Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureur général)

2014 QCCS 4197

 

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N°:

500-17-037876-078

500-17-033409-064

 

 

 

DATE :

Le 2 septembre 2014

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

MICHEL YERGEAU, J.C.S.

 

 

(500-17-037876-078)

CENTRALE DES SYNDICATS DU QUÉBEC

et

FÉDÉRATION DES INTERVENANTES EN PETITE  ENFANCE DU QUÉBEC (FIPEQ-CSQ)

et

LE SYNDICAT DES INTERVENANTES EN PETITEENFANCE DE MONTRÉAL (SIPEM-CSQ)

et

LE SYNDICAT DES INTERVENANTES EN PETITE ENFANCE DE QUÉBEC (SIPEQ-CSQ)

et

LE SYNDICAT DES INTERVENANTES EN PETITE  ENFANCE DE L’ESTRIE (SIPEE-CSQ)

et

FRANCINE JOLY

et

NATHALIE FILLION

et

LOUISE FRÉCHETTE

et

FÉDÉRATION DU PERSONNEL DE SOUTIEN DE  L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR (FPSES)

et

SYNDICAT DES INTERPRÈTES PROFESSIONNELS DU SIVET

et

CHANTAL BOUSQUET

et

YANNICK FRANÇOIS

Demandeurs

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Défendeur

et

LA COMMISSION DE L’ÉQUITÉ SALARIALE

Mise-en-Cause

 

(500-17-033409-064)

CONFÉDÉRATION DES SYNDICATS NATIONAUX

et

FÉDÉRATION DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX

et

SYNDICAT DES TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS DES  CPE DE LA MONTÉRÉGIE

et

SYNDICAT DES TRAVAILLEUSES DES CPE DE MONTRÉAL ET DE LAVAL

et

FRANCE LANIEL

et

GINETTE LAVOIE

et

DANIELLE PARÉ

Demandeurs

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Défendeur

et

LA COMMISSION DE L’ÉQUITÉ SALARIALE

Mise-en-cause

 


 

TABLES DES MATIÈRES

 

 

1.      Préambule............................................................................................................................ 5

2.      Les articles de la Loi sur l’équité salariale pertinents au présent dossier.... 7

3.      Présomption de validité constitutionnelle des lois.................................................. 9

4.      La preuve........................................................................................................................... 12

4.1.          Origine de la Loi sur l’équité salariale................................................................... 12

4.2.          Les entreprises sans comparateur masculin......................................................... 16

4.3.          Ce que le gouvernement retient à cette enseigne dans l’avant-projet  de Loi sur l’équité salariale              18

4.4.          Le projet de loi numéro 35....................................................................................... 20

4.5.          Le choix de confier ce volet de l’équité salariale au pouvoir de  réglementation 22

4.6.          La difficile gestation d’un règlement....................................................................... 25

5.      Analyse............................................................................................................................... 34

5.1.          Y a-t-il invalidité de l’article 38 de la Loi sur l’équité salariale en vertu  de l’article 15 de la Charte canadienne?............................................................................................................................ 35

5.1.1.      La portée de l’article 38 de la Loi sur l’équité salariale................................... 35

5.1.2.      L’article 15 de la Charte....................................................................................... 36

5.1.3.      L’arrêt Andrews..................................................................................................... 39

5.1.4.      L’arrêt Law c. Canada.......................................................................................... 41

5.1.5.      Les arrêts Kapp et Withler................................................................................... 43

5.1.6.      L’arrêt Québec (Procureur général) c. A........................................................... 44

5.1.7.      Le cheminement critique...................................................................................... 45

5.1.8.      La Loi crée-t-elle une distinction désavantageuse fondée sur un motif énuméré ou analogue?              46

A)        Y a-t-il une distinction?.......................................................................................... 46

B)        Y a-t-il une distinction désavantageuse?............................................................ 47

C)        La distinction repose-t-elle sur un motif énuméré?........................................... 47

D)        La distinction repose-t-elle sur un motif analogue?........................................... 48

E)        Le programme législatif....................................................................................... 50

F)        Le groupe comparateur........................................................................................ 52

G)        Les arrêts Lovelace et Terre-Neuve.................................................................. 55

5.1.9.      La distinction est-elle discriminatoire en ce qu’elle perpétue un préjugé ou l’application d’un stéréotype?.......................................................................................................................... 58

5.2.          Y a-t-il invalidité de l’article 38 de la Loi sur l’équité salariale en vertu  de l’article 10 de la Charte québécoise?............................................................................................................................ 59

6.      Les dépens......................................................................................................................... 62

7.      Remerciements.................................................................................................................. 63

8.      Dispositif............................................................................................................................ 63

           


JUGEMENT SUR UNE DEMANDE

DE DÉCLARATION D’INVALIDITÉ CONSTITUTIONNELLE

______________________________________________________________________

 

 

                                                             L’égalité n’est pas une question de similitude, et le                                                                       par. 15(1) de la Charte ne garantit pas le droit à un traitement identique.[1]      

 

 

[1]         Au cœur de ces dossiers, se pose la question de la date de l’ajustement des salaires lié à l’exercice d’équité salariale dans les entreprises au sein desquelles on ne retrouve pas de comparateur masculin. Ces entreprises sont celles comptant 10 salariés ou plus où il n’existe pas à l’interne de catégories d’emplois à prédominance masculine permettant d’établir la comparaison pour fins d’équité salariale.

[2]         Adoptée par l’Assemblée nationale le 21 novembre 1996, la Loi sur l’équité salariale, à l’article 37, donne aux entreprises jusqu’au 21 décembre 2001, soit quatre ans à compter de son entrée en vigueur le 21 décembre 1997, pour compléter cet exercice et commencer à verser les ajustements salariaux en découlant. Ceux-ci peuvent être étalés sur un maximum de quatre ans.

[3]         Mais pour ce qui est des entreprises sans comparateur masculin, l’article 38 de la Loi, dans les circonstances et pour les motifs qu’on verra, leur alloue au maximum deux ans pour mener à terme l’exercice à compter de l’entrée en vigueur d’un règlement à ce propos, sans effet rétroactif au 21 décembre 2001. Un tel règlement est entré en vigueur le 5 mai 2005; la date limite de l’exercice d’équité dans ce cas  était donc le 5 mai 2007 après quoi les ajustements salariaux devaient débuter.

[4]         Un total estimé de 2 000 entreprises[2] du secteur privé[3] regroupant entre 30 000 et 40 000 travailleuses et travailleurs salariés voient ainsi l’échéance ultime de l’exercice d’équité salariale être reportée de plus de cinq ans par rapport aux autres entreprises.

[5]         Mais la preuve nous apprend que derrière ce délai se cache un problème plus complexe qu’il n’y paraît lorsqu’on parcourt la solution «simple et élégante», pour reprendre la formule d’une témoin experte des demandeurs, qu’y apporte le Règlement sur l’équité salariale dans les entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine.

[6]         Les demandeurs voient dans l’article 38 de la Loi sur l’équité salariale et dans ce hiatus temporel un cas de discrimination qui contrevient aux chartes des droits. Le Procureur général du Québec soutient le contraire.

[7]         Dans le premier dossier, la Centrale des syndicats du Québec et la Fédération des intervenantes en petite enfance du Québec (FIPEQ-CSQ), auxquelles se joignent divers syndicats locaux et personnes à titre individuel, demandent au Tribunal de déclarer invalide et inopérant pour motif d’inconstitutionnalité l’article 38 de la Loi sur l’équité salariale. Selon les demandeurs, cet article viole le droit à l’égalité garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne et l’article 10 de la Charte québécoise. Les demandeurs soutiennent que l’article 1 de la Charte canadienne ne trouve pas application ici.

[8]         Dans l’autre dossier, la Confédération des syndicats nationaux, de concert avec d’autres demandeurs, formulent la même demande.

[9]         Dans leur plaidoirie écrite commune, les demandeurs réfèrent aussi à l’article 19 de la Charte québécoise.

[10]       Les deux dossiers ont été réunis pour audition.

[11]       Dans les circonstances de l’espèce, à partir de la preuve présentée et considérant les enseignements des tribunaux supérieurs, le Tribunal ne peut faire droit aux conclusions des demandeurs pour les motifs exposés ci-après.

1.            Préambule

[12]       Lorsque l’Assemblée nationale adopte la Loi sur l’équité salariale (la Loi ou L.é.s.)[4], le Québec se dote dès lors d’un outil puissant pour freiner la ségrégation professionnelle des femmes et pour éliminer la discrimination salariale systémique dont elles sont l’objet. Elle instrumente du même coup le droit à un salaire égal pour un travail équivalent, sans discrimination, lequel fait déjà l’objet depuis 1976 de l’article 19 de la Charte des droits et libertés de la personne (Charte québécoise)[5].

[13]       D’entrée de jeu, l’article 1 de la Loi en établit l’objectif :

1. La présente loi a pour objet de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l'égard des personnes qui occupent des emplois dans des catégories d'emplois à prédominance féminine.

Ces écarts s'apprécient au sein d'une même entreprise, sauf s'il n'y existe aucune catégorie d'emplois à prédominance masculine.

[14]       Dans le jugement considérable qu’elle rend le 4 février 2004 sur la validité du chapitre IX de la Loi[6], sur lequel nous reviendrons, la juge Julien de cette Cour écrit :

[962]   En 1996, lorsqu’il adopte la Loi, le législateur connaît l’impact de la discrimination salariale systémique sur la situation des femmes en emploi. Il est conscient de la persistance et de la stagnation de l’écart salarial entre les hommes et les femmes.

[963]   Il sait l’étendue de ses obligations suite aux engagements souscrits par le Canada, au niveau international. Il est au fait des mesures adoptées par les autres gouvernements au Canada.

[964]   Il constate l’inefficacité du mécanisme de plaintes prévu à la Charte québécoise pour corriger la discrimination systémique subie par les femmes sur le marché du travail.

Et plus loin :

[1056]  Une telle loi repose sur le constat général de la ségrégation professionnelle des femmes et de la sous-évaluation de leurs emplois. L’initiative et le fardeau de la preuve reposeront sur l’employeur plutôt que sur la travailleuse (à l’inverse du mécanisme de plaintes) dans la correction de l’écart salarial.

[1057]  La Loi est fondée sur le droit à l’équité salariale des hommes et des femmes (comme dans la Charte québécoise), mais utilise des moyens différents. Elle a pour objet «d’éliminer» la discrimination salariale faite aux femmes. Elle oblige l’employeur à comparer la valeur et la rémunération des CEPF à celles des CEPM. Elle oblige l’employeur à corriger les écarts salariaux constatés entre ces emplois s’ils sont équivalents[7].

On ne peut dire les choses plus clairement.

[15]       La L.é.s. a donc pour but à terme de redresser une situation d’inégalité prévalant chez les travailleuses en attribuant aux catégories d’emplois occupés majoritairement par des femmes une valeur monétaire équivalente aux emplois occupés principalement par des hommes dans les entreprises comptant 10 salariés et plus et en y maintenant par la suite l’équité salariale. Pour ce faire, la Loi vient substituer au principe de salaire égal pour un travail égal, celui qui veut qu’à travail équivalent corresponde un salaire égal. Résultat, lorsque des hommes exercent des emplois dans des niches d’emplois à prédominance féminine, ceux-ci, comme leurs collègues féminines, bénéficient de la correction des écarts salariaux par rapport aux emplois équivalents à prédominance masculine.

[16]       Règle fondamentale pour atteindre l’objectif : la comparaison des emplois liée à l’exercice d’équité salariale se fait à l’intérieur de l’entreprise et non pas à l’échelle du Québec ou à l’échelle d’une région ou d’un secteur d’activité, ceci conformément à ce que commande l’article 19 de la Charte québécoise. C’est à chaque entreprise qu’il revient de mener à bien l’exercice d’équité salariale. La L.é.s. n’a pas pour objectif d’assurer une équité interentreprises ou un redressement des salaires pour des emplois comparables par secteur d’activité, par région ou par taille.

[17]       Comme c’est le cas de tout autre changement de cap important au sein de la société, l’équité salariale a mis du temps à percoler à travers le tissu social et encore aujourd’hui, elle demeure une notion bien souvent incomprise alors que la Loi remonte pourtant à plus de 25 ans. La Cour suprême prend d’ailleurs acte du coefficient de difficulté lorsque, sous la plume du juge Binnie, elle affirme :

L’équité salariale est l’une des questions les plus épineuses et controversées de notre époque dans le monde du travail.[8]

[18]       En 2013, dans un jugement qu’elle rend portant sur les négociations des conventions salariales dans le secteur public, la juge Roy de cette Cour parle, en traitant du programme d’équité salariale du gouvernement du Québec, d’«un exercice plus ardu qu’anticipé», qui se prolonge jusqu’en 2005[9].

[19]       Le temps qu’auront mis les entreprises qui comptent des catégories d’emplois à prédominance masculine et le gouvernement du Québec lui-même pour compléter l’exercice d’équité salariale après l’entrée en vigueur de la Loi suffit pour conclure qu’il y avait loin de la coupe aux lèvres. Comme quoi une idée, si porteuse soit-elle, ne devient pas d’emblée un paradigme. Résultat : divers retards ont ponctué la mise en œuvre de la Loi sur l’équité salariale.

2.            Les articles de la Loi sur l’équité salariale pertinents au présent dossier

[20]       Citons avant d’enchainer les articles 37 et 38 L.é.s. et les autres dispositions de la Loi auxquelles nous référerons :

37. Les ajustements salariaux requis pour atteindre l'équité salariale doivent avoir été déterminés ou un programme d'équité salariale doit avoir été complété dans un délai de quatre ans à compter de l'assujettissement de l'employeur.

38. Lorsque dans une entreprise, il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, les ajustements salariaux doivent avoir été déterminés ou le programme d’équité salariale doit être complété soit dans le délai prévu à l’article 37, soit dans un délai de deux ans de l’entrée en vigueur du règlement de la Commission pris en vertu, selon le cas, des paragraphes 1o ou 2o du premier alinéa de l’article 114, selon la plus éloignée de ces échéances.

13. Lorsque dans une entreprise il n'existe pas de catégories d'emplois à prédominance masculine, le programme d'équité salariale est établi conformément au règlement de la Commission.

[…]

            114. La Commission peut par règlement:

      1° aux fins de la détermination des ajustements salariaux dans une entreprise qui compte moins de 50 salariés où il n'existe pas de catégorie d'emplois à prédominance masculine, établir des catégories d'emplois types à partir des catégories d'emplois identifiées dans des entreprises où des ajustements salariaux ont déjà été déterminés et prévoir des normes ou des facteurs de pondération applicables à l'estimation des écarts salariaux entre ces catégories en tenant compte notamment des caractéristiques propres aux entreprises dont les catégories d'emplois sont ainsi comparées;

      2° aux fins de l'établissement d'un programme d'équité salariale dans une entreprise où il n'existe pas de catégorie d'emplois à prédominance masculine, établir des catégories d'emplois types à partir des catégories d'emplois identifiées dans des entreprises où un tel programme a déjà été complété, déterminer des méthodes d'évaluation de ces catégories d'emplois ainsi que des méthodes d'estimation des écarts salariaux entre des catégories d'emplois types et des catégories d'emplois d'une entreprise et prévoir des normes ou des facteurs de pondération applicables à ces écarts en tenant compte notamment des caractéristiques propres aux entreprises dont les catégories d'emplois sont ainsi comparées;

[…]

Un règlement de la Commission est soumis à l'approbation du gouvernement qui peut, en l'approuvant, le modifier.

Le gouvernement ne peut approuver un règlement de la Commission avant qu’il n’ait fait l’objet d’une étude par la commission compétente de l’Assemblée nationale.

55. Une catégorie d'emplois peut être considérée à prédominance féminine ou masculine dans l'un ou l'autre des cas suivants:

 1° elle est couramment associée aux femmes ou aux hommes en raison de stéréotypes occupationnels;

 2° au moins 60% des salariés qui occupent les emplois en cause sont du même sexe;

 3° l'écart entre le taux de représentation des femmes ou des hommes dans cette catégorie d'emplois et leur taux de représentation dans l'effectif total de l'employeur est jugé significatif;

 4° l'évolution historique du taux de représentation des femmes ou des hommes dans cette catégorie d'emplois, au sein de l'entreprise, révèle qu'il s'agit d'une catégorie d'emplois à prédominance féminine ou masculine.

70. Les ajustements salariaux peuvent être étalés sur une période maximale de quatre ans.

Lorsqu'il y a étalement, les versements doivent être annuels et le montant de chacun doit être égal.

71. L'employeur doit payer les premiers ajustements salariaux à la date où le programme d'équité salariale doit être complété ou, s'il s'agit d'un employeur dont l'entreprise compte moins de 50 salariés, à la date où les ajustements salariaux doivent être déterminés.

À défaut par l'employeur de verser les ajustements salariaux dans les délais applicables, ces ajustements portent intérêt au taux légal à compter du moment où ils auraient dû être versés.

3.            Présomption de validité constitutionnelle des lois

[21]       Toute loi est présumée constitutionnellement valide[10]. Ce n’est qu’une fois son inconstitutionnalité démontrée que le Tribunal peut déclarer une loi invalide. Dans l’intervalle, la retenue judiciaire s’impose. Et lorsque l’inconstitutionnalité est démontrée, le Tribunal jouit encore d’une large discrétion dans l’exercice de son pouvoir d’intervention.

[22]       En matière de droits protégés par les chartes, les tribunaux doivent s’employer à réconcilier cette présomption de validité avec la protection des droits et libertés des personnes, de manière à n’exclure de la loi que les seules dispositions qui y portent atteinte.

[23]       Sans doute forts de ces enseignements jurisprudentiels, les demandeurs se bornent à demander ici l’invalidité du seul article 38 de la Loi.

[24]       Mais même dans une demande de portée limitée comme celle en l’espèce, la retenue judiciaire s’impose : les tribunaux n’invalident une loi ou un élément de celle-ci que si cela s’avère inévitable. Ils ne le font qu’après que la partie qui invoque la discrimination comme motif d’invalidité en ait fait la démonstration par prépondérance des probabilités[11].

[25]       À ce propos, dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. Fraser[12], la Cour suprême enseigne que les lois adoptées par le Parlement et les législatures sont présumées respecter la Charte canadienne :

[102]       Trois raisons nous incitent à conclure qu’il faut résoudre toute ambiguïté du libellé des par. 5(6) et (7) en tenant pour acquis que les dispositions obligent l’employeur agricole à examiner de bonne foi les observations de ses employés. […]

La deuxième raison tient à la présomption selon laquelle le Parlement et les législatures veulent respecter la Charte : Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038 , à la p. 1078, le juge Lamer (plus tard Juge en chef), dissident en partie ; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2 , [2001] 1 R.C.S. 45 , au par. 33. […]

[26]       Par contre, cette règle de déférence ne doit pas pour autant restreindre la portée des droits garantis par la Charte et amener les tribunaux à se dérober à leurs obligations d’arbitres en matière de constitutionnalité[13]. C’est ainsi que la Cour suprême, dans l’arrêt Vriend c. Alberta, parle d’un équilibre à respecter qu’il convient ici de souligner :

  Parce que les tribunaux sont indépendants des pouvoirs exécutif et législatif, les justiciables et les citoyens en général peuvent habituellement s’attendre à ce qu’ils rendent des décisions motivées et étayées, conformes aux prescriptions constitutionnelles, même si certaines d’entre elles peuvent ne pas faire l’unanimité.  Les tribunaux n’ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer après coup aux législatures ou aux gouvernements; ils ne doivent pas passer de jugement de valeur sur ce qu’ils considèrent comme les politiques à adopter; cette tâche appartient aux autres organes de gouvernement.  Il incombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c’est la Constitution elle-même qui leur confère expressément ce rôle.  Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, de respecter eux-mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l’exécutif que de veiller au respect, par ces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux.[14]

[27]       Mais le Tribunal ne peut pas aller jusqu’à réécrire la loi pour y ajouter les éléments permettant de la rendre valide[15].

