Vidéotron, s.e.n.c. c. Bell ExpressVu, l.p.

2015 QCCA 422

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-022950-125      500-09-022949-127

(500-17-027275-059)   (500-17-027276-057)

 

DATE :

6 mars 2015

 

 

CORAM : LES HONORABLES

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

MARIE ST-PIERRE, J.C.A.

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

 

500-09-022950-125

 

VIDÉOTRON S.E.N.C.

APPELANTE - INTIMÉE INCIDENTE - Demanderesse en reprise d’instance

c.

 

BELL EXPRESSVU LIMITED PARTNERSHIP

INTIMÉE - APPELANTE INCIDENTE - Défenderesse

et

VIDÉOTRON LTÉE

et

VIDÉOTRON (RÉGIONAL) LTÉE

et

CF CÂBLE TV INC.

Demanderesses

______________________________________________________________________

 

500-09-022949-127

 

GROUPE TVA INC.

APPELANTE - INTIMÉE INCIDENTE - Demanderesse

c.

 

BELL EXPRESSVU LIMITED PARTNERSHIP

INTIMÉE - APPELANTE INCIDENTE - Défenderesse

 

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           La Cour est saisie de deux pourvois formés contre deux jugements distincts du 23 juillet 2012, ainsi que de deux pourvois incidents.

[2]           Dans le dossier 500 - 09-022950-125, l’appelante/intimée incidente Vidéotron S.E.N.C. (« Vidéotron ») porte en appel un jugement[1] de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Joël A. Silcoff), qui a accueilli en partie sa requête introductive d’instance, condamné l’intimée/appelante incidente Bell ExpressVu Limited Partnership (« BEV ») à lui verser 339 000 $ avec intérêts et l’indemnité additionnelle, et adjugé les dépens en sa faveur, y compris des frais d’expertise dont le juge a fixé le montant à 385 998 $.

[3]           Dans le dossier 500-09-022949-127, l’appelante et intimée incidente Groupe TVA inc. (« TVA ») porte en appel un jugement[2] du même juge de la même Cour par lequel il accueillait en partie la requête introductive d’instance de l’appelante et condamnait BEV à lui verser 262 000 $ avec intérêts, indemnité additionnelle et dépens, y compris des frais d’expertise évalués par le juge à 42 888 $.

[4]           Pour sa part, BEV a formé un appel incident dans le dossier 500-09-022950-125 ainsi que dans le dossier 500-09-022949-127. Par ces deux pourvois, elle demande le rejet pur et simple des réclamations de Vidéotron et de TVA en niant quelque négligence de sa part.

[5]           Le jugement rendu en faveur de Vidéotron dans le dossier 500-09-022950-125 contient l’essentiel des substantiels motifs du juge de première instance. Ce jugement de 198 pages fait pendant au jugement en faveur de TVA dans le dossier 500-09-022949-127, jugement qui lui ne compte que 13 pages. Ces deux jugements soldent 57 jours d’audition entre le 6 septembre 2011 et le 12 janvier 2012, au cours desquels 682 pièces ont été déposées en preuve, la majorité de consentement, et 31 témoins (dont 8 experts) ont été entendus sur divers sujets. Les motifs versés dans le dossier 500-09-022950-125 sont attaqués de part et d’autre par les parties. Sous réserve de quelques différences dont il sera question plus loin, les deux dossiers soulèvent plusieurs questions communes et il convient d’en traiter dans un même arrêt accompagné d’une seule série de motifs.

I. Contexte général du litige

[6]           Les deux condamnations en première instance résultent de la négligence de BEV dans l’implantation d’un système de sécurité adéquat pour empêcher le piratage de ses signaux télévisuels diffusés par satellite.

[7]           La thèse de Vidéotron et de TVA, acceptée en partie par le juge de première instance, repose sur la facilité avec laquelle les signaux de BEV pouvaient être interceptés par des personnes autres que ses propres abonnés. Ce piratage aurait entraîné pour Vidéotron et pour TVA une perte appréciable de clientèle pour les services de télévision qu’elles offrent au public et elles auraient subi des dommages sous forme de perte de revenus. Au terme du procès, et après plusieurs amendements, Vidéotron chiffrait sa réclamation pour des dommages-intérêts compensatoires à quelque 170 millions de dollars et TVA évaluait la sienne à environ un million de dollars.

A. Les parties

[8]           BEV est une société en commandite formée en vertu d’une loi ontarienne[3]. Elle est active dans le domaine des télécommunications, et, plus particulièrement, dans la distribution de contenu télévisuel par satellite de radiodiffusion directe. Elle est composée de Bell ExpressVu Inc., la commanditée, et de Bell Canada, la commanditaire. En 1995, le CRTC lui a délivré sa première licence nationale à titre de télédistributeur, laquelle fut renouvelée périodiquement par la suite. BEV a lancé sa programmation à l’échelle nationale au mois de septembre 1997.

[9]           Vidéotron déploie également ses activités dans le domaine de la distribution de contenu télévisuel, mais par le biais de la câblodistribution plutôt que par satellite. Il s’agit de son activité d’origine et de sa plus importante activité jusqu’au moment du procès. L’entreprise élargit néanmoins son offre de services à partir de 1996 et, depuis 2001, elle se concentre sur l’offre de services en bouquets (bundling) sur une même facture (télédistribution par câble, services Internet, téléphonie résidentielle et mobile). Vidéotron fut acquise par Québécor Média inc. (« Québécor ») en 2001, et elle en est désormais la filiale. La société est en concurrence directe avec BEV en ce qui a trait au marché de la télédistribution, mais également avec la commanditaire de celle-ci pour tout ce qui concerne les autres services qu’elle offre (Internet et téléphonie). Pendant les périodes pertinentes au litige, elle n’offrait ses services que dans certaines régions du Québec.

[10]        TVA est une entreprise de télécommunication, propriété de Québécor. Elle exploite le réseau TVA, une chaîne de télévision généraliste disponible gratuitement, ainsi qu’une douzaine d’autres chaînes spécialisées et payantes, dont Le Canal Nouvelles (« LCN »). Cette dernière est distribuée par BEV depuis 1998.

B. Les faits litigieux selon le jugement entrepris

[11]        Depuis le lancement de sa programmation en 1997, BEV distribue le contenu télévisuel à ses abonnés par satellite de distribution directe. Afin de visualiser ce contenu, un abonné doit posséder l’équipement nécessaire pour recevoir et, surtout, décoder le signal de programmation de BEV. Cet équipement consiste en une mini-soucoupe satellite (une petite antenne parabolique), un récepteur-décodeur et une carte d’accès à puce du format d’une carte de crédit et munie d’un microprocesseur.

[12]        BEV transmet le signal de programmation par un satellite en orbite autour de la Terre, lequel est reçu par l’antenne parabolique installée chez l’abonné. Le signal est ensuite envoyé par un fil au récepteur-décodeur, dans lequel est insérée la carte d’accès. C’est cette carte, sur laquelle est programmé un logiciel connu sous le nom de « système d’accès conditionnel » (« SAC »), qui permet ultimement de décrypter les signaux de télévision auxquels le client s’est abonné, les seuls qu’il est légitimement autorisé à visionner.

[13]        Après étude des différentes technologies disponibles sur le marché, BEV a arrêté son choix en janvier 1997 sur celle d’EchoStar Technologies Corp. (« EchoStar ») parce qu’elle était en mesure de lui offrir une solution clé en main, soit la fabrication de décodeurs et de cartes d’accès équipées d’un SAC fiable développé par la compagnie suisse Nagravision.

[14]        À la fin de l’année 1998, le SAC utilisé par EchoStar est piraté. Par le fait même, celui de BEV, qui utilisait la même technologie développée par Nagravision, est devenu vulnérable au piratage. Le 13 août 1999, BEV est alertée de ce danger dans un rapport préparé par le consultant de la National Football League qui s’inquiétait du piratage éventuel des signaux de BEV.

[15]        Le 31 août 1999, une firme de consultants mandatée par BEV pour enquêter sur le vol de signaux rend un rapport dans lequel elle affirme que ce n’est qu’une question de temps avant que la technologie utilisée par BEV soit piratée.

[16]        BEV reconnaît que son SAC était compromis durant la période allant de la fin de l’année 1999 au début de l’année 2000, mais selon elle de façon limitée. Un document interne et confidentiel du 4 avril 2000 fait d’ailleurs état des problèmes de piratage et des actions qui devraient être entreprises pour y remédier.

[17]        Lorsque les cartes d’accès et le SAC sont compromis, le remède le plus efficace pour neutraliser le piratage est de remplacer l’entièreté des cartes des abonnés par de nouvelles cartes, fonctionnant avec un SAC « nouvelle génération » qui n’a pas été la cible de piratage. Les anciennes cartes deviennent pour ainsi dire inutiles. Ce processus représente une dépense considérable.

[18]        Selon les conclusions du juge de première instance, les autres moyens auxquels BEV eut recours pour combattre le piratage n’étaient pas de nature à éliminer le problème.

[19]        BEV procédera éventuellement au remplacement des cartes d’accès ( card swap ) auprès de l’ensemble de sa clientèle et l’opération sera terminée au cours des mois de juin ou juillet 2005. Cela dit, la nouvelle génération de SAC développée par Nagravision, et baptisée Aladin, était déjà disponible dès l’automne 2001 et elle fut présentée par Nagravision aux responsables de BEV en décembre 2001, avec la mention que l’implantation pourrait débuter le 1er juillet 2002 et être complétée dans les 12 mois suivants. La responsable des systèmes d’intégration et de la technologie digitale au sein de BEV, Mme Casavant, recommanda à son supérieur, M. Snazel (vice-président à la technologie de BEV), de mettre immédiatement ce programme en place. Or, en dépit de cette recommandation, et malgré des rapports et notes internes de BEV échangés en 2002 et qui signalent un taux significatif de piratage en voie d’augmenter, BEV s’abstient d’adopter les mesures de remplacement avec les cartes Aladin.

[20]        En octobre 2002, un comité est créé (« Counter-Piracy Task Force ») chez BEV pour étudier la situation. Il fait rapport au président le 1er janvier 2003, recommandant le changement immédiat des cartes SAC, changement qui doit être complété au cours de l’année 2003.

[21]        Nonobstant ces informations et recommandations internes, la première approbation de financement pour le changement des cartes SAC n’est obtenue qu’en mai 2004 et le programme de remplacement des cartes ne débute qu’au mois d’août suivant.

[22]        Vidéotron et TVA prétendent que BEV a négligé de prendre le problème du piratage au sérieux et qu’elle a délibérément laissé traîner les choses parce qu’elle y trouvait avantage. BEV rétorque avoir posé tous les gestes qu’il fallait en temps opportun et prétend que les délais dans l’implantation d’un nouveau système de sécurité et le remplacement des cartes SAC étaient attribuables à des problèmes d’ordre technique.

[23]        Le juge de première instance a écarté la prétention de BEV voulant que les délais en question fussent attribuables à des problèmes techniques. En revanche, il a considéré qu’étaient dépourvues d’assise dans la preuve les prétentions de Vidéotron affirmant que ces délais étaient le résultat d’un calcul délibéré de la part de BEV. Selon cette thèse, BEV avait omis d’implanter des mesures de sécurité adéquates afin de priver ses concurrents d’une partie de leur clientèle et afin de fidéliser les pirates en les laissant s’habituer au système de BEV, ce qui lui permettrait de les conserver comme clients une fois qu’un nouveau système de sécurité serait mis en place.

 

[24]        Le juge a donc rejeté les deux thèses, mais il est arrivé à la conclusion, fondée sur la preuve, que le délai de trois ans pour remplacer le système de cartes SAC était trop long et déraisonnable, puisque l’installation du système, à l’origine, ne prenait que huit mois. Il écrit à ce sujet :

[704]    […] BEV's failure to act in a timely manner was not related to technological reasons but rather to purely business-oriented and strategic considerations.

[25]        Le juge constate que les efforts sérieux accomplis au sein de BEV pour faire approuver le financement de nouveaux systèmes de sécurité ont débuté à l’automne 2003, après le rapport de la « Counter-Piracy Task Force », et ce, malgré le fait que BEV savait que le système était compromis depuis l’an 2000 et malgré le fait que la solution avait été présentée aux responsables de BEV en décembre 2001. Le juge conclut que, d’après la preuve, BEV aurait pu implanter un système de sécurité opérationnel par le remplacement des cartes SAC au plus tard le 1er janvier 2004. En conséquence, il qualifie son comportement de fautif et générateur de responsabilité civile.

[26]        Le juge de première instance a aussi conclu que l’inaction de BEV en temps opportun face au problème de piratage de ses signaux était une source de préjudice dans l’industrie en général et envers son concurrent Vidéotron en particulier.

[27]        Il a utilisé un critère de prévisibilité raisonnable pour tirer sa conclusion, laquelle repose sur le fait que BEV savait ou aurait dû savoir que les dommages sous forme de pertes de revenus seraient le résultat de son omission d’agir et que ces dommages étaient prévisibles.

[28]        La preuve de l’évaluation des dommages provient essentiellement des expertises.

[29]        L’expert de Vidéotron, la firme Navigant Conseil LJ inc., (« Navigant »), a déposé un rapport qui reposait sur une série de faits contenus dans un cartable de documents que les parties ont appelé « le cahier ».

[30]        Les principales conclusions de Navigant se résument à ceci : (i) au cours de la période pertinente, de 2002 à 2005, les offres de services de Vidéotron et de BEV étaient similaires de même que la qualité des équipements proposés, (ii) prenant appui sur le Report on Counter-Piracy du 13 janvier 2003 (pièce P-106), une étude de BEV, le nombre de pirates des signaux de BEV au Québec variait entre 79 500 (au 31 août 2002) et 158 000 (au 28 février 2005), (iii) en 2004-2005, Vidéotron contrôlait environ 71 % du marché télévisuel sur le territoire qu’elle desservait au Québec alors que BEV en contrôlait environ 18 %, (iv) retenant un taux de piratage acceptable de 3 % et puisque Vidéotron offrait ses produits sur 73 % du territoire québécois, elle aurait perdu entre 36 300 (au 31 août 2002) et 75 400 clients de câblodistribution (au 28 février 2005), lesquels se seraient également et vraisemblablement abonnés à d’autres services offerts (Internet, téléphone), n’eût été les défaillances dans la sécurité du système de BEV.

