Décision

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Thouin c. Ultramar ltée

2020 QCCS 3184

COUR SUPÉRIEURE

(Chambre des actions collectives)

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE QUÉBEC

 

 

 

 

N° :

200-06-000135-114

 

 

 

DATE :

8 juin 2020

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

BERNARD GODBOUT, j.c.s. (JG 1744)

______________________________________________________________________

 

DANIEL THOUIN

et

ASSOCIATION POUR LA PROTECTION AUTOMOBILE

 

Demandeurs

 

c.

 

ULTRAMAR LTÉE ET AL

 

Défendeurs

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

SUR UNE DEMANDE EN REJET PARTIEL

POUR ABSENCE DE FONDEMENT JURIDIQUE ET ABUS DE PROCÉDURES

______________________________________________________________________

 

[1]       Les défendeurs demandent le rejet partiel de la demande introductive d’instance de l’action collective datée du 19 novembre 2012, modifiée le 24 février 2020, au motif que les « causes d’action » qui y sont alléguées, à l’exception de celles fondées sur l’article 1457 du Code civil du Québec ( C.c.Q. ) pour les villes de Québec et Lévis, sont à leur face même prescrites.

[2]       Cette demande comporte également une conclusion subsidiaire selon laquelle, dans le meilleur des cas pour les demandeurs, seuls les membres des groupes visés par les demandes d’autorisation originales des actions collectives Lafontaine et Jeanson auraient profité de la suspension de la prescription. Ainsi, dans l’éventualité où il n’y aurait pas lieu, à ce moment-ci, de conclure à la prescription du recours (sauf pour les villes de Québec et Lévis), il devrait au minimum être conclu « à la prescription des recours des personnes n’ayant pas acheté des intimés visés par les demandes d’autorisation originales dans les Actions Lafontaine et Jeanson »[1].

LE CONTEXTE

[3]       Au cours de l’année 2004, le Bureau de la concurrence du Canada entreprend une vaste enquête (l’« enquête Octane ») à la suite d’allégations d’un complot en vue de fixer le prix de l’essence à la pompe dans certaines régions du Québec. Le Bureau de la concurrence enregistre ainsi, par voie d’écoute électronique, plus de 220 000 communications privées dans plusieurs régions du Québec. Il procède à la saisie de milliers de documents sur supports papier et électronique, et il recueille de nombreuses déclarations.

[4]       Le 12 juin 2008, le Bureau de la concurrence annonce le dépôt de poursuites pénales selon l’article 45 (1) (a) de la Loi sur la concurrence[2] contre des compagnies pétrolières et détaillants d’essence qui exploitent des stations-service dans les villes de Victoriaville, Thetford Mines, Magog et Sherbrooke.

[5]       À la suite du dépôt de ces poursuites débute, dès le lendemain, une série de recours qu’il est utile de préciser ici pour une meilleure compréhension du litige.

Date

Dossiers

Procédures

Références

13 juin 2008

« Jacques »

200-06-000102-080

Demande d’autorisation d’exercer une action collective

Compendium

Onglet 2

13 juin 2008

« Lafontaine »

500-06-000438-081

Demande d’autorisation d’exercer une action collective

Compendium

Onglet 3

13 juin 2008

« Jeanson »

550-06-000025-081

Demande d’autorisation d’exercer une action collective

Compendium

Onglet 4

13 juin 2008

« Thibault »

550-06-000025-081

Demande d’autorisation d’exercer une action collective

Inventaire pièces amendé

Onglet 10

18 juillet 2008

« Lafontaine »

Demande pour permission d’amender la demande d’autorisation

Compendium

Onglet 5

10 juin 2011

« Lafontaine »

Retrait de la demande pour permission d’amender du 18 juillet 2008

 

10 juin 2011

« Lafontaine »

Dépôt d’une 2e demande pour permission d’amender la demande d’autorisation

Compendium

Onglet 15

10 juin 2011

« Thouin et al »

200-06-000133-119

Dépôt d’une demande d’autorisation d’exercer une action collective pour les villes de Québec et Lévis

Inventaire pièces amendé

Onglet 19

14 juin 2011

« Lafontaine »

Transfert du dossier dans le district judiciaire de Québec (200-06-000135-114)

Plumitif

2 décembre 2011

« Lafontaine »

200-06-000135-114

Retrait de la 2e demande pour permission d’amender du 10 juin 2011

 

14 mars 2012

« Lafontaine »