[28]       Dans le cas d’une demande d’invalidité pour discrimination fondée sur l’article 15 de la Charte canadienne, la Cour suprême nous enseigne aussi que, pour déterminer s’il y a discrimination ou non dans un cas donné, il faut tenir compte des divers facteurs contextuels dans le but de placer la demande en perspective. La chose est d’autant plus importante lorsque, comme dans le cas présent, la mesure attaquée s’inscrit dans une législation visant à apporter de manière proactive un correctif à un problème social dont la mise en place effective demande le concours, à défaut d’un appui plein et entier, de nombreux partenaires. Il y a alors un danger à retirer après coup une pièce de l’échiquier qui contribuait à l’équilibre de l’ensemble pour la mettre sous la loupe de l’article 15 en ignorant du même coup ce qui a présidé à l’adoption d’une mesure législative spécifique à l’intérieur de l’ensemble de solutions que la loi apporte.

[29]       Comme le souligne la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Egan[16] et tel que repris par le juge Iacobucci dans l’arrêt Law[17] :

[…] C’est l’ensemble des traits, de l’histoire et de la situation de cette personne ou de ce groupe qu’il faut prendre en considération lorsqu’il s’agit d’évaluer si une personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur estimerait que la mesure législative imposant une différence de traitement a pour effet de porter atteinte à sa dignité.

[30]       Même si des arrêts subséquents sont venus relativiser le recours au processus de comparaison en la matière qu’y préconise la Cour suprême, ce passage de l’arrêt Law n’a pas été écarté par le plus haut tribunal depuis lors. L’importance du contexte au sein duquel s’inscrit la loi attaquée est un élément récurrent dans la jurisprudence canadienne en matière de discrimination.

[31]       Or, pendant bien des années, les tribunaux ont concentré leur attention sur quatre facteurs contextuels pour asseoir leur analyse : la préexistence d’un désavantage, le degré de correspondance de la mesure attaquée avec la réalité du plaignant, l’effet d’amélioration ainsi que la nature et l’étendue du droit affecté par la mesure visée par la demande d’invalidité[18]. Mais les tribunaux, selon la nature du dossier qui leur est soumis, ne sont pas liés par ces seuls facteurs, comme nous l’indique l’arrêt Withler :

Lorsque la mesure contestée s’inscrit dans un vaste régime de prestations, comme c’est le cas en l’espèce, son effet d’amélioration sur la situation des autres participants et la multiplicité des intérêts qu’elle tente de concilier joueront également dans l’analyse du caractère discriminatoire.[19]

[32]       Ainsi donc, l’invalidité constitutionnelle d’une loi ne peut pas être décidée exclusivement dans l’abstrait. Tenir compte des faits au dossier et des circonstances qui entourent le problème particulier à résoudre, des difficultés rencontrées par les protagonistes à définir une solution, de l’implication des demandeurs eux-mêmes dans la recherche fructueuse ou non de celle-ci, des consultations, ou des acquiescements souscrits de part et d’autre et des raisons qui expliquent le délai pour parvenir à la solution est donc nécessaire[20]. Nous y reviendrons dans le cadre de l’analyse. Mais pour l’instant, voyons ce que la preuve nous apprend.

4.            La preuve

[33]       Pour déterminer si l’article 38 de la Loi a un caractère discriminatoire, il est nécessaire de l’étudier dans son contexte historique et de le situer dans son contexte législatif.

[34]       À cette fin, les parties ont produit de consentement une abondante documentation à laquelle se sont ajoutés à l’audience les témoignages, de la part des demandeurs, de plusieurs femmes impliquées de près dans la lutte pour la reconnaissance de l’apport des travailleuses féminines, surtout auprès de la petite enfance, ainsi que de deux témoins expertes, Mmes Esther Déom et Carolle Simard. Le Procureur général, de son côté, a présenté le témoignage d’une personne qui joue un rôle actif au sein de l’appareil gouvernemental au cours des années où sont élaborés la L.é.s. et le Règlement sur l’équité salariale dans les entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine (Règlement sur l’équité salariale)[21], Mme Martine Bégin[22].

4.1.      Origine de la Loi sur l’équité salariale

[35]       Lorsqu’il adopte la L.é.s. en 1996, le Québec ne fait pas œuvre de pionnier. Il épouse plutôt la tendance. L’équité salariale n’est pas un hapax, une occurrence isolée. C’est le fruit d’une évolution. Survolons-la pour mettre le problème ici posé en contexte.

[36]       Depuis le début des années 1950, les provinces canadiennes, à la suite de l’Ontario[23], adoptent tour à tour, dans la foulée de divers instruments internationaux, des lois, ou des dispositions législatives dans le cadre de lois existantes, dont l’objet est d’interdire la discrimination fondée sur le sexe. En 1964, le Québec emboîte le pas avec sa Loi sur la discrimination dans l’emploi[24].

[37]       Mais ces diverses lois parent au plus pressé, s’attaquent au problème le plus évident, voire le plus grossier, celui de la discrimination salariale fondée sur le sexe qui a pour effet que les titulaires d’emplois similaires gagnent plus selon qu’ils sont des hommes ou moins selon qu’elles sont des femmes.

[38]       Par contre, un problème plus pernicieux sourd, soit celui de la discrimination systémique à l’endroit des catégories d’emplois traditionnellement occupés par des femmes, que d’aucuns appellent la ségrégation professionnelle. Parmi ces emplois, se retrouvent les fonctions liées aux soins (des enfants, des bébés, des malades) qui demandent des qualités de générosité, d’altruisme et de patience que notre culture prête aux femmes plus qu’aux hommes tout en leur associant une valeur économique moindre. En somme, des stéréotypes occupationnels.

[39]       Parmi les nombreuses formulations de cette notion de discrimination systémique, le Tribunal retient ce passage du Rapport du ministre du Travail sur la mise en œuvre de la Loi sur l’équité salariale de 2006 qui encapsule bien ce que la littérature spécialisée nous apprend :

Un traitement salarial inéquitable des femmes en tant que groupe social dont la valeur du travail est infériorisée en raison de préjugés intégrés dans les valeurs collectives de la société, dans les mœurs en général et plus précisément dans les systèmes d’évaluation et de rémunération des emplois, sans qu’il n’y ait mauvaise foi, volonté ou conscience d’agir injustement à leur égard. Ces mentalités collectives, héritées du passé, peuvent altérer le jugement qu’un membre de cette collectivité doit porter pour analyser une situation donnée concernant les hommes et les femmes. C’est ce qui engendre des biais sexistes.[25]

[40]       Le 21 novembre 1996, dans le discours à l’Assemblée nationale de la ministre de la Solidarité et de l’Emploi, alors souffrante mais que lit pour elle le vice-premier ministre à l’occasion de la présentation pour adoption du projet de loi numéro 35 sur l’équité salariale, on retrouve aussi ce qui suit sur l’infériorisation des emplois traditionnellement occupés par des femmes :

Les lois proactives ont l’avantage d’éviter la confrontation individuelle entre l’employeur et le personnel et rendent possible l’identification de pratiques discriminatoires considérées naturelles par la force de l’habitude. C’est là l’esprit du projet de loi québécois sur l’équité salariale.[26]

[41]       Cela dit, reprenons le parcours historique. En 1975, le Québec abroge la Loi sur la discrimination dans l’emploi, déjà mentionnée, au moment où est adoptée la Charte des droits et libertés de la personne[27] dont l’article 19 interdit la discrimination salariale fondée sur le sexe et introduit le concept d’équivalence salariale.

[42]       Mais à l’expérience, cet article se révèle incapable à lui seul de venir à bout du problème de discrimination systémique dans les conditions salariales des catégories d’emplois à prédominance féminine[28]. Cette carence est dénoncée de façon non équivoque par des groupes de femmes et des organisations syndicales[29]. Le Secrétariat à la condition féminine en est bien conscient; il forme en 1994 un comité afin d’élaborer une solution et un projet de loi. Ce faisant, il reprend l’idée mise de l’avant en 1992 par la Commission des droits de la personne qui, à la suite d’une consultation publique, préconisait une loi spécifique sur l’équité salariale.

[43]       Dans un Document d’orientation qui fait date de juin 1995, soumis à la ministre responsable de la Condition féminine[30], ce comité prend partie à son tour en faveur d’une loi proactive sur l’équité salariale, c’est-à-dire une loi qui prend le problème à bras le corps en reconnaissant d’entrée de jeu que la discrimination salariale systémique faite aux femmes est un fait objectif qui pose un problème social auquel une solution doit être apportée par la voie législative.

[44]       Le comité d’élaboration du projet de loi jette ainsi sur le papier les bases de ce qui deviendra un avant-projet de loi sur l’équité salariale, y compris une méthode et une liste de facteurs d’évaluation des emplois. Sous le titre Poser le principe de l’équité de l’évaluation, on peut lire ce qui suit, à la section 7.1 du Document d’orientation, qui en dit beaucoup sur l’importance d’une méthodologie propre à la mise en place de l’équité salariale :

Les préjugés sexistes sont souvent subtils et difficiles à déceler; une loi proactive sur l’équité salariale devra énoncer, à titre de règle générale, que l’évaluation non sexiste des emplois consiste à mettre également en évidence la contribution des emplois à prédominance féminine et celle des emplois à prédominance masculine. Cette disposition touche autant l’élaboration des facteurs et des sous-facteurs d’évaluation que la pondération de ceux-ci, ainsi que toutes les étapes de l’application de la méthode retenue. Cette règle devra être assortie de mesures de contrôle.[31]

[45]       À la suite de ce Document d’orientation, les choses vont bon train : formation en 1995 d’un Comité de consultation en regard à la loi proactive sur l’équité salariale; consultation par ce comité d’une trentaine d’organismes de femmes, de syndicats, d’organisations patronales, de communautés culturelles et d’experts en rémunération; rapport final du comité à la ministre responsable de la Condition féminine le 1er décembre 1995[32]; publication à la fin de 1995 de l’Avant-projet de Loi sur l’équité salariale et modifiant certaines dispositions législatives[33]; consultation générale sur l’avant-projet en février 1996 par la Commission permanente des affaires sociales de l’Assemblée nationale[34]; Projet de Loi sur l’équité salariale (Projet de loi numéro 35) présenté le 15 mai 1996[35]; consultations particulières sur le projet de loi tenues les 20, 21 et 22 août 1996[36]; étude détaillée du projet de loi les 7, 12 et 14 novembre 1996[37]; adoption du projet de loi le 21 novembre 1996 à l’unanimité de l’Assemblée nationale[38].

[46]       Plus de 225 000 entreprises sont dès lors tenues d’atteindre l’équité salariale.

[47]       Au moment de l’adoption de la Loi, l’Ontario est la seule province à avoir adopté en 1987 une loi proactive d’équité salariale qui s’applique au secteur privé; le Manitoba (1985), la Nouvelle-Écosse (1988), l’Île-du-Prince-Édouard (1988) et le Nouveau-Brunswick (1989) légifèrent sur la question mais ne visent que le secteur public.

[48]       À l’exception de l’Ontario, aucune de ces lois ne vise l’équité salariale dans les niches d’emplois où on ne retrouve pas de comparateur masculin. La loi ontarienne y pourvoit mais seulement pour les secteurs public et parapublic.

[49]       En l’imposant tant aux secteurs public et parapublic qu’à l’entreprise privée dans les entreprises sans comparateur masculin, le Québec innove. Du même coup, le gouvernement mesure l’ampleur de la tâche :

En outre, on ne peut ignorer le défi particulier qui consiste à réaliser l’équité salariale dans les milieux de travail exclusivement ou presque exclusivement féminins. Le projet de loi prévoit des dispositions réglementaires permettant à la Commission d’établir des comparateurs types, dans les cas où il n’existe pas de comparateurs au sein d’une entreprise donnée.

Il a été bien précisé qu’une telle réglementation serait soumise à l’examen d’une commission parlementaire avant son adoption. Une des priorités de la Commission de l’équité salariale sera d’ailleurs de conduire les études, les recherches et les consultations permettant d’identifier les meilleurs moyens de surmonter le problème de la sous-évaluation du travail dans les ghettos féminins en emploi.[39]

[50]       Ce rapide survol de ce qui mène à la Loi sur l’équité salariale et à son adoption par l’Assemblée nationale ne veut pas dire que la Loi, au moment où elle entre en vigueur, fait l’objet d’un consensus au sein de la collectivité. Bien des entreprises et des associations patronales s’opposent vigoureusement à ce projet et continuent à le faire une fois la L.é.s. adoptée. La mise en œuvre de la Loi, parfois difficile, témoigne d’une résistance au changement qui porte même certains à croire à son rappel possible même une fois adoptée. Mais inutile de s’étendre sur cet aspect, si ce n’est pour affirmer que la Commission sur l’équité salariale a dû, dès sa création en 1996, être au four et au moulin pour s’acquitter de toutes ses tâches[40].

4.2.      Les entreprises sans comparateur masculin

[51]       Comme on l’a vu, la méthode comparative entre emplois à prédominance masculine et ceux à prédominance féminine est la base sur laquelle est fondé l’exercice d’équité salariale. Selon la taille de l’entreprise, les modalités varient pour en venir à corriger les écarts salariaux entre hommes et femmes. La L.é.s. en établit les paramètres selon que l’entreprise comprend 100 salariés ou plus, entre 50 et 99, ou entre 10 et 49 sans qu’il soit utile ici d’aller plus loin sauf pour dire qu’il n’y a pas identité de traitement de la question selon qu’on tombe dans l’une ou l’autre de ces catégories.

[52]       La Loi ne s’applique pas aux entreprises de moins de 10 employés auxquels demeure toujours ouvert le cas échéant un recours devant la Commission des droits de la personne basé sur la discrimination en raison du sexe en vertu de l’article 19 de la Charte québécoise.

[53]       Mais le législateur, pour être conséquent avec le principe mis de l’avant par le Document d’orientation de 1995, choisit d’étendre l’équité salariale aux entreprises qui œuvrent dans des secteurs d’activités où on retrouve en très grande majorité des femmes, sans possibilité de comparaison avec des emplois masculins pour les fins d’équité. Que des hommes occupent un emploi dans ces mêmes entreprises ne permet pas la comparaison requise par l’exercice d’équité puisqu’ils reçoivent le même salaire que les salariées féminines pour faire un travail égal. Le cas classique : les services de garderie, comme l’ont si bien expliqué au Tribunal plusieurs travailleuses ayant milité pour la reconnaissance de la valeur de leur travail, passant petit à petit de gardiennes d’enfants à celui d’éducatrices à la petite enfance et voyant leur rémunération et leurs bénéfices sociaux s’ajuster en conséquence.

[54]       Déjà, dans le Document d’orientation de juin 1995, le problème est bien circonscrit : comment encadrer l’équité salariale en respectant la règle de base qui est que l’exercice se fait sur une approche comparative à l’intérieur d’une même entreprise, alors que plusieurs centaines d’entreprises n’ont que des catégories d’emplois à prédominance féminine, donc sans comparateur masculin? C’est ainsi que le comité d’élaboration du projet de loi écrit :

À ce sujet, il importe de mentionner au départ que la détermination générale des salaires, dans notre type d’économie, s’effectue de manière décentralisée. En effet, les entreprises déterminent chacune librement les salaires qui seront versés à leurs employés, et même lorsqu’une entreprise est syndiquée, la négociation des conditions de travail s’effectue employeur par employeur. C’est d’ailleurs pour cette raison que les premières dispositions législatives relatives à l’équité salariale ont limité cette opération au cadre de l’entreprise. Or, la réalisation de l’équité salariale dans les ghettos d’emploi féminins, par définition, ne peut se faire à l’intérieur du cadre de l’entreprise. Par conséquent, à moins de miser sur une solution tout à fait autre, par exemple la hausse du salaire minimum, il faut admettre que la réalisation de l’équité salariale dans ces entreprises nécessite d’aller au-delà du cadre de l’entreprise.[41]

[55]       Mais le comité ne va pas plus loin dans ses recommandations :

5-  qu’à l’égard des entreprises du secteur privé où il n’y a pas, ou pas suffisamment, d’emplois masculins pour permettre la comparaison de tous les emplois féminins, l’autorité responsable recommande des formules d’ajustement des salaires de ces emplois, dans un rapport qu’elle remettra au ministre responsable et qui devra faire l’objet de consultations auprès des entreprises visées, et que les formules appropriées soient ensuite déterminées par règlement du gouvernement, qui pourra aussi fixer le délai imparti à ces entreprises pour effectuer les premiers rajustements salariaux en conséquence;[42]

[56]       Dans son Rapport final de décembre 1995, le comité de consultation quant à lui fait le constat que l’atteinte de l’équité dans un tel cas pourrait imposer «que l’on déborde du cadre de l’entreprise pour estimer les ajustements», même si cette approche «ne correspond pas à celle prévue à l’article 19 de la Charte qui oblige la réalisation de l’équité en comparant des emplois chez le même employeur»[43].

[57]       Après avoir suggéré succinctement certaines avenues de solution, le comité de consultation conclut que :

Quoi qu’il en soit, cette question du manque de comparateurs masculins est très importante et les exemples donnés plus haut illustrent sa complexité. Des études et des analyses approfondies seraient nécessaires pour apporter des éléments de réponse à cette question et le comité n’avait ni le temps ni les moyens pour procéder à ces études et analyses. C’est pourquoi le comité est d’avis qu’une des premières tâches de la Commission de l’équité salariale devrait être d’effectuer ou de faire effectuer des recherches sur cette question. Pour l’instant, le comité ne peut qu’esquisser des avenues possibles, comme celles mentionnées plus haut.[44]

Avant de recommander ce qui suit :

23-  À l’égard des entreprises du secteur privé où il n’y a pas, ou pas suffisamment, de titres d’emplois à prédominance masculine pour permettre la comparaison de tous les emplois à prédominance féminine, la Commission de l’équité salariale recommande des formules d’ajustement des salaires de ces emplois, dans un rapport qu’elle remettra au ministre responsable. Ce rapport devra faire l’objet de consultations auprès des entreprises, des salariés ou de leurs représentants et des groupes de femmes. Les formules appropriées seront ensuite déterminées par règlement du gouvernement, qui pourra aussi fixer le délai imparti à ces entreprises pour effectuer les premiers ajustements salariaux en conséquence.[45]

[58]       On en conclut que, sur cette question spécifique de l’équité salariale dans des entreprises où on ne retrouve pas de comparateur masculin, le problème est, dès 1995, connu pour le type d’embûches qu’il recèle et pour sa complexité intrinsèque. Tant la CSN que la CEQ participent à cette consultation publique du comité.

4.3.      Ce que le gouvernement retient à cette enseigne dans l’avant-projet       de Loi sur l’équité salariale

[59]       Simultanément au Rapport final du comité de consultation, le gouvernement dépose un avant-projet de loi sur l’équité salariale[46] qui est l’écho à la fois des travaux menés par les expertes et des consultations publiques.