[31]        Pour fins de calcul de dommages, retenant un taux de piratage acceptable de 3 %, Navigant estimait le nombre de pirates des signaux de BEV au Québec à 145 424 et à 106 160 sur le territoire de Vidéotron (73 % du territoire québécois), alors que « PWC », l’expert de BEV, estimait que ce nombre était plutôt de 67 000.

[32]        Navigant a chiffré les dommages subis par Vidéotron et TVA en fonction de divers scénarios, prenant en compte notamment : (1) la durée de la période sujette à indemnisation (composée d’une période de piratage et d’une période de post-piratage, le cas échéant), (2) le taux de récupération de clientèle par Vidéotron durant chacune des composantes, piratage et post-piratage, ou le nombre de pirates de BEV susceptibles de profiter de LCN sans paiement de redevances à TVA durant la période de piratage, (3) les pertes associées, le cas échéant, au « bouquet de services » chez Vidéotron, (4) les redevances mensuelles payables à TVA par tout abonné de LCN au cours de la période de piratage et (5) le facteur d’actualisation au 1er septembre 2005 pertinent, selon le cas.

[33]        Quant à Vidéotron, les divers scénarios proposés, selon un taux de piratage acceptable de 3 %, laissent entrevoir des dommages variant de quelques millions de dollars à des centaines de millions.

[34]        Quant à TVA, les redevances perdues pour la période du 1er janvier 2004 au 17 juillet 2005 sont évaluées à 687 765 $ et actualisées à 747 423 $.

[35]        Il faut comprendre que Navigant a présenté une série de fourchettes de dommages fondées sur les différentes conclusions de fait qu’il appartenait au juge de tirer de la preuve, soit notamment : (i) la date à laquelle BEV aurait dû mettre en place les nouvelles cartes SAC, (ii) le taux de piratage acceptable une fois le système de sécurité adéquat mis en place, (iii) la période de temps ultérieure à l’implantation des nouvelles cartes SAC pendant laquelle Vidéotron aurait continué à subir des dommages attribuables à la clientèle perdue et non récupérée (le post-piratage).

[36]        Le juge a estimé que BEV aurait pu mettre en place le nouveau système de carte dès le 1er janvier 2004, il a retenu le taux de piratage acceptable de 3 % admis par les parties et il a déterminé que la période post-piratage indemnisable était de six mois.

[37]        Puis, agissant comme arbitre vu la disparité entre les positions des experts de part et d’autre, le juge a considéré que le rapport de PWC était plus crédible et plus fiable par sa méthodologie et son analyse que celui de Navigant. Aussi, a-t-il rejeté le rapport de Navigant, au motif, essentiellement, qu’il était fondé sur des faits non prouvés.

[38]        Après avoir déterminé que le taux de piratage acceptable était de 3 %, que le délai post-piratage était de six mois et que le nombre de pirates sur le territoire de Vidéotron était de 67 000 (tel qu’évalué par PWC), le juge conclut que les dommages subis par Vidéotron se chiffrent à 339 000 $ et ceux de TVA à 262 000 $.

[39]        Le calcul de ces dommages a été effectué par les avocats de BEV à la suite d’une demande du juge et il lui a été soumis sous la forme d’une lettre en date du 12 juin 2012. Cette lettre ne contient aucune explication quant à la méthode utilisée pour fonder les calculs qui mènent à ces résultats.

II. Fond des pourvois

A. L’erreur de fait invoquée par les appelantes

[40]        D’emblée, les avocats des appelantes font valoir que les questions à débattre, aussi bien dans le cadre des appels principaux que des appels incidents, sont d’abord et avant tout des questions de fait. On sait qu’à l’égard de telles questions la norme d’intervention en appel est exigeante. Néanmoins, les avocats des appelantes attaquent le problème de plein fouet et soutiennent qu’une erreur manifeste (donc évidente) et déterminante (donc fondamentale) compromet gravement les conclusions du juge sur l’ampleur de la responsabilité imputable à l’intimée. Pour corriger l’effet de cette erreur, ajoutent-ils, on est contraint de refaire une partie importante de l’analyse à laquelle le juge s’est livré car cette erreur, selon eux, a faussé toute l’évaluation des dommages qui découlent de la faute de l’intimée.

[41]        En quoi précisément consiste l’erreur invoquée par les appelantes? Pour bien la cerner, on doit avant tout se reporter aux motifs déposés en première instance.

[42]        Les appelantes attirent d’abord l’attention de la Cour sur le paragraphe [726] de ces motifs[4], où le juge circonscrit dans la preuve sa conclusion relative à la nature précise de la faute commise par l’intimée (les notes de bas de pages sont omises dans la citation qui suit) :

[726]    It cannot be disputed that BEV was well aware that this was happening and that damages were being caused as a direct and immediate consequence of its failure to adequately secure its signal. Initially, it chose to ignore the gravity of the problem. It then unduly delayed taking appropriate measures to rectify the situation until well into May 2004 when final approval of the necessary funding to perform the card swap was obtained. The full swap-out was only completed in July 2005. See in this regard:

Ø    Exhibit P-101, (“Technical Options to Combat Piracy in Canada” Timothy McGee -October 2002) at p. 6: “Revenue lost to copyright holders, programmers and DTH and cable-distributors is purported to be $400M annually.”;

Ø    Examination: Michael Neuman :

94Q-    You'll agree with me, will you not, Mr. Neuman, that in the event of significant pirating of your competitors' signal, that that could cause significant losses for BEV?

A-         Yes.

95Q-    And, indeed, for everyone involved in the television broadcasting business?

A-         Yes.

Ø    Examination: Timothy McGee:

100Q-  Now, one thing you did clearly understand, did you not, Mr. McGee, was the fact that the Bell ExpressVu signal being stolen hurt everybody in the system. That was clear to you, was it not?

A-         Yes, I understood that signal theft in all its forms hurts the distributors and has downstream effects as well.  That's why we took out an integrated approach to this.

101Q-  Well, not just the distributors.  It hurts everyone in the industry, if someone can access signal for free, whereas they have to pay another broadcaster for their signal.

A-         I agree with that, My Lord, and that's... and we were very clear in all of our public pronouncements and in our press releases and in our public awareness campaign.  We made that point very clear that my friend has indicated.

Ø    Examination on discovery: Timothy McGee:

581Q- Did you not understand that the fact that people were stealing or could steal the Bell ExpressVu signal caused damages not only to Bell ExpressVu and its broadcasting partners, but also to other distributors such as Vidéotron, Cogeco, Star Choice? Was that—did you understand that? That that—that they—that they were deprived of potential subscribers by the fact that people could steal—

A-         Right.

582Q-  the signals?

A-         Oh, my view was we were all in the same boat.

583Q-  Okay

A-         Anybody stealing is denying everybody—I mean, no matter who they choose to go to, whether they want satellite or cable or whatever.

Or, disent les appelantes, ces conclusions, vu la preuve faite en demande sur les dommages qui leur furent infligés, auraient dû mener à une condamnation beaucoup plus importante que celle prononcée en première instance.

[43]        Si tel ne fut pas le cas en première instance, poursuivent-elles, c’est que le juge a écarté pour un motif manifestement erroné l’ensemble de la preuve offerte par leurs experts Lajoie et Allard (mandatés au nom de la firme de juri-comptables Navigant). Au soutien de cette proposition, les appelantes ciblent deux séries d’éléments additionnels.

[44]        Premièrement, elles mettent l’accent sur les termes très sévères dans lesquels le juge a évalué le rapport et les témoignages de leurs experts. Le juge consacre la section X de ses motifs, intitulée « analysis of the evidence - expert witnesses », à un examen approfondi de cette preuve, et plus précisément une sous-section C à la question « quantification of damages ». On y relève notamment les commentaires suivants :

[563]    An extensive list of documents that Lajoie and Allard claim to have consulted for the purposes of the report is contained in Annex 5. The authors refer as well to an additional source of information being:   …discussions avec des représentants de Vidéotron et de TVA qui nous ont fourni certains renseignements, notamment de nature financière et ce, dans le but de nous assister dans la détermination du quantum.   With few exceptions, most of those representatives with whom the authors allegedly met were not witnesses in these proceedings. There is no admissible evidence emanating from them upon which the authors may appropriately rely in formulating their opinions.

[564]    In cross examination regarding which documents each of them actually consulted, Lajoie is uncertain which he effectively examined as opposed to having had them at his disposal. A substantial number of relevant documents appear not to have been examined at all by either Lajoie or Allard, while, others, not in evidence appear to have been examined and relied upon.

[…]

[566]    The authors referred the Court to Section 8.0 of the Report for a detailed explanation of the methodology used for determining the damages evaluated under steps 3, 4 and 5 above. However, once again, in examining the source financial information relied upon by the authors in determining the damages allegedly during the three distinct periods in question, reference is made to financial information emanating not only from Vidéotron and TVA, but also to such information, not in evidence, from other affiliates or sister companies.

[567]    The information in question comes in part from what the authors refer to as “le cahier”. There appears to be no differentiation in the minds of the authors between financial information in evidence in these proceedings and such information, not in evidence, forming part of the financial books and records of the Plaintiffs and their affiliate or sister companies. The authors acknowledge as much in the Report[.]

[…]

[568]    A summary of Navigant’s findings is contained Section 2.0 of the Report. The following extracts warrant reproduction. They reflect a selective analysis and appreciation of the evidence and a troubling lack of independence or objectivity. Although the authors found it necessary to revise their Report on several occasions since producing the original in March 2010, in many instances, either Allard or Lajoie, who were in attendance during a considerable part of the evidentiary hearing, ignored the oral and documentary evidence adduced during the hearing that was inconsistent with their own analysis of the documentary evidence contained in their Report.

Après avoir tiré du rapport un extrait de près de mille mots qu’il reproduit au paragraphe [569] de ses motifs, le juge le commente en ces termes :

[570]    The Court is troubled by and has serious concerns about the credibility of the authors’ opinions expressed in those portions of the Report, emphasized and highlighted above.

Enfin, le juge s’arrête sur trois aspects précis des conclusions présentées par Navigant : l’absence d’avantage concurrentiel pendant la période de piratage, le taux de piratage acceptable et les pertes subies par TVA et par Vidéotron pendant la période de piratage. Il écarte globalement cette preuve qu’il juge dénuée de crédibilité :

[583]    In assessing the probative value of the Navigant Report and the testimony of Lajoie and Allard in support thereof, the Court applies the same four “Questions fondamentales concernant la force probante” enumerated by Béchard and previously referred to herein in analyzing the evidence of other expert witnesses[5]. For the same reasons expressed with respect to the probative value of the opinions expressed in the Barr Report and the Green Report and for the additional reasons expressed above, the Court rejects the opinions expressed by Lajoie and Allard in the Navigant Report and in their testimony in support thereof.

Vu ce qui précède, on peut aisément conclure que le rapport de Navigant et les dépositions des experts Lajoie et Allard n’auront eu aucun impact, ou n’auront eu qu’un impact négatif, sur l’analyse faite par le juge du quantum des dommages auxquels avaient droit les appelantes.

[45]        Deuxièmement, les appelantes identifient précisément ce qu’elles considèrent avoir été l’erreur manifeste et déterminante du juge dans son évaluation de la preuve obtenue de Navigant. En substance, elles lui reprochent d’avoir conclu que l’avis d’expert et les témoignages des témoins Lajoie et Allard étaient en très grande partie dépourvus d’assise dans la preuve[6], au point de perdre toute valeur probante. Or, répondent-elles, bien au contraire, le fondement factuel des opinions ainsi exprimées se retrouvait dans une preuve qui demeurait non contredite ou qui, plus souvent encore, faisait l’objet d’admissions de la partie adverse. En particulier, elles attirent l’attention de la Cour sur le « cahier » mentionné ci-dessus au paragraphe [29], dont il est question au paragraphe [567] des motifs précités, et qui regroupait les pièces P-329 à P-342, lesquelles ont été produites sous scellés en annexe à leur mémoire. Il s’agit d’une abondante documentation de nature financière relative aux activités de l’appelante Vidéotron et comportant, entre autres choses, des données comptables et statistiques internes, et souvent mensuelles, sur les flux de trésorerie, les dépenses d’exploitation et les fluctuations dans le nombre de ses abonnés. Ce « cahier » apparaît dans l’inventaire conjoint des pièces à la colonne « admitted », colonne dont il est précisé qu’elle regroupe les pièces décrites en ces termes : « Subject to any objection as to relevance, admitted as to form and content, without necessity for its author to testify ».

[46]        Les avocats des appelantes précisent que cette preuve documentaire, admise quant à son contenu par la partie adverse, comportait 37 675 pages de données techniques relatives à la quantification possible des dommages subis par Vidéotron. Il s’ensuit que, plutôt que de faire état de graves lacunes dans la preuve en demande, le juge aurait dû constater ici qu’il était en présence d’une preuve accablante au soutien du rapport de Navigant.

[47]        Quelle que soit la raison de cette malencontreuse méprise - et la très grande complexité de la preuve documentaire dans ce dossier y est certainement pour beaucoup - on doit reconnaître que, sur ce point capital, le juge a fait ici une erreur évidente et fondamentale. Et il est tout à fait vraisemblable qu’il a écarté en totalité la preuve de Navigant et de ses représentants parce qu’il lui attribuait une faille majeure qui en réalité était inexistante.

[48]        À l’appui de leur thèse, les appelantes invoquent ce qu’il est parfois convenu d’appeler la « théorie du prisme déformant », illustrée par l’arrêt Ford du Canada ltée c. Automobiles Duclos inc.[7]. Mais, en l’occurrence, cet argument paraît superflu car l’erreur est à la fois grave et patente.

[49]        L’intimée fait valoir par son pourvoi incident que les appelantes n’ont démontré en première instance aucune cause d’action susceptible d’engager sa responsabilité civile. Si elle échoue dans son pourvoi incident, le caractère indéniable de l’erreur qui vient d’être identifiée (et qui est d’ailleurs concédé par l’intimée), la gravité intrinsèque de cette erreur et l’impact qu’elle aura inévitablement eu sur l’appréciation des expertises relatives aux dommages, commanderont un réexamen attentif de ces expertises et des autres éléments de preuve produits de part et d’autre sur la question du quantum des dommages-intérêts réclamés par les appelantes.

