Brochu c. Québec (Ville de) |
2016 QCCQ 6703 |
|||||||
COUR DU QUÉBEC |
||||||||
« Division des petites créances » |
||||||||
CANADA |
||||||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
||||||||
DISTRICT DE |
QUÉBEC |
|||||||
LOCALITÉ DE |
QUÉBEC |
|||||||
« Chambre civile » |
||||||||
N° : |
200-32-062047-146 |
|||||||
|
||||||||
|
||||||||
DATE : |
5 juillet 2016 |
|||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
HÉLÈNE CARRIER, J.C.Q. (JC 0BT7) |
||||||
|
||||||||
|
|
|||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
JACQUES BROCHU, […], Québec (Québec) […] |
||||||||
Demandeur |
||||||||
c. |
||||||||
VILLE DE QUÉBEC, 2, des Jardins, C.P. 700, Québec (Québec) G1R 4S9 |
||||||||
Défenderesse |
||||||||
|
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
JUGEMENT |
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
INTRODUCTION
[1] Le demandeur, monsieur Jacques Brochu, allègue avoir fait l’objet d’une arrestation injustifiée, abusive et non fondée le 3 août 2014 et il réclame à la défenderesse, Ville de Québec, la somme de 4 999 $ en dommages-intérêts.
[2] Il reproche aux constables, monsieur Vincent Fréchette et madame Marie-Michèle Ross, commettants de la Ville de Québec, d’avoir abusé de leurs pouvoirs lorsqu’ils ont procédé à son arrestation pour « intimidation envers les policiers », lui ont passé les menottes et l’ont détenu dans l’autopatrouille, le tout sans justification.
[3] Ville de Québec conteste cette réclamation. Elle plaide que les constables Fréchette et Ross avaient des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation du demandeur et qu’ils n’ont commis aucune faute donnant ouverture à un recours en responsabilité civile.
[4] Ville de Québec, représentée à l’audience par madame Nathalie Lavoie, agente aux réclamations, affirme que monsieur Brochu a été l’artisan de son propre malheur.
[5] Subsidiairement, elle soutient que le montant des dommages-intérêts réclamés est nettement exagéré.
LE CONTEXTE
[6] De l’ensemble la preuve tant documentaire que testimoniale soumise par les parties, le Tribunal retient ce qui suit.
[7] Le 3 août 2014, vers 12 h 57, une personne appelle au 9-1-1 et mentionne qu’un individu louche, en vélo, se trouve au parc Roland-Beaudin dans l’arrondissement de Sainte-Foy-Sillery-Cap-Rouge.
[8] Elle prétend avoir reconnu l’homme qui, à l’été 2013, a été expulsé de la Base de plein air de Sainte-Foy après avoir photographié des enfants et des femmes à la plage.
[9] Selon elle, il s’agit de cet individu. Il porte les mêmes vêtements, possède le même vélo et il présente un appareil photographique au cou.
[10] Les constables Fréchette et Ross se rendent au parc Roland-Beaudin.
[11] Ils arrivent sur place vers 13 h 01, rencontrent la personne plaignante, laquelle identifie l’individu suspect et leur donne certaines informations à son sujet.
[12] Les constables rencontrent alors monsieur Brochu et l’informent du contenu de l’appel qui a été logé au 9-1-1.
[13] Monsieur Brochu s’exclame « pas une autre histoire de pédophilie » (pièce D-2).
[14] Il explique qu’à l’été 2013, il a eu affaire avec un « zélé » à la Base de plein air de Sainte-Foy, lequel avait exigé qu’il efface quatre photographies sur la carte-mémoire de son appareil photographique.
[15] Monsieur Brochu considère que c’est du « niaisage », ne veut pas revivre la même expérience que l’an dernier et surtout, il veut démontrer qu’il n’est pas un pédophile.
[16] Il insiste alors pour connaître l’identité de la personne qui a fait l’appel au 9-1-1.
[17] Évidemment, les constables ne peuvent pas lui révéler cette information.
[18] Monsieur Fréchette et madame Ross demandent à monsieur Brochu de s’identifier et s’ils peuvent examiner les photographies qui se trouvent sur la carte-mémoire de son appareil photographique.
[19] Monsieur Brochu est inquiet, mais collabore. Puisqu’il n’a pas de carte d’identité sur lui, il décline son nom, sa date de naissance et donne accès aux 10-12 photographies qui se retrouvent dans son appareil photographique.
[20] Évidemment, il veut savoir pourquoi il est intercepté et pourquoi les constables veulent qu’il s’identifie. Il demeure sans réponse.