[60]       Pour les entreprises où on ne retrouve aucune catégorie d’emplois à prédominance masculine, le gouvernement propose d’attribuer un pouvoir réglementaire à la Commission des normes du travail afin d’établir des catégories d’emplois types à partir des catégories d’emplois identifiées dans des entreprises qui ont déjà complété un tel programme. Le paragraphe 72(3o) de l’avant-projet se lit alors ainsi :

72.    La Commission peut par règlement :

[…]

3o aux fins de l’établissement d’un programme d’équité salariale dans une entreprise où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, établir des catégories d’emplois types à partir des catégories d’emplois identifiées dans des entreprises qui ont déjà complété un tel programme, y compris celle du secteur public et parapublic, déterminer des méthodes d’évaluation de ces catégories d’emplois ainsi que des méthodes d’estimation des écarts salariaux entre des catégories d’emplois types et des catégories d’emplois d’une entreprise, accompagnées de normes ou de facteurs de pondération applicables à ces écarts;

[61]       La consultation générale qui suit, en février 1996, nous apprend que l’appui à cet avant-projet de loi est mitigé pour dire le moins, ne recevant ni l’aval du milieu patronal, ni celui du milieu syndical; M. Henri Massé, président de la FTQ, parle en introduction de sa présentation, de «profonde déception concernant l’avant-projet de loi sur l’équité salariale» (6 février 1996) alors que M. Ghislain Dufour, au nom du Conseil du patronat, affirme être en «total désaccord» (7 février 1996). Dans ce concert de désapprobation sur les orientations fondamentales et sur le concept même d’équité salariale, peu de place est laissée à la question spécifique des entreprises sans comparateur masculin.

[62]       Mais le Conseil du statut de la femme s’y arrête pour souligner l’importance du paragraphe 72(3o) de l’avant-projet de loi sur les «ghettos d’emplois féminins» et pour suggérer la voie réglementaire après la tenue d’une consultation. Le Conseil sert du même coup une mise en garde : le règlement à ce propos devrait être adopté dans les deux ans suivant l’entrée en vigueur de la loi, «autrement ce règlement risque de ne jamais voir le jour»[47]. Mais la solution ne paraît pas évidente pour le Conseil : «Je pense que […] si on avait trouvé une solution, on serait bien contentes de vous en faire part aujourd’hui»[48]. Et une porte-parole du Conseil d’ajouter :

[…] Il n’y a pas de solution miracle, là, qui émerge comme ça de façon tout à fait évidente. Ce qu’on constate, et ce que je disais tout à l’heure, c’est que le troisième alinéa de l’article 72 indique une piste intéressante, c’est-à-dire qu’il faut probablement songer à sortir du cadre de l’entreprise pour trouver des emplois équivalents aux emplois des femmes qui travaillent dans des ghettos d’emplois féminins.

[63]       Mais la question de comment sortir du cadre de l’entreprise pour trouver des comparateurs masculins sans importer de structures salariales étrangères, demeure entière à l’issue de la consultation générale et le demeure bien longtemps par la suite.

[64]       Quant au reste, force est de constater que l’inconfort généralisé que soulève l’avant-projet de loi relègue au second plan la question des entreprises employant presqu’exclusivement des femmes sans comparateur masculin.

4.4.      Le projet de loi numéro 35

[65]       Le projet de loi sur l’équité salariale que le gouvernement présente à l’Assemblée nationale en mai 1996 tient compte d’une bonne partie des critiques et réserves exprimées lors de la consultation générale du mois de février sur l’avant-projet de loi sans pour autant satisfaire les organisations patronales sur le choix des moyens.

[66]       Au chapitre des programmes d’équité salariale au sein des entreprises sans comparateur masculin, le paragraphe 108(2o) du projet reprend l’idée de référence externe à des emplois types identifiés dans des entreprises où de tels programmes ont été complétés. De fait, le texte en est le même que celui du paragraphe 72(3o) de l’avant-projet.

[67]       Quant aux délais pour compléter le programme d’équité salariale dans les entreprises sans comparateur masculin, l’article 33 reprend, avec quelques raffinements, le délai de deux ans de l’entrée en vigueur d’un règlement à ce propos qu’on retrouvait à l’article 48 de l’avant-projet de loi.

[68]       À l’occasion de la nouvelle ronde de consultations en commission parlementaire sur le projet de loi, les intervenants font à nouveau peu de cas de la situation qui est au cœur du présent dossier. La CSN se montre favorable à l’usage de comparateurs externes à l’entreprise dans le cadre de l’exercice d’équité salariale tandis que les organismes patronaux voient d’un mauvais œil ce qu’ils estiment être un mécanisme de nivellement salarial entre les entreprises. Sur cette question, la ministre responsable du projet de loi se montre sensible à la préoccupation patronale et reconnaît d’emblée que «les comparateurs externes, ça va devoir exiger une réglementation qui, elle, va devoir vraiment être l’objet d’une consultation»[49].

[69]       Cette approche, qui consiste à s’en remettre au pouvoir réglementaire, offre toutefois le mérite de permettre l’adoption rapide de la Loi au bénéfice du plus grand nombre de travailleuses sans devoir attendre la solution au problème spécifique que posent les entreprises sans comparateur masculin.

[70]       Cette idée des comparateurs masculins externes revient lors de l’étude détaillée du projet de loi par la Commission permanente des affaires sociales de l’Assemblée nationale, le 12 novembre 1996, alors que la ministre responsable déclare :

         Le Président […] : Article 32, adopté. L’article 33.

         Mme Harel : Alors, il n’y a pas d’amendement. Et puis c’est un article qui prévoit le délai applicable à une entreprise où il n’existe que des catégories d’emplois à prédominance féminine. Ça, c’est le genre d’entreprises qui vont avoir besoin de comparateurs externes.

         Dans ce cas, l’article 11 du projet de loi indique que le programme est établi ou que les ajustements salariaux sont déterminés conformément au règlement de la Commission.

         Vous vous rappelez qu’on a aussi pris l’engagement de soumettre ledit règlement à une commission parlementaire. Il est donc, en conséquence, prévu que les programmes des entreprises, si vous voulez, les catégories d’emplois à prédominance féminine exclusive, là, devront compléter leur programme ou, en fait, verser les ajustements salariaux à la plus éloignée des échéances - ils n’ont pas la même échéance que les autres, eux - suivantes : à l’échéance prévue à l’article 32, quatre ans, ou dans les deux ans de l’entrée en vigueur du règlement sur les comparateurs externes.[50]

[71]       Le pouvoir réglementaire a donc pour objet de compléter ultérieurement la Loi qui demeure à ce chapitre a work in progress.

[72]       Finalement, la L.é.s. est adoptée le 21 novembre 1996 pour entrer en vigueur un an plus tard, à l’exception du chapitre V, relatif à la Commission de l’équité salariale, qui entre en vigueur immédiatement[51].

[73]       En vertu de l’article 37 de la Loi, les entreprises déjà en opération à l’entrée en vigueur de la Loi ont quatre ans pour compléter leur programme d’équité salariale ou pour déterminer les ajustements salariaux, soit jusqu’au 21 novembre 2001. Ceci s’applique à la grande majorité des entreprises de 10 salariés et plus.

[74]       Par contre, tel qu’annoncé, les entreprises sans comparateur masculin se trouvent astreintes à un exercice d’équité particulier dont la mise au point s’avérera ardue. Le règlement de la Commission d’équité salariale, adopté en vertu de l’article 114 de la Loi, ne prendra effet que le 5 mai 2005. Résultat : au plan pratique, les travailleuses et travailleurs œuvrant au sein de ces entreprises n’auront droit au redressement salarial qu’à compter du 5 mai 2007 en vertu de l’article 38 de la L.é.s.

[75]       Environ 750 d’entre elles œuvrent dans le domaine des services de garde à l’enfance. L’autre moitié est distribuée entre des services d’aide à domicile, des maisons d’hébergement pour des femmes victimes de violence, des écoles privées de filles, des manufactures de vêtements, certaines Caisses populaires du Mouvement Desjardins et d’autres[52].

[76]       Cela suffit-il pour déclarer l’article 38, et celui-là seul, invalide et inopérant? Si le Tribunal conclut que oui, les travailleuses et travailleurs au sein des entreprises visées par cet article bénéficieraient du même coup, selon les demandeurs, du régime général énoncé à l’article 37 de la Loi, précédemment cité.

[77]       Ce qui équivaut à présumer que la date d’assujettissement des employeurs au sein d’entreprises ne comptant pas de comparateur masculin serait alors la même que pour les entreprises avec comparateurs malgré le texte des articles 13, 71 et 114 de la Loi. Mais le Tribunal ne juge pas utile de répondre à cette question pour le moment.

[78]       Cela dit, la preuve offerte ne permet pas de déterminer a) combien exactement parmi ces 2 000 entreprises de 10 salariées et plus ont été tenues de verser des ajustements de salaires à la fin de l’exercice d’équité salariale après l’entrée en vigueur du Règlement sur l’équité salariale, à l’exception du cas des CPE[53], b) les sommes que représenterait le versement de la rétroactivité au 21 décembre 2001 que recherchent les demandeurs ou c) la capacité de payer des entreprises impliquées.

4.5.      Le choix de confier ce volet de l’équité salariale au pouvoir de      réglementation

[79]       À ce stade, résumons. Les entreprises où on ne retrouve pas de catégories d’emplois à prédominance masculine constituent plus souvent qu’autrement des niches d’emplois où prévaut la discrimination systémique fondée sur le sexe. En d’autres mots, par le jeu des stéréotypes occupationnels et de l’habitude, une valeur pécuniaire moindre est accordée aux emplois traditionnellement exercés par des femmes. Avec pour résultat que des entreprises qui assument des services habituellement rendus par des femmes finissent par devenir des niches d’emplois[54] où prévaut une discrimination salariale systémique par rapport à l‘ensemble des entreprises du Québec. En 1996, le législateur choisit donc pour cette raison de les inclure dans la Loi.

[80]       Mais comment assurer l’équité salariale dans un tel cas alors que l’exercice repose par essence sur une comparaison des emplois à prédominance masculine avec ceux à prédominance féminine au sein d’une même entreprise? C’est à ce propos qu’on retrouve à l’article 1 de la L.é.s. un paragraphe qu’on ne retrouvait ni à l’avant-projet de loi, ni au projet de loi numéro 35 :

Ces écarts s'apprécient au sein d'une même entreprise, sauf s'il n'y existe aucune catégorie d'emplois à prédominance masculine.

[81]       Que la solution demande du temps et réponde à un échéancier différent est envisagé dès le départ comme on l’a vu en citant la recommandation 5 du Document d’orientation de juin 1995[55].

[82]       Le comité d’élaboration du projet de loi ne propose rien de précis à ce chapitre dans son Document d’orientation. La même remarque s’applique au Rapport final de décembre 1995 qui à son tour suggère de soumettre la solution au pouvoir réglementaire après consultation sur ce volet particulier de la Loi. On ne retrouve rien dans la preuve voulant que cette avenue de solution ait soulevé l’opposition des syndicats, groupes de femmes ou spécialistes de la rémunération dans le cadre des débats entourant l’adoption de la Loi.

[83]       La suggestion de procéder par la voie réglementaire après étude par une commission compétente de l’Assemblée nationale est finalement l’approche retenue par le législateur. Ce qui corrobore l’absence d’une solution concrète sur ce point au moment de l’adoption de la Loi. La solution à l’équité salariale dans le segment d’entreprises sans comparateur masculin reste dès lors à trouver. C’est ce que fait la Commission de l’équité salariale en 2005 par le jeu combiné des articles 13 et 114 L.é.s.

[84]       Pour la CSN, lors de la consultation générale, la question importante à ce chapitre est d’imposer à la Commission des normes du travail[56] une obligation d’adopter un règlement plutôt que de lui en attribuer uniquement le pouvoir. Et lors des consultations particulières, la CSN convient de réfléchir à des méthodes et de procéder à des consultations, sans en faire un motif pour remettre à plus tard l’adoption de la L.é.s.

[85]       Le Tribunal a pris soin de lire intégralement les transcriptions de la consultation générale et des consultations particulières tenues par la Commission permanente des affaires sociales de l’Assemblée nationale sans y retrouver de proposition concrète sur la façon de mener à bien l’exercice d’équité salariale dans les entreprises sans comparateur masculin. Chez ceux et celles des participants qui abordent ce sujet, un consensus s’établit autour de la difficulté et du défi que présente cet enjeu, sur le fait qu’il ne faut pas retarder l’adoption et l’entrée en vigueur de la loi en l’absence de solution à ce problème précis, sur la pertinence de procéder par la voie réglementaire à l’intérieur d’un échéancier distinct de celui des entreprises avec comparateur masculin et sur l’importance de ne pas tarder.

[86]       Quant au délai pour adopter le règlement, les syndicats lors des consultations particulières suggèrent six mois, le Conseil du statut de la femme, 2 ans alors que la Fédération des femmes du Québec et le Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail proposent 4 ans[57]. Le gouvernement du Québec ne prend aucun engagement à ce propos; contrairement à ce que plaident les demandeurs, la ministre responsable n’affirme pas qu’il en prendra six mois pour élaborer une méthode de comparaison dans les entreprises sans comparateur masculin; elle mentionne six mois à titre d’exemple uniquement dans le cadre d’un échange entre elle et MM. Clément Godbout et Henri Massé de la FTQ ou avec la présidente du Conseil du statut de la femme, au sujet du calendrier de mise en vigueur de la Loi.

[87]       En somme, une fois la L.é.s. adoptée, la Commission de l’équité salariale, qui vient d’être créée et qui en 1996 commence à se mettre en place, doit élaborer un règlement à partir de rien pour approbation par le gouvernement après étude en commission parlementaire. Il n’existe alors aucun précédent législatif au Canada permettant à la Commission de se guider.

[88]       Or, les fonctions et responsabilités confiées à la Commission sont nombreuses comme en témoigne la liste qu’en dresse l’article 93 de la Loi. Ce que cette liste ne révèle pas, c’est que tout est à faire à compter de décembre 1996 pour implanter l’équité salariale en milieu de travail et amener le changement de culture requis pour venir à bout de la discrimination salariale dont souffrent les catégories d’emplois à prédominance féminine dans toutes les entreprises, qu’elles soient avec ou sans comparateur. Les expertes entendues par le Tribunal s’entendent sur ce point. Dès janvier 1996, dans un mémoire qu’elles déposent à la Commission parlementaire des affaires sociales sur l’avant-projet de loi, l’experte Esther Déom ainsi que Mmes Marie-Thérèse Chicha et Hélène Lee-Gosselin, lesquelles trois composaient le Comité de consultation, justifient ainsi la création de la Commission :

Quant à la Commission des droits de la personne, bien qu’elle réponde aux conditions d’expertise et d’indépendance, elle ne dispose pas à l’heure actuelle des ressources humaines nécessaires pour s’acquitter de l’administration d’une nouvelle loi. En effet, il faut réaliser que la charge de l’autorité responsable de l’administration de la loi sur l’équité salariale sera lourde, compte tenu de l’ensemble des fonctions à assumer auprès d’une population de plus de 220,000 entreprises.

Pour toutes les raisons qui précèdent, il nous apparaît essentiel, même si à contre-courant, de suggérer la création d’une Commission de l’équité salariale, distincte des autres organismes ou ministères déjà existants.[58]

[89]       Les rapports annuels que la Commission est tenue de préparer en vertu de l’article 91 de la Loi donnent une bonne idée de l’ampleur de la tâche à abattre pour encadrer l’application de la L.é.s. et des mesures prises pour y parvenir[59].

[90]       Le soin de rédiger un règlement sur l’équité salariale pour les entreprises sans comparateur masculin s’inscrit ainsi dans un ensemble de tâches dévolues à la Commission. Cette dernière n’a donc pas le choix que de se donner des priorités. Mais, en vertu de l’article 114 de la Loi, faire progresser la mise en œuvre de l’équité salariale dans les entreprises dotées de catégories d’emplois à prédominance masculine est un pré-requis à l’exercice d’équité salariale au sein des entreprises sans comparateur masculin. Au-delà de la question de date qu’établit l’article 38 de la Loi, il y a la question de substance qui impose l’article 114. Les deux ne peuvent être dissociés.

4.6.      La difficile gestation d’un règlement

[91]       L’article 13 de la Loi rend obligatoire l’établissement des programmes d’équité salariale de chaque entreprise sans comparateur masculin en conformité du règlement[60].

[92]       L’article 114 L.é.s. énonce les paramètres sur lesquels le règlement doit s’appuyer.

[93]       Un de ces paramètres est d’établir des emplois types à partir des catégories d’emplois identifiées dans des entreprises où des ajustements salariaux ont déjà été déterminés ou encore dans celles de plus de 50 salariés où un programme d’équité salariale a été mené à terme. Ce qui implique que les exercices d’équité salariale au sein des entreprises où il existe des catégories d’emplois à prédominance masculine doivent avoir été complétés. Priorité est donc donnée à celles-ci de façon à ce que le résultat serve à celles-là[61]. C’est ce que la Loi prévoit. C’est ce que reconnaît la CSQ dans un mémoire qu’elle dépose à la Commission de l’équité salariale en novembre 2004[62], sans trouver justifié pour autant le temps qu’il en aura fallu pour mettre au point le Règlement sur l’équité salariale.

[94]       À cette étape, le Tribunal, avec respect, ne peut pas acquiescer à l’argument des demandeurs et à la conclusion de leur experte Mme Carolle Simard voulant que le gouvernement ne peut invoquer des «difficultés méthodologiques pour justifier son incurie»[63]. La preuve ne permet pas de conclure à l’indifférence du gouvernement ou au manque de diligence de la Commission pas plus que d’affirmer, a posteriori, que les personnes travaillant dans des niches d’emplois féminins sont les «oubliées» de l’équité salariale.

[95]       Rappelons à ce propos que l’exercice d’équité salariale attendu des entreprises dotées de comparateurs masculins ne se déploie pas selon l’échéancier prévu à compter de l’entrée en vigueur de la Loi.

[96]       Ces entreprises auraient dû en effet compléter l’exercice le 21 décembre 2001. Mais à cette date, moins de 50% d’entre elles y sont parvenues[64]. L’experte Esther Déom le reconnaît en contre-interrogatoire. Le rapport annuel 2002-2003 de la Commission le confirme :

Cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi, une entreprise sur deux déclare avoir terminé ou commencé ses travaux d’équité salariale. La Commission constate que, malgré une progression appréciable dans les petites entreprises moins bien outillées pour faire l’équité salariale, l’atteinte de l’objectif de la loi exigera des efforts accrus en information et en soutien. Par exemple, l’étude démontre qu’il subsiste une certaine confusion entre les concepts d’«équité salariale» et d’«égalité salariale» et que les notions de «prédominance sexuelle des catégories d’emplois» et de «biais sexistes» demeurent mal comprises.

Quelles que soient les causes du retard observé, la Commission doit maintenant orienter ses actions selon deux axes principaux. D’une part, elle doit continuer d’outiller les chefs d’entreprises afin de favoriser leur compréhension de l’équité salariale et, d’autre part, elle doit faire en sorte que la loi soit respectée par différents moyens, dont un programme de vérification, afin d’amener les entreprises retardataires à se conformer à la loi.[65]

[97]       À ce propos, une remarque avant d’enchaîner.

[98]       Les travailleuses et travailleurs en garderie, un secteur type formant une niche d’emplois à prédominance féminine, sont répartis au sein de nombreuses entreprises comptant moins de 50 employés. Malgré l’apport important d’argent public à leur financement[66], ceux-ci ne sont pas des salarié(e)s de l’État. Le seraient-ils que la situation aurait été différente puisque leurs catégories d’emplois auraient pu être comparées à des catégories d’emplois à prédominance masculine au sein du secteur public, comme le souligne la présidente de la Commission dans une lettre qu’elle fait parvenir le 9 avril 1999 à la présidente de la CEQ[67].