200-06-000135-114

Dépôt d’une 3e demande pour permission d’amender la demande d’autorisation

Inventaire pièces amendé

Onglet 27

30 mars 2012

« Lafontaine »

200-06-000135-114

Jugement autorisant les amendements à la demande d’autorisation d’exercer une action collective (Daniel Thouin et l’APA sont substitués à Marcel Lafontaine)

Inventaire pièces amendé

Onglet 19

30 avril 2012

« Thouin et al »

200-06-000133-119

Jugement autorisant Daniel Thouin et l’APA à se désister de leur demande d’autorisation d’exercer une action collective pour les villes de Québec et Lévis (10 juin 2011)

Inventaire pièces amendé

Onglet 22

6 septembre 2012

« Thouin et al »

200-06-000135-114

Jugement autorisant l’exercice d’une action collective

Historique des procédures

vol. A (demandeurs)

Onglet I

4 octobre 2012

« Thouin et al »

200-06-000135-114

Jugement rectifié

Historique des procédures

vol. A (demandeurs)

Onglet J

19 novembre 2012

« Thouin et al »

200-06-000135-114

Dépôt de la demande introductive d’instance, modifiée le 24 février 2020

Historique des procédures

vol. B

(demandeurs)

Onglet 1

REPRÉSENTATIONS DES PARTIES

[6]       Les représentations de l’une et l’autre des parties reposent sur une distinction fondamentale.

[7]       Pour les défendeurs, les membres qui pourraient bénéficier de la suspension de la prescription prévue à l’article 2908 C.c.Q. sont ceux qui composent les différents groupes définis aux conclusions du jugement du 30 mars 2012 autorisant la demande d’amendement à la demande d’autorisation d’exercer une action collective. Alors, selon eux, si la cause d’action de l’un ou plusieurs de ces groupes définis à ce jugement est prescrite, les membres du ou des groupes concernés ont perdu leur droit d’action. Chaque groupe défini aux conclusions du jugement d’autorisation dispose ainsi d’une cause d’action.

[8]       La demande introductive d’instance de l’action collective du 19 novembre 2012 comprendrait donc plusieurs causes d’action.

[9]       Pour les demandeurs, la demande introductive d’instance de l’action collective ne comprend qu’une seule cause d’action. Si la demande d’autorisation d’exercer une action collective a été introduite à l’intérieur du délai de prescription, tous les membres, peu importe qu’ils soient répartis en plusieurs groupes, bénéficient de la suspension de la prescription prévue à l’article 2908 C.c.Q.

[10]    Cette distinction sur laquelle l’une et l’autre des parties fondent leurs arguments respectifs provient, entre autres, du fait que l’action collective, « moyen de procédure », dispose de règles particulières prévues au Livre VI, Titre III, du Code de procédure civile (C.p.c.) intitulée : « Les voies procédurales particulières » (articles 571 à 604 C.p.c.), dont plus particulièrement l’article 585 C.p.c. qui, selon ce que plaident les défendeurs, rend sujette à l’autorisation du tribunal, toute demande de modification d’un « acte de procédure », avant même le jugement d’autorisation. L’acte de procédure que l’on se propose de modifier n’a donc, selon eux, aucune valeur ni d’effet juridique avant d’avoir été autorisé par le tribunal.

[11]    Il est à noter que cette règle de l’autorisation d’une modification d’un acte de procédure était spécifiquement prévue, pour les actes de procédure avant le jugement d’autorisation, aux articles 1010. 1 et 1016 de l’ancien Code de procédure civile, lors du jugement y faisant droit, prononcé le 30 mars 2012.

[12]    Toutefois, l’article 1010.1 a.C.p.c. qui spécifiait que les dispositions relatives au « déroulement du recours » une fois autorisé, dont l’article 1016 a.C.p.c., s’appliquaient également avant l’étape de l’autorisation avec les adaptations nécessaires, n’a pas été repris dans le nouveau Code de procédure civile, et ce, sans explication[3].