[21] La constable Ross se retire à l’autopatrouille et consulte le Centre des Renseignements Policiers du Québec (CRPQ).
[22] Monsieur Brochu est offusqué de la situation.
[23] Il exige d’obtenir les noms et numéros de matricule des constables.
[24] Le numéro de matricule du constable Fréchette est visible. Par conséquent, monsieur Brochu réussit à le prendre en note, mais il est incapable de voir celui de la constable Ross.
[25] Monsieur Brochu désire donc photographier la constable Ross. Au moment où il lève son appareil pour ce faire, l’agent Fréchette réussit à l’abaisser. Toutefois, monsieur Brochu appuie quand même sur le déclencheur et photographie les pantalons de la constable Ross.
[26] À ce moment, le constable rassure monsieur Brochu et lui dit qu’à la fin des vérifications, il va lui remettre un « papier » sur lequel leurs noms et leurs numéros de matricule seront inscrits.
[27] Monsieur Brochu annonce d’emblée qu’il considère abusive leur façon de procéder et qu’il portera « plainte à la déontologie policière ».
[28] Il demande alors aux constables le nom de leur supérieur à la Ville de Québec.
[29] Tous s’entendent pour dire que monsieur Fréchette lui a répondu « Régis Labeaume ».
[30] Toutefois, la preuve est contradictoire puisqu’à l’audience, le constable Fréchette mentionne qu’après lui avoir répondu « Régis Labeaume », il a précisé le nom du lieutenant Desgagnés.
[31] Pour sa part, monsieur Brochu affirme que monsieur Fréchette lui a donné uniquement le nom de « Régis Labeaume ».
[32] Après vérification au CRPQ, les constables Fréchette et Ross l’informent qu’il n’y aura aucune arrestation et qu’ils vont soumettre le dossier aux enquêtes.
[33] Monsieur Brochu clame encore une fois « qu’il va s’adresser à la déontologie policière » et que « cette histoire ne restera pas là ».
[34] Le constable Fréchette affirme que monsieur Brochu refuse de prendre le « papier » sur lequel sont inscrits leurs noms et numéros de matricule respectifs.
[35] La constable Ross soutient avoir donné verbalement à monsieur Brochu son numéro de matricule.
[36] Les constables se dirigent donc vers leur autopatrouille.
[37] Monsieur Brochu leur réitère que cette histoire ne restera pas là et qu’il va en informer les journalistes.
[38] Sur ce, le constable Fréchette met en garde monsieur Brochu de faire attention à ses paroles pour éviter de faire de l’intimidation.
[39] Monsieur Brochu quitte le parc Roland-Beaudin à vélo en direction nord sur la route de l’Église.
[40] Quant aux constables, ceux-ci retournent à leur autopatrouille et reprennent la route afin de continuer leur travail de patrouille régulier.
[41] Au feu rouge, à l’intersection route de l’Église et Quatre-Bourgeois, alors que la constable Ross immobilise la voiture de patrouille, monsieur Brochu arrive à vélo et lui demande son numéro de matricule, et ce, de façon agressive, selon les constables Ross et Fréchette.
[42] Ceux-ci affirment que monsieur Brochu les intimide et qu’il leur dit « qu’il va les reconnaître même s’ils ne portent pas leur uniforme, qu’il connaît maintenant leur lieu de travail, ajoute qu’il sillonne la ville à vélo et qu’il est partout ».
[43] À ce moment, les constables sortent de leur véhicule et arrêtent monsieur Brochu pour intimidation. Il est alors menotté et fouillé sommairement.
[44] Comme il est d’usage, les rappels de ses droits fondamentaux lui sont faits, notamment de garder le silence et le droit à l’avocat.
[45] Monsieur Brochu est alors installé dans le véhicule patrouille.
[46] Il demande à parler à leur supérieur. À ce moment, le sergent Corriveau se rend sur place.
[47] Monsieur Brochu raconte qu’à son arrivée, le sergent Corriveau, les constables Fréchette et Ross semblent heureux de leur « capture », selon l’expression qu’il a utilisée lors de l’audience. Il dit : « j’avais l’air d’une bête curieuse capturée dans la jungle ».
[48] Insatisfait, mettant en doute la compétence et l’impartialité du sergent Corriveau, monsieur Brochu déclare, alors, qu’il va rencontrer un officier plus haut gradé.
[49] Considérant que monsieur Brochu est en état d’arrestation, les constables doivent procéder à son identification formelle par une pièce d’identité avec photographie.
[50] Pour ce faire, ils se rendent à l’appartement de monsieur Brochu. Dès leur arrivée, celui-ci est libéré de ses menottes.