[99]       Mais cette lettre nous apprend aussi qu’en 1999 des études ont déjà été entreprises sur les milieux de travail sans comparateur masculin dans le but d’élaborer le règlement attendu à ce sujet même si l’équité salariale peine à se mettre en place dans les entreprises avec comparateurs. Que durant ces années, les rapports annuels de la Commission ne mentionnent pas le problème particulier de l’équité salariale dans les entreprises sans comparateur masculin ne permet pas de conclure, comme le font les demandeurs en plaidoirie, que la Commission ait été inactive à ce propos. La preuve est plutôt au sens contraire même si les choses ne vont pas à cette époque au rythme que d’aucuns voudraient.

[100]    Cela dit, à l’automne 2001, la Commission donne mandat à Gestion Conseil Loran inc. (Loran) «d’élaborer une méthodologie dans le cadre de la Loi sur l’équité salariale […] permettant aux entreprises d’ajuster les écarts salariaux en l’absence de comparateurs masculins»[68]. Ce consultant est un spécialiste de la rémunération.

[101]    Loran remet le fruit de son travail à la Commission en février 2002 sous le titre Proposition d’une méthodologie en l’absence de comparateur masculin dans le cadre de l’élaboration d’un règlement de la Loi sur l’équité salariale[69].

[102]    Ce rapport tient pour acquis que la Commission doit s’en tenir à ce qui est prévu à l’article 114 L.é.s., «comme devant constituer le contenu du règlement autorisé»[70].

[103]    À travers une analyse serrée des contraintes qu’impose l’article 114 de la Loi, le rapport Loran a le mérite de donner une idée juste de l’ampleur de la tâche à abattre pour parvenir au règlement et confirme la difficulté d’appliquer la logique de la L.é.s. à l’équité salariale dans les entreprises où il n’existe pas de catégories d’emplois à prédominance masculine.

[104]    Les auteurs constatent au passage que «(p)eu d’auteurs se sont penchés sur la question de l’absence de comparateur masculin au point de vue méthodologique, sauf pour mentionner le problème et souligner qu’il faut le corriger». Nous sommes alors en 2002.

[105]    Et ils citent à ce propos Mme Marie-Thérèse Chicha, une experte reconnue de l’équité salariale qui fut membre du Comité d’élaboration du projet de loi et du Comité de consultation au même titre que la témoin experte, Mme Esther Déom[71] :

La reconnaissance par le législateur de la nécessité de corriger l’équité salariale même quand il n’y a pas de comparateur masculin est fondée du point de vue scientifique. En effet, comme nous l’avons indiqué au chapitre I, l’écart salarial discriminatoire s’explique en partie par la ségrégation par sexe entre secteurs économiques et entre entreprises de diverses tailles œuvrant dans un même secteur économique. Par conséquent, pour éliminer l’écart salarial dû à la discrimination, il est nécessaire de corriger également les salaires des catégories d’emplois à prédominance féminine dans les secteurs employant une forte proportion de femmes ainsi que dans les petites entreprises.7

                                                             

7 CHICHA, Marie-Thérèse, L’équité salariale : mise en œuvre et enjeux, 2e éd. Les éditions Yvon Blais inc., 2000, Québec, p. 134.

[106]    Loran présente quatre méthodes et leurs variantes visant à atteindre l’équité salariale dans des entreprises sans comparateur masculin dans le respect de l’économie de la Loi en général et de son article 114 en particulier : la méthode proxy, inspirée de l’Ontario, qui permet à l’entreprise sans comparateur masculin «de comparer les taux de ses catégories d’emplois à prédominance féminine avec des taux de catégories d’emplois d’une autre entreprise dont les salaires sont jugés en équité selon les dispositions de la loi»[72], la méthode d’ajustement moyen résultant de l’équité salariale, la méthode par enquête de marché et la méthode par comité sectoriel. Pour chacune des options, le consultant relève des avantages et des inconvénients et analyse son adéquation à l’article 114 de la Loi.

[107]    Cette analyse conduit enfin Loran à proposer une méthode, «qui se veut simple dans les limites du possible»[73], en six étapes. À ces six étapes doivent évidemment succéder les étapes de l’exercice d’équité salariale proprement dit.

[108]    Que le travail abattu par le consultant soit un exercice sérieux n’est pas mis en doute. Mais la méthode préconisée est, juge la Commission, beaucoup trop complexe pour les entreprises visées qui comptent, pour la majorité d’entre elles, moins de 50 employé(e)s, comme en témoigne le témoin Martine Bégin longuement interrogée à ce propos.

[109]    Cette dernière, aujourd’hui sous-ministre adjointe, a été associée de près depuis 1994 au dossier de l’équité salariale; elle a une connaissance directe du travail abattu pour parvenir au Règlement sur l’équité salariale. Sa familiarité avec ce dossier et en particulier avec la question des entreprises sans comparateur masculin, sa connaissance du fonctionnement de l’appareil de l’État, la précision de ses réponses à l’audience amènent le Tribunal à lui accorder de la crédibilité en particulier lorsque vient le temps de comprendre la façon dont les choses se sont déroulées entre le rapport de l’expert Loran et l’adoption du Règlement.

[110]     En ce qui a trait au rapport Loran, la Commission souhaite dès lors trouver une avenue plus simple d’application. Deux autres scénarios sont ainsi élaborés, soit une méthode par pourcentage et une par désignation de comparateurs. Après quoi, il est décidé de soumettre ces dernières, de concert avec la proposition de Loran, au Comité de consultation de la Commission pour obtenir ses commentaires et suggestions. Un document est publié en ce sens en juillet 2002.

[111]    À l’issue d’une séance de travail du 30 août 2002, le Comité de consultation écarte deux des trois méthodes décrites dans ce document, soit les méthodes par importation de comparateurs avec ratio ou par importation de comparateurs par pourcentage parce que jugées encore-là trop complexes à appliquer par de petites entreprises. Le Comité est toutefois informé que la première de ces méthodes est celle qui est la mieux à même d’assurer la conformité à l’article 114 de la Loi.

[112]    C’est cependant sur l’approche dite par segmentation (attribution de comparateurs) que se concentre le Comité. Cette méthode repose sur l’appariement des emplois avec des entreprises de référence et soulève à son tour des problèmes d’application non négligeables comme en fait foi le compte-rendu de la 11e rencontre du Comité de consultation[74]. La principale difficulté est la notion d’appariement qui ne correspond pas à celle de «catégories d’emplois types» de l’article 114 de la Loi. Adopter cette approche demande donc d’apporter des modifications à la L.é.s.

[113]    Devant le consensus des membres du Comité autour de l’approche par segmentation, la Commission publie un nouveau document de consultation destiné aux partenaires. Ce document est daté du 16 octobre 2002[75].

[114]    L’approche qu’il préconise reçoit l’aval du ministre du Travail, comme en témoigne un rapport de novembre 2002 portant sur la mise en œuvre de la Loi sur l’équité salariale dans les entreprises de 10 à 49 salariés[76]. L’approche y est présentée comme une solution simple et économique permettant l’attribution de comparateurs masculins aux entreprises qui en sont dépourvues. C’est à la Commission qu’il reviendrait alors de procéder à l’appariement des emplois en prenant garde de ne pas importer les politiques salariales des autres entreprises afin d’éviter de provoquer une uniformisation des salaires[77]. Mais pour y parvenir, une modification à l’article 114 L.é.s. s’impose.

[115]    Ce rapport est soumis à une consultation générale tenue par la Commission permanente de l’économie et du travail de l’Assemblée nationale, les 11 et 12 février 2003. Participent à cette nouvelle consultation, entre autres, la CSN et la CSQ, ainsi que d’autres organisations syndicales et patronales et la Fédération des centres de la petite enfance[78]. Cette consultation porte principalement sur l’état d’avancement de l’équité salariale dans les entreprises de moins de 50 employés. À ce moment, début 2003, seulement 39% d’entre elles, semble-t-il, ont complété l’exercice. Beaucoup reste donc à faire.

[116]    C’est dans ce contexte que la question de l’équité salariale dans les entreprises sans comparateur masculin est abordée au milieu de plusieurs autres sujets de discussion ou de préoccupation. Des échanges en commission, un consensus se dégage : c’est celui de ne pas modifier la L.é.s. à cette étape, chacun ayant ses raisons de se méfier de l’intervention éventuelle du législateur et ses craintes de voir se briser un équilibre encore fragile[79].

[117]    La lecture de la transcription de ces deux journées de consultation permet de constater que se noue à cette occasion un dialogue de sourds entre le gouvernement, qui suggère de modifier l’article 114 de la Loi pour hâter l’adoption du règlement, et les syndicats, qui demandent au gouvernement d’adopter d’abord un règlement pour vérifier par la suite si la Loi doit être modifiée. Résultat net, la L.é.s. n’est pas modifiée et la méthode élaborée par la Commission avec l’appui du Comité de consultation est écartée.

[118]    Pendant ce temps, aucune suggestion concrète de la part des participants aux travaux de la Commission permanente de l’économie et du travail ne permet une avancée. Un appel en ce sens que fait la Commission auprès des intéressés reste lettre morte. En parallèle, le Tribunal note que quatre ans plus tôt, le 22 mai 1999, les travailleuses et travailleurs en garderie, sans doute le groupe le plus intéressé par la mise en œuvre de l’équité salariale dans les entreprises sans comparateur masculin, réunis en assemblée générale, créent un comité de travail ayant pour mandat de proposer une méthode d’évaluation des emplois et de correction salariale pour toutes les catégories de personnel des garderies[80]. Mais la preuve ne contient aucune information sur des pistes de solution qui auraient été formulées soit par ce comité de travail, soit par les associations patronales, les syndicats ou les groupes de femmes qui à la fois respecteraient, sans besoin de le modifier, l’article 114 de la Loi et permettraient de sortir de l’impasse.

[119]    Le témoignage de Mme Bégin nous apprend qu’au lendemain de cette consultation générale, la Commission doit reprendre son travail à zéro pour trouver une solution. Il ne saurait alors être question d’identifier des comparateurs masculins au sein de la fonction publique puisque les revenus y excèdent en 2003 ceux du secteur privé; cela mènerait immanquablement à importer dans le secteur privé des conditions salariales du secteur public, contrairement à l’économie générale de la L.é.s. sur laquelle veillent jalousement les organisations patronales[81].

[120]    C’est alors que germe l’idée en apparence simple, mais à laquelle personne n’a encore songé, d’avoir recours à des comparateurs de type générique. Nous sommes à l’été 2003.

[121]    C’est ainsi, comme en témoigne Mme Bégin, qu’après certaines vérifications sur de possibles comparateurs masculins dans les entreprises, il pouvait s’avérer pensable d’établir une courbe de salaires à partir d’emplois types pouvant être fictivement appliqués aux entreprises sans comparateur masculin. Trois types d’emplois sont ainsi retenus : préposé à la maintenance (concierge), contremaître et technicien en informatique. Cette dernière catégorie est rapidement écartée à cause de l’instabilité des salaires qu’on y retrouve à l’époque.

[122]    Statistiquement, des vérifications permettent de constater un écart de 60% entre le salaire d’un concierge et celui d’un contremaître, au privé comme au public. Un sondage commandé à Léger Marketing le confirme[82]. Ces postes sont en majorité occupés par des hommes. On retrouve fréquemment l’un et l’autre dans les entreprises; 72% des entreprises ont un contremaître. Il est aisé d’établir une description des tâches pour chacun.

[123]    Une entreprise sans comparateur masculin pourrait dès lors déterminer le salaire qu’elle attribuerait aux titulaires de ces deux emplois à prédominance masculine, établir ensuite une courbe permettant de situer les emplois à prédominance féminine pour fins de comparaison des emplois et procéder à l’exercice d’équité salariale conformément à la Loi, sans uniformiser les salaires entre entreprises et sans importer les politiques salariales d’une entreprise à une autre. Cette approche permettrait de respecter autant l’économie générale de la L.é.s. que son article 114. Elle se révèle donc porteuse d’espoir.

[124]    À l’été 2004, la Commission présente au ministre du Travail un projet de règlement modelé sur cette approche; le ministre y donne son aval et demande à la Commission de consulter les groupes intéressés.

[125]    En septembre 2004, le projet de règlement est publié à la Gazette officielle[83], invitant les intéressés à formuler des commentaires par écrit. Mme Déom répond à cette invitation de concert avec M. Jacques Mercier, professeur titulaire comme elle à l’Université Laval. Dans leur mémoire, les auteurs qualifient la solution retenue de simple, originale et réalisable malgré certains problèmes qu’ils jugent surmontables mais qui demanderont selon eux «une vigilance et un soutien constants aux entreprises concernées par la Commission»[84].

[126]    Les 2, 3 et 4 novembre 2004, la Commission tient une consultation publique à ce propos[85]. Une vingtaine d’intervenants y participent. Si la CSQ y voit une avancée, elle n’en demande pas moins «bien des correctifs» au projet de règlement avant son adoption[86], tout en plaidant pour que les choses aillent rondement afin que le règlement soit mis en vigueur aussitôt que possible. Dans un mémoire conjoint du 2 novembre 2004, la Fédération des intervenants en petite enfance du Québec (CSQ) et la Fédération de la santé et des services sociaux (CSN) vont dans le même sens[87].

[127]    Tel que requis par l’article 114 de la Loi, le 24 novembre 2004, le projet est soumis à l’examen de la Commission permanente de l’économie et du travail qui y donne le feu vert.

[128]    Finalement, le Règlement sur l’équité salariale entre en vigueur le 5 mai 2005.  À part deux modifications mineures à l’annexe I, son texte est similaire à celui du projet de règlement.

[129]    Partant de là, les entreprises sans comparateur masculin ont deux ans pour compléter l’exercice d’équité salariale, plutôt que quatre.

[130]    En octobre 2006, le ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine et la FIPEQ-CSQ, de concert avec l’Association québécoise des centres de la petite enfance, paraphent une entente sur le financement des ajustements salariaux liés à l’application de la L.é.s. aux centres de la petite enfance (CPE), aux bureaux coordonnateurs et aux garderies. Cette entente a été rendue possible par une décision de la Commission prise en vertu de l’article 44 de la Loi le 16 octobre 2002[88] autorisant une démarche sectorielle d’équité dans les CPE[89].

[131]    L’entente stipule que «la FIPEQ-CSQ se réserve le droit de contester la date d’application prévue à la Loi sur l’équité salariale»[90]. De fait, la preuve démontre que les demandeurs ont à plusieurs reprises fait savoir qu’ils considéraient injuste la date du 5 mai 2007 comme point de départ des ajustements salariaux des travailleurs et travailleuses dans les entreprises sans catégories d’emplois à prédominance masculine[91].

[132]    Elle met toutefois en évidence un aspect non négligeable du dossier qui est que les ajustements salariaux liés à l’équité salariale dans les CPE, les garderies et les bureaux coordonnateurs, autant d’entreprises sans comparateur masculin, sont directement financés par les fonds publics par le jeu d’une modification des paramètres financiers encadrant les subventions :

Atttendu que les employeurs des salariées visées sont les corporations dûment constituées, titulaires de permis et subventionnées par le Ministère et que ce sont ces employeurs qui doivent effectuer une démarche d’équité salariale dans leur entreprise;

Attendu qu’aux fins de mener à bien cette démarche d’équité salariale, les corporations doivent connaître les ajustements qui seront apportés aux subventions;

Attendu que le ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine subventionne les centres de la petite enfance, les bureaux coordonnateurs et les garderies.

Attendu que les ajustements découlant de l’exercice de l’équité salariale apportés à la rémunération des salariées des centres de la petite enfance, des bureaux coordonnateurs et des garderies entraînent une hausse des dépenses des centres de la petite enfance, des bureaux coordonnateurs et des garderies;

La présente entente sur le cadre de financement détermine les paramètres à partir desquels les subventions du ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine seront ajustées pour tenir compte de la hausse des dépenses salariales découlant de l’équité salariale.[92]

[133]    Il est donc pensable qu’advenant que le Tribunal fasse droit aux conclusions des demandeurs, il en irait de même pour les sommes versées à titre de rétroactivité aux travailleurs des entreprises tombant dans cette catégorie. Tel ne serait pas le cas des autres entreprises de 10 salariés et plus sans comparateur. Or, le présent dossier n’intéresse pas que les travailleuses œuvrant auprès de la petite enfance mais toutes les travailleuses.

[134]    Pour ce qui est des CPE couverts par l’entente sectorielle de 2006, les ajustements salariaux sont versés à compter du mois de mars 2007 et étalés en cinq versements sur une période de quatre ans.

[135]    En conclusion de ce chapitre, le Tribunal retient que, lors des échanges autour de l’avant-projet de loi ou à l’occasion du projet de loi, les intervenants sont conscients qu’appliquer l’équité salariale aux entreprises sans comparateur masculin viendra avec son lot de difficultés. Pour ne pas retarder l’entrée en vigueur de la Loi au bénéfice du plus grand nombre, confier à la Commission le soin de trouver la solution à ce problème particulier par la voie réglementaire devient un choix évident.

[136]    Ce choix fait en sorte que l’aboutissement de l’équité salariale répond dès lors à des échéanciers distincts, soit quatre ans après l’entrée en vigueur de la L.é.s. pour les entreprises avec comparateur masculin et deux ans après l’entrée en vigueur du Règlement sur l’équité salariale au plus tard pour les entreprises sans comparateur.

[137]    Divers facteurs, dont a) le retard dans la mise en œuvre de l’équité au sein des premières comme au sein de l’appareil gouvernemental, b) le caractère novateur de l’application de l’équité aux secondes, c) l’absence de précédents législatifs canadiens, d) la structure même de l’article 114 de la Loi, e) l’économie de la L.é.s. qui veut que l’équité salariale ne devienne pas, par l’importation de structures salariales entre entreprises, un exercice de nivellement des salaires, f) l’absence de suggestions concrètes de la part des organisations syndicales et des associations accréditées, g) le refus en 2003, pour des motifs stratégiques, de modifier l’article 114 de la Loi, ont pour effet que le Règlement sur l’équité salariale glisse dans le temps.

[138]    Le Tribunal en retient que, contrairement à ce que plaident les demandeurs à l’audience, le retard à adopter le Règlement sur l’équité salariale n’équivaut pas à avoir omis de réglementer ni négliger de le faire. L’arrêt Thibodeau-Labbé c. La Régie des permis d’alcool du Québec[93] de la Cour d’appel qu’ils invoquent n’a pas d’application ici.

[139]    Finalement, c’est au 5 mai 2007 que les ajustements salariaux doivent être comptés pour les travailleuses et travailleurs œuvrant dans des entreprises sans comparateur plutôt qu’au 21 décembre 2001, sans rétroactivité pour eux à cette dernière date.

[140]    C’est sur cette toile de fond que se pose la question : y a-t-il pour autant discrimination au sens des chartes des droits?

5.            Analyse

[141]    Comme le chapitre précédent le démontre, l’article 38 de la Loi est indissociable des articles 13 et 114. C’est par le temps qu’on a mis à donner effet à ceux-ci que celui-là aurait acquis un effet discriminatoire si on en croit les demandeurs. Il est ainsi possible qu’une disposition législative neutre au départ devienne peu à peu discriminatoire aux yeux de la Charte canadienne si son effet est tel. Mais où se situe le point de rupture? Si le Règlement sur l’équité salariale était entré en vigueur en 2003 plutôt qu’en 2007, parlerait-on encore d’invalidité constitutionnelle? Considérer une suite d’événements dans le sens régressif est-il un moyen admissible en droit d’attribuer a posteriori les attributs de la discrimination à une disposition législative jugée pertinente au moment de son adoption? Le retard dans la mise en œuvre de l’équité salariale au sein des entreprises sans comparateur a-t-il les attributs de la discrimination au sens de la Charte? Si on répond par l’affirmative à cette question, le même raisonnement est-il transposable à l’application de l’article 10 de la Charte québécoise? Voilà autant d’interrogations que soulève le recours entrepris par les demandeurs.

