauche, vers le nord-est, la propriété est bornée par le lot […]dont fait partie la parcelle en litige. Ce lot est boisé, sauf pour la parcelle en litige qui est de forme triangulaire, qui est immédiatement adjacente au lot acheté par Trudel et dont Crête croit qu’elle fait partie[2]. Cette parcelle triangulaire est délimitée vers le nord-est par une dépression, ressemblant à un petit fossé, qui la sépare de la partie boisée du résidu du lot […].

[10]        Dès l’achat en 1977 Crête croit que la limite de la propriété est marquée par ce fossé. Sa perception, qui ne sera démentie qu’au mois de juin 2015, vient du fait que le chalet repose sur un espace délimité de chaque côté par des boisés qu’elle estime naturellement correspondre aux limites de la propriété.

[11]        En 1977 ou 1978, le couple plante une haie de cèdres pour isoler la propriété du chemin public, couper la poussière du chemin et empêcher les motoneigistes de passer chez eux. Les cèdres, qui leur sont fournis par Robert Desmarais, sont plantés le long de la ligne qui sépare la partie litigieuse du chemin public.

[12]        Trudel et Crête sèment aussi du gazon sur l’ensemble du terrain, y compris sur la parcelle litigieuse. Ils posent de la tourbe aux mêmes endroits quelques années plus tard.

[13]        Ils font l’entretien de cette parcelle de la même façon que de l’ensemble de leur propriété, y coupent régulièrement le gazon et ramassent les feuilles mortes.

[14]        Au fil du temps, un jeu de fers est installé sur la parcelle contestée, ainsi qu’une table de pique-nique et un filet servant au badminton et au ballon-volant. Un mur de soutènement est construit le long du lac qui se prolonge jusque dans la parcelle revendiquée. À la suite de la naissance de leur fille Karine en septembre 1979, Trudel et Crête installent un carré de sable pour l’enfant sur la parcelle en question.

[15]        Le 21 avril 1983, Trudel cède l’immeuble à Crête. Le contrat de cession n’a fait aucune mention de la servitude d’égouttement sur le lot voisin. Le couple se sépare en 1984 ou 1985.

[16]        Crête continue à faire usage de la parcelle litigieuse exactement comme si elle en était la propriétaire, et c’est d’ailleurs ce qu’elle croit alors.

[17]        Lorsque Karine grandit, le carré de sable est enlevé et remplacé par un jardin.

[18]        La parcelle continue à être utilisée par Crête, les membres de sa famille et ses invités pour y tenir différents jeux et activités de plein air.

[19]        Karine Trudel Crête témoigne que pendant toute son enfance et son adolescence la parcelle litigieuse servait de terrain de jeux. Elle a toujours partagé la croyance de sa mère que cette parcelle leur appartenait.

[20]        Les photos de famille produites par Crête confirment ce témoignage.

[21]        En 2006, Karine et son conjoint font cadeau à Crête d’un gazebo qu’ils vont installer eux-mêmes sur les lieux en l’absence de celle-ci, pour lui faire une surprise. Ils disposent ce gazebo en partie sur la parcelle litigieuse.

[22]        En 2009, la municipalité exige que les propriétaires riverains du lac Desmarais procèdent à certains travaux en vue de revégétaliser les berges du lac. Crête fait les travaux exigés tant sur son lot que sur la parcelle litigieuse.

[23]        En 2013, elle emménage de façon permanente dans le chalet qui devient sa résidence.

[24]        L’un des représentants de Vallée Indienne, M. Michel Pronovost, témoigne. Il est devenu actionnaire de Vallée Indienne en 1996 et il a alors visité les lots qui appartenaient à celle-ci. Il soutient qu’il n’y avait pas de haie de cèdres entre la parcelle litigieuse et le chemin public à cette date.

[25]        Le Tribunal estime que M. Pronovost fait erreur. La photographie P-8 f démontre que la haie de cèdres ainsi qu’un bouleau planté sur la parcelle litigieuse par Trudel étaient déjà en place lorsque Karine était âgée de 3 ou 4 ans, c’est-à-dire au plus tard à l’automne 1983.

[26]        M. Pronovost témoigne aussi que ce n’est qu’à compter de 2012 qu’il a commencé à voir différents objets - gazebo, table de pique-nique, trampoline, filet de ballon-volant - apparaître sur la partie litigieuse. Il dit aussi n’avoir vu le jeu de fers qu’en 2015.