B. Les erreurs mixtes ou de fait invoquées par l’appelante incidente

[50]        Par son appel incident, BEV soutient que le juge de première instance a commis quatre erreurs réformables par la Cour d’appel :

1.            Il a erré en concluant que le remplacement des cartes d’accès par BEV devait être complété avant le 1er janvier 2004.

2.            Il a erré en concluant que le mécanisme d’approbation du financement du projet de remplacement des cartes en a retardé l’implantation?

3.            Il a erré dans l’application qu’il a faite de l’article 1457 C.c.Q., et plus précisément dans son évaluation de la norme de comportement attendue d’une entreprise commerciale qui combat le piratage de son signal.

4.            Il a erré en concluant à l’existence d’un lien de causalité entre la façon dont BEV a lutté contre le piratage et les pertes d’abonnés réclamées par Vidéotron.

1) La date charnière du 1er janvier 2004

[51]        La première de ces prétentions, et celle qui est développée avec le plus d’insistance, est que le juge aurait commis une erreur de fait manifeste et déterminante lorsqu’il a statué qu’en l’absence d’une négligence de la part de BEV, l’installation de cartes d’accès compatibles avec le SAC Aladin aurait été complétée avant le 1er janvier 2004. En concluant son analyse de ce volet du pourvoi incident, BEV affirme ce qui suit, au paragraphe [421] de son mémoire :

Le tribunal a négligé totalement d’analyser la preuve, ce qui pourtant était nécessaire dans les circonstances. Le tribunal avait l’obligation de motiver son jugement, en ce que cela confère aux justiciables une garantie que la décision qui affecte leurs droits n’est pas le résultat d’une appréciation arbitraire, mais qu’elle repose sur une réflexion dont les raisons sont suffisamment et intelligiblement explicitées dans la décision.

Cette prétention ne manque pas de surprendre. En l’occurrence, le procès entre les parties s’est étalé sur près de vingt semaines. Le dossier tel qu’il a été constitué en Cour supérieure contient une preuve contradictoire d’une technicité et d’une envergure considérables que le juge s’est appliqué à évaluer dans deux jugements totalisant près de 210 pages, jugements dont la majeure partie est consacrée à un examen détaillé de la preuve. « Le tribunal a négligé totalement d’analyser la preuve »? Voyons ce qu’il en est. Et rappelons que le cadre d’intervention en appel, tel qu’il est évoqué ci-dessous aux paragraphes [52] à [54], vaut pour toute question de fait, de même que pour toute question mixte de fait et de droit, à tout le moins, pour une question mixte, dans la mesure de sa composante factuelle.

[52]        Il semble opportun en premier lieu de rappeler les commentaires qu’une formation unanime de la Cour a déjà livrés il y a près de vingt ans dans l’arrêt Berthiaume c. Réno-Dépôt inc., commentaires qui conservent toute leur pertinence ici[8] :

L'attitude de réserve des cours d'appel vise certes les constats primaires sur l'existence même des faits et la crédibilité des témoins. Elle s'étend cependant à l'appréciation générale de l'ensemble de la preuve (voir supra, Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, p. 359; aussi: P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141, pp. 188-189, la juge L'Heureux-Dubé). Une opinion de la juge McLachlin soulignait d'ailleurs l'étendue possible de cette obligation de réserve des cours d'appel à l'égard de la souveraineté décisionnelle du juge du procès sur les faits et leur appréciation globale :

Il est maintenant bien établi qu'une cour d'appel ne doit modifier les conclusions d'un juge de première instance sur des questions de fait que si celui-ci a commis une erreur manifeste et dominante. En principe, une cour d'appel n'interviendra que si le juge a commis une erreur manifeste, s'il n'a pas tenu compte d'un élément de preuve déterminant ou pertinent, s'il a mal compris la preuve ou en a tiré des conclusions erronées: voir P. (D.) c. S (C.), [1993] 4 R.C.S. 141, aux pp. 188 et 189 (le juge L'Heureux-Dubé), et toute la jurisprudence qui y est citée, de même que les arrêts Geffen c. Succession Goodman, [1991] 2 R.C.S. 353, aux pp. 388 et 389 (le juge Wilson), et Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802, aux pp. 806 à 808 (le juge Ritchie). Une cour d'appel n'est manifestement pas autorisée à intervenir pour le simple motif qu'elle perçoit la preuve différemment. Il appartient au juge de première instance, et non à la cour d'appel, de tirer des conclusions de fait en matière de preuve.» (Toneguzzo-Norvell c. Burnaby Hospital, [1994] 1 R.C.S. 11, p. 120, madame la juge McLachlin; aussi: Geffen c. Goodman Estate, [1991] 2 R.C.S. 353).

Plus loin, la même opinion précise que cette attitude s'impose à l'égard des preuves d'experts. L'évaluation de leur qualité ou de leur poids relève essentiellement du juge du procès:

Je reconnais que le principe de non-intervention d'une cour d'appel dans les conclusions de fait d'un juge de première instance ne s'applique pas avec la même vigueur aux conclusions tirées de témoignages d'expert contradictoires lorsque la crédibilité de ces derniers n'est pas en cause. Il n'en demeure pas moins que, selon notre système de procès, il appartient essentiellement au juge des faits, en l'espèce le juge de première instance, d'attribuer un poids aux différents éléments de preuve.» (opinion de la juge McLachlin, p. 122; voir aussi: Century Insurance Co. of Canada c. N.V. Bocimar S.A., [1987] 1 R.C.S. 1247; aussi: L. Ducharme, Précis de la preuve, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur Ltée, 1993, pp. 169-170).

L'obligation de réserve à l'égard de l'appréciation générale de la preuve prend une importance critique à l'égard des procès complexes et de longue durée. Même en effectuant un travail exhaustif, un juge de première instance ne saurait analyser chaque détail de la preuve, rendre compte précisément de tous les aspects de cette analyse et justifier toutes les raisons qui expliqueraient éventuellement ses conclusions d'ensemble sur la qualité, le poids et les effets de la preuve (voir Laurentide Motel c. Beauport (Ville de), [1989] 1 R.C.S. 705, pp. 793-794, Madame la juge L'Heureux-Dubé).

[Soulignements ajoutés]

[53]        Ces principes sont depuis longtemps ancrés en droit québécois. S’y est ajouté l’apport d’arrêts plus récents en Cour suprême du Canada et en Cour d’appel. C’est ce que soulignait la Cour dans l’arrêt P.L. c. Benchetrit[9], sous la plume du juge Morissette :

[24]      … « Étudier le dossier » ne signifie pas refaire le procès. Dans le domaine des faits, les rôles respectifs d'une juridiction de première instance et d'une juridiction d'appel sont dictés en grande partie par des considérations institutionnelles. Un juge de première instance, tout le monde le sait, a l'avantage de scruter la preuve documentaire ou matérielle, de voir et d'entendre les témoins, et d'assister au déroulement linéaire de la preuve, au rythme auquel les parties l'administrent. Un juge d'appel a l'avantage d'être saisi longtemps avant l'audience d'un dossier qui, en principe, contient déjà toute la preuve, ou du moins tout ce qui est pertinent au pourvoi. Il peut donc d'emblée demander aux avocats des éclaircissements sur le contenu du dossier et, comme il travaille avec les transcriptions des témoignages (ce qui est rarement le cas en première instance), il peut faire des recoupements pour confronter les informations contradictoires ou divergentes que contiennent presque tous les dossiers litigieux. Mais il ne voit ni n'entend les témoins et, surtout, les contraintes de temps que lui impose sa fonction ne lui permettent pas de refaire ce que l'on attend d'un juge de première instance, c'est-à-dire un examen minutieux de la preuve au rythme auquel elle fut présentée par les parties au procès. Hors les cas qui ne laissent pas de place au doute, il est donc mal placé pour réévaluer la crédibilité des témoins. Il lui faut par ailleurs compter sur l'assistance des avocats pour repérer et évaluer les prétendues erreurs de fait sur lesquelles se fonde une partie. D'où il suit qu'affirmer sans plus de précision qu'une conclusion de fait « est contraire à l'ensemble de la preuve » n'est d'aucune utilité en appel. Et prétendre qu'une chose est « manifeste » ne suffit pas à la rendre telle. À mon avis, c'est dans ce sens que doivent se comprendre les propos du juge Fish quand il écrivait ce qui suit dans l'arrêt H.L. c. Canada (Procureur général), [[2005] 1 R.C.S. 401] :

en plus de sa résonance, l'expression « erreur manifeste et dominante » contribue à faire ressortir la nécessité de pouvoir « montrer du doigt » la faille ou l'erreur fondamentale. Pour reprendre les termes employés par le juge Vancise, [TRADUCTION] « [l]a cour d'appel doit être certaine que le juge de première instance a commis une erreur et elle doit être en mesure de déterminer avec certitude l'erreur fatale » (Tanel, [1987] S.J. No. 419, p. 223, motifs dissidents, mais pas sur ce point).

« Montrer du doigt » signifie autre chose qu'inviter la Cour à porter un regard panoramique sur l'ensemble de la preuve : il s'agit de diriger son attention vers un point déterminé où un élément de preuve univoque fait tout simplement obstacle à la conclusion de fait attaquée. Si cette conclusion de fait, dont on a ainsi démontré qu'elle était manifestement fausse, compromet suffisamment le dispositif du jugement, l'erreur sera qualifiée de déterminante et justifiera la réformation du jugement.

[54]        « Montrer du doigt » veut dire autre chose qu’effectuer en quelques heures d’audience devant la Cour d’appel un survol expéditif et tendancieux des parties de la preuve (nécessairement nombreuses après plus de 50 jours de procès) qui tendent à accréditer une thèse plutôt qu’une autre. Il ne suffit pas non plus de renvoyer à plusieurs centaines de pages des annexes III a) et III b) des mémoires, puis d’affirmer que la consultation de ces extraits volumineux et sélectifs de la preuve pourra nourrir la réflexion des membres de la formation lorsqu’ils se pencheront sur certaines conclusions de fait tirées par le juge du procès[10].

[55]        L’élément qui est en cause ici, soit la date à partir de laquelle la responsabilité civile de BEV pouvait être engagée, revêtait une grande importance dans le débat entre les parties. Il ne faut donc pas s’étonner que la preuve sur cet aspect des choses ait été à la fois substantielle et partagée, de même qu’elle ait prêté à interprétation. Cela dit, un paragraphe des motifs du juge de première instance résume l’essentiel de sa pensée en quelques lignes :

[703]    The Court shares the views of Vidéotron’s counsel who stated that:

It is simply preposterous that it would take over three years from the date of the availability of the Aladin solution to the piracy problem to complete the card swap, when it took 8 months to create and launch the service in 1997, when the expected secure life of a new generation of cards was three to four years, the Aladin 101 being first used in 2001.

En marge de ce constat, il est inexact de prétendre que le juge n’a rien trouvé à redire dans la manière dont BEV pilotait le dossier du piratage de ses signaux. Au contraire, il s’est dit d’avis que le Department of Technology de BEV était désorganisé et entravé par un manque de communication, de coordination et de collaboration (paragr. 207, 283 à 290, 651 de ses motifs), et que certains retards importants dans le cheminement du dossier étaient attribuables à des considérations financières et budgétaires (paragr. 681 et 683) ainsi qu’à des « purely business-oriented and strategic considerations » (paragr. 704) étrangères aux aspects strictement technologiques du transfert. C’est précisément cet état de désorganisation et cette absence de stratégie de redressement technologique qui motivent la principale conclusion du juge à l’égard du comportement fautif de BEV : elle a trop tardé à amorcer l’opération de migration vers le SAC Aladin, opération qui devait nécessairement mener au remplacement de l’ensemble des cartes d’accès de ses abonnés.

[56]        On ne saurait non plus prétendre que rien dans la preuve ne fournissait une assise à la proposition que, longtemps avant janvier 2004, BEV était déjà pleinement sensibilisée à la nature du problème ainsi qu’à la disponibilité du SAC Aladin, et qu’elle était encouragée à réagir rapidement. Les pièces P-198.01 - 02677.001, P-198.01 - 02677.074 et P-198.01 - 02677.074, parmi d’autres, le démontrent. De nombreuses pièces convergent dans le même sens, telles par exemple les pièces P-199.01 - 02678.001, P-201, P-201.01 - 02680.022, P-202, P-202.00.01 et P-202.00.02 - 02687.019. Par contraste, la preuve documentaire de 2002 fait ressortir le peu d’empressement de BEV à activer un programme d’anti-piratage à la hauteur de la technologie disponible : voir par exemple la pièce P-97 (un rapport de M. Ian Gavahan, directeur des affaires juridiques de BEV, et de M. Terry Snazel, son vice-président  à la technologie, daté du 5 avril 2002, ne contient qu’une vague allusion à un éventuel changement de SAC), P-98 (une note du 8 juillet 2002 de Gavahan, silencieuse sur le changement de SAC mais qui réitère que le système de cryptage en place est robuste), D-173 (un document interne de BEV du 15 juillet 2002, intitulé « Switching Off Signal Piracy », qui traite de contre-mesures électroniques sans dire un mot du remplacement des cartes d’accès), P-200.03 (un document interne de BEV du 23 juillet 2002 qui, sous le titre « Recommendations & Next Steps », énonce : « [b]ased on current estimates of signal theft, do not proceed with card swap out program »), D-93 (un communiqué de BEV d’octobre 2002, intitulé « Taking strong action to address satellite signal piracy », où sont détaillées diverses mesures, parmi lesquelles ne figure pas le remplacement des cartes d’accès), ou encore P-112 (une lettre du 25 octobre 2002 de M. Chris Frank, vice-président à la programmation et aux relations gouvernementales de BEV, adressée à un cadre supérieur du CRTC, longue de huit pages, titrée « Measures to Ensure Payment for Signals Received », et qui ne contient pas un mot sur le SAC Aladin, ni d’ailleurs sur un éventuel remplacement de cartes d’accès).