5.1.      Y a-t-il invalidité de l’article 38 de la Loi sur l’équité salariale en vertu        de l’article 15 de la Charte canadienne?

5.1.1.   La portée de l’article 38 de la Loi sur l’équité salariale

[142]    Les demandeurs plaident que l’article 38 L.é.s., en ouvrant la porte à un échéancier distinct pour parachever l’équité salariale au sein des entreprises où on ne retrouve pas de catégories d’emplois à prédominance masculine, crée une différence de traitement au détriment de celles[94] qui y travaillent. Cette différence n’aurait au départ d’autre motif que le sexe et aurait du même coup un effet discriminatoire leur causant préjudice, contrevenant ainsi à la garantie constitutionnelle de l’article 15 de la Charte.

[143]    Mais comme on l’a vu, l’article 38 de la Loi n’a pas pour effet de priver les travailleuses œuvrant dans des entreprises sans comparateur masculin des bénéfices de l’équité salariale. Il n’a pas non plus l’effet de les confiner dans des niches d’emplois sous-rémunérés du seul fait qu’il s’agit d’emplois traditionnellement occupés par des femmes et donc considérés, par le jeu des préjugés, de moindre valeur que ceux à prédominance masculine. Au contraire, la Loi s’attaque de front au problème dans le but d’améliorer le sort de ces travailleuses et, en 1996, va au-delà de ce que les autres provinces canadiennes font à ce chapitre.

[144]    Il est donc ici d’une pertinence relative pour les expertes des demandeurs de reprendre les arguments militant en faveur de l’adoption de la Loi sur l’équité salariale comme si celle-ci n’avait pas pris acte de la nécessité d’éradiquer les disparités salariales entre les catégories d’emplois majoritairement masculines et majoritairement féminines. La Loi telle qu’adoptée est la preuve du contraire. Son objectif est d’améliorer le sort des femmes en emploi. C’est sous cet angle qu’il faut l’aborder.

[145]    Le Tribunal ajoute que, jusqu’à l’entrée en vigueur de la Loi, les travailleuses œuvrant dans des entreprises sans comparateur masculin ne pouvaient pas invoquer le bénéfice de l’article 19 de la Charte québécoise en ce qui a trait à l’iniquité salariale basée sur le sexe dont elles étaient victimes puisque cet article ne visait que les personnes travaillant dans une entreprise avec comparateur masculin:

19.  Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit.

[146]    Dans ce contexte, qualifier les travailleuses œuvrant dans des entreprises sans comparateur masculin d’oubliées de l’équité salariale est une formule accrocheuse qui ne correspond pas à la preuve présentée dans le présent dossier.

5.1.2.   L’article 15 de la Charte

[147]    Citons avant d’en faire l’analyse l’article 15 de la Charte et les autres articles pertinents.

 (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

 (1) La présente charte s’applique :

a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest;

b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

[…]

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[148]    Cela dit, le paragraphe 15(1) de la Charte n’est pas une garantie générale d’égalité entre les individus et les groupes comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia[95], l’arrêt fondateur de la Cour en matière de discrimination fondée sur la Charte canadienne :

Le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit que la loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et que tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination.  Il ne s'agit pas d'une garantie générale d'égalité; la disposition ne prescrit pas l'égalité entre les individus ou les groupes d'une société dans un sens général ou abstrait, pas plus qu'elle n'impose à ceux-ci l'obligation de traiter les autres également.  Elle porte sur l'application de la loi. 

[149]    Corollaire de ce qui précède, la Cour ajoute :

Il faut tenir compte du contenu de la loi, de son objet et de son effet sur ceux qu'elle vise, de même que sur ceux qu'elle exclut de son champ d'application.  Les questions qui seront soulevées d'un cas à l'autre sont telles que ce serait une erreur que de tenter de restreindre ces considérations à une formule limitée et figée.

Ce ne sont pas toutes les distinctions ou différences de traitement devant la loi qui portent atteinte aux garanties d'égalité de l'art. 15 de la Charte.  Il est certes évident que les législatures peuvent et, pour gouverner efficacement, doivent traiter des individus ou des groupes différents de façons différentes.  En effet, de telles distinctions représentent l'une des principales préoccupations des législatures.  La classification des individus et des groupes, la rédaction de différentes dispositions concernant de tels groupes, l'application de règles, de règlements, d'exigences et de qualifications différents à des personnes différentes sont nécessaires pour gouverner la société moderne.  Comme je l'ai déjà souligné, le respect des différences, qui est l'essence d'une véritable égalité, exige souvent que des distinctions soient faites.[96]

[150]    Bref, il faut dans chaque cas déterminer si les distinctions créées par la Loi sont acceptables en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte. La seule façon d’y parvenir nous enseigne la Cour suprême est d’appliquer intégralement la Charte[97] et de tenir compte du contexte comme on l’a vu précédemment.

[151]    Mais depuis le premier jour, la Cour suprême reconnaît que le concept de discrimination est complexe à saisir :

Le concept d'égalité fait partie de la pensée occidentale depuis longtemps.  Enchâssé au par. 15(1) de la Charte, c'est un concept difficile à saisir qui, plus que tous les autres droits et libertés garantis dans la Charte, ne comporte pas de définition précise.  […]

C'est un concept comparatif dont la matérialisation ne peut être atteinte ou perçue que par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio-politique où la question est soulevée.  Il faut cependant reconnaître dès le départ que toute différence de traitement entre des individus dans la loi ne produira pas forcément une inégalité et, aussi, qu'un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités.  Cette proposition a souvent été exprimée dans la documentation sur le sujet mais, comme je l'ai déjà souligné à une autre occasion, nulle part n'a-t-elle été formulée plus justement que dans la fameuse phrase du juge Frankfurter dans l'arrêt Dennis v. United States, 339 U.S. 162 (1950), à la p. 184:

         [TRADUCTION]  C'était un homme sage celui qui a dit qu'il n'y avait pas de plus grande inégalité que l'égalité de traitement entre individus inégaux.[98]

[152]     Et où trouver plus belle illustration de cette réflexion du juge Frankfurter[99] que dans l’arrêt Lavell[100] de la Cour suprême du Canada, rendu à l’époque de la Déclaration canadienne des droits[101], dans lequel le plus haut tribunal a décidé que l’égalité devant la loi voulait dire l’égalité de traitement dans l’application des lois par les fonctionnaires et les tribunaux? Avec pour résultat que toutes les femmes autochtones devaient perdre à titre égal leurs droits d’Indiennes en vertu de la Loi sur les Indiens[102] lorsqu’elles mariaient des non-autochtones alors que tel n’était pas le sort d’un homme autochtone mariant une non-autochtone. Il en va de même de l’arrêt Bliss[103] dans lequel une disposition de la Loi de 1971 sur l’assurance chômage[104], refusant les prestations d’assurance chômage à une femme enceinte, est jugée valide en vertu de la Déclaration canadienne des droits[105] puisque toutes les femmes enceintes essuient le même refus avec pour effet qu’elles sont traitées de façon égale devant la loi.

[153]    Mais avec l’entrée en vigueur de l’article 15 de la Charte canadienne en 1985[106], la Cour suprême s’éloigne de cette lecture formaliste de la discrimination pour épouser une approche globale, pour examiner l’origine de la distinction, d’une façon plus susceptible de réconcilier l’égalité devant la loi et la justice. S’ajoute de la sorte, pour ainsi dire, à l’égalité devant la loi l’égalité dans la loi. Toutefois, établir une grille d’analyse pour l’application de l’article 15 n’est pas chose simple et il n’est pas dérogatoire d’écrire que cette recherche n’est pas exempte de tâtonnements[107]. Pour faire justice aux arguments présentés de part et d’autre ici, un survol s’impose.

5.1.3.   L’arrêt Andrews

[154]    La Cour suprême, dans l’arrêt Turpin[108], rendu dans la foulée de l’arrêt Andrews déjà cité[109], énonce deux conditions qui, une fois prouvées, permettent de conclure à la discrimination : a) la mesure législative établit-elle une différence de traitement privant une personne d’un bénéfice accordé à d’autres personnes? et b) cette différence est-elle basée sur l’appartenance à une des catégories énumérées à l’article 15 ou à une catégorie analogue?

[155]    Ce cadre analytique découle des considérations énoncées par le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews voulant que les différences de traitement créées par une loi ne produisent pas toutes des cas d’inégalité, «pas plus qu’une loi sera nécessairement mauvaise parce qu’elle établit des distinctions»[110]. Plus loin dans ses motifs, il résume ainsi sa pensée que partage l’ensemble de la Cour :

J'affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d'un individu ou d'un groupe d'individus, qui a pour effet d'imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d'autres ou d'empêcher ou de restreindre l'accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d'autres membres de la société.[111]

[156]    Pour que les distinctions et différences de traitement deviennent des inégalités contraires au paragraphe 15(1), il faut qu’il y ait discrimination. Celle-ci est donc l’exigence fondamentale de la protection offerte par la Charte : «[…] indépendamment de toute discrimination […]». Mais encore faut-il qu’il en résulte un préjudice ou un désavantage pour la personne ou les membres du groupe visés ou affectés par la mesure attaquée.

[157]    C’est ainsi que, dans l’affaire Andrews, il a été décidé qu’une «règle qui exclut toute une catégorie de personnes de certains types d’emplois pour le seul motif qu’elles n’ont pas la citoyenneté viole les droits à l’égalité de cette catégorie», pour reprendre les mots de la juge Wilson[112]. Alors que cette exclusion se fait, «sans égard à leurs diplômes et à leurs compétences professionnelles ou sans égard aux autres qualités ou mérites d’individus faisant partie du groupe», pour reprendre ceux du juge McIntyre[113].

[158]    Par contre, le juge McIntyre ne manque pas d’écrire aussi que :

    La garantie offerte par le par. 15(1) est la plus générale de toutes. Elle s’applique et sert d’appui à tous les autres droits garantis par la Charte. Il faut cependant reconnaître que le Parlement et les législatures ont le pouvoir et le devoir d’adopter des lois pour l’ensemble de la collectivité : ce faisant, ils doivent établir d’innombrables distinctions et catégorisations législatives en remplissant leur rôle de gouvernement. En établissant des distinctions entre des groupes et des individus en vue d’atteindre des objectifs sociaux souhaitables, il sera rarement possible de dire d’une distinction législative qu’elle constitue clairement le bon choix législatif ou le mauvais.

[159]    Ainsi donc, c’est sur la base de ces considérations que la Cour suprême décide, dans l’arrêt Andrews, que l’obligation d’être citoyen canadien pour être admis au Barreau de la Colombie-Britannique est contraire au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne[114].

[160]    Toutefois, le cadre analytique de l’arrêt Andrews fait place tôt après à l’incertitude alors que la validité de certains articles du Code criminel est attaquée sur cette base[115].

[161]    Mais compléter le cadre analytique pour permettre une plus grande uniformité dans l’appréciation de l’étendue et des limites du droit à l’égalité et faire consensus sur sa formulation n’est pas un exercice aisé : la différence de traitement doit-elle avoir un lien rationnel avec l’objectif législatif? Cette différence a-t-elle pour effet d’entretenir l’idée que certaines personnes sont moins dignes que d’autres d’être traitées également? L’article 15 tolère-t-il en soi des distinctions de traitement justifiées par les faits de l’espèce? La Loi ou la mesure attaquée en créant une différence de traitement s’appuie-t-elle sur des stéréotypes rattachés à des personnes ou à des groupes en particulier? Voire, les motifs énumérés au paragraphe 15(1) forment-ils une liste ou ne sont-ils que des exemples des catégories de personnes contre lesquelles s’exerce la discrimination?[116] sont autant de questions qui se soulèvent au cours des 10 années suivantes au fil des problèmes auxquels la Cour suprême doit répondre, non sans se diviser en cours de route sur des aspects importants.

[162]    C’est ainsi que se dégage peu à peu l’idée que le but de l’article 15 est de protéger la dignité humaine qui devient ainsi le critère fédérateur de cette disposition en s’ajoutant à ceux de l’arrêt Andrews, permettant ainsi pour un temps une certaine réconciliation des points de vue et motifs. Non pas que la protection de la dignité humaine comme critère d’analyse n’ait pas été prise en considération auparavant par la Cour, comme ce fut le cas par exemple dans l’arrêt Egan[117], déjà cité, mais sans pour autant faire l’unanimité. Pour la juge McLachlin, dans l’arrêt Miron, déjà cité, une différence de traitement causant un désavantage au plaignant ne sera discriminatoire que si elle entre en conflit avec l’objectif de l’article 15 qui est «d’empêcher que la dignité et la liberté de la personne soient violées par l’imposition de restrictions, de désavantages ou de fardeaux fondés sur une application stéréotypée de présumées caractéristiques de groupe plutôt que sur les mérites, les capacités ou les circonstances[118].

5.1.4.   L’arrêt Law c. Canada[119]

[163]    En 1999, la Cour suprême, à l’unanimité, dans un effort de consolidation, rend donc l’arrêt Law sur lequel les demandeurs fondent en bonne partie leurs prétentions. De la démarche proposée par la Cour, les demandeurs retiennent ce qui suit dans leur plaidoirie écrite :

128.       L’analyse de l’article 15(1) tel qu’énoncé dans l’arrêt Law comporte trois       étapes :

1.    La Loi a-t-elle pour objet ou pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes?

2.    La différence de traitement est-elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

3.    La Loi en question a-t-elle un objet ou un effet discriminatoire au sens de la garantie légale?

[164]    Quant à la troisième étape qui réfère à la notion de dignité, voici comment la Cour suprême formule la question à poser :

La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?[120]

[165]    Cette notion de dignité humaine, centrale au cadre analytique de l’arrêt Law, est ainsi définie par le juge Iacobucci, écrivant au nom de la Cour, qui en souligne du même souffle les contours imprécis :

La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi.  Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle.  La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne.  Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous-jacent à leurs différences.  La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne.[121]

[166]    Selon le juge Iacobucci, quatre facteurs contextuels peuvent être pris en compte dans les dossiers de ce type : le désavantage préexistant; la correspondance entre les motifs de discrimination et les caractéristiques ou la situation personnelle du demandeur; l’effet d’amélioration de la loi attaquée pour certains membres de la société; la nature du droit ou de l’avantage dont le demandeur s’estime privé.

[167]    Au sujet du second de ces facteurs, ouvrons ici une parenthèse pour noter ce que la juge en chef McLachlin écrit en 2002, dans l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général)[122] :

Le fait que certaines personnes soient victimes des lacunes d’un programme ne prouve pas que la mesure législative en cause ne tient pas compte de l’ensemble des besoins et de la situation du groupe de personnes touché, ni que la distinction établie par cette mesure crée une discrimination réelle au sens du par. 15(1).

[168]    Revenant à l’arrêt Law, la Cour suprême en vient ainsi à la conclusion, sur la base de ce cadre analytique, que n’est pas discriminatoire une disposition du Régime de pensions du Canada prévoyant une réduction progressive de la prestation de survivant pour le conjoint sans enfant à charge ayant entre 35 et 45 ans au moment du décès de l’autre conjoint.

[169]    D’aucuns dénotent dans cet arrêt un recul et un retour à une conception formelle de la discrimination au détriment du droit à l’égalité réelle[123] alors que d’autres y voient une possible avancée[124].

[170]    Mais par après, le cadre d’analyse de l’arrêt Law connaît de nouvelles métamorphoses confirmant ainsi le caractère insaisissable de l’article 15 souligné par le juge Iacobucci.

[171]    Ainsi donc, et contrairement à ce que soutiennent les demandeurs, le Tribunal ne peut s’en tenir au cadre analytique de l’arrêt Law de 1999 alors que les critères d’application de l’article 15 n’ont cessé d’évoluer par la suite à travers, entre autres, les arrêts R. c. Kapp[125] (2008), Withler c. Canada (Procureur général)[126] (2011) et Québec (Procureur général) c. A.[127] (2013).

5.1.5.   Les arrêts Kapp et Withler

[172]    Dans l’arrêt Kapp, une affaire au centre de laquelle se retrouvait un droit de courte durée de pêche commerciale au saumon de la rivière Fraser octroyé exclusivement à des autochtones que contestaient, par une pêche de protestation, des pêcheurs non-autochtones, la juge en chef McLachlin et la juge Abella reformulent ainsi le cadre analytique de Law :

[17]  Le modèle établi dans l’arrêt Andrews, qui a été explicité dans une série de décisions ayant abouti à l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, établissait essentiellement un critère à deux volets devant être utilisé pour démontrer l’existence de discrimination au sens du par. 15(1) : (1) La loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? (2) La distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes? Il était question de trois volets dans l’arrêt Law, mais nous estimons que le critère est essentiellement le même.

[173]    Et elles ajoutent que :

[24] Considéré sous cet angle, l’arrêt Law ne prescrit pas l’application d’un nouveau critère distinctif pour déterminer l’existence de discrimination, mais il confirme plutôt l’approche relative à l’égalité réelle visée par l’art. 15, qui a été énoncée dans l’arrêt Andrews et explicitée dans de nombreux arrêts subséquents.  Les facteurs énoncés dans l’arrêt Law doivent être interprétés non pas littéralement comme s’il s’agissait de dispositions législatives, mais comme un moyen de mettre l’accent sur le principal enjeu de l’art. 15, qui a été décrit dans l’arrêt Andrews — la lutte contre la discrimination, au sens de la perpétuation d’un désavantage et de l’application de stéréotypes.

Ce qui a pour effet de rejeter dans l’ombre le facteur de dignité humaine qui n’en demeure pas moins l’objectif à atteindre.

[174]    Au terme de son analyse, la Cour conclut que le droit de pêche exclusif conféré à des autochtones ne violait pas le droit constitutionnel à l’égalité de l’article 15.

[175]    Dans l’arrêt Withler, les deux mêmes juges en viennent à la même conclusion au regard de deux régimes de pension fédéraux octroyant, entre autres avantages sociaux, une prestation supplémentaire s’apparentant à une assurance-vie ayant la particularité d’être réductible selon l’âge du participant au décès.

[176]    En décidant de rejeter l’appel et les deux recours collectifs initiés à ce propos par des conjointes survivantes, les deux juges, dans leurs motifs conjoints, réitèrent le test à deux volets énoncés dans l’arrêt Kapp :

[30]  La jurisprudence a établi un test à deux volets pour l’appréciation d’une demande fondée sur le par. 15(1) : (1) La loi crée-t-elle une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? (2) La distinction crée-t-elle un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes?

[177]    Elles rappellent que la comparaison avec un groupe de référence ne doit pas oblitérer l’importance des facteurs contextuels au risque de tomber à nouveau dans le formalisme :

[54]  En somme, les décisions de notre Cour concernant l’art. 15 sont pratiquement toutes fondées sur une prémisse commune : à la dernière étape de l’analyse, le tribunal doit déterminer si, en tenant compte de tous les facteurs contextuels pertinents, y compris la nature et l’objet de la mesure législative contestée au regard de la situation du demandeur, la distinction invoquée a un effet discriminatoire en ce sens qu’elle perpétue un désavantage ou applique un stéréotype à l’égard du groupe.

[178]    En ce sens, dans le cadre d’une loi qui vise à mettre en place un vaste régime de prestations, la Cour rappelle, au paragraphe 38, que «son effet d’amélioration sur la situation des autres participants et la multiplicité des intérêts que la loi vise à concilier doivent jouer dans l’analyse du caractère discriminatoire» (par. 38).