[27]        Or les témoignages crédibles de Crête, de Karine Trudel Crête ainsi que de Pierre Arcouette établissent que la table de pique-nique, le jeu de fers et le filet sont en place depuis la fin des années ’70, de même que le mur de soutènement près du lac. Le gazebo fut mis en place en 2006 et le trampoline peu de temps par la suite. Les photographies produites par la demanderesse confirment ces témoignages, que le Tribunal retient.

[28]        Le 15 décembre 2014 intervient un jugement de la Cour supérieure[3] qui déclare deux voisins de Crête, Sylvie Marchand et Patrick Quintal, propriétaires par prescription acquisitive d’une partie du lot […], jusque-là appartenant en titre à Vallée Indienne.

[29]        Le 15 juin 2015, Michel Pronovost et un autre représentant de Vallée Indienne se rendent sur la propriété de Crête avec l’intention de poser un acte de possession destiné à empêcher cette dernière de prescrire la partie du lot […]qu’elle occupe. Ils souhaitent ainsi éviter de revivre la situation qui a donné lieu au jugement susmentionné. Ils plantent des piquets le long de la ligne qui sépare ce lot du lot […]appartenant à Crête. Les photographies produites font voir que les piquets plantés à cette occasion se retrouvent au beau milieu de la superficie occupée dans les faits par Crête.

[30]        Constatant la présence des deux hommes sur son terrain, Crête sort en trombe de sa résidence et une discussion animée s’en suit.

[31]        Les témoignages sont contradictoires quant au contenu de la discussion. Le Tribunal retient que les représentants de Vallée Indienne ont affirmé à Crête qu’elle ne possédait qu’une servitude d’égouttement sur la parcelle litigieuse, que jusque-là Vallée Indienne avait toléré qu’elle occupe cette parcelle et que cette tolérance était maintenant retirée. La discussion s’est terminée sur des menaces de poursuite judiciaire.

[32]        Le Tribunal retient également que c’est à l’occasion de cette discussion que Crête a appris l’existence de la servitude d’égouttement sur la parcelle contestée dont elle se croyait jusque-là la propriétaire.

[33]        À cet égard, le Tribunal ne retient pas le témoignage de Mme Carole Tardif, épouse de Michel Pronovost, qui dit que Crête lui a téléphoné en 1999 lui demandant de s’assurer de la validité de sa servitude d’égouttement sur le terrain appartenant à Vallée Indienne.

[34]        Avec égard, le Tribunal estime douteux que Mme Tardif puisse se rappeler avec autant de précision une conversation téléphonique qu’elle aurait eue il y a maintenant 18 ans, avec une personne qu’elle ne connaissait que de vue pour l’avoir déjà croisée à quelques reprises lors de réunions de l’Association des propriétaires riverains.

[35]        Le Tribunal croit le témoignage de Crête à l’effet qu’elle ignorait l’existence d’une servitude sur la parcelle contestée jusqu’au mois de juin 2015.

[36]        De plus, même s’il fallait retenir le témoignage de Mme Tardif, ce témoignage n’établit pas que Crête connaissait l’existence d’une servitude sur la parcelle contestée qu’elle a toujours cru faire partie de son propre lot. Dans l’esprit de Crête, si  servitude il y avait, son assiette ne pouvait être à l’intérieur de ce qu’elle croyait être les limites de son propre lot.

L’ANALYSE

[37]        Bien que cela ne soit pas nécessaire aux fins de la prescription acquisitive d’un immeuble[4], Crête a toujours pensé être propriétaire de la parcelle en cause. Il ne fait pas de doute qu’à compter du moment où elle a acquis la propriété en 1983 elle avait l’animus nécessaire à l’exercice d’une possession utile, c’est-à-dire l’intention de posséder pour elle-même, à titre de propriétaire.

[38]        La preuve présentée par Vallée Indienne, à l’effet que son représentant Michel Pronovost n’a eu connaissance que tardivement de certains actes de possession posés par la demanderesse, est insuffisante pour repousser la preuve positive et crédible présentée par Crête de sa possession continue, publique et paisible depuis plus de dix ans.

[39]        D’autre part, et ceci dit avec égard, le Tribunal estime mal fondé l’argument présenté par Vallée Indienne suivant lequel Crête ne pouvait commencer à prescrire sans au préalable procéder à une intervention de titre.

[40]        Il est utile de reproduire les dispositions suivantes du Code civil du Québec :

«  921. La possession est l’exercice de fait, par soi-même ou par l’intermédiaire d’une autre personne qui détient le bien, d’un droit réel dont on se veut titulaire.