[13]    Plus spécifiquement, les défendeurs plaident :

§  Le délai de prescription a commencé le 13 juin 2008, date du dépôt de la demande d’autorisation d’exercer une action collective par M. Marcel Lafontaine qui sera éventuellement substitué par M. Daniel Thouin et l’Association pour la protection automobile (« APA »);

§  Dans le meilleur des cas pour les demandeurs, le délai de la prescription a commencé à courir le 16 janvier 2009, date à laquelle M. Lafontaine aurait pris connaissance des pièces au soutien de sa demande d’autorisation d’exercer une action collective;

§  Se basant sur la démarche suivie par la Cour supérieure dans l’affaire Marineau[4], l’examen des allégations de la demande d’autorisation d’exercer une action collective du 13 juin 2008 (demande originale de M. Lafontaine substitué par M. Thouin et l’APA) révèle que le territoire visé se limitait aux seules villes de Victoriaville, Thetford Mines, Magog et Sherbrooke, et ce, malgré la présence des mots « dans la province de Québec » dans la description du groupe proposé.

§  Par ailleurs, les différentes modifications apportées à la demande originale du 13 juin 2008 devaient être autorisées par le tribunal afin de produire des effets juridiques. Le jugement pour permission de modifier la demande originale n’ayant été rendu que le 30 mars 2012, ce n’est qu’à compter de cette date que le délai de prescription à l’égard de l’ensemble des villes et territoires mentionnés (sauf pour les villes de Québec et Lévis) a été suspendu. À ce moment, les recours fondés sur l’article 1457 C.c.Q. et l’article 36 de la Loi sur la concurrence étaient déjà prescrits.

§  Les trois autres demandes d’autorisation d’exercer une action collective (les dossiers Jacques, Jeanson et Thibault), également déposées le 13 juin 2008, ne peuvent avoir eu pour effet de bénéficier aux membres de la présente demande d’autorisation.

§  Étant donné qu’un amendement à une demande d’autorisation d’exercer une action collective doit être autorisé par le tribunal (article 585 C.p.c., anciennement articles 1010.1 et 1016 a. C.p.c.), la demande originale de M. Lafontaine du 13 juin 2008 n’a pas eu pour effet de suspendre la prescription. Ce n’est qu’à compter du jugement autorisant l’amendement que débute la suspension.

§  La prescription n’a donc jamais été suspendue avant le jugement du 30 mars 2012 accueillant la demande de modification du 14 mars 2012.

§  Dès lors, plus de trois années s’étaient écoulées entre le 12 juin 2008 (ou le 16 janvier 2009, date la plus favorable aux demandeurs) et le 30 mars 2012.

[14]        Par conséquent :

§  Les causes d’action étaient déjà prescrites par l’effet des prescriptions biennales selon la Loi sur la concurrence et triennale selon le Code civil du Québec.

§  La seule exception à cette situation résulte du dépôt le 10 juin 2011 de la demande d’autorisation d’exercer une action collective par M. Daniel Thouin et l’APA au nom de toutes les personnes ayant acheté de l’essence dans les stations-service des villes de Québec et Lévis, entre le 1er janvier 2002 et le 30 juin 2006.

[15]    Les défendeurs concluent donc que le dépôt de la demande introductive d’instance de l’action collective du 19 novembre 2012 n’aurait interrompu la prescription que pour les réclamations visant les villes de Québec et Lévis.

[16]    Subsidiairement, à défaut de reconnaître, à ce moment-ci, la prescription de l’action collective (sauf pour les villes de Québec et Lévis), il devrait au minimum être conclu à la prescription des recours des personnes n’ayant pas acheté de l’essence des intimés visés par les demandes d’autorisation initiales dans les actions Lafontaine et Jeanson.

[17]    Les demandeurs plaident, comme nous l’avons vu précédemment, qu’il n’y a qu’une seule cause d’action et qu’elle visait, à l’origine du recours, l’ensemble de la province de Québec. Le jugement du 30 mars 2012 qui a accueilli la demande de modification de la demande d’autorisation d’exercer une action collective n’avait pour but que de préciser le territoire couvert par l’action collective et en conséquence, n’a fait que restreindre ce territoire.

[18]    La question de la demande d’amendement du 14 mars 2012 ne serait donc qu’un incident dans l’application de l’article 2908 C.c.Q. Cette disposition prévoit que le délai de la prescription est suspendu dès le dépôt de la demande d’autorisation d’exercer une action collective qui, dans ce cas-ci, est le 13 juin 2008, suspension qui s’est poursuivie jusqu’au jugement d’autorisation du 6 septembre 2012.