5.1.6.   L’arrêt Québec (Procureur général) c. A.

[179]    Enfin, en 2013, dans Québec c. A.[128], un dossier où la demanderesse plaide qu’est discriminatoire au sens de l’article 15 de la Charte le fait de refuser une pension alimentaire pour ses fins personnelles à un conjoint de fait, la Cour suprême, dans un nouvel exercice de synthèse, consacre le réaménagement du cadre analytique de l’arrêt Law développé dans Kapp et Withler et réitère que le concept de dignité humaine, bien qu’il s’agisse d’une valeur essentielle sous-tendant le droit à l’égalité, soulève de nombreuses difficultés d’application lorsqu’on tente de l’utiliser comme critère juridique comme le propose l’arrêt Law.

[180]    Pour obvier à la difficulté d’application que pose le cadre analytique de l’arrêt Law, le juge LeBel, après avoir repris les deux questions exprimées dans les arrêts Kapp et Withler, écrit :

[186]     Il incombe ainsi au demandeur de prouver par prépondérance des probabilités que a) la loi crée une distinction désavantageuse fondée sur un motif énuméré ou analogue et que b) ce désavantage est discriminatoire parce (i) qu’il perpétue un préjugé ou (ii) qu’il applique un stéréotype.

5.1.7.   Le cheminement critique

[181]    Fort de ce qui précède, on comprendra que le Tribunal s’emploiera à répondre aux questions énoncées sur cette base plutôt qu’à axer son analyse sur les trois critères de l’arrêt Law :

a)   La Loi crée-t-elle une distinction désavantageuse fondée sur un motif énuméré ou analogue?

[182]    Cette première question en contient en fait trois, soit : y a-t-il une distinction? Si oui, crée-t-elle un désavantage? Et dans l’affirmative, a-t-elle pour cause un motif énuméré ou analogue?

b)   Ce désavantage est-il discriminatoire en ce qu’il perpétue un préjugé ou applique un stéréotype?

[183]    La deuxième question porte sur l’aspect discriminatoire lui-même qui est assimilé à la perpétuation d’un préjugé ou à l’application d’un stéréotype.

[184]    Enfin, ce n’est que lorsqu’on répond oui à ces questions que se soulève la question du caractère raisonnable de la règle de droit qui impose la distinction et de sa justification en vertu de l’article 1 de la Charte.

[185]    Il y a donc à faire un cheminement critique à travers ces étapes. Abordons tour à tour ces questions dans l’ordre où on vient de les énoncer.

[186]    Ce faisant, il faut prendre garde d’abstraire le problème et de le réduire à un simple théorème juridique. Les faits et le contexte seuls permettent d’éviter de retomber dans les ornières d’une démarche formaliste ou automatique[129] pouvant découler d’une lecture détachée du texte de loi ou d’une comparaison théorique avec un groupe offrant des caractéristiques semblables.

5.1.8.   La Loi crée-t-elle une distinction désavantageuse fondée sur un motif énuméré ou analogue?

[187]    Dans le dossier qui nous intéresse, la Loi n’a pas pour objet de priver les travailleuses œuvrant dans des entreprises sans catégories d’emplois à prédominance masculine des bénéfices qu’elle accorde aux autres femmes travaillant dans des entreprises de 10 salariés et plus avec comparateur masculin. Plaider, comme le font les demandeurs, que «lorsque le législateur accorde des améliorations pour un groupe en général mais exclut des membres de ce groupe historiquement défavorisés, les dispositions législatives en question seront presque toujours taxées de discriminatoires», ne correspond ni au texte de la Loi, ni à la preuve. La réalité est ici différente comme on l’a vu au chapitre de la preuve. Le droit à l’équité salariale n’est pas refusé à ces travailleuses; seule l’échéance en est différée.

[188]    Dès le départ, la preuve démontre qu’il est compris de tous les joueurs que l’équité salariale au sein des entreprises sans comparateur masculin est une problématique à la fois spécifique et complexe. L’avant-projet de loi de 1995 n’avance pas de solution mais la défère au pouvoir réglementaire dont les paramètres sont semblables à ceux que le législateur retiendra dans la Loi telle qu’adoptée, à l’article 114. On connaît la suite, y compris le temps qu’il en a pris pour élaborer et adopter le Règlement sur l’équité salariale.

[189]    Malgré le désaveu de l’avant-projet de loi largement partagé par les participants lors de la consultation générale à son propos et malgré bien des réserves entourant l’adoption du projet de loi numéro 35, le Tribunal ne retrouve dans la preuve aucun commentaire des personnes ou groupes consultés condamnant l’approche réglementaire pour solutionner cette équation, au contraire. L’idée de placer sur une voie parallèle la recherche d’une solution visant les entreprises sans comparateur masculin n’avait à coup sûr pas pour objectif de placer cet aspect de l’équité salariale sur une voie d’évitement.

A)     Y a-t-il une distinction?

[190]    La Cour suprême, dans la synthèse du cadre analytique qu’elle fait dans l’arrêt Québec c. A.[130], reprend la notion de distinction désavantageuse menant à une forme de discrimination de l’arrêt Andrews. Il s’agit :

[d’]une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société.[131]

[191]    Comme le souligne le juge LeBel dans l’arrêt Québec c. A., les comparaisons entre groupes «peuvent contribuer, à cette étape, à démontrer l’existence d’une distinction désavantageuse»[132].

[192]    Cependant, dans le cas présent, l’article 38 de la Loi, en permettant de faire glisser jusqu’au 5 mai 2007 le versement des ajustements de salaires des travailleuses dans les entreprises sans comparateur masculin, a pour effet de les traiter pour un temps différemment de celles qui œuvrent dans des entreprises avec comparateur. N’eut-été de l’article 38, malgré l’entrée en vigueur tardive du Règlement sur l’équité salariale, ces travailleuses auraient bénéficié d’une rétroactivité au 21 décembre 2001 plaident les demandeurs.

B)    Y a-t-il une distinction désavantageuse?

[193]    De plus, il s’agit-là d’une distinction désavantageuse pour elles, dans la mesure où l’adoption du Règlement sur l’équité salariale se fait attendre et les prive du même coup de plus de cinq années de rétroactivité d’ajustement salarial.

[194]    Toutefois, le Règlement sur l’équité salariale aurait-il été adopté plus tôt qu’on ne parlerait pas ici de discrimination. Les organisations syndicales et patronales se seraient-elles mises d’accord pour convenir d’une modification à l’article 114 de la Loi en 2003 pour permettre l’adoption rapide d’un règlement qu’on ne parlerait sans doute pas non plus de discrimination. Bref, le problème est circonstanciel.

[195]    Comme on l’a vu, l’article 15 de la Charte canadienne ne vise pas à pallier à toutes les inégalités ni à priver le législateur du droit d’établir des distinctions. Le but de l’article 15 est de mettre fin aux inégalités fondées sur la discrimination pour les motifs énumérés ou analogues.

C)    La distinction repose-t-elle sur un motif énuméré?

[196]    Advenant que la preuve soit faite que la distinction désavantageuse est fondée sur le sexe, la race ou un autre motif énuméré au paragraphe 15(1) ou sur un motif analogue, donc sur un motif correspondant à des caractéristiques personnelles immuables[133], il appartient encore au tribunal de déterminer «si cette distinction est discriminatoire parce qu’elle porte atteinte à l’égalité réelle en perpétuant un préjugé ou en appliquant un stéréotype»[134].

[197]    Dans le cas présent, ce n’est ni sur la base du sexe, ni sur la base de la race, de l’ethnie, de l’origine nationale, de la couleur, de la religion, de l’âge ou de déficiences mentales ou physiques que la distinction est imposée. L’objet de l’article 38 de la Loi, en fixant un échéancier différent, ne vise pas à traiter les travailleuses au sein d’entreprises sans comparateur de façon moins digne que les autres. La preuve ne révèle pas que le résultat correspond à la définition que donne la Cour suprême d’une distinction désavantageuse menant à une forme de discrimination.

[198]    Il est vrai qu’ici, ce sont en majorité des femmes qui subissent les effets de la distinction mais la preuve démontre que celle-ci repose non pas sur le sexe mais sur un ensemble de circonstances qui en bout de piste ont eu pour résultat net a) d’attribuer les avantages de l’équité salariale à toutes les femmes occupant des emplois dans des catégories à prédominance féminine dans des entreprises de 10 salariés ou plus avec ou sans comparateur mais b) de retarder le versement des ajustements salariaux dans ce dernier cas sur la base du fait qu’elles travaillent dans des entreprises sans comparateur masculin. La nuance ici est importante et subtile. Si l’effet de l’article 38 L.é.s. est d’imposer une forme de désavantage sur un groupe de travailleuses en emploi dans des entreprises ayant 10 salariés ou plus, le motif n’est pas que ce sont des femmes qui occupent ces postes mais plutôt que les entreprises qui les embauchent n’ont pas de catégories d’emplois à prédominance masculine pour assurer la comparaison avec les difficultés supplémentaires d’application en découlant. La distinction ainsi créée ne repose donc pas sur un motif énuméré à l’article 15 de la Charte. Conclure autrement mènerait à dire qu’il y a discrimination fondée sur le sexe du moment que des femmes sont affectées par une disposition législative, ce qui n’est pas ce que prévoit le cadre analytique développé par la Cour suprême.

D)    La distinction repose-t-elle sur un motif analogue?

[199]    S’agit-il alors d’un motif analogue? Pour répondre par la négative à cette question, le Tribunal réfère à la définition qu’en donnent les juges McLachlin et Bastarache au paragraphe 13 de l’arrêt Corbiere déjà cité :

En conséquence, quels sont les critères qui permettent de qualifier d’analogue un motif de distinction?  La réponse est évidente, il s’agit de chercher des motifs de distinction analogues ou semblables aux motifs énumérés à l’art. 15 — la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.  Il nous semble que le point commun entre ces motifs est le fait qu’ils sont souvent à la base de décisions stéréotypées, fondées non pas sur le mérite de l’individu mais plutôt sur une caractéristique personnelle qui est soit immuable, soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle. 

[200]    Le fait de travailler dans une entreprise où on ne retrouve pas de catégories d’emplois à prédominance masculine ne répond pas à cette définition pour les motifs déjà énoncés. Il ne s’agit donc pas d’un motif analogue.

[201]    Ce faisant, le Tribunal n’ignore pas les raisons qui ont favorisé l’émergence des niches d’emplois à nette prédominance féminine, comme le souligne l’experte Carolle Simard, avec pour effet à la fois de confiner bien des femmes en emploi dans des secteurs ou des métiers traditionnellement sous-rémunérés et de les isoler dans des entreprises confinées. Mais l’article 38 de la Loi, répétons-le, n’a pas pour but de maintenir cette forme de ségrégation mais bien d’établir un calendrier distinct pour y remédier une fois la solution arrêtée et d’y remédier une fois pour toutes vu l’obligation de maintenir l’équité salariale par la suite.

[202]    Les demandeurs plaident de plus que le report dans le temps de la fin de l’exercice d’équité salariale au sein des entreprises sans comparateur est la source d’une plus grande inégalité; ils invoquent à ce propos l’arrêt Thibaudeau de la Cour suprême, déjà cité. Mais, sur cet aspect en particulier, ils ne fournissent aucune preuve spécifique. Ils n’établissent pas sur quelles données ils se fondent, outre le fait que les entreprises sans comparateur masculin constituent des niches d’emplois où perdure un écart salarial négatif par rapport aux catégories d’emplois à prédominance masculine pour un emploi équivalent. À nouveau, affirmer ce qui précède est justement ce qui a permis d’étendre l’équité salariale aux entreprises sans comparateur mais ne démontre pas pour autant en quoi l’article 38 de la Loi serait à la source d’une inégalité encore plus grande. A part le cas des travailleuses des CPE, dont la preuve démontre que les conditions salariales et les avantages sociaux se sont grandement améliorés durant la même période au fur et à mesure que la collectivité reconnaissait l’importance de leur rôle comme éducatrices à la petite enfance[135], la preuve est précaire sur les autres catégories d’emplois associés aux entreprises sans comparateur, sur leurs effectifs, sur leurs conditions de travail et leurs conditions salariales. Les données agglomérées colligées par l’experte Carolle Simard dans son expertise[136] ne vont pas dans le sens de ce que plaident les demandeurs. Le Tribunal ne peut donc conclure que l’article 38 de la Loi et l’entrée en vigueur décalée dans le temps de l’équité salariale qu’il autorise a pour effet d’accroître l’inégalité que la Loi a pour objectif d’éradiquer; le sentiment d’iniquité ressenti par certaines, bien que compréhensible, n’en constitue pas pour autant une preuve[137].

E)     Le programme législatif

[203]    Cela dit, le législateur conservait le droit d’intervenir législativement ou non pour remédier à la discrimination salariale systémique dont souffraient les femmes dans des emplois à prédominance féminine. Il avait aussi la possibilité de limiter son intervention à la forme de discrimination en emploi prévue à l’article 19 de la Charte des droits et libertés de la personne, c’est-à-dire à celle se pratiquant au sein des entreprises dotées de comparateur masculin. Il a plutôt choisi d’étendre la Loi aux travailleuses œuvrant dans toutes les entreprises de 10 salariés et plus sans comparateur masculin, contrairement à la législation des autres provinces canadiennes à l’époque. L’article 15 de la Charte n’impose à ce chapitre aucune obligation positive à l’État, comme le souligne la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Ferrel c. Ontario (Procureur général)[138]. Par contre, dès que le législateur adopte une loi, celle-ci doit respecter les droits fondamentaux tant dans ce qu’elle énonce que dans ce qu’elle s’abstient d’énoncer.

[204]    L’Assemblée nationale aurait donc pu faire un choix différent et légiférer ultérieurement sur ce volet de la discrimination systémique, comme il a choisi de le faire pour les travailleuses œuvrant dans des entreprises de moins de 10 employés qui attendent encore leur tour. Dans les circonstances qu’on connaît, le législateur a plutôt choisi de fixer deux échéanciers distincts pour s’assurer que le plus grand nombre de travailleuses bénéficieraient de l’équité salariale sans plus attendre. La distinction relève d’un choix politique que le gouvernement a le droit de faire en remplissant son rôle de gouvernement dans l’intérêt de l’ensemble de la collectivité. Il n’y a pas là pour autant une discrimination au sens de l’article 15 de la Charte même s’il en découle pour un temps une différence de traitement pour certaines femmes en emploi.

[205]    Une des deux expertes des demandeurs, Mme Esther Déom, brosse un excellent tableau de la notion d’équité salariale et de son cheminement vers une loi proactive[139]. Elle qui fut membre, comme on l’a vu, à la fois du Comité d’élaboration du projet de loi et du Comité de consultation, déplore que le projet de loi numéro 35 et la Loi n’aient pas retenu certaines recommandations formulées par ceux-ci.

[206]    Ainsi, elle fait reproche de ne pas avoir inclus dans l’exercice d’équité salariale les cadres supérieurs, souvent des hommes selon elle, ce qui aurait facilité l’exercice de comparaison des emplois en associant un comparateur masculin au sein de toutes les entreprises. Mais cette critique, pour être fondée, aurait exigé d’être documentée puisqu’au premier abord, rien ne permet d’affirmer qu’une majorité ou une bonne partie des entreprises sans comparateur masculin sont de fait dirigées par des hommes. D’ailleurs, Mme Déom, dans son expertise, à la page 16, reconnaît ne pas avoir les données pour vérifier son hypothèse. Par contre, elle reconnaît que le choix politique qui a mené à écarter les cadres supérieurs reposait sur des considérations relevant de l’organisation du travail.

[207]    Par ailleurs, selon l’experte, la cause du retard à produire le Règlement sur l’équité salariale serait imputable au fait qu’une des prémisses de la Loi est que la comparaison des emplois se fasse chez un même employeur dans le respect des lieux de décision des entreprises :

Malheureusement, cette approche nécessite une comparaison des emplois féminins avec des emplois masculins, dans la même entreprise. Là réside un de ses inconvénients majeurs […][140]

[208]    Sur cet aspect de sa critique, force est d’admettre, à l’instar de la Cour suprême dans les arrêts Law et Gosselin, déjà cités[141], qu’il n’existe pas de solution législative parfaite à des problèmes sociaux complexes :

Quelles que soient le mesures adoptées par le gouvernement, il existera toujours un certain nombre de personnes auxquelles un autre ensemble de mesures aurait mieux convenu. Le fait que certaines personnes soient victimes des lacunes d’un programme ne prouve pas que la mesure législative en cause ne tient pas compte de l’ensemble des besoins et de la situation du groupe de personnes touché, ni que la distinction établie par cette mesure crée une discrimination réelle au sens du par. 15(1).

[209]    D’autre part, affirmer que personne, pas même elle et ses collègues du comité, ait pensé, comme elle l’affirme à la page 22 de son expertise, qu’adopter le Règlement sur l’équité salariale puisse prendre autant de temps ne prouve rien, si ce n’est qu’à l’usage, le problème se sera révélé au moins aussi ardu à résoudre que prévu.

[210]    Quant à la critique qu’elle formule dans son expertise du travail de la Commission de l’équité salariale et du délai qu’accuse le Règlement sur l’équité salariale, dont elle souligne néanmoins «le caractère novateur», elle tient en un paragraphe qu’il convient de citer au texte :

Ironiquement, l’approche originale développée par la CÉS et finalement retenue dans le Règlement aurait pu, si la CÉS y avait consacré temps et énergie, être adoptée beaucoup plus tôt car cette approche ne nécessite pas que des exercices d’équité aient été réalisés. Par ailleurs, comme je le mentionnais plus haut, le règlement introduit une distinction importante entre les emplois sans comparateur masculin et les autres emplois féminins visés dans la LÉS en ce que la rétroactivité des ajustements n’est pas assurée dans le premier cas.[142]

[211]    Le procédé apparaît un peu simple a posteriori qui équivaut à dire qu’il suffisait d’y penser. Par contre, la preuve nous enseigne qu’aucun des demandeurs n’y a pensé, pas plus que leurs expertes au demeurant.

[212]    Le Tribunal ajoute qu’il est étonnant que l’experte Déom énumère des alternatives à la solution retenue, parmi «plusieurs (qui) s’offraient à la Commission»[143], sans mentionner que, parmi «les difficultés d’application non négligeables» que soulevaient ces alternatives, se trouvait le besoin de modifier la L.é.s. pour en rendre l’application possible, une option dénoncée lors de la consultation publique de février 2003, tant par les organisations patronales que syndicales, au nombre desquelles on comptait certaines des parties demanderesses.

[213]    Mais sur le fond, l’expertise de Mme Déom, au-delà de la démonstration éloquente qu’elle fait, à l’instar de l’experte Carolle Simard, du bien-fondé d’une loi sur l’équité salariale, ne fournit pas d’éléments de réponses documentés aux questions spécifiques que soulève le présent dossier : La Commission a-t-elle fait fi de suggestions utiles qui auraient permis de dénouer l’impasse où se trouvaient placées les entreprises sans comparateur? En quoi cette modalité d’application de la mesure amélioratrice qu’est la L.é.s. constitue-t-elle une forme de discrimination? L’article 38 de la Loi puise-t-il sa source dans une volonté, consciente ou non, de faire peser sur les femmes touchées par le retard à mettre en œuvre l’équité salariale le fait d’être des femmes et de maintenir à travers elles des préjugés?

F)     Le groupe comparateur

[214]    À partir des témoignages entendus et de la preuve documentaire, le Tribunal en vient à la conclusion que le groupe de comparaison, si on doit en établir un, est celui des travailleuses œuvrant dans des catégories d’emplois à prédominance féminine au sein des entreprises comprenant des catégories d’emplois à prédominance masculine et non pas celui des hommes occupant des emplois équivalents.

[215]    Sur cet aspect, le présent dossier diffère de la situation que devait trancher la juge Julien dans le dossier Syndicat de la fonction publique déjà cité[144] qu’invoquent les demandeurs à de nombreuses reprises dans leur plaidoirie écrite.