[57]        Dans une note de service interne du 9 décembre 2003 intitulée « Status of Aladin Conditional Access Transition » et marquée « Highly Confidential », M. Snazel fait état d’un « Phase III card change-out » en préparation. Il conclut cette note en disant :

A task force from all ExpressVu departments has been established to plan and implement the project during 2003. Currently Phase III of the project is going through a technical validation and budget approval process, with a target of an early 2003 go-ahead.

Mais quelque trois mois plus tard, le 28 février 2003, M. Frank écrit de nouveau à son vis-à-vis du CRTC et se fait plus évasif lorsqu’il aborde le remplacement des cartes d’accès : « ExpressVu continues to work with Nagravision to assess potential CAS upgrades that will meet its requirements, and will implement a card replacement program if, as and when appropriate. »

[58]        Puis, des mois passent avant que la Phase III annoncée par M. Snazel (« … with a target of an early 2003 go-ahead ») ne s’amorce. Le 19 août 2003, dans un document intitulé « Status of Bell ExpressVu Anti-Piracy Actions », on lit, en page 8 :

If Phase 3 is undertaken and when complete, all existing STBs will have had their cards exchanged for new Aladin cards and the first CAS will be shut down, rendering old cards useless.

[Soulignements ajoutés]

[59]        Pourtant, un long laps de temps s’écoulera encore, sans que l’on sache ce qu’il advient de la Phase III. Il semble que les discussions entre BEV et Nagravision à ce sujet aient repris au printemps 2004, puisque Nagravision présente à BEV le 12 avril de cette année une nouvelle proposition concernant le remplacement des cartes, lequel pourrait débuter au mois d’août 2004. Il faut cependant obtenir le feu vert de la direction, comme en témoigne un autre document interne du 20 avril 2004. Le 18 mai suivant, BEV réitère qu’un financement de 44 M$ est requis pour procéder au remplacement des cartes d’accès, financement qui sera accordé, mais en partie seulement, le 19 mai suivant.

[60]        Comme le soulignent les appelantes, la lecture de la preuve se révèle étonnante sur un point : on y constate l’absence complète de trace écrite documentant les problèmes ou difficultés techniques liés au développement des diverses composantes qui devaient assurer la migration vers le nouveau SAC et le remplacement des cartes. Il n’est jamais question dans les documents contemporains de retards attribuables à de tels problèmes ou de telles difficultés. On doit pourtant supposer que si de tels documents existaient, BEV n’aurait pas hésité à les produire en preuve. Et ses experts en auraient traité.

[61]        Or, l’expert Michael Barr, appelé comme témoin par BEV, ne fait nulle part allusion aux défis techniques auxquels BEV prétend avoir été confrontée. Il commet même une erreur en affirmant que Nagravision n’avait commencé à développer son nouveau SAC Nagra2 qu’en 2002 et que BEV a procédé au remplacement de l’ensemble des cartes d’accès en un an et demi (« …within approximately a year and a half… »). Quant à l’expert Matthew  D. Green, lui aussi appelé par BEV, il fait état des différentes étapes que devait franchir BEV pour compléter le remplacement intégral des cartes d’accès, ainsi que de la complexité de ces étapes, mais sans jamais mentionner de quelconques difficultés concrètes qui expliqueraient les délais écoulés ou le retard pour amorcer l’opération. (D-271, p. 21 et 22). C’est d’ailleurs le principal reproche que lui adresse le juge :

[541]    Green noted that the duration of the card swaps performed by BEV was comparable with that of the Dish Network and more favourable then that of DIRECTV. That may or may not be the case. However, what is relevant and what he conveniently omits to address in this part of his Report are the comparable delays in initiating the card swaps. In particular he substantially ignored and failed to justify the reasons for the delays in the initiation of the swap-outs by BEV.

[Soulignements et caractères gras tirés de l’original]

[62]        En somme, s’il est vrai que les pièces invoquées par BEV témoignent de la complexité de l’opération qu’elle avait à réaliser, elles n’indiquent pas pourquoi BEV n’a pas agi plus tôt, alors qu’en raison même de cette complexité et de l’ampleur du travail à accomplir à compter de la fin de l’année 2001 elle aurait dû s’y affairer à la première occasion. L’absence de stratégie concertée et la désorganisation de ses services, jumelées au peu d’empressement de la direction à autoriser les différentes phases du projet, semblent des explications plus plausibles.

[63]        « Le tribunal [a-t-il] négligé totalement d’analyser la preuve »? Cette prétention est entièrement réfutée par un réexamen des motifs du juge à la lumière de la preuve versée au dossier. Aussi l’appelante incidente doit-elle échouer sur son premier moyen.

2) Le retard causé par l’approbation du financement

[64]        Ce moyen d’appel est difficilement dissociable du précédent et l’échec de ce dernier compromet nécessairement celui-ci. Sur le strict plan des faits, il n’est pas contesté que le financement requis pour remplacer les cartes des abonnés n’a été autorisé qu’en mai 2004. On peut certes accepter la proposition qu’il était légitime pour BEV de souhaiter financer par étapes ce coûteux processus de mise à niveau. Mais à partir du moment où est écartée comme inexacte la thèse des retards attribuables à d’inévitables complications technologiques, le retard à faire diligence et à financer ce qui aurait pu et dû être fait plus rapidement va de pair avec le retard à introduire les changements technologiques nécessaires pour contrôler le piratage.

[65]        Aux paragraphes [704] à [710] de ses motifs, le juge détaille, dates à l’appui et avec des renvois précis à la preuve documentaire, les raisons pour lesquelles il conclut que le retard à agir doit s’entendre aussi du délai qui s’est écoulé avant l’approbation des crédits nécessaires à l’opération de remplacement.

[66]        BEV reproche au juge d’avoir surestimé l’importance d’une recommandation d’un de ses vice-présidents aux finances, M. David McGraw. Celui-ci suggérait dans une note du 23 juillet 2002 de ne pas procéder au remplacement des cartes parce que, à cette époque, le niveau de piratage ne justifiait pas la mesure. Cette recommandation isolée, poursuit BEV, ne peut être assimilée à une décision arrêtée. Elle ajoute que la décision véritablement pertinente sur ce point, c’est-à-dire celle de procéder au changement du SAC et au remplacement des cartes d’accès, fut rendue publique le 20 mars 2003 par le président et chef de la direction de BCE, M. Michael Sabia, lors d’une réunion au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications du Canada (« CRTC »).

[67]        De nouveau, BEV s’emploie à substituer son évaluation de la preuve à celle du juge de première instance.

[68]        L’opinion émise par McGraw, et dont il existe une trace écrite, a bel et bien été exprimée. Manifestement, l’interprétation qu’en a offerte Timothy McGee, président de BEV de mai 2002 à octobre 2004, n’a pas convaincu le juge, qui écrit à ce propos :

[82]      McGee and Alexander Ishankov (“Ishankov”) testified that this recommendation “not to swap” formulated on July 23, 2002, did not in any way hinder the migration to Aladin. They claimed the delays in the implementation of the swap, if any, were not due to any reasons other than those of a technical nature. No credible explanation is provided for their incomprehensible views.

Quant à la déclaration de M. Sabia au CRTC du 20 mars 2003, elle ne peut avoir le poids que lui prête BEV et qu’elle voudrait que la Cour lui accorde. Il s’agit au mieux d’une vague déclaration d’intention qui intervient un an après les pourparlers de mars 2002 à Cheseaux et au sujet du SAC Aladin entre Nagravision et les représentants de BEV. Cette dernière savait donc depuis longtemps que l’élimination du piratage dans une proportion commercialement acceptable nécessitait une migration vers le SAC Aladin et le remplacement de la totalité des cartes d’accès de ses abonnés.

[69]        Devant une preuve partagée, le juge a tranché, sans qu’on puisse lui reprocher ce qui mériterait d’être qualifié d’erreur réformable en appel.

3) L’article 1457 C.c.Q. et la norme de comportement applicable

[70]        La position de BEV sous ce chef se résume en deux points distincts. Premièrement, dans la mesure où elles étaient raisonnables en tant que décisions de gestion et d’affaires, ses initiatives pour combattre le piratage devait bénéficier de la règle de l’appréciation commerciale (Business Judgment Rule) et être à l’abri d’un jugement rétrospectif comme celui que le juge a porté sur la situation des parties. Deuxièmement, des fournisseurs de services comparables à BEV, Direct TV et EchoStar, ont eux aussi fait face à la même époque à une recrudescence du piratage de leurs émissions et ils ont réagi d’une manière qui démontre par comparaison que les mesures prises par BEV étaient suffisantes et raisonnables.

[71]        En ce qui concerne la règle de l’appréciation commerciale, les observations du juge aux paragraphes [623] à [627] de ses motifs vident entièrement la question. Pour paraphraser brièvement la teneur de ces observations, il est acquis qu’on ne peut invoquer cette règle pour tenter d’éluder sa responsabilité. Dans la mesure où Vidéotron et TVA n’ont pas poursuivi les administrateurs de BEV, ni intenté de recours en oppression ou de recours analogue, la règle demeure sans application ici. Les actions prises par les appelantes sont de simples recours en dommages extracontractuels (Vidéotron) et contractuels (TVA). Les fautes commises par la direction ou le conseil d’administration de BEV engagent la responsabilité civile de cette dernière. La règle de l’appréciation commerciale existe à l’avantage des seuls administrateurs et dirigeants d’une société, lorsque leur responsabilité personnelle est recherchée, afin que ne soient pas remises en question à volonté et a posteriori les décisions d’affaires prises de bonne foi et dans l’intérêt de la société. Mais la règle ne protège pas la société elle-même, qui doit assumer entièrement les risques d’affaires qu’elle prend et leurs conséquences envers les tiers. Ces conclusions sont également conformes à l’état de la doctrine en la matière[11].

[72]        Pour ce qui est, maintenant, de ce que démontrent les mesures prises par Direct TV et EchoStar, eux aussi fournisseurs de services comme BEV, la date qu’il importe de retenir n’est pas celle à laquelle ils ont complété certains changements de SAC et de cartes d’accès, mais plutôt celle à laquelle ils ont commencé les opérations nécessaires pour ce faire. À ce chapitre, ces deux entreprises ont largement devancé BEV qui, elle, a négligé d’agir promptement pour les raisons déjà exposées. Le juge a très bien compris cette nuance. Cela ressort clairement des commentaires critiques qu’il exprime au sujet de la déposition de Matthew D. Green, un témoin expert mandaté par BEV. Il écrit :

[541]    Green noted that the duration of the card swaps performed by BEV was comparable with that of the Dish Network and more favourable then that of DIRECTV. That may or may not be the case. However, what is relevant and what he conveniently omits to address in this part of his Report are the comparable delays in initiating the card swaps. In particular he substantially ignored and failed to justify the reasons for the delays in the initiation of the swap-outs by BEV.

[542]    Moreover, peculiarly, he neglected to address the evidence regarding the significantly shorter time period required by other DBS companies in other parts of the world to perform the swap-out of their existing system to the new Aladin CAS. The inordinate delay by BEV to initiate and execute the swap-out is one of the main criticisms of Vidéotron. It is a fundamental issue raised for determination in this action.

[543]    Green’s failure to consider these material facts which, being within the scope of his professed expertise, one would have thought was known to him, brings into question the reliability of his opinion. This is unexplainable and cause for concern.

[73]        En outre, comme le soulignent les appelantes au paragraphe [52] de leur exposé d’intimées incidentes, le juge a amplement traité des efforts déployés par Direct TV et EchoStar pour changer leur SAC et pour remplacer les cartes d’accès de leurs abonnés. Surtout, il note qu’elles ont distancé BEV en lançant l’opération bien avant elle. En effet, Direct TV a procédé à de nombreux remplacements de cartes à compter de 1996. Quant à EchoStar, elle fut la première à mettre à l’essai le SAC Aladin en 2001. Lors des pourparlers de Cheseaux, en mars 2002, Nagravision expliqua par ailleurs que le déploiement de l’IMS4, composante maîtresse du SAC Aladin, avait été effectué chez d’autres distributeurs en 2001 et qu’elle le serait chez EchoStar en 2002. Il appert également que le « Conditional Access Kernel » avait déjà été testé et intégré par EchoStar.

[74]        Cela étant, il n’y a pas lieu de remettre en question les conclusions du juge sur ces deux points.

4) Le lien de causalité entre la faute de BEV et les pertes réclamées par Vidéotron

[75]        BEV fait valoir deux arguments à ce sujet. D’une part, le juge aurait commis une erreur en se contentant de la méthode de la « prévision raisonnable » pour analyser la probabilité d’un lien causal entre la faute imputée à BEV et le préjudice allégué par les appelantes. Cette méthode, qui selon elle ne peut avoir cours qu’en matière de dommages contractuels, a pour effet d’alléger la charge de la preuve en demande. D’autre part, est d’ordre purement spéculatif la proposition selon laquelle les pirates se seraient comportés comme des clients moyens en l’absence d’une faute par BEV. Cette dernière souligne qu’elle a fourni une longue liste de facteurs (23 au total) qui peuvent expliquer tout aussi vraisemblablement les pertes subies par les appelantes pendant la période de piratage.

[76]        Les appelantes et intimées incidentes ont raison de répondre que la première de ces prétentions repose sur la confusion entre le critère de prévisibilité du préjudice, applicable à l’évaluation des dommages contractuels selon l’article 1613 C.c.Q., et la doctrine de la prévisibilité raisonnable, toujours applicable en matière de causalité, y compris dans le cadre d’un recours extracontractuel. Cette question a récemment fait l’objet de commentaires de la part de la Cour dans l’arrêt Laval (Ville de) (Service de protection des citoyens, département de police et centre d'appels d'urgence 911) c. Ducharme, une affaire de responsabilité extracontactuelle. Au nom d’une formation unanime de la Cour, le juge Gascon y rappelait d’abord ce qui suit[12] :

[78]      D'autre part, la jurisprudence assimile l'établissement d'un lien de causalité à une question purement factuelle. Comme le souligne la doctrine, lorsque l'appel met en cause la décision du juge sur le lien de causalité, l'attitude de la Cour est généralement de qualifier le problème de simple question de fait laissée à l'appréciation souveraine du premier juge, ce qui limite le pouvoir d'intervenir en appel aux seuls cas d'erreur manifeste et déterminante.