[51] Monsieur Brochu présente son permis de conduire.
[52] La constable Ross relate, à l’audience, qu’à ce moment, monsieur Brochu a levé rapidement la main dans son visage afin d’exhiber son permis de conduire. Croyant à une attaque, elle a dû maîtriser la main de monsieur Brochu, ce que nie ce dernier.
[53] Les constables procèdent donc à cette vérification formelle et monsieur Brochu est libéré par sommation.
[54] Après son arrestation, il porte plainte auprès du Commissaire à la déontologie policière.
[55] Le 11 septembre 2014, monsieur Brochu rencontre deux sergents dont le sergent Fabien Marceau de la Ville de Québec, en relation avec une accusation de voies de fait envers un policier, et ce, à la suite de l’événement où il a exhibé son permis de conduire à la constable Ross. Il n’y a pas eu de suite à cette mise en accusation.
[56] Le 27 octobre 2014, monsieur Brochu dépose sa demande à la Division des petites créances de notre Cour.
[57] À une date non précisée au mois de décembre 2014, une séance de conciliation a lieu à la suite de la plainte portée par monsieur Brochu auprès du Commissaire à la déontologie policière.
[58] Aucune entente n’est intervenue entre les parties et la conciliatrice aurait, semble-t-il, fermé le dossier.
[59] Le 29 janvier 2015, Me Carolyne Savard, de l’étude Giasson et Associés, contentieux de la Ville de Québec, écrit ceci à monsieur Brochu :
OBJET : Plainte pour intimidation en usant de violence et/ou de menaces
No dossier police : QUE140803046(3)
Une plainte a été portée contre vous. Le résultat de l’enquête policière nous a été soumis et nous avons procédé à l’analyse afin de déterminer si une accusation devait être portée.
Nous vous informons qu’aucune accusation n’a été retenue.
(…)
(reproduction intégrale)
(pièce P-1)
[60] À l’audience, monsieur Brochu argue qu’il n’a jamais intimidé les constables Ross et Fréchette.
[61] Il dit : « je voulais juste obtenir le numéro de matricule de la constable Ross ».
[62] Il relate qu’aussitôt où il s’est approché de la portière de la constable Ross, il a vu le constable Fréchette sortir en trombe de l’autopatrouille et l’a immédiatement accusé « d’intimidation » et lui a dit : « toi, t’aurais jamais dû t’arrêter ».
[63] Il invoque que le constable Fréchette l’a traité de « sénile ».
[64] Monsieur Brochu dit avoir ressenti, pendant plusieurs jours consécutifs, des douleurs au niveau des poignets. À cet effet, il se plaint d’avoir été menotté d’une manière trop serrée, lesquelles lui ont laissé des marques.
[65] Il soutient avoir été menotté pendant une période d’environ 1 h 30.
[66] Cet événement l’a perturbé et l’a empêché de dormir pendant des nuits. Il ne dépose, toutefois, aucun rapport médical.
[67] Il craint d’être interpelé à chaque fois qu’il croise une autopatrouille et a peur de se faire arrêter à nouveau.
[68] D’ailleurs, il croit avoir été l’objet d’une filature après les événements du 3 août 2014, et ce, sur une période de trente jours consécutifs. Il est convaincu que les policiers « me prennent pour un pédophile ». Or, il clame haut et fort ne pas être un pédophile.
[69] Il se sent persécuté par les policiers. Il dit faire de l’hyper vigilance.
[70] Il soutient avoir été privé de sa liberté, avoir été atteint dans son intégrité, dans son humilité et sa dignité.
[71] Il dit également avoir subi une atteinte à sa réputation puisqu’il est descendu de l’autopatrouille menotté devant les gens de son entourage. Il précise qu’il a dû rencontrer la personne qui travaille au dépanneur à proximité de son appartement afin de lui expliquer la situation.
[72] Le Tribunal a pu entendre les témoignages des constables Fréchette et Ross, lesquels peuvent se résumer ainsi :
Ø Monsieur Brochu a, en tout temps, eu une attitude arrogante à leur égard.
Ø Il les a invectivés à plusieurs reprises, les traitant même « d’incompétents ».
Ø Il a tenu des propos provocateurs et agressifs.
Ø Il a passé plusieurs commentaires sur leur habillement, particulièrement leurs pantalons de camouflage.
Ø Il a discouru au sujet de leur « fonds de pension » et qu’il se sent dans un monde « de dictature ». Il répétait à plusieurs reprises qu’il connaît plusieurs personnes dans les médias.