ANALYSE

[19]    La difficulté de ce litige semble reposer en partie sur la multiplicité des procédures énoncées ci-dessus et plus particulièrement sur le fait que quatre demandes d’autorisation d’exercer une action collective ont été déposées le même jour, soit le 13 juin 2008. Pour le dossier qui nous concerne plus particulièrement, il y a eu substitution de la partie demanderesse et pas moins de trois demandes de modification. Une cinquième demande d’autorisation d’exercer une action collective visant les villes de Québec et Lévis a aussi été déposée, demande dont il y a eu désistement par la suite.

[20]    Enfin, on le constate, ce litige portant sur la prescription nous ramène aux notions fondamentales que sont : la cause d’action ou droit d’action (article 288 al. 2 C.c.Q.), la prescription (articles 2875 et 2925 C.c.Q.), l’interruption et la suspension de la prescription (articles 2892 et 2908 C.c.Q.), et ce, dans un contexte d’action collective qui est un « moyen de procédure » régi par des règles particulières.

[21]    Pourtant, la seule question qui doit être décidée est de déterminer à l’égard de qui a profité la suspension de la prescription résultant du dépôt, le 13 juin 2008, de la demande originale d’autorisation d’exercer une action collective dans le dossier de M. Lafontaine qui a été substitué par M. Thouin et l’APA.

[22]    Les défendeurs fondent leur demande de rejet partiel sur les articles 51 et 168 al. 2 C.p.c. Ces deux moyens préliminaires peuvent être employés pour demander le rejet d’un recours prescrit[5]. Ils se distinguent toutefois quant à la procédure à suivre.

[23]    En effet, l’analyse d’une demande en irrecevabilité (article 168 al. 2 C.p.c.) repose uniquement sur l’examen des allégations de la demande introductive d'instance et des pièces invoquées à son soutien. Les faits allégués dans la demande sont tenus pour avérés[6] et le dépôt de nouvelles pièces n’est pas permis.

[24]    La demande en rejet d’un « acte de procédure manifestement mal fondé » (article 51 C.p.c.) est décidée à la vue des procédures et des pièces au dossier. Néanmoins, le dépôt de nouvelles pièces reste possible[7]. Toutefois, dans le cadre de son examen, le juge ne doit pas tenir pour avérées les allégations de la demande introductive d’instance[8].

[25]    En cas de cumul des demandes selon les articles 51 et 168 al. 2 C.p.c. il faut, en principe, procéder d’abord à la demande en irrecevabilité[9].

[26]    Dans le présent cas toutefois, compte tenu des différentes pièces déposées dans le cadre de la demande en rejet et de leur utilité pour décider de l’argument de prescription, il semble plus approprié d’effectuer l’analyse, à la fois sous les articles 51 et 168 al. 2 C.p.c. D’ailleurs, ce n’est pas tant l’analyse de la demande introductive d’instance qui est ici pertinente, mais bien la demande d’autorisation d’exercer l’action collective puisqu’il est question de suspension du délai de prescription prévu à l’article 2908 C.c.Q.

[27]    Enfin, les tribunaux doivent faire preuve de prudence et de retenue lorsqu'il est question de rejeter une demande à un stade préliminaire pour cause de prescription, à moins qu’il ne ressorte clairement des procédures et de la preuve que celle-ci est prescrite. Puisque le recours est alors manifestement mal fondé et dénué de chance de succès, il y a lieu d’y mettre immédiatement fin[10].

[28]    À lumière des représentations des parties, le litige porte essentiellement sur l’application de l’article 2908 C.c.Q. Cette disposition se lit comme suit :

2908. La demande pour obtenir l’autorisation d’exercer une action collective suspend la prescription en faveur de tous les membres du groupe auquel elle profite ou, le cas échéant, en faveur du groupe que décrit le jugement qui fait droit à la demande.

Cette suspension dure tant que la demande d’autorisation n’est pas rejetée, que le jugement qui y fait droit n’est pas annulé ou que l’autorisation qui est l’objet du jugement n’est pas déclarée caduque; par contre, le membre qui demande à être exclu de l’action, ou qui en est exclu par la description que fait du groupe le jugement qui autorise l’action, un jugement rendu en cours d’instance ou le jugement qui dispose de l’action, cesse de profiter de la suspension de la prescription.

Toutefois, s’il s’agit d’un jugement, la prescription ne recommence à courir qu’au moment où le jugement n’est plus susceptible d’appel

[29]    Ainsi, la question en litige est donc de déterminer à l’égard de qui a profité la suspension de la prescription résultant du dépôt de la demande originale du 13 juin 2008, eu égard toutefois aux demandes d’amendement, selon les défendeurs.