[79]      La Cour l'a réitéré en ces termes dans l'affaire Crevette du Nord Atlantique inc. c. Conseil de la Première Nation malécite de Viger [2012 QCCA 7]:

Il est bien établi dans la jurisprudence que l'appréciation de l'existence du lien de causalité est une question de fait et que seule une erreur manifeste et déterminante peut justifier l'intervention de la cour.

[80]      Ainsi, dans l'arrêt Procureur Général du Québec c. Beaudin [2006 QCCA 1654] rendu dans un cas de faute d'omission alléguée des services correctionnels, la Cour rappelle que la prévisibilité de l'incident à la source des dommages est une question de fait, tout comme l'évaluation du risque raisonnable de préjudice. Une intervention de la Cour en ces matières requiert la présence d'une erreur manifeste et déterminante du juge d'instance.

Puis, se penchant sur la question soulevée ici par BEV, il ajoutait :

[155]    Dans son jugement, le premier juge analyse la question du lien de causalité aux paragraphes [317] et suivants.

[156]    Il retient d'abord à bon droit que la responsabilité des policiers n'est engagée que si le préjudice est une suite immédiate et directe de la faute. Il opine que l'analyse de ce lien tient compte des critères de la causalité adéquate et de la prévisibilité raisonnable. Il cerne ainsi ce qui doit le guider : 1) s'assurer que le dommage causé soit une suite logique, directe et immédiate de la faute reprochée; 2) s'assurer par la même occasion d'une prévisibilité raisonnable, soit que l'auteur de la faute pouvait raisonnablement prévoir la survenance du dommage (paragr. [333]).

[157]    La Ville ne propose aucun argument qui permette de remettre en question la justesse de ces critères retenus par le juge.

[…]

[159]    Le premier juge en conclut qu'il était prévisible que si M. Hotte mettait à exécution ses menaces, la présence d'autres personnes, notamment d'hommes que son ex-conjointe côtoyait, avait peu d'impact sur la commission d'une infraction. Selon lui, la faute des policiers a donc rendu objectivement possible la réalisation du dommage et les conséquences de cette faute étaient raisonnablement prévisibles (paragr. [334] à [343]).

C’est donc à tort qu’on reprocherait au juge de s’être prévalu de la méthode de la « prévision raisonnable » pour évaluer à partir de la preuve la probabilité d’un lien causal entre la faute et le préjudice.

[77]        Il est vrai que BEV a identifié divers facteurs qui, hypothétiquement, auraient pu provoquer une perte de clientèle pour les appelantes. Mais, comme le relève le premier juge dans son analyse de la preuve, deux hauts responsables chez BEV, Michael Neuman (qui fut directeur général de 1997 à 1999) et Timothy McGee (qui, rappelons-le, fut président de 2002 à 2004), ont reconnu que le piratage des signaux d’un distributeur est dommageable aux autres distributeurs parce qu’ils se voient nécessairement privés de clients potentiels. Ces éléments d’information font eux aussi partie de la preuve et ils sont lourds de signification. Le juge pouvait en déduire que BEV savait et devait prévoir qu’en négligeant de prendre en temps opportun des mesures pour combattre efficacement le piratage de ses signaux - alors même qu’elle était en mesure de le faire - elle causerait, logiquement et directement, des dommages à ses concurrents, y compris son principal rival au Québec, Vidéotron.

[78]        Une fois franchi ce cap, le problème consiste à chiffrer les dommages découlant de la négligence de BEV : de combien de clients Vidéotron a-t-elle été directement privée en raison du piratage des signaux de BEV, à l’exclusion d’autres causes? Cette question concerne, non plus la causalité, mais plutôt l’évaluation du quantum des dommages. Aussi, les arguments voulant que tous les pirates ne se comportent pas comme des clients normaux, ou que quelque 23 facteurs additionnels sont susceptibles d’expliquer certaines pertes subies par Vidéotron, paraissent pertinents pour fins d’évaluer le préjudice indemnisable, mais cela ne change rien au fait que le piratage aura directement causé certaines pertes spécifiques à Vidéotron. D’ailleurs, BEV plaide ces mêmes arguments dans le cadre de l’appel principal, lequel porte essentiellement sur la mesure des dommages infligés aux appelantes.

[79]        Ce quatrième moyen est donc lui aussi sans mérite.

[80]        Il s’ensuit que l’appel incident dans chacun des deux dossiers doit être rejeté.

C. Le quantum des réclamations des appelantes

1) Les principes de droit applicable

[81]        Sous réserve d’un taux de piratage acceptable de 3 %[13], Vidéotron et TVA ont droit aux dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par le défaut de BEV (sa lutte inadéquate au piratage de son signal et l’absence de mise en place, au plus tard le 1er janvier 2004, de la solution destinée à éradiquer ce piratage) et qui en est une suite immédiate et directe (article 1607 C.c.Q.).

[82]        Ces dommages-intérêts doivent compenser la perte qu’ils subissent et le gain dont ils sont privés (article 1611, alinéa 1 C.c.Q.)[14].

[83]        Pertes subies et gains manqués comprennent, entre autres, le préjudice futur certain et susceptible d’être évalué (article 1611, alinéa 2 C.c.Q.)[15].

[84]        Comme l’écrit le juge Chamberland de notre cour dans Bourassa c. Germain[16], « [l]a certitude dont il s’agit ici n’est pas la certitude absolue ou scientifique, mais plutôt la certitude relative, mesurée à la lumière de la règle de la balance des probabilités. »

[85]        Ainsi, tout dommage peut être indemnisé, qu’il soit présent ou futur, à la condition d’être certain et de pouvoir être évalué. Le caractère de certitude s’évalue suivant la probabilité de sa réalisation[17] alors que la possibilité d’évaluer le préjudice n’est pas tributaire de la facilité de le faire.

[86]        Les difficultés ou le défi que présente l’exercice d’évaluation ne justifient pas la mise à l’écart de l’idéal à atteindre, soit la restitution intégrale. Comme l’écrit l’auteur Jean-Louis Baudouin « [l]es tribunaux sont conscients du fait qu’une précision mathématique est difficile à atteindre. Leur objectif est donc, selon des normes jurisprudentielles maintenant bien acceptées concernant les méthodes de calcul, de parvenir à une indemnité juste et raisonnable, eu égard à toutes les circonstances. »[18].

[87]        Dans ses arrêts Provigo Distribution inc. c. Supermarché A.R.G. inc.[19], Société du Parc des îles c. Renaud[20] et Banque de Montréal c. TMI-Éducation.com inc.[21], notre cour énonce ou décrit, comme suit, ce processus de recherche de l’indemnité juste et raisonnable eu égard à toutes les circonstances :

Extrait de Provigo Distribution inc.

La présence de nombreux facteurs difficilement prévisibles ou appréciables rendait l’évaluation du préjudice fort compliquée. La difficulté supplémentaire éprouvée par cette Cour d’évaluer le dommage en ne tenant compte que de la preuve constituée au dossier l’excusera sans doute de ne pas pouvoir y appliquer une rigueur strictement mathématique. Elle doit donc procéder à ce calcul en faisant appel à une certaine approximation, à un certain degré d’appréciation et à sa discrétion. C’est cependant là le rôle des juges.

Extrait de Société du Parc des îles

[26]      Ce faisant, le juge arbitrait les dommages et intérêts comme il se devait de le faire dans les circonstances. Ayant conclu à l’existence de divers manquements à leurs obligations de la part des appelantes, manquements qui selon toute probabilité avaient été dommageables pour l’achalandage de l’entreprise exploitée par l’intimée, il lui fallait rechercher dans la preuve la démonstration probable du montant du préjudice financier subi par l’intimée. […]

Extrait de Banque de Montréal

[103]    Même si les expertises ne lui sont guère utiles et peu importe la difficulté de l’exercice, le tribunal doit fixer l’indemnité, si besoin est en faisant appel à une certaine approximation. […]

[88]        Bref, lorsque la faute est établie et qu’elle est la cause de dommages, le juge doit « rechercher dans la preuve la démonstration probable du montant du préjudice financier subi[22] ». Ainsi, il y a lieu de « distinguer entre l'incertitude du dommage en elle-même et celle découlant de la difficulté qu'il y a à le mesurer exactement en raison de la nature du litige, de la réalité du débat ou de la complexité des faits[23] ».

[89]        La déférence s’impose en matière d’évaluation des dommages, de sorte que cette cour n’intervient qu’en présence d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et déterminante du juge de première instance[24]. Cette règle n’est pas nouvelle. Dans Industrial Teletype Electronics Corp. c. Montréal (Ville de)[25], il y aura bientôt 40 ans et citant les propos du vicomte Simon, la Cour suprême la soulignait ainsi :

[TRADUCTION] Que l’appréciation des dommages soit effectuée par un juge ou par un jury, la cour d’appel n’est pas autorisée à remplacer le montant alloué par une cour d’instance inférieure par un montant calculé par elle, simplement parce qu’elle aurait elle-même accordé un montant différent si elle avait jugé l’affaire en première instance. Même si le tribunal de première instance était constitué par un juge siégeant seul, la cour d’appel ne peut intervenir à bon droit que si elle est convaincue: soit que le juge, en évaluant les dommages, a appliqué un principe juridique erroné (en tenant compte par exemple d’un facteur non pertinent, ou en ne tenant pas compte d’un élément pertinent), soit, si tel n’est pas le cas, que le montant accordé est si excessivement bas ou si excessivement élevé qu’il doit constituer une estimation entièrement fausse des dommages.

[90]        Le critère d’intervention d’une cour d’appel vis-à-vis du montant des dommages-intérêts octroyés et de l’appréciation de la preuve par expert par le juge d’instance est « très sévère et privilégie l’évaluation du juge des faits[26] ». Cela dit, une erreur manifeste et déterminante ainsi qu’une estimation entièrement fausse des dommages donnent lieu à une intervention[27].

2) L’intervention est requise

[91]        Malgré la sévérité de la norme d’intervention en matière de dommages, l’intervention est requise en l’espèce, tant dans le dossier de Vidéotron que dans celui de TVA.

[92]        Comme nous l’avons déjà vu, l’analyse du juge est entachée d’une erreur manifeste et déterminante en raison de sa croyance voulant que de nombreuses données factuelles ne fassent pas partie de la preuve aux dossiers[28].

[93]        Le juge reproche à Navigant (Allard et Lajoie) de retenir un taux acceptable de piratage farfelu de 0 % ce qui, à son avis, démontre leur manque d’objectivité. À ce propos il écrit :

[573]    […] it is significant that for the purposes of their opinion and explanations and notwithstanding the evidence heard on behalf of each of the parties that a 0% level of acceptable piracy is unattainable, they chose nonetheless to base their conclusions on this level of acceptable piracy. This form of presentation clearly presents a far more dramatic portrait of the consequences of piracy with losses calculated as high as $347,703,307. The attempts at drama, however, detract from the neutral objectivity one would have hoped to see reflected in the Report.

[Soulignements ajoutés]

[94]        Or, Allard et Lajoie (Navigant) ne se sont pas prononcé sur le taux de piratage acceptable, un sujet qui ne relevait pas de leur domaine d’expertise, mais ils ont plutôt proposé des calculs avec différents taux (0 %, 3 % et 6 %). Par conséquent, le seul fait d’avoir considéré un taux de 0 % parmi les hypothèses de calcul ne traduit certainement pas un manque d’objectivité ou un sens démesuré du drame, contrairement à ce que le juge retient, d’autant plus que l’expert Maillé (PWC) témoigne n’avoir considéré aucun taux de piratage acceptable, parce qu’il ignorait quel était ce taux, et que le juge ne lui en tient pas rigueur.

[95]        Il n’appartenait pas à Allard, Lajoie ou Maillé d’évaluer à quelle date le projet Aladin devait être complété, car cela ne relevait pas de leur champ d’expertise. Il appartenait plutôt au juge de le faire à la lumière de la preuve présentée au soutien des allégations de négligence. Ainsi, comme ils l’avaient fait pour le taux acceptable de piratage, Allard et Lajoie lui ont proposé différents scénarios de calculs applicables selon la date qu’il pourrait retenir. En de telles circonstances, le juge ne pouvait conclure, comme il l’a fait au paragraphe [576] du jugement Vidéotron, que ces derniers avaient « ignoré la preuve ».

[96]        En somme, bon nombre des critiques formulées par le premier juge pour rejeter en bloc le rapport Navigant (Allard et Lajoie) apparaissent non fondées, ou alors elles ne justifient pas une conclusion aussi sévère, nette et tranchée que celle qu’il énonce au paragraphe [582] du jugement :

[582]    For the foregoing reasons as well as those expressed by PricewaterhouseCoopers in the PwC Expert Report, reproduced below, with which the Court concurs in all material aspects, one cannot look to the Navigant Report for assistance to quantify the claims in damages claimed by either Vidéotron or TVA.

[97]        Enfin, les sommes que le juge a retenues, soit celles inscrites dans une lettre qui lui a été communiquée par les procureurs de BEV à la suite des plaidoiries, ne tiennent pas la route, car elles sont si excessivement basses que la conclusion voulant qu’il s’agisse d’évaluations entièrement fausses des dommages s’impose.

3) Ce qui est accordé est erroné

 

[98]        Le juge accorde à Vidéotron 339 000 $ et 262 000 $ à TVA, avec intérêts et indemnité additionnelle depuis le 1er septembre 2005 dans les deux cas.

[99]        Pour Vidéotron, il déclare utiliser la méthode préconisée par PWC selon un taux de piratage acceptable de 3 % et dont l’application se reflète, croit-il et c’est là l’une de ses erreurs, dans les chiffres inscrits à la lettre des procureurs de BEV du 12 janvier 2012 (295 000 $ et 383 000 $) dont il fait une moyenne :

[747]    Applying the methodology retained by PwC for the quantification of damages based upon a 3% level of acceptable piracy as reflected in counsel’s letter of January 12, 2012, the amount of damages should range from a maximum of $383,000 to a low of $295,000. In the absence of any justification to the contrary, the Court considers a reduction of the maximum amount retained by PwC to $339,000, being the mid-point between these two amounts, as a just and equitable evaluation of the damages incurred both for the Piracy period and the Post-Piracy Period. In so deciding the Court has also acknowledged and considered an appropriate reduction from the maximum amount based upon what was referred to by the Court of Appeal in Provigo as “…les inévitables imprévus et impondérables propres à toute entreprise commercial”.