Ø Selon eux, il y a eu gradation dans les comportements de monsieur Brochu, à savoir :
· « Il se dit satisfait de l’intervention dans le parc
Roland-Beaudin;
· Monsieur Brochu veut parler au chef de police;
· Par la suite, il dit qu’il va mettre ça dans les médias et
· Enfin, il va nous reconnaître en civil. »
Ø Ils ont procédé à l’arrestation de monsieur Brochu pour des motifs fondés.
Ø En aucun temps, il n’y a eu une arrestation abusive.
Ø L’arrestation fut de très courte durée et conforme avec toute autre arrestation.
Ø Les menottes n’ont jamais été trop serrées et monsieur Brochu n’a eu aucune marque aux poignets.
Ø Lorsqu’il fut libéré sous sommation et qu’il a récupéré son vélo, monsieur Brochu leur a dit notamment : « bonjour mon ti-Fréchette et madame Ross, salut aux p’tites familles ».
Ø En tout temps, ils ont fait preuve de patience et d’un calme exemplaire envers monsieur Brochu.
Ø Ils ont respecté les paramètres légaux du Code criminel, de la Charte des droits et libertés, de la Charte des droits et libertés de la personne et du Code civil du Québec.
Ø Ils ont agi dans le respect des lois applicables et dans les droits de monsieur Brochu.
[73] La constable Ross confirme que son collègue est sorti rapidement de l’autopatrouille au moment où monsieur Brochu s’est accoté sur sa portière, car elle ne pouvait pas physiquement ouvrir sa porte puisque celui-ci l’en empêchait.
[74] Elle ajoute qu’avec ses enfants, elle fréquente le parc Roland-Beaudin et le Marché de Sainte-Foy.
[75] Monsieur Brochu rétorque qu’il n’a jamais parlé des familles des constables et mentionne : « c’est d’un ridicule consommé - c’est de l’invention ».
[76] Il ajoute qu’il a exhibé son permis de conduire de façon normale et n’a jamais eu l’intention de frapper l’agente Ross avec son permis de conduire.
[77] Il avoue qu’à ce moment, il était « post-traumatisé », qu’il était dans tous ses états puisqu’il venait d’être « agressé et séquestré ». Il dit : « je n’ai pas fait de génuflexion en donnant mon permis ».
QUESTIONS EN LITIGE
1 - Les constables Fréchette et Ross ont-ils commis une faute extracontractuelle à l’endroit de monsieur Brochu engageant ainsi la responsabilité de Ville de Québec en tant que commettant?
2 - Advenant faute et responsabilité, quels sont les dommages-intérêts auxquels monsieur Brochu a droit ?
ANALYSE ET DÉCISION
1 - Les constables Fréchette et Ross ont-ils commis une faute extracontractuelle à l’endroit de monsieur Brochu engageant ainsi la responsabilité de Ville de Québec en tant que commettant?
[78] Le recours intenté par monsieur Brochu tire sa source du droit de la responsabilité civile dont le fondement se retrouve à l’article 1457 du Code civil du Québec (C.c.Q.)[1], lequel stipule :
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.
[79] Le présent recours est dirigé contre Ville de Québec en tant que commettant. On doit, alors, se référer à l’article 1463 C.c.Q. qui édicte :
1463. Le commettant est tenu de réparer le préjudice causé par la faute de ses préposés dans l’exécution de leurs fonctions; il conserve, néanmoins, ses recours contre eux.
[80] L’article 1464 C.c.Q. prévoit :
1464. Le préposé de l’État ou d’une personne morale de droit public ne cesse pas d’agir dans l’exécution de ses fonctions du seul fait qu’il commet un acte illégal, hors de sa compétence ou non autorisé, ou du fait qu’il agit comme agent de la paix.
[81] Pour réussir contre Ville de Québec, monsieur Brochu devait démontrer, de façon prépondérante[2] la faute des constables Fréchette et Ross, le préjudice et le lien de causalité existant entre cette faute et le préjudice.
[82] Le fait qu’une accusation criminelle n’a pas été portée contre monsieur Brochu pour « intimidation en usant de violence et/ou de menace » (pièce P-1), ne donne pas ouverture à une indemnisation de la part de Ville de Québec et n’est pas un facteur qui doit être considéré par le Tribunal.
[83] Les policiers ne bénéficient d’aucune immunité, ils sont soumis au régime général de responsabilité et leur conduite s’apprécie selon le critère du policier normalement prudent, diligent et compétent[3].