Point de départ de la prescription

[30]    D’emblée, il est pertinent d’établir le point de départ de la prescription des réclamations concernées. Les défendeurs proposent deux dates, soit le 12 juin 2008 et le 16 janvier 2009.

[31]    La date du 12 juin 2008 correspond au moment où le Bureau de la concurrence fit publiquement l’annonce que des accusations étaient portées contre des individus et des entreprises pour avoir fixé le prix de l’essence à la pompe dans les villes de Victoriaville, Thetford-Mines, Magog et Sherbrooke. Dès ce moment, les documents relatifs à ces accusations ont été rendus accessibles au public, dont les annexes A, B et C (désignés comme les pièces P-9A, P-9B et P-9C dans la demande introductive d’instance). Il s’agit de résumés d’écoute électronique et de divers documents ayant servi de fondement pour l’émission de mandats de perquisition. C’est en s’appuyant notamment sur ces pièces que les demandeurs affirment que le complot sur la fixation du prix de l’essence s’étendait au-delà des quatre villes.

[32]    La date du 16 janvier 2009 correspond plutôt au moment où les demandeurs affirment pouvoir démontrer l’existence d’un cartel dans l’ensemble du Québec, et ce, après avoir pris connaissance, entre autres, des dénonciations et des annexes pour l’obtention de mandats de perquisition.

[33]    Aucune de ces dates n’a fortement été contestée par les demandeurs. À défaut d’avoir proposé une autre date à laquelle auraient commencé à courir les délais de prescription, il y a lieu de retenir une de celles proposées par les défendeurs.

[34]    Au sujet du délai de prescription de trois ans prévu à l’article 2925 C.c.Q., le second alinéa de l’article 2880 C.c.Q. énonce que « [l]e jour où le droit d’action a pris naissance fixe le point de départ de la prescription extinctive ».

[35]    En principe, le point de départ correspond au premier moment où le titulaire du droit aurait pu prendre action pour le faire valoir.

[36]    Selon l’arrêt Rosenberg de la Cour d’appel : « [e]n matière de responsabilité, [ce premier jour] survient dès que le titulaire du droit acquiert une connaissance suffisante d'une faute, d'un dommage et du lien de causalité qui les unit (art. 1457 C.c.Q.) en faisant preuve de diligence raisonnable dans la recherche des faits »[11].

[37]    Quant au délai de deux ans de l’article 36 de la Loi sur la concurrence, le droit d’action prend naissance au moment où les faits importants sur lesquels il repose ont été découverts par le titulaire du droit ou aurait dû l’être par diligence raisonnable[12].

[38]    Le Tribunal adhère à la position des défendeurs selon laquelle le représentant et les membres de l’action collective Thouin étaient en mesure, en faisant preuve de diligence raisonnable, d’acquérir une connaissance suffisante des faits générateurs de leur droit dès le 12 juin 2008[13]. Comme l’ont soutenu les demandeurs lors des représentations, leur intention première était d’introduire une action collective dont le territoire visé couvrirait l’ensemble de la province de Québec, ce qui implique qu’il avait déjà une connaissance des faits donnant ouverture à leur droit d’action.

[39]    La date du 16 janvier 2009 semble davantage constituer une période où les demandeurs ont acquis une meilleure compréhension de la preuve disponible depuis le 12 juin 2008, en plus d’avoir obtenu de nouveaux éléments de preuve.

[40]    Pour ces raisons, la date du 12 juin 2008 doit être celle retenue.


La suspension de la prescription  

[41]    Tout d’abord, il nous semble pertinent d’exposer les enseignements découlant de l’affaire Marineau soumise par les défendeurs. Dans ce jugement, la Cour supérieure devait décider si la prescription du droit d’action des membres de l’action collective en cause (action Marineau) avait été suspendue par le dépôt antérieur de la demande d’autorisation dans le cadre d’une autre action collective (action Morin).

[42]    L’action Marineau cherchait à obtenir une réparation pour « [t]outes les personne […] s’étant vues facturer […] des frais pour bris de contrat concernant un service d’accès internet et/ou de télévision »[14]. La demanderesse prétendait être incluse dans la description du groupe contenue dans la demande d’autorisation dans l’action Morin, laquelle visait « [t]outes les personnes […] s’étant vues facturer […] des frais de résiliation de contrat […] »[15].