[748]    Accordingly, BEV will be condemned to pay Vidéotron the amount of $339,000 in compensation for the damages incurred both during the Piracy Period and the Post Piracy Period.

[100]     Or, ces chiffres de 295 000 $ et de 383 000 $ ne représentent que des dommages pour la perte progressive de 1 400 à 1 800 clients entre le 1er janvier 2004 et la fin de la période de piratage. Rien de plus.

[101]     Le juge n’accorde absolument rien à Vidéotron pour la compenser des gains dont elle a été privée à l’égard de tout autre client, dès le 1er janvier 2004, à cause du retard de BEV à agir.

[102]     Selon les chiffres mis de l’avant par PWC voulant que Vidéotron ait effectivement récupéré entre 9 000 et 12 000 clients dès la fin du piratage (en 2005), ce qu’elle aurait pu faire dès le 1er janvier 2004, n’eût été le comportement fautif de BEV, un calcul adéquat des dommages nécessitait obligatoirement que soient pris en compte ces gains manqués, depuis le 1er janvier 2004, à l’égard des 9 000 à 12 000 clients.

[103]     Au 1er janvier 2004 et selon les chiffres de PWC, Vidéotron avait déjà perdu un minimum de 7 200 clients[29] récupérables, de qui tirer des revenus en 2004 ainsi qu’en 2005, de sorte que, selon les hypothèses mêmes de PWC, l’indemnité appropriée devait être, à tout le moins, de cinq à six fois plus élevée que celle que le juge a accordée.

[104]     Combinés à l’erreur du juge voulant que « le cahier » ne soit pas en preuve, les chiffres de 295 000 $ à 383 000 $ mis de l’avant sans explications ni mises en garde aucune de PWC, ont suscité réactions, confusion et fausses impressions à l’endroit d’Allard et de Lajoie, les témoins experts de chez Navigant entendus à l’initiative de Vidéotron et de TVA, certains propos du juge en constituant d’ailleurs de vibrantes illustrations[30].

[105]     Quant à TVA, malgré le chiffre inscrit au rapport de PWC déposé en preuve au cours de l’audition (dommages de 306 195 $), le juge conclut ainsi (dans le jugement TVA) :

[32]      The Court adopts by reference the analysis, comments and findings in its judgment rendered in the Vidéotron Action regarding compensatory damages, same to be applied mutatis mutandis, in the present judgment.

[33]      Applying the methodology retained by PwC for the quantification of damages based upon a 3% level of acceptable piracy as reflected in BEV’s counsel’s letter of January 12, 2012, the amount of damages is fixed at $262,000.

[34]      Accordingly, BEV will be condemned to pay to TVA the amount of $262,000 in compensation for the damages incurred during the Piracy Period. Unlike in the Vidéotron Action, there are no amounts claimed on behalf of TVA for the Post-Piracy Period.

[Références omises]

[106]     En pareilles circonstances, écarter toute déférence s’impose de même que reprendre intégralement l’exercice d’évaluation des dommages, incluant l’examen de la crédibilité des témoins experts Allard, Lajoie et Maillé.

4) Quelques faits en toile de fond

[107]     Le piratage des signaux de BEV débute dès 1999 et le phénomène s’amplifie avec les années, particulièrement au Québec.

[108]     En raison de la langue, le marché québécois se distingue nettement du marché canadien hors Québec. De nombreux compétiteurs canadiens ou américains offrent ailleurs au Canada, comme BEV, des contenus télévisuels de langue anglaise, mais seule Vidéotron offre, en plus de BEV, des contenus télévisuels de langue française. Ainsi, la clientèle québécoise concentre ses achats de contenu télévisuel chez Vidéotron et chez BEV. Il est d’ailleurs fait écho à ces particularités du marché québécois dans un rapport de recherche de l’Association canadienne des câblodistributeurs d’avril 2002 (pièce D-174), en ces termes :

3.            There is little reason to believe that the incidence of unauthorized satellite usage would vary significantly in English speaking regions of Canada. It is likely, however, that the incidence may differ in French-speaking Canada, particularly within Quebec, where the demand for English-language services would be lower. This lower demand in Quebec may be offset by a higher incidence of unauthorized use of Canadian service providers that carry all available French language services.

4.            There is little reason to believe that the incidence of unauthorized satellite usage would differ markedly in cabled areas across the country (with the potential difference in Quebec, as noted above and potentially easier access to equipment along border areas).

[109]     Au Québec, comme l’ont écrit les experts de Navigant, Vidéotron dessert 73 % du territoire alors que BEV le dessert entièrement.

[110]     Les parts de marché constituent une résultante du comportement des consommateurs. Les chiffres de l’année 2004 révèlent que Vidéotron contrôlait environ 71 % des parts de marché de son territoire et BEV environ 18 % : ensemble, Vidéotron et BEV occupaient donc tout près de 90 % de ce marché.

[111]     Les pirates sont dits purs ou hybrides selon l’ampleur du vol auquel ils se livrent. Les hybrides sont des clients qui paient pour certains services, mais qui volent quant au reste; les purs ne sont pas clients et ils volent tout.

[112]     Les fluctuations du nombre d’abonnés de BEV au Canada et au Québec, mois par mois et pour la période du 1er janvier 2000 au 31 décembre 2007, sont notées à l’annexe 3 de la pièce D-244. Commentant les chiffres qui y apparaissent pour le Québec quant à l’année 2005, Maillé constate le phénomène anormal suivant :

The table above indicates that BEV’s net fluctuations in subscribers were approximately 19,000 above average for 2005. Considering the churn of 4,000 hybrid pirates previously estimated, we conclude that BEV gained approximately 23,000 subscribers above normal after the SmartCard Swap in Vidéotron’s territory.

[Soulignements ajoutés]

[113]     Au fil des années, BEV a produit ou fait produire diverses études portant sur le phénomène de piratage de ses signaux et sur le nombre de pirates s’y adonnant.

[114]     Parmi ces études de BEV, le « Report on counter-piracy prepared for and submitted to the legal department by the counter-piracy task force in contemplation of potential litigation » du 13 janvier 2003 (la pièce P-106) qui comporte une évaluation voulant qu’il y ait déjà au Canada entre 164 000 à 187 000 pirates des signaux de BEV en janvier 2003 représentant des pertes annuelles de revenus variant entre 60 et 71 millions de dollars. Il convient de reproduire certains extraits de ce rapport :

In light of a recent letter received from Yves Mayrand of Cogeco Cable Inc. dated November 11, 2002 and a letter from Edouard Trepannierof Quebecor Media Inc. dated November 8, 2002, each alleging that they are suffering damage as a result of signal theft of Bell ExpressVu satellite signals, the Legal Department received a request by Tim McGee, President, to assess the scope and magnitude of Bell ExpressVu’s potential liability if a successful claim was made against it and to provide recommendations that would mitigate its exposure and reduce its potential liability.

[]

Bell ExpressVu faces a possible threat of litigation in light of the broadcast industry’s current heightened awareness of signal theft. In contemplation of such litigation, the Counter-Piracy Task Force (the “Task Force”) was asked to :

(1)  Assess the scope and magnitude of signal theft of Bell ExpressVu’s television and audio service;

[]

[…] Problems identified with certain marketing programs and dealer inventory, including the tracking of integrated receiver-decoders (“IRDs”) once sold, can contribute to the problem of signal theft, but the fundamental challenge is the integrity of our conditional access system. […]

[]

B.

Incidents of Signal Theft (As of November 2002)

 

Active subscribers (“Hybrids”):

120,000 to 133,000

(9.5% to 10.5% of base of 1.2 M)

 

Former subscribers (disconnects):

11,000 to 13,000

 

Never activated using our boxes:

27,000 to 35,000

 

Lost & Stolen Receivers/Smart cards:

6,012

 

Total:

164,000 to 187,000

(12% to 15% of 1.2M sub base)

[]

 

C.

Estimated Revenue loss per year

 

Active subscribers (Hybrid):

$30M to $33M

 

Former subscribers (disconnects):

$6.2M to $6.9M

 

Never activated using our boxes:

$24M to $31M

 

Total:

$60M to $71M ***

(10.30% to 12.14%

of overall revenue)

***This is based on the assumption that the offending subscriber would pay our programming ARS of $40.52 (Oct 2002) and our PPV ARS of $5.40 (2001 PPV ARS which was the ARS prior to piracy becoming significant). Overall revenue as of Nov 30 2002 was $580M.

[]

Q1.      How many persons are engaged in signal theft of Bell ExpressVu signals, including subscribers and non-subscribers?

 

Total

164,000 to 187,000

(12% to 15% of base of 1.2M subs)

 

[]

A data mining company, Angoss Software was retained to provide more detail as to where signal theft is occurring in Canada []

[…] It is estimated that the majority of theft is occurring in the Maritimes, Quebec and Eastern Ontario. []

[]

V.     CONCLUSION

All members of the Task Force and our senior management recognise that theft of our signal is a serious problem that impedes our ability to reach our revenue objectives, and also can have an effect on our broadcast partners. []

[115]     L’expertise de Navigant prend largement appui sur ce rapport (pièce P-106) dont il y a lieu de signaler le caractère sérieux et scientifique, d’autant plus qu’il a été reconnu par les témoins Dr Matthew D. Green (expert en sciences informatiques) et Timothy McGee (président de BEV de mai 2002 à octobre 2004) présentés par BEV dont le juge a sérieusement questionné l’objectivité[31] et que Maillé lui-même le confirme, en ces termes, lors de son interrogatoire en chef du 15 décembre 2011 :

Alors, ça, c’est le sommaire du piratage au Canada selon P-106, qui est la source la plus fiable selon Navigant et selon nous, pour le piratage au Canada.

[116]     Plusieurs autres documents émanant de BEV font état du problème que constitue le piratage, de l’évaluation du nombre sans cesse croissant de pirates et des pertes significatives conséquemment encourues. Par exemple :

·        un courriel du 17 juillet 2002, pièce P-99.01, chiffrant à 72 000 ou à environ 6 % de la clientèle de base les pirates composant trois catégories (les hybrides (32 000), ceux qui ont déjà été clients (27 000) et ceux qui ne l’ont jamais été (13 000));

 

·        une présentation PowerPoint du 23 juillet 2002, pièce P-200.02, où l’auteur évalue les pertes de revenus à 40 millions de dollars par année sur la base de 72 000 pirates;

 

·        un courriel du 17 octobre 2002 (pièce P-103.02) où l’auteur s’inquiète à la suite de résultats obtenus lors d’une récente contre-mesure et en raison du nombre de décodeurs non activés. Il y conclut « [t]he net effect of these 2 learning’s is a potential increase of suspected pirate activity from a previous estimate of 120,000 to 220,000 customers, with approximately half of them subscribing to our service »;

 

·        le projet 4 d’une présentation PowerPoint du plan de communication de contre-mesures du 5 août 2003, pièce D-91, où l’auteur écrit « [B]ell ExpressVu estimates that, on a base of 1.3 M subscribers, 450K are pirating signals 300K of these are “hybrid” customers, paying for minimum service and pirating the rest; Remaining 150K are black market users »;

 

·        une présentation PowerPoint du 6 août 2003 intitulée « Project Liberty - an agressive end user ECM plan », pièce P-157.02, où l’auteur décrit la cible des contre-mesures ainsi « 300K Hybrid thieves and 150K Black market thieves »;

 

·        une présentation PowerPoint du président de Bell ExpressVu (Tim McGee) du 24 septembre 2003, destinée aux membres du conseil d’administration de BCE (pièce P-108), où il décrit ainsi le piratage dont BEV est victime « 450K (est.) suspected total thieves (i.e. ”Black market” plus  “Hybrid” thieves) » et où il en chiffre l’impact « $100 - $200 million (est.) per annum impact »;

 

·        une présentation PowerPoint du 20 avril 2004 intitulée « Aladin Conditional Access System - Platform Security Implementation Plan », pièce P-220, où il est écrit « [w]e estimate that there could be between 300,000 and 400,000 illegal devices in Canada, used to steal Bell ExpressVu programming » et « [w]ith the introduction of new illegal devices like “blackbird” we estimate that the piracy number will double over the next two years to potentially 600,000+ if we continue to use the legacy CA system »;

 

·        une présentation PowerPoint du 18 mai 2004 intitulée « Card Swap Implementation Plan » (pièce P-221.01) qui reprend les mêmes données que celles du 20 avril 2004 et exprime les mêmes craintes;

·        un sondage commandé par Bell ExpressVu et dont les résultats indiquent, en date du 4 août 2004 (pièce P-108.02), un taux général de piratage de 27 % et un taux de croissance du piratage de 20 %.

[117]     Enfin, tous reconnaissent que les pirates ont un intérêt pour le contenu télévisuel.

5) Les experts et leurs méthodologies d’évaluation

[118]     L’expert Maillé de PWC, tout comme les experts Lajoie et Allard de Navigant, n’avait aucune expérience en matière de piratage, de vol de signaux ou d’évaluation de comportement de pirates. L’expertise qu’Allard, Lajoie et Maillé pouvaient mettre au service du tribunal relevait des sciences comptables ou de la juricomptabilité, sans plus.

Allard et Lajoie (Navigant)

[119]     La méthode d’évaluation et de calcul des dommages que proposent les experts Lajoie et Allard dans le dossier de Vidéotron comporte cinq étapes dont les réponses sont dictées par ce que révèle la prépondérance de la preuve administrée :

Ø  préciser la date à compter de laquelle, et la période au cours de laquelle il y a lieu de calculer les dommages subis sur la base des données retenues aux autres étapes;

 

Ø  identifier le nombre et les caractéristiques des pirates des signaux de BEV sur le territoire que dessert Vidéotron (73 % du Québec) à la fin de la période de piratage;

 

Ø  déterminer le taux de piratage acceptable; 

 

Ø  déterminer comment ces pirates réagissent à la fin de la période de piratage ou auraient normalement réagi n’eût été le piratage prolongé - combien d’entre eux deviennent ou auraient dû devenir clients de Vidéotron et quels services offerts ils consomment ou auraient normalement consommés; et

 

Ø  procéder aux opérations mathématiques requises prenant appui sur les données comptables pertinentes que sont les flux monétaires ou les flux monétaires pondérés, selon le cas, les coûts d’acquisition et le facteur d’actualisation approprié.