[84] Dans l’affaire Binet c. Société des casinos du Québec inc. (Casino du Lac-Leamy)[4], le juge André Roy, j.c.s., procède à une revue de la jurisprudence quant aux principes applicables à la responsabilité policière dans le cadre d’enquête et d’arrestation :
[47] Les principes applicables à la responsabilité du policier qui mène une enquête sont bien circonscrits par la doctrine et la jurisprudence. On peut les résumer comme suit :
1. les policiers doivent enquêter sur les crimes. C'est leur devoir (Loi sur la police, (L.R.Q., c. P-13.1, art. 48) ; Hill, paragr. 1 ; Jauvin, paragr. 45);
2. toutefois, ils ne sont pas à l'abri de la responsabilité et ils doivent agir avec prudence et diligence (Hill, paragr. 3);
3. il n'existe pas de régime d'exception pour ce qui a trait à la responsabilité extracontractuelle d'un policier lors d'une enquête. Elle est régie par les règles usuelles applicables à tous les justiciables. Il ne bénéficie pas d'une immunité législative ou jurisprudentielle (Lacombe, paragr. 40, 117 ; Jauvin, paragr. 42 ; Baudouin et Fabien, p. 422);
4. le fardeau de prouver la faute du policier et les dommages qui en découlent repose sur le demandeur;
5. l'enquête policière n'a pas à être parfaite ni optimale, mais seulement raisonnable;
6. la norme d'appréciation du comportement du policier est celle du policier normalement compétent, prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances (Hill, paragr. 3, 72 et 73 ; Lacombe, paragr. 41 ; Jauvin, paragr. 44, 59 ; Baudouin et Fabien, p. 423). Il n'est pas tenu à l'excellence non plus qu'il ne peut être médiocre;
7. pendant son enquête, le policier ne se prononce pas sur la culpabilité ou l'innocence du suspect. Cette tâche relève d'autres intervenants du système judiciaire (Hill, paragr. 50);
8. le policier est un professionnel de l'enquête. À ce titre, dans l'exercice de ses fonctions, il jouit d'une latitude suffisante pour exercer un pouvoir discrétionnaire, ce qui ne justifie pas, toutefois, d'écarter son obligation de diligence; (Hill, paragr. 51);
9. en lien avec le caractère évolutif de l'enquête, à l'étape de l'arrestation ou de l'inculpation du suspect, la loi fait obligation au policier d'avoir, tant objectivement que subjectivement, des motifs raisonnables et probables de croire que le suspect a commis un crime; et non pas qu'il en sera reconnu coupable (Hill, paragr. 55 ; Lacombe, paragr. 43, 119 ; Jauvin, paragr. 47).
[85] En outre, il faut évaluer le comportement des policiers au moment où les événements se sont déroulés et non avec le bénéfice du recul[5].
[86] De plus, dans l’évaluation de la conduite des policiers, il est important de se rappeler que ceux-ci ont le devoir d’intervenir quand ils ont des motifs raisonnables de croire que le suspect a commis un crime ou est sur le point d’en commettre un. Leur comportement doit donc s’évaluer à la lumière de ces motifs[6].
[87] La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt R. c. Storrey[7], établit que, pour procéder à une arrestation, un policier doit subjectivement posséder des motifs raisonnables et probables de croire en la commission d’une infraction et que ses motifs doivent être objectivement justifiables :
Il existe une autre protection contre l'arrestation arbitraire. Il ne suffit pas que l'agent de police croie personnellement avoir des motifs raisonnables et probables d'effectuer une arrestation. Au contraire, l'existence de ces motifs raisonnables et probables doit être objectivement établie. En d'autres termes, il faut établir qu'une personne raisonnable, se trouvant à la place de l'agent de police, aurait cru à l'existence de motifs raisonnables et probables de procéder à l'arrestation.
(…)
En résumé donc, le Code criminel exige que l'agent de police qui effectue une arrestation ait subjectivement des motifs raisonnables et probables d'y procéder. Ces motifs doivent en outre être objectivement justifiables, c'est-à-dire qu'une personne raisonnable se trouvant à la place de l'agent de police doit pouvoir conclure qu'il y avait effectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à l'arrestation. Par ailleurs, la police n'a pas à démontrer davantage que l'existence de motifs raisonnables et probables.
[88] En l’espèce, les constables Fréchette et Ross ont procédé à l’arrestation de monsieur Brochu pour motif d’intimidation d’une personne associée au système judiciaire.