[216]    Dans cette affaire, par le jeu du chapitre IX de la Loi, de nombreuses travailleuses se trouvaient privées une fois pour toutes du plein exercice de l’équité salariale dans la mesure où elles œuvraient au sein d’entreprises qui s’étaient empressées de compléter, avec le concours de firmes spécialisées, un programme d’équité ou de relativité salariale avant la date d’adoption de la L.é.s.

[217]    Or, comme le souligne la juge Julien, élaborés en dehors du cadre législatif en matière d’équité salariale, ces programmes répondent à des exigences méthodologiques et des modalités d’application ou de fonctionnement diverses, voire disparates. Mais, dans la mesure où ces programmes réunissaient les conditions de l’article 119 de la Loi, tel qu’il se lisait alors, et qu’ils recevaient l’aval de la Commission de l’équité salariale, ils liaient les employeurs et leur personnel, rendant «les salariés vulnérables dans l’atteinte de l’équité salariale»[145]. En effet,  la Commission dans un tel cas n’évaluait pas le mérite du programme d’équité «en regard de l’objectif de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique»[146]. Le résultat net en est que le chapitre IX de la Loi constituait un régime d’exception en marge du régime général d’équité salariale ayant pour conséquence de «retirer aux victimes de discrimination, les recours nécessaires à leur protection» au sein des entreprises  dotées d’un programme d’équité ou de relativité salariale antérieur à la L.é.s.

[218]    Puisque les moyens prévus à la Charte des droits et libertés de la personne n’étaient plus disponibles aux travailleuses de ces entreprises une fois la Loi en vigueur, celles-ci se trouvaient donc privées de recours au cas de discrimination salariale. Il en résultait un fossé et des différences de taille entre le régime général et les régimes particuliers bénéficiant du chapitre IX de la Loi. Ce qui amène la juge à conclure qu’on ne peut concilier «la reconnaissance d’exercices antérieurs précisément fondés sur une telle adhésion volontaire et unilatérale des employeurs, sans encadrement législatif prônant la concertation et sans modalité de règlement des différends dans le cours du processus»[147] et la matérialisation de l’équité salariale. D’où sa conclusion que le chapitre IX de la Loi est discriminatoire et invalide.

[219]    Ce dossier portait donc sur le fait que des travailleuses œuvrant dans des catégories d’emplois à prédominance féminine dans certaines entreprises se trouvaient privées du plein exercice d’équité salariale et de ses garanties de même que de leurs recours. Pour conclure à une situation de discrimination, la juge Julien devait comparer leur situation non seulement avec celle des catégories d’emplois à prédominance masculine (CEPM) mais aussi avec le régime général d’équité salariale afin de conclure que le chapitre IX de la Loi était susceptible de maintenir la sous-évaluation du salaire des femmes dans les catégories d’emplois équivalents.

[220]    Cette problématique diffère du cas présent où le plein bénéfice de la L.é.s. n’est pas refusé aux travailleuses œuvrant au sein des entreprises sans comparateur masculin. Mais s’il est vrai que pour la période intermédiaire, celles-ci ne peuvent pas bénéficier de la rétroactivité au 21 novembre 2001, c’est avec l’ensemble des travailleuses bénéficiant de l’équité salariale dans les entreprises avec comparateur qu’on doit les comparer pour les fins de l’application de l’article 15 de la Charte et non avec les catégories d’emplois à prédominance masculine comme le plaident les demandeurs.

[221]    Sur cet aspect, comparer les groupes de travailleuses que représentent les demandeurs avec les travailleuses œuvrant dans des entreprises où on retrouve des catégories d’emplois à prédominance masculine est utile pour apprécier l’ensemble des éléments contextuels, comme l’enseigne l’arrêt Withler[148] et comme le fait le juge Iacobucci dans l’arrêt Lovelace[149] :

J’estime que l’analyse fondée sur le par. 15(1) doit être faite en comparant les communautés autochtones constituées en bande et celles qui ne le sont pas.

[222]    En effet, contrairement à ce que plaide le Procureur général, la notion de groupe de comparaison dans le cadre de l’analyse d’un dossier de discrimination n’a pas été abolie par la Cour suprême par l’arrêt Withler. La Cour y dit plutôt, comme elle le faisait déjà dans les arrêts Andrews et Law, que le tribunal ne doit pas se limiter à un simple exercice de comparaison alors que la question essentielle est celle de l’existence ou non d’une discrimination. Dans ce cadre, mettre l’accent sur la comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques comporte le risque d’ouvrir la porte à l’approche formaliste du traitement analogue avec le danger qui en découle de rater la cible de l’égalité réelle dans la loi. Par contre, la comparaison, sans rigidité, demeure un outil dans le cadre de l’analyse du dossier pour «favoriser une meilleure compréhension contextuelle de la situation du demandeur»[150] tant au stade de la première étape[151] (i.e. la détermination d’une distinction désavantageuse fondée sur un motif énuméré ou analogue) que de la deuxième étape (i.e. la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype) :

À cette étape, la comparaison peut favoriser une meilleure compréhension contextuelle de la situation du demandeur dans le cadre d’un régime législatif et dans la société en général et aider ainsi à déterminer si la mesure législative ou la décision contestée perpétue un désavantage ou un stéréotype. La valeur probante de la preuve comparative, considérée dans cette perspective contextuelle, dépendra des circonstances.[152]

[223]    À ce propos, le Tribunal tient compte aussi de ces mots du juge Iacobucci dans l’arrêt Lovelace :

Pour trouver les groupes de comparaison appropriés, il faut examiner l’objet et les effets des dispositions législatives, du programme ou de l’activité, en plus de tenir compte du contexte dans son ensemble.[153]

[224]    Et de ceux du juge Binnie, en 2004, dans l’arrêt Hodge c. Canada (Ministre du Développement des Ressources humaines) :

Le groupe de comparaison approprié est celui qui reflète les caractéristiques du demandeur (ou du groupe demandeur) qui sont pertinentes quant au bénéfice ou à l’avantage recherché […][154]

[225]    Comme de ceux du juge LeBel dans l’arrêt Québec c. A. qui reprend les propos des juges McLachlin et Abella dans l’arrêt Withler :

[…], la comparaison entre le demandeur et d’autres personnes, bien qu’elle ne soit pas indispensable, pourra favoriser une meilleure compréhension du contexte de l’allégation de discrimination.[155]

[226]    Cela dit, la comparaison sur cette base permet de confirmer qu’il y a certes une distinction entre les deux groupes de travailleuses en emploi dans les entreprises comprenant 10 salariés et plus mais que cette distinction ne repose pas sur le sexe ou un motif analogue mais plutôt sur le fait que certaines d’entre elles travaillent dans des entreprises présentant un coefficient de difficulté supérieur dans la mise en œuvre de l’exercice de comparaison entre CEPF et CEPM qui est la pierre d’assise de l’équité salariale.

G)    Les arrêts Lovelace et Terre-Neuve

[227]    Avant de clore cette partie de son analyse, le Tribunal estime utile de s’arrêter encore à deux arrêts de la Cour suprême dont les demandeurs citent, à l’appui de leurs propos, certains passages, soit les arrêts Lovelace[156] et Terre-Neuve[157].

[228]     Dans l’arrêt Lovelace, l’Ontario, après avoir convenu avec les Premières nations de l’Ontario de la construction d’un casino, décide par la suite que les recettes en seront exclusivement distribuées aux Premières nations de l’Ontario inscrites comme bandes en vertu de la Loi sur les indiens[158]. Cette dernière mesure est attaquée par les communautés autochtones de l’Ontario non constituées en bandes au motif qu’elle viole le droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte canadienne.

[229]    Or, la Cour, unanime, constate que les communautés autochtones «partagent […] un vécu de discrimination, de pauvreté et de désavantage systémique qui appelle à l’amélioration de leur sort»[159]. Mais ceci n’amène pas pour autant la Cour à conclure dans le sens de ce que demandent les communautés non constituées en bandes.

[230]    Pour conclure que le gouvernement ontarien n’a pas violé le droit à l’égalité et n’a pas contrevenu au paragraphe 15(1), le plus haut tribunal prend en compte l’objectif même de la mesure qui est d’appuyer la marche des communautés constituées en bandes vers la prise en charge de leur destinée.

[231]    L’approche de la Cour suprême fait une large part à l’historique des rapports entre le gouvernement ontarien et les Premières nations constituées en bandes à propos du jeu et des rapports au même sujet avec les Premières nations non constituées en bandes. Du même coup, la Cour se garde bien d’abstraire le problème et de le réduire à un simple théorème juridique. Ainsi peut-on y lire :

47         L’examen du dossier et la description qu’on y fait des situations particulières des bandes a aidé la cour à déterminer de façon téléologique que l’objet véritable du projet de casino était de favoriser spécifiquement les Premières nations constituées en bandes.

[232]    Et encore, parlant de l’analyse en trois étapes préconisée par l’arrêt Law :

54         Cette analyse en trois étapes ne doit pas être faite en appliquant une formule figée ou un critère rigide. Au contraire, il faut interpréter le par. 15(1) au moyen d’une démarche fondée sur l’objet et sur le contexte afin de permettre la réalisation de l’important objet réparateur de cette disposition et pour éviter les pièges d’une démarche formaliste ou automatique. […]

[233]    Dans l’arrêt Terre-Neuve, pour corriger un problème de discrimination systémique persistant malgré les conventions collectives dans le secteur public interdisant la discrimination fondée sur le sexe, le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador signe le 24 juin 1988 avec les principaux syndicats de la fonction publique une entente sur l’équité salariale. Cette entente établit un processus et une méthode pour y parvenir, à commencer par le secteur hospitalier. Elle prévoit que le réajustement salarial sera calculé à compter du 1er avril 1988 et étalé sur quatre ans. Mais la tâche s’avère plus longue et complexe que prévue.

[234]    Finalement, ce n’est qu’en mars 1991 que le gouvernement est informé que la mise en œuvre des premières phases de l’équité salariale dans le secteur de la santé s’élèvera à 24 millions de dollars.

[235]    Au même moment, Terre-Neuve-et-Labrador connaît une crise financière majeure mettant à risque sa cote de crédit. Réaction : la législature adopte en avril 1991 une loi avec effet rétroactif gelant les salaires de tous les employés du secteur public.

[236]    Ce faisant, le premier réajustement de salaire relié à l’exécution de l’entente est déplacé du 1er avril 1988 au 31 mars 1991, effaçant du même coup cette ardoise de 24M $. Par la suite, une nouvelle entente intervient entre le gouvernement et les syndiqués de la fonction publique qui maintient l’objectif d’équité salariale mais qui modifie la formule de versements des réajustements salariaux.

[237]    Les syndicats s’adressent par la suite aux tribunaux pour faire déclarer invalides les dispositions de la loi ayant pour effet de reporter la date du début des versements des réajustements salariaux et de mettre de côté l’obligation de verser des réajustements de 1988 à 1991.

[238]    Dans son arrêt, la Cour suprême rappelle dans un premier temps que l’entente sur l’équité salariale conclue en 1988 établissant les modalités et les dates de versements des réajustements constituait une obligation juridique réelle profitant aux employés d’hôpitaux. La loi de 1991 vient ainsi retirer aux travailleuses de la santé les avantages salariaux reliés à l’entente de 1988 sur l’équité salariale conclut la Cour suprême.

[239]    Par ailleurs, après avoir conclu que la loi de 1991 viole le paragraphe 15(1) puisqu’elle annule la reconnaissance par l’État de la sous-évaluation du travail des femmes, la Cour suprême en vient à la conclusion qu’elle est sauvegardée par l’application de l’article 1 de la Charte.

[240]    Les demandeurs invoquent divers passages de cet arrêt à titre de précédent auquel devrait souscrire le Tribunal. Pourtant, à la lecture de l’ensemble de l’arrêt, des distinctions s’imposent par rapport aux dossiers à l’étude ici :

a)        par la loi de 1991, le gouvernement a unilatéralement retiré un bénéfice contractuellement accordé à toutes les travailleuses du domaine de la santé prévoyant la date de départ du calcul des réajustements financiers et la période d’étalement. Dans le cas présent, la L.é.s. reconnaît à toutes les travailleuses œuvrant dans des catégories d’emplois à prédominance féminine au sein d’entreprises embauchant 10 salariés ou plus un droit égal à l’exercice d’équité salariale. Il traite par la suite en silos le point de départ des ajustements salariaux selon que les entreprises ont ou non des catégories d’emplois à prédominance masculine permettant de mettre en branle l’exercice. Dans le cas présent, l’article 38 de la Loi n’a pas pour effet de retirer les bénéfices de l’équité salariale aux travailleuses des entreprises sans comparateur masculin. Il laisse le temps de mettre au point le mécanisme permettant d’établir lesquelles des catégories d’emplois à prédominance féminine au sein de ce type d’entreprise auront droit à des ajustements salariaux, ce qui est bien différent de la situation qui prévalait à Terre-Neuve-et-Labrador.

b)        La preuve souscrite par le Procureur général de la province dans l’arrêt Terre-Neuve est qualifiée de sommaire et sa présentation de désinvolte par la Cour suprême, alors qu’aucun témoin n’a été appelé. Mais comme la justification que plaidait le gouvernement reposait essentiellement sur les comptes publics, tels qu’ils avaient évolué après l’entente de 1988, et sur les commentaires faits à l’Assemblée législative, le plus haut tribunal a jugé cette preuve suffisante pour décider que le gouvernement était justifié d’intervenir comme il l’a fait. Encore une fois, ici la situation diverge en ce que la preuve déposée est imposante et qu’elle permet d’apprécier l’ensemble de la conjoncture avec laquelle le gouvernement du Québec devait composer en 1995-1996 et par la suite.

c)        Contrairement à ce que soutiennent les demandeurs dans leur plaidoirie écrite, la Cour suprême n’affirme pas que les coûts économiques reliés à l’équité salariale pour les employeurs, en incluant l’État employeur, ne doivent pas être pris en compte. Le plus haut tribunal, au contraire, estime, au paragraphe 74 de son arrêt, que «le syndicat va trop loin lorsqu’il soutient qu’en fait aucune importance ne doit être accordée aux questions budgétaires dans ces circonstances».

[241]    Ce qui amène le Tribunal à souligner que les préceptes que développe la Cour suprême dans ses arrêts découlent à tout coup d’un ensemble contextuel propre à chaque dossier qui amène fois après fois le plus haut tribunal à nuancer son propos. En corollaire, il est toujours risqué d’extraire d’un arrêt des énoncés de portée générale en oblitérant les circonstances et le contexte factuel qui les portent. Le présent dossier repose sur un ensemble contextuel bien différent de celui de l’arrêt Terre-Neuve ou de l’arrêt Lovelace dans lesquels, il faut le rappeler, la Cour suprême rejette de fait les demandes de déclaration d’invalidité constitutionnelle.

[242]    Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal en vient à la conclusion que la distinction qu’autorise l’article 38 de la Loi crée un désavantage limité dans le temps pour des travailleuses œuvrant dans des entreprises sans comparateur masculin. Par contre, la preuve de «l’ensemble des contextes social, politique et juridique»[160] ne permet pas de conclure que cette distinction est fondée sur un des motifs énumérés au paragraphe 15(1), en l’espèce le sexe, comme le plaident les demandeurs, ou sur un motif analogue.

5.1.9.   La distinction est-elle discriminatoire en ce qu’elle perpétue un préjugé ou l’application d’un stéréotype?

[243]    Compte tenu de la réponse à laquelle il arrive à la première étape, le Tribunal n’a pas à proprement parler à aborder la seconde étape.

[244]    Mais, à partir de la preuve offerte, le Tribunal est malgré tout en mesure de conclure que la distinction que crée l’article 38 de la Loi en différant la date des ajustements salariaux de certaines travailleuses n’est pas fondée sur l’opinion que celles-ci sont moins capables, ou moins dignes d’être reconnues ou valorisées en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne[161], ce qui constituerait un cas de discrimination prohibé par l’article 15.

[245]    Dans le cas présent, il n’est pas démontré, comme on l’a vu, qu’il y ait derrière l’article 38 une opinion a priori défavorable à l’égard des travailleuses affectées par la distinction que crée celui-ci. En 1996, le problème de discrimination systémique dont elles sont l’objet à l’intérieur des niches d’emplois féminins est reconnu d’emblée par le législateur qui choisit du même coup d’étendre la protection de l’équité salariale aux travailleuses réunies au sein d’entreprises sans comparateur masculin. Il s’agit donc du contraire d’un préjugé défavorable à l’endroit des membres du groupe.

[246]    Mais le choix est alors fait par le législateur de laisser aux employeurs deux ans après que la solution à ce problème spécifique soit trouvée pour compléter l’exercice d’équité salariale plutôt que les quatre ans accordés aux employeurs des entreprises bénéficiant de comparateurs masculins. Du même coup, le législateur choisit de ne pas faire assumer aux employeurs visés par l’article 38 une rétroactivité couvrant la période où il ne leur est pas possible de compléter le programme d’équité salariale (entre 50 et 99 salariés) ou de déterminer les ajustements salariaux (entre 10 et 49 salariés), puisque les règles pour ce faire ne leur sont pas connues avant 2005. Il s’agit-là d’un choix législatif qui ne repose ni ne perpétue un préjugé à l’égard des femmes en emploi en général ou des femmes travaillant dans des niches d’emplois traditionnellement occupés par des femmes.

[247]    A contrario, comme la preuve l’indique, avoir opté pour une rétroactivité au 21 décembre 2001 aurait pu contribuer à rompre l’équilibre, difficile à maintenir entre les parties intéressées, qu’exigeaient l’adoption et la mise en vigueur de la Loi. La solution retenue fait à ce titre partie de celles qui sont raisonnablement défendables.

[248]    En somme, les demandeurs n’ont pas établi même prima facie de lien causal entre le sexe et l’adoption de l’article 38 de la Loi.

5.2.      Y a-t-il invalidité de l’article 38 de la Loi sur l’équité salariale en vertu        de l’article 10 de la Charte québécoise?

[249]    Les demandeurs soutiennent que l’analyse qu’ils font de l’article 15 de la Charte canadienne permet d’inférer que l’analyse sous l’angle de l’article 10 de la Charte québécoise est pertinente et qu’elle mène à la même conclusion d’invalidité constitutionnelle. Dans leur plaidoirie écrite, ils se fondent exclusivement sur certains passages du jugement de la juge Julien déjà cité, entre autres sur le paragraphe suivant :

1071.   La Loi assure la mise en œuvre du droit fondamental à l’équité salariale prévu à l’article 19 de la Charte québécoise. Ce droit a une portée universelle. Il s’applique à tous.

[250]    Avec respect, le raccourci juridique que proposent les demandeurs ne résiste pas à l’analyse. Voici pourquoi.

[251]    Citons pour commencer l’article 10 de la Charte québécoise :

10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

[252]    Il s’agit-là d’un texte qui se distingue de l’article 15 de la Charte canadienne malgré la similarité de certains mots : race, origine nationale ou ethnique, couleur, religion, sexe, âge, handicap.

[253]    En effet, l’article 10 assure le droit à l’exercice et à la reconnaissance égaux aux droits et libertés de la personne énoncés à la Charte québécoise et non à l’égalité de tous et toutes «devant la loi et dans l’application de la loi»[162]. L’article 10 de la Charte québécoise n’est pas le miroir de l’article 15 de la Charte canadienne.