[43]    Devant cet argument, le tribunal se dit d’avis qu’il ne faut pas seulement regarder la description du groupe telle que libellée dans la demande d’autorisation. Il faut plutôt examiner le « contenu de l’ensemble de la requête pour autorisation »[16], c’est-à-dire les allégations et les pièces au soutien de celle-ci, pour déterminer le groupe visé en substance par la requête.

[44]    À la suite d’une lecture attentive de la demande d’autorisation de l’action Morin, le tribunal constate que celle-ci ne vise en réalité que les services de téléphonie filaire. Cela apparait « clairement » de l’ensemble de la demande[17].

[45]    Le tribunal examine également le jugement d’autorisation et s’aperçoit que la juge saisie de l’affaire était arrivée à cette même conclusion.

[46]    Conséquemment, le dépôt de la demande d’autorisation dans l’action Morin n’a pas eu d’effet suspensif à l’égard des abonnées des services d’internet et de télévision, n’ayant jamais fait partie du groupe cible. Au moment où la demande d’autorisation dans l’action Marineau fut déposée, leurs recours étaient déjà prescrits.

[47]    La démarche appliquée par la Cour supérieure a été approuvée par la Cour d’appel du Québec[18].

[48]    De manière générale, dans le cadre de l’application de l’article 2908 C.c.Q., les tribunaux exigent un examen à la fois du contenu de la demande d’autorisation et de la description du groupe qui y est faite[19].

[49]        Qu’en est-il dans le présent cas ?

[50]        Certains actes de procédure sont plus particulièrement pertinents à l’analyse du présent litige. Ces actes de procédure sont :

§  La demande d’autorisation d’exercer une action collective déposée par M.  Lafontaine le 13 juin 2008 (500-06-000438-081);

§  La demande pour permission d’amender la demande d’autorisation d’exercer l’action collective dans le dossier Lafontaine le 14 mars 2012, ce dossier ayant préalablement été transféré le 14 juin 2011 dans le district judiciaire de Québec.

[51]        À ces actes de procédure, s’ajoutent bien évidemment :

§  Le jugement sur la demande pour permission d’amender la demande d’autorisation d’exercer une action collective prononcé le 30 mars 2012;

§  Le jugement sur la demande d’autorisation d’exercer une action collective prononcé le 6 septembre 2012 (rectifié le 4 octobre 2012).

[52]        Dans la demande d’autorisation d’exercer une action collective qu’il a déposée le 13 juin 2008, M. Lafontaine propose une description du groupe qu’il décrit ainsi :

« Toutes les personnes physiques et toutes les personnes morales de droit privé, sociétés ou associations comptant, en tout temps au cours de la période de 12 mois qui précède la présente requête pour autorisation, sous leur direction ou sous leur contrôle au plus 50 personnes liées à elles par contrat de travail, qui ont acheté de l’essence à la pompe à l’une ou plusieurs des entreprises opérées par les Intimés directement ou indirectement par l’intermédiaire de leurs préposés, employés, mandataires, dirigeants, représentants, filiales et/ou franchises durant les années 2005 à 2007 (la « Période Visée ») dans la province de Québec sous une ou plus des bannières suivantes, soit : (i) Ultramar; (ii) Shell; (iii) Petro-Canada; (iv) Irving; (v) Olco; (vi) Sonerco; (vii) Esso et (viii) Pétro-T ».

[53]        Quoique les demandeurs plaident que la description du groupe proposée réfère spécifiquement à la « province de Québec », il faut aussi examiner les allégations de la demande, car le juge à la présentation de celle-ci doit, entre autres, vérifier si « les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées » (article 575 (2) C.p.c.).

[54]        Certaines allégations de la demande d’autorisation pour exercer une action collective justifient la description de ce groupe. Il y a notamment celles qui précisent la cause d’action ou le droit d’action :

2.1    Durant la Période Visée, les Intimées ont participé, soit directement ou indirectement, à un complot visant à fixer le prix de l’essence à la pompe ce qui constitue une activité illégale en vertu de l’article 45 de la Loi sur la concurrence (Canada), S.R.C. 1985, c. C-34 (la « Loi sur la concurrence »), des dispositions applicables du Titre II de la Loi sur la protection du consommateur, L.R.Q. c. P-40.1 (la « Loi sur la protection du Consommateur ») et les dispositions applicables  du Code civil du Québec (le « CCQ »).

[…]

2.4    Le Requérant a donc subi un préjudice à cause de l’activité illégale des Intimées et est en mesure d’en réclamer des dommages (incluant des dommages exemplaires) contre les Intimées, dont le montant précis est à déterminer.