[89] Cette infraction est prévue à l’article 423.1 du Code criminel (C.cr.)[8]. Cet article a été modifié en 2015[9], il importe de citer l’article 423.1 C.cr., tel qu’il se lisait au moment des faits, en 2014 :
423.1(1) [Intimidation d’une personne associée au système judiciaire ou d’un journaliste] Il est interdit, sauf autorisation légitime, de commettre un acte visé au paragraphe (2) dans l’intention de provoquer la peur :
a) soit chez un groupe de personnes ou le grand public en vue de nuire à l’administration de la justice pénale;
b) soit chez une personne associée au système judiciaire en vue de lui nuire dans l’exercice de ses attributions;
c) soit chez un journaliste en vue de lui nuire dans la diffusion d’information relative à une organisation criminelle.
(2) [Actes interdits] Constitue un acte interdit aux termes du paragraphe (1) le fait, selon le cas :
a) d’user de violence envers la personne associée au système judiciaire, un journaliste ou l’une de leurs connaissances ou de détruire ou d’endommager les biens de l’une de ces personnes;
b) de menacer de commettre, au Canada ou à l’étranger, l’un des actes mentionnés à l’alinéa a);
c) de suivre une telle personne ou une de ses connaissances avec persistance ou de façon répétée, notamment la suivre désordonnément sur une grande route.
d) de communiquer de façon répétée, même indirectement, avec une telle personne ou une de ses connaissances;
e) de cerner ou surveiller le lieu où une telle personne ou une de ses connaissances réside, travaille, étudie, exerce son activité professionnelle ou se trouve.
Peine (3) Quiconque contrevient au présent article est coupable d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans. |
[90] Au moment de l’arrestation, les motifs invoqués par les constables Fréchette et Ross sont les suivants :
· À l’aide de son vélo, monsieur Brochu s’est accoté dans la portière de la constable Ross.
· Monsieur Brochu dit qu’il va nous reconnaître même si nous ne portons pas notre uniforme.
· Il connaît notre lieu de travail.
· Il sillonne la ville à vélo en mentionnant qu’il est partout.
[91] Après que monsieur Brochu ait prononcé ces paroles, on peut lire ceci, dans la narration déposée en preuve :
Vers 13h 15, la cst Ross informe l’individu qu’il a maintenant trop parlé et qu’il est arrêté pour intimidation envers les policiers + Mise en garde + Droit au silence + Droit à l’avocat donné verbalement au même moment.
(reproduction intégrale)
(pièce D-2)
[92] À cette liste de motifs, la preuve révèle :
Ø Monsieur Brochu est arrogant et agressif.
Ø Il dit connaître des journalistes.
Ø Il portera plainte auprès du Commissaire à la déontologie policière.
[93] Le Tribunal doit donc déterminer si les préposés de la défenderesse ont commis une faute en arrêtant monsieur Brochu pour intimidation.
[94] Comme mentionné précédemment, le Tribunal doit analyser le comportement des constables Fréchette et Ross et non celui de monsieur Brochu, se placer dans le contexte et se demander si des policiers, raisonnablement prudents et diligents, placés dans les mêmes circonstances, auraient agi ou dû agir comme ils l’ont fait.
[95] Le Tribunal n’a aucune hésitation à conclure que monsieur Brochu a tenu des propos arrogants et mal avisés envers les constables Fréchette et Ross puisqu’il en a fait la démonstration tout au long de l’audience.
[96] Cependant, son attitude, ses paroles arrogantes, voire même sa haine envers les policiers, ne constituent pas des motifs justifiant une arrestation pour intimidation d’une personne associée au système judiciaire.
[97] Après analyse des paroles et des comportements de monsieur Brochu invoqués par les constables Fréchette et Ross, le Tribunal considère qu’ils ne constituent pas des motifs objectivement justifiables pour une telle arrestation.
[98] Certes, la preuve révèle que subjectivement, les constables Fréchette et Ross se sont convaincus que monsieur Brochu les intimidait.
[99] Toutefois, le Tribunal est persuadé qu’objectivement, un policier raisonnablement prudent et diligent n’aurait pas agi comme ils l’ont fait, et ce, dans les mêmes circonstances.
[100] En effet, selon le Tribunal, aucune parole dite par monsieur Brochu ni aucun geste effectué par celui-ci n’auraient « objectivement » provoqué la peur. Monsieur Brochu n’a pas usé de violence, n’a pas menacé d’user de violence, de suivre les constables avec persistance ni les cerner ou les surveiller.
[101] Le Tribunal questionne en quoi monsieur Brochu a « maintenant trop parlé » - pour reprendre les propos des constables dans la narration écrite (pièce D-1) - pour justifier une arrestation pour le chef d’intimidation. Objectivement, aucun des critères énumérés à l’article 423.1 C.cr. n’est satisfait. Ainsi, il n’y avait pas motif pour procéder à une telle arrestation.