[254]    L’article 15 crée un droit autonome à l’égalité, ce que ne fait pas l’article 10. Ce dernier proclame plutôt un droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés énumérés à la Charte québécoise[163]. Vu sous cet angle, cette dernière assure, pour reprendre la formule du professeur Carignan, l’égalité dans le droit[164]. Le juge LeBel de la Cour suprême, quant à lui, formule ainsi la nuance dans les motifs qu’il souscrit dans l’arrêt Gosselin, déjà cité :

Elle peut toutefois jumeler l’art. 10 avec un autre droit ou une autre liberté garanti par la Charte québécoise afin d’obtenir réparation pour une distinction discriminatoire dans la détermination des modalités de ce droit ou de cette liberté.[165]

[255]    L’article 10 de la Charte québécoise exige donc une analyse distincte de celle de l’article 15 de la Charte canadienne.

[256]    Les éléments constitutifs de la discrimination en vertu de l’article 10 sont ainsi :

a)        l’existence d’une distinction, exclusion ou préférence;

b)        fondée sur un motif énuméré à cet article;

c)        ayant pour effet de compromettre ou nier le droit à l’exercice égal des droits et libertés de la personne énoncés à la Charte[166].

[257]    Ajoutons que la Charte québécoise ne connaît pas la notion de motif analogue, contrairement à l’article 15 de la Charte canadienne[167].

[258]    Or, les demandeurs, dans leurs requêtes introductives d’instance ou leur plaidoirie écrite, n’indiquent pas à quel droit et liberté de la personne ils rattachent leur conclusion d’invalidité de l’article 38 de la Loi. Ce faisant, ils traitent l’article 10 de la Charte québécoise au même titre que l’article 15 de la Charte canadienne, c’est-à-dire comme octroyant un droit autonome à l’égalité dans la loi.

[259]    Il leur revenait pourtant d’établir prima facie les trois éléments énumérés ci-haut.

[260]    Comme le Tribunal l’indique au chapitre précédent, il y a une différence de traitement en vertu de la L.é.s. entre les groupes de travailleuses selon qu’elles œuvrent dans des entreprises avec ou sans comparateur masculin. Cette différence tient essentiellement dans la date à compter de laquelle doivent être versés les ajustements de salaires. Sur cet aspect, il y a une distinction au sens de l’article 10 de la Charte québécoise. Ils n’ont pas démontré par contre qu’il y ait là une préférence ou une exclusion; mais, à ce stade, l’existence d’une distinction suffit.

[261]    En revanche, les demandeurs n’ont pas établi que cette distinction repose sur le sexe des personnes à qui la Loi l’impose.

[262]    Certes, les entreprises sans comparateur masculin regroupent en majorité des femmes et ce sont donc surtout des femmes qui sont privées de la rétroactivité des ajustements salariaux au 21 décembre 2001 au cas où il y a iniquité salariale.

[263]    Mais la Loi, rappelons-le, bénéficie à toutes les femmes en emploi occupant des catégories d’emplois à prédominance féminine dans les entreprises de 10 salariés ou plus. Il n’y a pas là d’exclusion. La distinction ne peut donc pas reposer sur le sexe des travailleuses au nom desquelles plaident les demandeurs. Elle repose sur le fait qu’elles travaillent au sein d’entreprises sans comparateur masculin pour les motifs et dans les circonstances énoncés précédemment. L’article 38 de la Loi n’a pas comme fondement le sexe des membres du groupe mais les modalités d’application complexes visant à instrumenter et mettre en place le droit à l’équité salariale. Bref, la causalité alléguée par les demandeurs n’est pas la bonne.

[264]    Le Tribunal n’a donc pas à aborder le troisième élément et à décider si cette distinction a pour effet ou non de nier ou compromettre l’exercice en toute égalité de l’un ou l’autre des droits et libertés de la personne énumérés à la Charte québécoise.

[265]    Le Tribunal note toutefois que les demandeurs n’invoquent aucun des droits fondamentaux du chapitre I de la Partie I de la Charte, au nombre desquels s’inscrit, à l’article 4, le droit à la sauvegarde de la dignité. Dans leur plaidoirie écrite et à l’audience, ils rattachent leur conclusion à l’article 19 de la Charte. Celui-ci est compris dans le chapitre I.1, qui a pour titre Droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés. Il crée une obligation pour l’employeur, sans discrimination, d’accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit.

[266]    Or, au moment de l’entrée en vigueur de la Loi, les travailleuses au sein d’entreprises sans comparateur masculin ne peuvent pas invoquer l’article 19 à leur bénéfice faute précisément de pouvoir procéder à la comparaison des emplois qui est à la base même de l’équité salariale. La L.é.s. vient justement pallier à cette carence en octroyant le droit à l’équité salariale à toutes les travailleuses sans égard au fait qu’elles œuvrent dans des entreprises avec ou sans comparateur pour peu qu’elles comptent 10 salariés ou plus. Les demandeurs ne peuvent donc rattacher la distinction dont ils se plaignent à l’article 19 de la Charte québécoise alors que la Loi leur octroie le droit à un salaire équivalent. Par conséquent, l’article 38 de la Loi n’a pas pour effet de priver ces travailleuses de l’exercice égal d’un des droits ou d’une des libertés de la personne énumérés à la Charte québécoise.

6.            Les dépens

[267]    La question soumise à l’examen de la Cour par les demandeurs méritait de l’être compte tenu des circonstances particulières qui entourent l’adoption de l’article 38 de la Loi et de ses effets ponctuels sur une partie des bénéficiaires de l’équité salariale. Prenant ceci en considération, le Tribunal ne croit pas qu’il soit sage de suivre la règle usuelle de l’article 477 C.p.c. et de faire supporter les frais judiciaires à la partie qui succombe.

7.            Remerciements

[268]    En terminant, le Tribunal tient à souligner la qualité remarquable du travail des avocats au dossier. Le sérieux des arguments proposés de part et d’autre, leur souci d’éclairer adéquatement le Tribunal, la sobriété de leurs plaidoiries et leur courtoisie réciproque en salle d’audience méritent d’être donnés en exemple. Le Tribunal les en remercie.

8.            Dispositif

[269]    POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[270]    REJETTE les requêtes introductives d’instance des demandeurs dans les deux dossiers 500-17-037876-078 et 500-17-033409-064,

[271]    LE TOUT sans frais.

 

 

__________________________________

MICHEL YERGEAU, J.C.S.

 

Me Denis Bradet

Poudrier Bradet

Avocat de la partie demanderesse dans le dossier 500-17-037876-078

 

Me Jean Mailloux

Laroche Martin

Avocat de la partie demanderesse dans le dossier 500-17-033409-064

 

Me Louis Bernier

Fasken Martineau Du Moulin

Avocat du défendeur

 

 

Dates d’audience :

Les 16, 17, 18, 19, 22, 23 avril 2013, 4 et 5 février 2014. Mis en délibéré le 9 avril 2014.

 



[1]     Les juges McLachlin et Abella de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), [2001] 1 R.C.S. 396, par. 31.

[2]     Selon la preuve, l’estimation va de 2 000 à 4 000 entreprises mais le chiffre de 2 000 est celui qui revient le plus fréquemment. C’est celui que retient le Tribunal.

[3]     M. Bruno Côté, le directeur des politiques de rémunération et de conditions de travail au Secrétariat du Conseil du Trésor, explique, à la page 7 d’un interrogatoire hors Cour du 30 janvier 2009 versé au dossier, pourquoi ce problème ne se pose pas dans la fonction publique.

[4]     RLRQ, c. E-12.001.

[5]     RLRQ, c. C-12.

[6]     Syndicat de la fonction publique du Québec c. Québec (Procureur général), [2004] R.J.Q. 524 (C.S.).

[7]     CEPF : catégories d’emplois à prédominance féminine; CEPM : catégories d’emplois à prédominance masculine.

[8]     Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., [2004] 3 R.C.S. 381, par. 30.

[9]     Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureur général), 2013 QCCS 32 (Pièce P-11 CSN).

[10]    Chef Kanatewat c. Société de développement de la Baie James, [1975] C.S. 166.

[11]    Québec (Procureur général) c. A., [2013] 1 R.C.S. 61, par. 154.

[12]    [2011] 2 R.C.S. 3, par. 104. Voir aussi, Health Services and Support - Facilities Subsector Association c. Colombie-Britannique, [2007] 2 R.C.S. 391.

[13]    Nouvelle-Écosse (Workers Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, par. 31.

[14]    [1998] 1 R.C.S. 493, par. 136.

[15]    Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038.

[16]    Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 56.

[17]    Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1999] 1 R.C.S. 497, par. 60.

[18]    Voir à ce propos : Alexandre MORIN, Le droit à l’égalité au Canada, 2e éd., LexisNexis, 2012, Montréal.

[19]    Préc., note 1, par. 38. Note : A moins d’indication contraire, tous les soulignements sont ceux du Tribunal.

[20]    Voir à ce propos, Procureur général du Manitoba c. Manitoba Egg and Poultry Association, [1971] R.C.S. 689, p. 704;       Québec (Procureur général) c. A., préc., note 11.

[21]    RLRQ, c. E-12.001, r. 2.

[22]    Comprenant aussi son interrogatoire hors Cour du 30 janvier 2009.

[23]    The Female Employees Fair Remuneration Act, 1951, S.O. 1951, c. 26.

[24]    S.Q., 1963-64, c. 46.

[25]    Pièce D-14. Gouvernement du Québec, Commission de l’équité salariale, La loi sur l’équité salariale - Un acquis à maintenir, Rapport du ministre du Travail sur la mise en œuvre de la Loi sur l’équité salariale, Québec, novembre 2006, p. 16.

[26]    Index du Journal des débats, 35e législature, 2e session, cahier no 56, 21 novembre 1996 (Pièce D-9, p. 13).

[27]    Préc., note 5.

[28]    Voir à ce propos, la synthèse qu’en fait la ministre responsable à l’ouverture des travaux de la consultation générale sur l’Avant-projet de loi sur l’équité salariale, Index du Journal des débats, 35e législature, 1ere session, cahier no 35, 6 février 1996, (Pièce D-4A, pp. 2 et suivantes).

[29]    Pour un survol historique de la question, voir le rapport d’expertise de Mme Esther Déom (pièce P-15CSQ, pp. 9 à 12).

[30]    Pièces P-11CSQ, P-1CSN et D-1PGQ, Une loi proactive sur l’équité salariale - Document d’orientation, juin 1995.

[31]    Ibid, p. 32.

[32]    Pièces P-12CSQ, P-2CSN et D-2PGQ, Une loi proactive sur l’équité salariale - Rapport final, 1er décembre 1995.

[33]    Pièce D-3.

[34]    Pièces D-4A, B, C. D et E.

[35]    Pièce D-5.

[36]    Pièces D-7A, B et C.

[37]    Pièce D-8A, B et C.

[38]    Pièce D-9.

[39]    Préc., note 26, p. 15.

[40]    Voir à ce propos, le rapport d’expertise de Mme Carolle Simard (pièce P-9CSN, pp. 1-2) et celui de Mme Esther Déom, préc., note 29, pp. 23-24.

[41]    Préc., note 30, p. 27.

[42]    Ibid., p. 58.

[43]    Préc., note 32, p. 46.

[44]    Ibid., pp. 47-48.

[45]    Ibid., p. 45 et p. 93.

[46]    Préc., note 33.

[47]    Index du Journal des débats, 35e législateur, 1ere session, cahier no 39, 15 février 1996, (Pièce D-4E, p. 6).

[48]    Ibid., p. 12.

[49]    Consultations particulières sur le projet de loi numéro 35, Index du Journal des débats, 35e législature, 2e session, cahier no 34, 22 août 1996 (Pièce D-7C, p. 8).

[50]    Pièce D-8B, p. 18.

[51]    L.é.s., article 134.

[52]    Index du Journal des débats, 37e législature, 1ere session, cahier numéro 35, 24 novembre 2004 (Pièce D-13, p.3).

[53]    Pièce P-32CSQ.

[54]    Il a été convenu à l’audience, à la suggestion du Tribunal, d’utiliser les termes «niches d’emplois» plutôt que «ghettos d’emplois».

[55]    Voir par. 55 du présent jugement.

[56]    L’avant-projet de loi ne prévoyait pas la création de la Commission de l’équité salariale.

[57]    Interrogatoire hors Cour de Mme Martine Bégin du 30 janvier 2009, p. 19.

[58]    Pièce D-19, pp. 17-18.

[59]    Voir entre autres à ce propos, les pièces D-37 et D-38.

[60]    Cet article, même s’il se retrouve à la section I du chapitre II applicable aux entreprises de 100 salariés ou plus, s’applique aussi, avec les adaptations nécessaires, aux entreprises entre 50 et 99 employés et à celles entre 10 et 49 employés en vertu des articles 33 et 36 de la Loi.

[61]    Pièce P-25CSQ.

[62]    Pièce P-31CSQ.

[63]    Préc., note 40, p. 42.

[64]    Le Tribunal note qu’il est ardu de chiffrer le taux de réalisation de l’équité salariale à cette date puisque les entreprises n’avaient aucune obligation de faire rapport à ce sujet. La Commission a donc dû se rabattre sur des sondages pour estimer ce taux. Il est possible qu’à cette date, celui-ci ait été inférieur à 40% dans les entreprises comptant moins de 50 salariés.

[65]    Pièce D-39, p. 12.

[66]    Pièce P-24CSQ, p. 2.

[67]    Préc., note 61.

[68]    Pièce D-30.

[69]    Pièce P-16CSQ.

[70]    Ibid., p. 6.

[71]    Ibid., p. 30.

[72]    Ibid., p. 35.

[73]    Ibid., p. 45.

[74]    Pièce D-31.

[75]    Pièce D-20.

[76]    Pièce D-10.

[77]    Ibid., pp. 45-46.

[78]    Pièces D-11A et B.

[79]    Par contre, dans la fonction publique du Québec, pour éviter, du moins en partie, que des salariés d’une même catégorie d’emploi reçoivent des ajustements salariaux différents du seul fait qu’ils sont visés par des accréditations salariales différentes, la Loi est modifiée en décembre 2004 par la Loi modifiant la Loi sur l’équité salariale concernant l’établissement de programmes distincts, RLRQ, 2004, c. 26.

[80]    Pièce D-28.

[81]    Interrogatoire hors Cour de Mme Martine Bégin du 30 janvier 2009, préc., note 57, p. 72.

[82]    Pièce D-32.

[83]    Pièce D-12.

[84]    Pièce D-21, p. 3.

[85]    Pièce D-13, p. 3.

[86]    Pièce P-31.

[87]    Pièce P-30CSQ.

[88]    Pièce P-27CSQ.

[89]    Pièce D-26, p. 2.

[90]    Pièces P-32CSQ et P-7CSN.

[91]    Pièces P-29CSQ, P-34CSQ, P-35CSQ.

[92]    Pièce P-32CSQ, préc., note 53, page 1.

[93]    1991 CanLII 3576 (QCCA).

[94]    Le Tribunal rappelle que les catégories d’emplois à prédominance féminine peuvent compter, et comptent effectivement, des travailleurs masculins. Mais comme il s’agit dans tous les cas d’emplois majoritairement féminins, le jugement utilisera à compter de maintenant le féminin pour désigner les emplois dans les entreprises visées par l’article 38 de la Loi.

[95]    [1989] 1 R.C.S. 143, pp. 163-164.

[96]    Ibid., pp. 168-169.

[97]    R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344.

[98]    Préc., note 95, p. 164.

[99]    Félix Frankfurter, juge à la Cour suprême des États-Unis de 1939 à 1962.

[100]   Lavell c. Canada (Procureur général), [1974] R.C.S. 1349.

[101]   S.C. 1960, ch. 44.

[102]   S.R.C. 1970, ch. I-16.

[103]   Bliss c. Procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S.183.

[104]   S.C. 1970 - 71-72, chap. 48.

[105]   S.R.C. 1970, App. III.

[106]   Le paragraphe 32(2) de la Charte canadienne énonce que «(p)ar dérogation au paragraphe (1), l’article 15 n’a d’effet que trois ans après l‘entrée en vigueur du présent article».

[107]   Voir à ce propos, l’analyse de Daniel PROULX, Les droits à l’égalité revus et corrigés par la Cour suprême dans l’arrêt Law : un pas en avant ou un pas en arrière?, Revue du Barreau, Tome 61, 2001, 185, p. 190.

[108]   R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296.

[109]   Préc., note 95.

[110]   Ibid, p. 167.

[111]   Ibid., p. 174.

[112]   Ibid., p. 151.

[113]   Ibid., p. 173.

[114]   Mais la majorité de la Cour, à l’exception des juges McIntyre et Lamer, en vient aussi à la conclusion que cette obligation est justifiée en vertu de l‘article 1 de la Charte.

[115]   Voir à ce propos, R. c. Hess; R. c. Nguyen, [1990] 2 R.C.S. 906; Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872.

[116]   Voir à ce propos : Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; Egan c. Canada, préc. note 16; Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627.

[117]   Préc., note 16.

[118]   Préc., note 116.

[119]   Préc., note 17.

[120]   Ibid., par. 88.

[121]   Ibid., par. 53.

[122]   [2002] 4 R.C.S. 429, par. 55.

[123]   Voir entre autres, Sheilah MARTIN, Balancing Individual Rights to Equality and Social Goals, (2001) 80 Revue du Barreau canadien 319.

[124]   Préc., note 107.

[125]   [2008] 2 R.C.S. 483.

[126]   Préc., note 1.

[127]   Préc., note 11.

[128]   Préc., note 11.

[129]   Voir à ce propos, Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950.

[130]   Préc., note 11.

[131]   Ibid., par. 187.

[132]   Ibid., par. 189.

[133]   Corbiere c.Canada, [1999] 2 R.C.S. 203, par. 13 : «Autrement dit, l’art. 15 vise le déni du droit à l’égalité de traitement pour des motifs qui sont immuables dans les faits, par exemple la race, ou qui sont considérés immuables, par exemple la religion.»

[134]   Québec c. A., préc., note 11.

[135]   Pièce P-10CSN.

[136]   Préc., note 40, pp. 18 et ss.

[137]   Vriend c. Alberta, préc., note 14.

[138]   [1998] O.J. No 5074 (C.A.).

[139]   Pièce P-15CSQ, préc., note 29.

[140]   Ibid., p. 22.

[141]   Préc., notes 17 et 122 respectivement.

[142]   Pièce P-15CSQ, préc., note 29, pp. 26-27.

[143]   Ibid., p. 26.

[144]   Préc., note 6.

[145]   Ibid., par. 833.

[146]   Idem.

[147]   Ibidem, par. 1066.

[148]   Préc., note 1, par 41 et suivants.

[149]   Préc., note 129, par. 53.

[150]   Préc., note 1, par. 65.

[151]   Ibid., par 62.

[152]   Ibid., par. 65.

[153]   Préc., note 129.

[154]   [2004] 3 R.C.S. 357, par. 23.

[155]   Préc., note 11, par. 191.

[156]   Préc., note 129.

[157]   Préc., note 8.

[158]   L.R.C. (1985), ch. I-5.

[159]   Préc., note 129, par. 5.

[160]   Préc., note 108, p. 1331.

[161]   Law, préc., note 17.

[162]   Délisle c. Canada (Sous-procureur général), [1999] 2 R.C.S. 989, par. 25.

[163]   Ford c. Québec, [1988] 2 R.C.S. 712, p. 787.

[164]   Pierre CARIGNAN, «L’égalité dans le droit, une méthode d’approche appliquée à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne», dans De la Charte québécoise des droits et libertés : origine, nature et défis, Montréal, Thémis, 1989.

[165]   Préc., note 122.

[166]   Voir à ce propos : Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 1 R.C.S. 90, p. 98; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Montréal (Ville de) et Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville de), [2000] 1 R.C.S. 665, par. 84.

[167]   Québec (Procureur général) c. Lambert, [2002] R.J.Q. 599 (C.A.), par. 76.

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