[120]     Quant aux dommages subis par TVA, la méthodologie requiert d’identifier le nombre de pirates à toute époque pertinente (entre le 1er janvier 2004 jusqu’au moment où prend fin le piratage), de déterminer combien de ceux-ci ont reçu le signal LCN sans payer la redevance et, cela décidé, de faire les opérations mathématiques nécessaires.

[121]     Maillé reconnaît le caractère approprié de la méthode proposée par Navigant alors qu’il affirme « en théorie, l’approche générale pourrait être acceptable parce que c’est sûr, Monsieur le juge, que de déterminer un nombre de clients, déterminer les cash-flows que ces clients génèrent, d’actualiser, c’est une bonne approche. »

[122]     D’ailleurs, en règle générale, ce n’est ni la méthode ni les calculs de coûts d’acquisition ou de cash-flow de Navigant que Maillé (PWC) questionne, mais ses hypothèses portant sur le nombre de pirates au Québec, sur le comportement des pirates au moment où il devient impossible pour eux de pirater (au-delà du taux acceptable de 3 %) et sur les chances de Vidéotron ou de TVA de les compter parmi leurs clients. Bref, la contestation qu’il offre ne repose en général que sur des éléments à l’égard desquels il n’a ni connaissance ni expérience, que sur des éléments qu’il appartenait au juge de décider selon la prépondérance de la preuve administrée. Deux extraits du témoignage en chef de Maillé l’illustrent éloquemment :

Premier extrait du 16 décembre 2011

Monsieur le Juge, étant donné tout ce que je vous ai présenté ce matin, on considère que la méthode utilisée par Navigant était inapplicable, en raison surtout de l’impossibilité d’établir la provenance des pirates, l’impossibilité d’établir le comportement des pirates. On n’avait pas de données observables ni aucun document qui nous permettait d’établir le comportement des pirates, ni, je dirais, l’utilisation non fondée de la part de marché qui nous apparaît spéculative.

Deuxième extrait du 16 décembre 2011

Essentiellement, Monsieur le Juge, c’est … une fois qu’on a déterminé le nombre de clients de Vidéotron qui auraient été des clients perdus par Vidéotron en raison du piratage, le reste de la méthodologie est essentiellement la même que celle qui a été utilisée par Navigant, à la nuance près qu’on n’utilise pas le … le taux de bundling. Et on prend les pirates à chaque période; on calcule des cash flows par abonné à chaque période, et on calcule pour les nouveaux clients perdus à chaque période des coûts d’acquisition.

[Soulignements ajoutés]

[123]     Les taux d’actualisation ne sont pas contestés. De plus, Maillé admet la qualité et le bien-fondé des résultats du travail réalisé par Navigant quant aux divers calculs de coûts d’acquisition par abonné et quant aux flux monétaires générés. Les trois extraits suivants de ses propos ne laissent planer aucun doute :

Extrait du 15 décembre 2011

Je voudrais souligner qu’il y a deux (2) des hypothèses, les flux monétaires par abonné puis les coûts d’acquisition par abonné, on les a admis tels quels dans nos propres calculs.

Premier extrait du 16 décembre 2011

Alors, Monsieur le Juge, pour établir les flux monétaires par abonné, Navigant s’est inspirée des analyses qu’ils ont faites chez Vidéotron pour considérer le flux monétaire marginal, étant donné les nouveaux clients potentiels chez Vidéotron. Et le flux monétaire potentiel… le flux monétaire qu’ils ont pu observer, on est en accord avec les analyses qu’ils ont faites, c’est pour ça que ça a pas été contesté.

Deuxième extrait du 16 décembre 2011

R-        Le chiffre pour "Annual Cash Flow per Subscriber", deux cent cinq mille (205 000), c’est le même qu’on retrouve chez Navigant.

Q-        Je comprends bien, mais est-ce que vous êtes confortable avec ce chiffre? Est-ce que c’est…

R-        Oui, je vous ai dit que j’étais confortable avec ces chiffres. C’est une analyse qui a été faite par Navigant qui nous apparaît correcte qu’on aura pas… qu’on n’a pas remis en question. J’ai analysé les cash flows, j’ai analysé les analyses… j’ai revu les analyses qui ont été faites par Navigant et, à cet effet-là, on n’avait pas de… pas de problème avec les chiffres qui ont été établis par Navigant.

C’est essentiellement des données comptables puis on n’a rien vu qui nous portait à croire que ça pouvait être différent.

La même chose pour les "Acquisition Costs per Subscriber", Monsieur le Juge.

[124]     Maillé ne remet aucunement en question l’hypothèse de Navigant portant sur le piratage depuis des décodeurs non activés : pour connaître le nombre de pirates qui agissent de la sorte, il suffit de diviser le nombre de décodeurs non activés par 1.6 ce qui permet de prendre en compte le fait qu’un même pirate puisse faire usage de plus d’un décodeur.

[125]     Ainsi, Allard et Lajoie offrent une méthodologie depuis laquelle il est possible de calculer les dommages subis quelles que soient les hypothèses retenues à la suite de la preuve administrée. Ces experts ne proposent pas les réponses, mais ils offrent les outils nécessaires pour que le juge en décide.

Maillé (PWC)

[126]     La façon de Maillé d’aborder le dossier est toute autre. Il regarde les résultats du laisser-aller de BEV au fil des années et il propose des réponses fondées sur cette situation.

[127]     En effet, ses chiffres quant au nombre de pirates hybrides et de pirates purs au Québec sur le territoire desservi par Vidéotron et quant à la récupération des pirates à la suite du changement de SAC effectué par BEV (changement qui a mis fin à leur capacité de pirater) prennent appui sur l’analyse des résultats réels de BEV et de Vidéotron à la fin de 2005 et sur les conclusions qu’il en tire quant aux choix qu’auraient fait les pirates dorénavant empêché de pirater. Maillé ne se demande pas ce qui se serait passé si BEV avait fait le nécessaire pour mettre fin au piratage au plus tard le 1er janvier 2004 (ce que font Allard et Lajoie de Navigant) : Maillé constate l’état de la situation et calcule en conséquence. Cette façon de calculer le nombre de clients perdus par Vidéotron est fondamentalement viciée par le fait que BEV se voit ultimement récompensée de sa propre négligence. En effet, aux termes des calculs effectués par Maillé, BEV profite du fait qu’elle a laissé les pirates s’habituer à son système et à ses services, tout en espérant récupérer la part du lion au moment de l’éradication définitive du piratage.

[128]     Alors que les résultats de BEV et de Vidéotron montrent des taux de croissance anormaux, Maillé attribue la récupération anormale de clientèle au retour des pirates dans les rangs de l’un ou l’autre d’entre eux. Il calcule que 49 000 à 50 000 clients excédentaires de BEV sont des anciens pirates (33 000 pirates hybrides et entre 16 000 et 17 000 pirates purs) et que de 9 000 à 12 000 clients excédentaires de Vidéotron le sont également (un maximum de 4 000 pirates hybrides et le reste des pirates purs).  BEV récupère plus de 74 % des pirates alors que la part de Vidéotron ne représente qu’environ 18 % d’entre eux : le monde à l'envers! Dans un marché de tout temps largement dominé par Vidéotron, nul ne saurait accepter de calculer ainsi les dommages que celle-ci a subis en raison de la faute de BEV. Comme l’a expliqué Allard, la méthodologie de Maillé est inadéquate et inappropriée pour le calcul des dommages subis :

Q-       Qu'est-ce que vous pensez de l'hypothèse de regarder le comportement des pirates une fois qu'ils ne peuvent plus pirater Bell, donc une fois que le changement de carte est fait?

R-        C'est quelque chose qui, selon moi, est pas approprié, parce que ce comportement-là est nécessairement influencé par le piratage, alors que, nous, ce qu'on cherche à obtenir...

Q-        Qu'est-ce que vous voulez dire par "est influencé par le piratage"?

R-        C'est-à-dire que c'est un comportement qui survient après que le piratage ait eu lieu et après qu'on y ait remédié en faisant le changement de carte chez Bell ExpressVu. Donc, nécessairement, le piratage a eu un impact sur le comportement de ces gens-là.

Par exemple, ce qui est un argument qui a déjà été... en fait, un élément qui a déjà été soulevé par d'autres témoins, le fait qu'un pirate ait déjà l'équipement de Bell ExpressVu, peut-être que ça peut avoir un impact sur sa décision de son fournisseur de télédistribution après la période de piratage. Cependant, cet élément-là, j'ai pas eu de données pour pouvoir le vérifier.

Or, ce que, nous, on cherche à établir, c'est qu'est-ce qui serait arrivé s'il n'y avait pas eu de piratage ou, à tout le moins, selon nos trois (3) scénarios, là, si ça avait été plus contenu que ce qu'on a pu constater dans la réalité. Pour ça, on n'a pas de données. Tout ce qu'on a, c'est qu'est-ce qui est arrivé après le piratage, et ces données-là sont faussées par le piratage lui-même.

[129]     Or, les chiffres que Maillé propose pour quantifier les dommages de Vidéotron prennent exclusivement appui sur la perte de ces 9 000 à 12 000 clients. Il ne prend rien d’autre en compte, ce qui est tout à fait inacceptable.

[130]     Cela dit, comme il estime qu’il y aurait eu de 37 000 à 67 000 pirates sur le territoire desservi par Vidéotron au cours de la période de piratage, ses calculs sont tout de même utiles, car ils établissent que moins de 12 % d’entre eux ne se seraient abonnés ni à BEV ni à Vidéotron (les 6 000 à 8 000 restants). Ainsi, mais sans s’en rendre compte semble-t-il puisqu’il la critique ouvertement, Maillé offre une éloquente démonstration de la proposition voulant que les pirates se comportent comme des clients normaux lorsqu’ils sont empêchés de pirater : en effet, selon ses chiffres, entre 88 et 89 % des pirates s’abonnent à BEV ou à Vidéotron (ce qui correspond parfaitement au total de leurs parts de marché) et moins de 12 % ne vont ni chez l’un ni chez l’autre (comme tous les autres clients potentiels).

[131]     Enfin, Maillé ne conteste pas que Vidéotron ait subi un dommage lié au bouquet de services, mais il n’en tient pas compte, car il n’est pas en mesure de le quantifier :

Q-        Donc, si on retenait, monsieur Maillé, juste un chiffre rond, là, que Vidéotron a perdu cinquante mille (50 000) clients en raison du piratage de Bell ExpressVu, vous, vous excluez totalement la réclamation, n’importe quoi qui pourrait être lié au bundling avec les services internet ou la téléphonie?

R-        Je ne l’exclus pas; je dis que je ne suis pas en mesure de le déterminer.

Q-        Donc, vous n’avez calculé aucun dommage dans votre calcul?

R-        Je ne peux pas le déterminer. J’ai déterminé des dommages en autant que je pouvais arriver à observer des choses dans le dossier.

Q-        Ça devait être hors de tout doute raisonnable pour vous, monsieur Maillé, c’est ça que vous dites?

R-        Ça devait pas être hors de tout doute raisonnable, c’était au moins sur des choses auxquelles on peut faire une analyse puis voir des tendances.

[132]     Dans l’hypothèse d’un calcul de dommages depuis le 1er janvier 2004 et jusqu’au 31 décembre 2005, les chiffres que Maillé met de l’avant à son rapport pièce D-269 F, sont les suivants :

Ø     

Dommages Vidéotron :

entre 4 180 264 $ et 5 599 085 $;

Ø     

Dommages TVA :

306 195 $.

 

6) La crédibilité et la fiabilité

[133]     Le juge de première instance énonce correctement les principes de droit applicables à l’examen de la crédibilité des experts et de la fiabilité ou de la valeur probante de leurs propos :

A.         Duties and Responsibilities of Expert Witnesses

[426]    The duties and responsibilities of expert witnesses were discussed at length by Cresswell, J. in the 1993 seminal and frequently cited U.K. Queen’s Bench Division (Commercial Division) judgment in National Justice Compania Naviera S.A. v. Prudential Assurance Co. Ltd. (“The Ikarian Reefer”).

The duties and responsibilities of expert witnesses in civil cases include the following:

1.         Expert evidence presented to the Court should be, and should be seen to be, the independent product of the expert uninfluenced as to form or content by the exigencies of litigation (Whitehouse v. Jordan, [1981] 1 W.L.R. 246 at p. 256, per Lord Wilberforce).

2.         An expert witness should provide independent assistance to the Court by way of objective unbiased opinion in relation to matters within his expertise (see Polivitte Ltd. v. Commercial Union Assurance Co. Plc., [1987] 1 Lloyd’s Rep. 379 at p. 386 per Mr. Justice Garland and Re J, [1990] F.C.R. 193 per Mr. Justice Cazalet). An expert witness in the High Court should never assume the role of an advocate.

3.         An expert witness should state the facts or assumption upon which his opinion is based. He should not omit to consider material facts which could detract from his concluded opinion (Re J sup.).

4.         An expert witness should make it clear when a particular question or issue falls outside his expertise.

5.         If an expert’s opinion is not properly researched because he considers that insufficient data is available, then this must be stated with an indication that the opinion is no more than a provisional one (Re J sup.). In cases where an expert witness who has prepared a report could not assert that the report contained the truth, the whole truth and nothing but the truth without some qualification, that qualification should be stated in the report (Derby & Co. Ltd. and Others v. Weldon and Others, The Times, Nov. 9, 1990 per Lord Justice Staughton).

6.         If, after exchange of reports, an expert witness changes his view on a material matter having read the other side’s expert’s report or for any other reason, such change of view should be communicated (through legal representatives) to the other side without delay and when appropriate to the Court.

7.         Where expert evidence refers to photographs, plans, calculations, analyses, measurements, survey reports or other similar documents, these must be provided to the opposite party at the same time as the exchange of reports (see 15.5 of the Guide to Commercial Court Practice).