[102] Il importe de rappeler que l’on doit se rapporter au moment même de l’arrestation. Ainsi, le Tribunal note que l’attitude désinvolte de monsieur Brochu, à l’égard des constables au moment où il exhibe son permis de conduire, et les remarques au sujet de leurs familles respectives sont intervenues postérieurement à l’arrestation.
[103] Le Tribunal estime que les constables Fréchette et Ross ont plutôt été intolérants face aux agissements de monsieur Brochu et qu’ils ont agi de façon impulsive.
[104] Le Tribunal conclut que l’arrestation de monsieur Brochu était illégale. Dans cette mesure, il est d’avis que les constables Fréchette et Ross n’ont pas agi comme l’auraient fait des policiers prudents et diligents dans les mêmes circonstances. Ils ont manqué à un devoir, celui d’appliquer correctement la loi dans le cadre de leurs fonctions.
[105] De plus, le Tribunal note certaines contradictions dans la preuve dont notamment :
· Le constable Fréchette écrit dans la narration (pièce D-2) et témoigne à l’audience que monsieur Brochu était satisfait de leur intervention dans le parc Roland-Beaudin. Or, déjà lors de cette investigation, monsieur Brochu les informe qu’il fera une « plainte à la déontologie policière » et que cette affaire ne restera pas là. Il ne peut certes pas se déclarer satisfait de cette intervention.
· Le constable Fréchette soutient que monsieur Brochu a refusé de prendre le « papier » sur lequel il est écrit les noms et numéros de matricule de la constable Ross ainsi que le sien. Or, c’est justement cette information que recherche monsieur Brochu. Pourquoi aurait-il refusé de prendre ce document?
[106] Le Tribunal conclut donc que les constables Fréchette et Ross ont commis une faute. Puisqu’ils sont à l’emploi de la défenderesse, celle-ci est tenue de réparer la faute de ses préposés dans l’exécution de leurs fonctions.
2 - Advenant faute et responsabilité, quels sont les dommages-intérêts auxquels monsieur Brochu a droit ?
[107] Monsieur Brochu devait aussi établir les dommages que cette faute lui a occasionnés et le lien de causalité entre la faute et les dommages.
[108] Quant aux dommages-intérêts, monsieur Brochu ne les a pas clairement identifiés ni chiffrés.
[109] Il soutient avoir été privé de sa liberté, séquestré, affecté par cette arrestation, avoir souffert d’insomnie, de stress et avoir subi un préjudice corporel par les menottes trop serrées. Également, il se dit victime d’abus de pouvoir.
[110] Monsieur Brochu dit que Ville de Québec aurait porté atteinte à sa réputation. Or, aucune telle preuve n’a été apportée. Par ailleurs, comme mentionné à l’audience par la soussignée, la Division des petites créances n’a pas juridiction en cette matière[10].
[111] Monsieur Brochu n’a subi aucune perte pécuniaire ni aucun dommage matériel. Il n’a pas consulté ni médecin ni psychologue et n’a produit aucun rapport médical attestant que les menottes lui ont laissé des marques et occasionné des douleurs.
[112] Au sujet de l’indemnisation lors d’arrestations abusives ou illégales, les auteurs Baudouin et Deslauriers écrivent[11] :
« 1-568 Comme on l'a vu, la jurisprudence québécoise a, à maintes reprises, sanctionné les abus lors d'arrestation, de détention, de perquisitions arbitraires et d'entorses non légalisées à la liberté de mouvement.
1-560 Outre la possibilité d'être indemnisée pour le préjudice corporel subi, la victime d'une arrestation ou d'une détention arbitraire a droit d'être compensée pour le préjudice matériel suivant: la perte de revenus, l'atteinte à un bien et les honoraires d'avocats pour les représentations au procès criminel.
1-570 La victime a également droit d'être compensée pour le préjudice moral. Celui-ci, en général, se traduit par une indemnité pour les souffrances, l'angoisse et l'humiliation ressenties à l'idée d'être publiquement traité comme un criminel. Dans certaines affaires, le tribunal octroie, outre des dommages moraux, une compensation monétaire par jour de détention au titre de perte de la liberté. Le dommage moral se rapproche ici nettement de celui qui est accordé pour les atteintes à l'honneur et à la réputation. »
[113] Afin de déterminer le quantum des dommages, le Tribunal a étudié certains jugements en semblable matière :
· Dans l’affaire Henri c. Laval (Ville de), Division des réclamations[12], le Tribunal accorde 3 000 $ à titre de dommages moraux pour atteinte à la liberté et atteinte à la dignité, en contravention des droits garantis par la Charte et pour humiliation subie lors d’une détention illégale pour omission d’avoir informé le demandeur des motifs de sa détention, laquelle a duré environ 40 minutes.