Cette volonté est présumée. Si elle fait défaut, il y a détention.

922. Pour produire des effets, la possession doit être paisible, continue, publique et non équivoque.

923. Celui qui a commencé à détenir pour le compte d’autrui ou avec reconnaissance d’un domaine supérieur est toujours présumé détenir en la même qualité, sauf s’il y a preuve d’interversion de titre résultant de faits non équivoques.

924. Les actes de pure faculté ou de simple tolérance ne peuvent fonder la possession.

925. Le possesseur actuel est présumé avoir une possession continue depuis le jour de son entrée en possession; il peut joindre sa possession et celle de ses auteurs.

La possession demeure continue même si l’exercice en est empêché ou interrompu temporairement.

[…]

2914. Un titre précaire peut être interverti au moyen d’un titre émanant d’un tiers ou d’un acte du détenteur inconciliable avec la précarité.

L’interversion rend la possession utile à la prescription, à compter du moment où le propriétaire a connaissance du nouveau titre ou de l’acte du détenteur. »

[41]        En l’espèce Crête, comme nous l’avons déjà dit, n’a jamais su que la servitude d’égouttement stipulée dans le titre de son auteur avait pour assiette une partie de la parcelle litigieuse dont elle se croyait erronément propriétaire. Crête n’a jamais pu reconnaître l’existence d’un « domaine supérieur » dont elle ignorait l’existence eu égard à la parcelle litigieuse. Sa possession était non équivoque[5]. Cela suffit, à mon avis, à écarter l’application de l’article 923 CcQ et la nécessité de la preuve d’une interversion de titre.

[42]        Soulignons en outre tout ce que la servitude autorise est la mise en place de tuyaux souterrains (sans doute un champ d’épuration) et l’exercice d’un droit de passage à la seule fin de réparer et au besoin de remplacer ces tuyaux. L’usage qu’a fait Crête de la parcelle litigieuse est tout autre, celle-ci utilisant la parcelle à tous égards comme si elle en était propriétaire.

DÉCISION

[43]        La demanderesse a fait la preuve que sa possession de la parcelle de terrain visée par sa demande est non équivoque, paisible, continue, publique et plus que décennale. Elle a établi son droit d’en être déclarée propriétaire.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[44]        ACCUEILLE la requête introductive d’instance de la demanderesse;

[45]        DÉCLARE que la demanderesse a acquis un titre de propriété absolue, par prescription acquisitive, sur l’immeuble suivant tel que décrit à la description technique préparée par Michel J. Côté, arpenteur-géomètre, pièce P-6 :

1.0 UNE PARTIE DU LOT […]

De figure triangulaire; commençant au coin ouest du lot […]; de là, les bornant, longueurs et directions suivantes : 

Bornant               Lot                                                    Longueur                      Direction

                                      (mètres)                 (géodésique)

Nord-ouest

[…], rue de la Brème

14,21

29

52

30

Nord-est

[…] ptie

36,00

143

07

03

Sud-ouest

[…]

33,08

299

52

30

Cette partie de lot contient en superficie 234,9 mètres carrés.

Le tout tel que montré au plan préparé par l’arpenteur-géomètre Michel J. Côté le 20 juillet 2015 sous sa minute 6364 et dont copie est jointe en annexe du présent jugement.

[46]        Avec frais de justice contre la défenderesse, incluant les frais de l’arpenteur Côté pour la préparation du plan et de la description technique, à titre de frais d’expertise.

 

 

__________________________________

CHARLES OUELLET, J.C.S.

 

Me Josée Thibault

Delorme Le Bel Bureau Savoie

Procureure de la demanderesse

 

Me Martin Brunet

Monty Sylvestre, conseillers juridiques inc.

Procureur de la défenderesse

 

Dates d’audience :

13 et 14 mars 2017

 




[1]     Pièce P-1, p. 5-6.

[2]     Voir le plan P-6.

[3]     Marchand c. Vallée Indienne développement inc., 2014 QCCS 6713 - Pièce D-4 : C.S.Saint-François, no 450-17-004871-134, 15 décembre 2014, j. Tardif.

[4]     Robert Dupuy c. Thérèse Gauthier, 2013 QCCA 774, au paragr. 31.

[5]     Voir THM Immobilier inc. c. Gestion immobilière Samson inc., 2010 QCCA 421, aux paragr. 23à 32.

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