[…]

3.2    En conséquence, chacun des membres du Groupe a subi un préjudice en raison de l’activité illégale des Intimées qui prive les membres des avantages d’un marché concurrentiel et qui constitue une fraude sur le marché avec le résultat que chacun des membres du Groupe est en droit de réclamer des dommages (incluant des dommages exemplaires) dont le montant exact est à déterminer conte les Intimées;

[55]        Il y a aussi celle visant la difficulté d’application des articles 59 et 67 du Code de procédure civile :

4.2    Le recours vise tous les membres du Groupe qui ont acheté de l’essence à la pompe de l’une ou plusieurs entreprises opérées, directement ou indirectement, par les Intimées durant la Période Visée dans la province de Québec ;

4.3    Le recours viserait alors plusieurs personnes résidant dans différentes régions du Québec et ailleurs dispersées un peu partout;

[56]        De plus, M. Lafontaine identifie ainsi l’une des principales questions qui seront traitées collectivement, à savoir :

§  Est-ce que de l’essence à la pompe a été achetée par la personne en question de l’une ou de plus d’une des entreprises opérées, directement ou indirectement, par l’un ou plus d’un des Intimées durant la Période Visée dans la province de Québec ?

[57]        Enfin, il est à noter qu’il demande à que soit ordonnée la publication d’un avis à la suite du jugement à intervenir dans différents journaux qui couvrent l’ensemble de la province de Québec, à savoir : la Presse, le Journal de Montréal, le Journal de Québec et The Gazette.

[58]        Dans le jugement qu’elle prononce le 30 mars 2012 sur la demande pour permission de modifier la demande d’autorisation d’exercer une action collective, la juge Bélanger note que :

8     Le présent recours introduit par Marcel Lafontaine et visant toute la province de Québec est demeuré inactif.

[…]

11   Marcel Lafontaine demande maintenant à ce que Daniel Thouin et l’APA lui soient substitués. Le recours proposé ne vise plus maintenant un seul territoire comprenant toute la province de Québec, mais suggère la formation de 26 groupes représentant les personnes qui ont acheté de l’essence entre le 1er janvier 2002 et le 30 juin 2006 dans 26 villes et territoires donnés.

[…]

26   Les amendements demandés ici ne sont pas inutiles, ils visent à préciser et à circonscrire la demande originaire et la connexité est certaine entre la requête telle qu’elle existe présentement et les amendements proposés.

[…]

41   Une saine administration de la justice nécessite que la question de déterminer si le recours collectif doit être autorisé au Québec pour des territoires autres que les quatre territoires déjà touchés par le premier recours collectif doit être disposée dans les meilleurs délais.

[59]        Toutefois, la juge Bélanger prend soin de préciser que :

44… le tribunal ne statue pas sur le bien-fondé des amendements proposés. Ce débat sera fait lors de l’audition de la requête pour autorisation.

[60]        Le jugement de la juge Bélanger autorisant l’exercice de l’action collective, prononcée le 6 septembre 2012, n’apporte pas d’autres éléments pertinents.

[61]        En effet, il ne semble pas que la question de la prescription ait été discutée lors des représentations sur la demande d’autorisation d’exercer une action collective.

[62]        Ces extraits de la demande initiale d’autorisation d’exercer une action collective démontrent sans équivoque que le territoire visé par cette demande n’était pas limité aux seules villes de Victoriaville, Thetford Mines, Magog et Sherbrooke. Bien au contraire, on pouvait comprendre que le territoire concerné était celui de la province de Québec. C’est d’ailleurs ce qu’a compris la juge Bélanger et elle l’exprime clairement au paragraphe 8 de son jugement.

[63]        Si l’on reprend l’article 2908 C.c.Q., « (l)a demande pour obtenir l’autorisation d’exercer une action collective [du 13 juin 2008] suspend la prescription en faveur de tous les membres […] du (des) groupe(s) que décrit le jugement qui fait droit à la demande », jugement prononcé le 6 septembre 2012.

[64]        Étant donné ce qui précède, il n’est pas nécessaire d’analyser les demandes d’autorisation d’exercer une action collective dans les dossiers Jacques et Jeanson, lesquelles n’ont eu aucun effet sur le présent dossier et n’ont pas à être prises en considération.