· Dans l’affaire Khoury c. Dupuis[13], le Tribunal accorde 5 000 $ à titre de dommages pour arrestation illégale, passage des menottes, atteinte à l’intégrité et à la liberté de la personne ainsi que pour atteinte à sa dignité et humiliation. Cette arrestation a eu lieu en pleine heure de pointe dans un endroit public non loin du lieu du travail du demandeur et en face d’un restaurant achalandé où il rencontre des clients, pour fins d’affaires.
· Dans l’affaire Côté c. Longueuil (Ville de)[14], le Tribunal octroie 4 000 $ à titre de dommages-intérêts pour arrestation illégale alors que le demandeur a été amené au poste de police où il a été écroué durant une période d’environ 1 heure.
· Dans la cause Leroux c. Communauté urbaine de Montréal[15], le Tribunal accorde 5 000 $ à un individu arrêté et détenu illégalement ainsi qu’une somme supplémentaire de 5 000 $ pour détention prolongée. L’individu fut arrêté vers 21 h et libéré vers 3 h du matin.
· Enfin, dans Lauzon c. Gatineau (Ville de)[16], le Tribunal attribue une somme de 1 000 $ pour préjudice moral subi à la suite d’une arrestation et d’une détention injustifiée d’une durée de 3 à 4 heures.
[114] Monsieur Brochu a lui-même prolongé les délais de son arrestation et de sa détention dans l’autopatrouille puisqu’il a exigé de rencontrer le supérieur des constables Fréchette et Ross, soit le sergent Corriveau. Or, la preuve n’a pas révélé de circonstances nécessitant une telle demande. Monsieur Brochu a, ainsi, aggravé ses dommages. Le Tribunal doit retenir une faute contributive de ce dernier en vertu de l’article 1479 C.c.Q.
[115] À la lumière de la jurisprudence et compte tenu de la preuve, le Tribunal, par appréciation souveraine, arbitre à 1 000 $ le montant auquel monsieur Brochu a droit à titre de dommages-intérêts en compensation des dommages moraux pour atteinte à sa liberté, à sa dignité et pour humiliation.
[116] Pour toutes ces raisons, Ville de Québec devra payer à monsieur Brochu la somme de 1 000 $ avec les intérêts calculés au taux légal de 5 % l’an et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q., à compter du 27 octobre 2014, soit la date du dépôt de sa demande à la Division des petites créances.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
ACCUEILLE en partie la demande du demandeur, monsieur Jacques Brochu;
CONDAMNE la défenderesse, Ville de Québec, à payer au demandeur, monsieur Jacques Brochu, la somme de 1 000 $ avec les intérêts calculés au taux légal de 5 % l’an et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q., à compter du 27 octobre 2014;
CONDAMNE la défenderesse, Ville de Québec, à payer au demandeur, monsieur Jacques Brochu, la somme de 137 $, représentant le montant des frais de justice qu’il a dû payer pour déposer sa demande.
|
||
|
__________________________________ HÉLÈNE CARRIER, J.C.Q. |
|
|
||
|
||
|
||
Date d’audience : |
8 mars 2016 |
|
[1] L.Q. 1991, c. 64.
[2] C.c.Q., art. 2803 et 2804.
[3] Jauvin c. Québec (Procureur général), 2004 R.R.A. 37 (C.A.).
[4] J.E. 2011-1709 (C.S.) Rejetée en appel (2013 QCCA 2006).
[5] D.B. c. Québec (Procureur général), 2014 QCCS 999, par. 62.
[6] Leblanc c. Laval (Ville de), 2016 QCCQ 872, par. 132.
[7] (1990), 1 R.C.S. 241.
[8] L.R.C. (1985), ch. C-46.
[9] Loi édictant la Charte canadienne des droits des victimes, L.C. 2015, c. 13, art. 12.
[10] RLRQ, c. 25.01, art. 537 du Code de procédure civile (C.p.c.).
[11] BAUDOUIN, J.-L. et P.DESLAURIERS, Le préjudice dans la responsabilité civile, volume 1 - Principes généraux, 7e éd., 2007, EYB2007 RESS.
[12] 2010 QCCQ 3921.
[13] AZ-50226730.
[14] 2009 QCCS 2587.
[15] 1997 CanLII 9257 ou J.E. 97-1423 (C.S.).
[16] 2004 CanLII 12937 (QCCQ).
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.