[65]        Enfin, il ne saurait être fait droit à la conclusion subsidiaire visant à ce qu’il soit conclu « à la prescription des recours des personnes n’ayant pas acheté des Intimées visées par les demandes d’autorisation originales dans les actions Lafontaine et Jeanson ». En effet, les conclusions du jugement du 6 septembre 2012 qui autorise l’action collective semblent, à ce moment-ci, bénéficier aux personnes résidant dans les villes qui y sont mentionnées et qui ont acheté de l’essence. Les personnes n’ayant pas acheté de l’essence ne semblent pas concernées.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[66]        REJETTE la demande en rejet partiel pour absence de fondement juridique et abus de procédure présentée par les défendeurs ;

[67]        LE TOUT, avec frais de justice.

 

 

 

 

__________________________________

BERNARD GODBOUT, j.c.s.

 

Pour les demandeurs

 

Paquet Gadler inc. (procureurs ad litem)

Me Guy Paquette

Me Christophe Perron-Martel

 

Bernier Beaudry (procureurs-conseil)

Me Martin Simard

 

LaTraverse avocats, procureurs-conseils

Me Pierre V. Latraverse

 

 

 

Osler, Hoskin & Harcourt

Me Frédéric Plamondon

Me Éric Préfontaine

Pour la défenderesse Les Pétroles Irving

 

Davis Ward Phillips & Vineberg

Me Louis-Martin O’Neill

Me Jessica Major

 

Pour la défenderesse Alimentation Couche-Tard inc., Dépanneur Escompte Couche-Tard inc. et Couche Tard inc.

 

O’Brien avocats

Me Jean-François Paré

Pour les défendeurs Pétroles Cadrin inc. et Daniel Drouin

 

Gravel Bernier Vaillancourt

Me Michel C. Chabot

Pour les défenderesses Philippe Gosselin & Associés Ltée, André Bilodeau, Carol Lehoux, Claude Bérard et Stéphane Grand

 

McMillan

Me Sidney Elbaz

Pour la défenderesse Le Groupe Pétrolier Olco inc.

 

 

 

Dates d’audience :

10 et 11 mars 2020

 

 



[1]        Plan d’argumentation des défendeurs, 10 mars 2020, p. 43, paragr. 113.

[2]        L.R.C. (1985), c. C-34.

[3]      Voir à ce sujet Robillard c. Arsenault, 2017 QCCA 750, jj. Savard, Vauclair et Bouchard (ad hoc), paragr. 27 à 33.

[4]    Marineau c. Bell Canada, 2014 QCCS 3442.

[5]    Montplaisir c. Mondou, 2017, QCCA 1841, paragr. 7, j. Vauclair.

[6]    Canada (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49, paragr. 19 et 20.

[7]    Art. 52 al.2 C.p.c.

[8]    Richard c. J.D., 2015 QCCA 3; Cooperstock c. United Air Lines Inc., 2013 QCCA 526; 9142-9134 Québec inc. c. 2631-1746 Québec inc., 2015 QCCS 1306.

[9]    Gestion Martin D'Astous inc. c. WSP Canada inc., 2018 QCCS 5464, paragr. 66.

[10]   Marineau c. Bell Canada, 2015 QCCA 1519, paragr. 6; Godbout c. Banque Nationale du Canada unité de développement immobilier, 2015 QCCS 6327, par. 21.  

[11]   Rosenberg c. Canada (Procureur général), 2014 QCCA 2041, paragr. 8 (références omises). Voir aussi Gouin Huot c. Équipements de ferme Jamesway inc., 2018 QCCA 449, paragr. 6; Jean-Louis BAUDOIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, vol.1, 8e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, p. 1157.

[12]   Pioneer Corp. c. Godfrey, 2019 CSC 42, paragr. 50.

[13]   Plan d’argumentation des défendeurs, 10 mars 2020, paragr. 49. 

[14]   Marineau c. Bell Canada, 2014 QCCS 3442, paragr. 3.

[15]   Id., paragr. 45.

[16]   Id., paragr. 51.

[17]   Id., paragr. 54.

[18]      Marineau c. Bell Canada, 2015 QCCA 1519, paragr. 9.

[19]     Option Consommateurs c. Banque de Montréal, 2007 QCCS 6026, paragr. 53; Option Consommateurs c. Banque de Montréal, 2008 QCCS 3619, paragr. 100. Dans ces décisions toutefois, il ne ressort pas clairement que le tribunal procède à une analyse de l’ensemble de la requête comme dans l’affaire Marineau.

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