[427]    In a Discussion Paper of the Federal Court’s Rules Committee on Expert Witnesses entitled “Expert Witness in the Federal Courts”, referring with approval to the analysis of Cresswell J. in the Ikarian Reefer, the Committee wrote at page 1:

Background

The role of the expert witness is to assist the court through the provision of an independent and unbiased opinion about matters coming within the expertise of the witness. This duty is paramount. It overrides the obligations of the witness to the party on whose behalf he or she is called to testify. The evidence of an expert witness should be the independent product of the expert and should not be unduly influenced, in either form or content, by the exigencies of litigation.

[428]    Since, to a greater or lesser extent, most, if not all of the expert witnesses heard on behalf of each of the parties could not resist addressing and opining on one or more of the “ultimate issues” (“la question factuelle finale”) raised for determination in this and the Related Actions, a brief overview of the applicable principles on the subject is appropriate.

[429]    Although, in the past, the admissibility of an expert report or expert evidence that purports to address the ultimate issue has been the subject of some controversy, it is now generally accepted that both ordinary witnesses as well as expert witnesses may express opinions on the “ultimate issue” without thereby becoming disqualified.

[430]    In R. v. Burns, McLachlin J. (as she then was), cautions, however:

The respondent does not argue that psychiatric evidence bearing on a witness' behaviour is for that reason inadmissible. His objection is that "the opinion of Dr. Maddess went to the very root of the issue before the learned trial judge" and that "allowing that opinion usurped the function of the trial judge": the so-called "ultimate issue rule". However, the jurisprudence does not support such a strict application of this rule. While care must be taken to ensure that the judge or jury, and not the expert, makes the final decisions on all issues in the case, it has long been accepted that expert evidence on matters of fact should not be excluded simply because it suggests answers to issues which are at the core of the dispute before the court: Graat v. The Queen, [1982] 2 S.C.R. 819. See also Khan v. College of Physicians and Surgeons of Ontario (1992), 9 O.R. (3d) 641 (C.A.), at p. 666 (per Doherty J.A).

[Emphasis added]

 

B.        Assessment of Credibility, Reliability and Probative Value of Expert Evidence

[431]    As a general principle, the credibility, reliability and probative value of expert evidence is assessed in the same manner as is that of ordinary witnesses.

[432]    In his text L’Expert, Béchard identifies, with appropriate authoritative references, certain fundamental questions to be addressed in assessing the probative value of expert evidence. Among the questions enumerated by him, the following find particular application to the experts heard in the present and the Related Actions:

17.  Questions fondamentales concernant la force probante :

(…)

2.         Au-delà de la qualification initiale de l’expert, quelle est la qualification réelle de l’expert par rapport au point en litige?

3.         Quelles sont les qualifications de l’expert? A-t-il une expérience pratique suffisante au-delà de ses qualifications académiques?

4.         Quelle est l’approche de l’expert face aux théories apportées par les autres experts? Y apporte-t-il des éléments?

5.         Le travail de l’expert est-il sérieux et peut-on suivre son cheminement? (2842-1733 Québec inc. c. Allstate du Canada, cie d’assurances, [1998] R.R.A. 596, REJB 1998-04516 (C.S.)).

6.         L’expert a-t-il fait preuve d’objectivité? (2842-1733 Québec inc. c. Allstate du Canada, cie d’assurances, [1998] R.R.A. 596, REJB 1998-04516 (C.S.); Caisse populaire Desjardins de Drummondville c. Lévesque, B.E. 2001BE-344 (C.S.)).

(…)

10.        L’expertise est-elle contredite? (Simard c. Soucy. [1972] C.A. 640, 645).

11.        L’expertise et le témoignage sont-ils basés sur des faits plutôt que sur des généralités? (2842-1733 Québec inc. c. Allstate du Canada, cie d’assurances, [1998] R.R.A. 596, REJB 1998-04516 (C.S.)).

(...)

14.        Existe-t-il une preuve de faits positifs par rapport à la preuve scientifique théorique? (General Accident Insurance Co. c. Cie de chauffage Gaz Naturel, [1978] C.S. 1160).

(…)

17.        L’expert avait-il en sa possession tous les documents nécessaires à son expertise? (Bélanger c. Robert (29 juillet 1993), C.S. Québec, n200-05-000966-908, j. St-Julien).

18.        L’expert a-t-il manifesté un parti pris démesuré? (M. (D.) c. B. (D.), REJB 1999-11836 (C.S.); Fortin c. Compagnie d’assurances Wellington, B.E. 2000BE-416 (C.S.)).

(…)

[433]    Moreover, and in addition to the foregoing, Béchard identifies, with appropriate authoritative references, certain restrictive notions applicable in assessing probative value. They include:

·         L’expert a l’obligation d’être neutre et objectif.

·         Le juge n’est pas lié par les témoignages d’experts, et n’est pas tenu de justifier pourquoi il retient un élément plutôt que l’autre, surtout lorsqu’il est en présence d’une preuve d’expertise contradictoire.

·         Les avis d’experts scientifiques exprimés sous forme de probabilités statistiques ou d’échantillonnages ne lient pas le juge. Les conclusions scientifiques ne sont pas identiques aux conclusions  juridiques.

·         La valeur probante de l’opinion d’un expert se mesure d’abord en fonction des faits prouvés.

[Caractères gras à l’original - Références omises]

[134]     Malgré ce qu’en dit le juge de première instance dans son jugement, principalement en raison de ses erreurs voulant que « le cahier » ne soit pas en preuve et que les chiffres contenus à la lettre des avocats de BEV reflètent la réalité, Allard et Lajoie (Navigant) répondent à toutes ces attentes : leur travail est le résultat d’un examen objectif et indépendant de toutes les données pertinentes; ils n’ont émis des avis qu’à l’égard de ce qui relevait de leurs champs d’expertise; ils ont refusé d’aller au-delà de ces limites et l’ont candidement mentionné; ils ont fait preuve de transparence quant à toutes les données sources utilisées.

[135]     Comme nous l’avons vu précédemment, l’expert Maillé lui-même reconnaît le sérieux et la qualité de la plupart de leurs travaux. Calculer les flux monétaires, les flux monétaires pondérés et les coûts d’acquisition représentait un travail gigantesque : Maillé n’a rien trouvé à redire à ce propos.

[136]     Bref, le rapport d’expertise d’Allard et de Lajoie et leurs témoignages constituent des outils de travail fiables et précieux - globalement, un guide qui permet de calculer les dommages subis selon ce que la preuve prépondérante révèle - alors qu’ils n’ont pas tenté de prendre la place du juge, mais agi comme personnes-ressources à titre de juricomptables.

[137]     On ne peut en dire autant de l’expert Maillé (PWC) dont le mandat consistait largement à critiquer le travail de ses confrères, bien qu’il ait également fait divers calculs.

[138]     Aux fins de ses propositions quant aux pertes subies, la pertinence et la fiabilité de la méthode qu’il a utilisée et proposée (regarder la situation après le fait) laissent à désirer, ne serait-ce qu’en raison de ce qu’elle avalise de toute évidence : permettre à BEV de profiter de sa propre turpitude.

[139]     Bien que sans connaissances ni expertise aucune en matière de piratage et de signaux télévisuels, Maillé a proposé des solutions toutes faites : plutôt que d’admettre qu’il valait mieux s’en abstenir, comme l’avaient fait Allard et Lajoie, il s’est prononcé sur la « question finale ».

[140]     C’est donc l’approche et la méthodologie préconisées par Navigant qu’il y a lieu d’utiliser pour évaluer les dommages subis par Vidéotron et TVA à la lumière de ce que révèle la preuve prépondérante.

7) Les dommages de Vidéotron

[141]     La preuve prépondérante établit que les offres de services de Vidéotron et de BEV étaient comparables (similaires) durant toute la période pertinente en l’espèce, notamment depuis 2002.

[142]     Dès 2002, et encore plus à compter de 2005 alors qu’elle offre le nouveau service de téléphonie, en plus de ses produits du câble et d’Internet, Vidéotron accentue ses offres de bouquets de services. En plus de générer plus de profits, une telle stratégie lui permet d’attirer de nouveaux clients et de fidéliser la clientèle (d’améliorer son taux de rétention).

[143]     Comme le démontre le plan d’affaire de BEV 2003-2005, présenté aux membres du conseil d’administration de BCE le 26 novembre 2002 (pièce P-274A), BEV est bien consciente de l’avantage stratégique que constitue l’offre de bouquets de services, soit un élément clé pour renforcer sa position dans l’environnement concurrentiel du marché résidentiel.

[144]     Tous les experts n’ont pas manqué de relever que le nombre d’abonnés à la télédistribution a bondi de manière spectaculaire en 2005, et ce, en concomitance avec le changement des cartes d’accès chez BEV.

[145]     Cette hausse marquée s’est particulièrement fait sentir chez BEV en raison de la migration des pirates purs vers un abonnement légitime comme l’expliquent, dans leur rapport, les experts de chez Navigant :

Cependant, force est de constater que la croissance nette de l’année 2005, ainsi que celle de l’année 2006 dans une moindre mesure, semble anormalement élevée. En effet, celle-ci se chiffre à près de 80 000 abonnés, soit près du double de la situation qui prévalait au cours des années 2000 à 2004. Les raisons ayant causé cette anomalie sont abordées plus amplement dans la Section suivante.

[…]

D’autre part, nous comprenons que BEV a entrepris, en 2004, un changement complet des cartes d’accès à son système afin d’enrayer, à l’époque, le piratage. Les nouvelles cartes envoyées aux abonnés légitimes de BEV permettaient de recevoir un signal dont la sécurité avait été renforcée. Par la suite, les chaînes offertes par BEV furent progressivement retirées de l’ancien signal, ce qui fit en sorte que les pirates n’avaient plus accès auxdites chaînes gratuitement.

Ainsi, les chaînes payantes (pay-per-view) furent retirées de l’ancien signal entre le 28 février et le 3 avril 2005. Puis, la plupart des chaînes francophones furent retirées progressivement entre le 3 avril et le 2 juin 2005. L’ancien signal fut finalement complètement retiré des ondes le 15 juillet 2005. Immédiatement après cette date, il appert qu’il était presqu’impossible d’utiliser les équipements pirates alors en place afin d’obtenir gratuitement les signaux de BEV.

Il faut donc comprendre qu’un utilisateur d’équipement pirate perdait progressivement l’accès à certaines chaînes entre le 28 février et le 15 juillet 2005. La migration des pirates « purs » vers un abonnement légitime pourrait donc expliquer l’anomalie constatée au Graphique 4, lequel montre une croissance nette du nombre d’abonnés exceptionnellement élevée durant l’année 2005.

[Caractères gras à l’original]

[146]     Maillé (PWC) partage ce point de vue quant à ce qui explique la hausse anormale du nombre d’abonnées. Dans son rapport, il écrit :

3.         In the second and third quarter of 2005, i.e. when the SmartCard Swap was being implemented, BEV showed a significantly higher net gain as compared to the previous nine quarters. As noted in NCI’s report, this is probably due to the fact that pure pirates had to suscribe to BEV services as they were no longer able to pirate BEV’s signal.

[147]     Il reconnaît ainsi que bon nombre de pirates purs, une fois le piratage devenu impossible, se sont convertis en clients légitimes soit de BEV ou de Vidéotron.

[148]     Tous ces éléments de preuve établissent, de façon prépondérante, qu’amateurs de contenu télévisuel, ces pirates se sont comportés en client dit « normal », qui paie pour le contenu qu’il visionne, comme l’explique l’expert Allard, qui a considéré que la population de pirates « irrécupérables » se reflète dans le taux de piratage acceptable :

R-        Et pour terminer ma réponse, ce que je disais, c'était que c'est ce type de pirates là qui vont pirater peu importe qu'est-ce qui arrive. Ils sont considérés dans nos calculs par ce qu'on appelle le taux de piratage acceptable.

Évidemment, notre premier scénario, à zéro pour cent (0%), il n'y en a pas, mais dans nos scénarios à trois pour cent (3%) et à six pour cent (6%), on impute un certain nombre de pirates qui vont agir de cette façon-là, c'est-à-dire, peu importe les mesures qu'on entreprend, ils vont continuer de pirater quand même.

[149]     Ces prémisses reconnues et acceptées, reprenons maintenant une à une les cinq étapes de la méthodologie préconisée par Navigant.

Première étape : période d’indemnisation

[150]     Le juge a conclu que BEV aurait du mettre fin au piratage, sous réserve du taux de piratage acceptable, au plus tard le 1er janvier 2004.

[151]     Il a retenu que la technologie nécessaire pour éradiquer le piratage était disponible dès 2001 ou, à tout le moins, en début d’année 2002 et que la mise en place du SAC par BEV aurait été possible au 1er avril 2003.

[152]     Si BEV avait agi, le phénomène « piratage » aurait pris fin en avril 2003 au lieu de progresser significativement, en 2003, en 2004 et au début de l’année 2005, comme cela s’est produit.

[153]     Vidéotron et TVA ont droit à toutes les pertes subies et à tous les gains dont ils ont été privés en raison de cette faute commise, mais qui donne lieu à des dommages calculés depuis le 1er janvier 2004.

[154]     En fait, Vidéotron a droit à tous les revenus qu’elle aurait encaissés si BEV avait éradiqué totalement le piratage le 1er janvier 2004 (sauf le taux acceptable, évidemment). Si BEV l’avait fait, elle n’aurait pas été en mesure de poursuivre la fidélisation de clients (les pirates hybrides) ou de clients potentiels (les pirates purs) au cours des années 2003, 2004 et 2005. Plutôt que de croître de façon exponentielle, leur nombre aurait peu à peu diminué dès 2003 pour atteindre un maximum de 3 % à compter du 1er janvier 2004.

[155]     À la fin de la période de piratage, Vidéotron a récupéré certains clients, mais pas tous. Le calcul de ses dommages comporte donc deux catégories : (1) les clients récupérés, bien que tardivement et (2) les clients qui ne l’ont pas été, mais qui auraient normalement consommé des produits Vidéotron, n’eût été le piratage et la fidélisation dont BEV a tiré profit.

[156]     Quant aux clients récupérés, les dommages de Vidéotron doivent être calculés depuis le 1er janvier 2004 jusqu’au jour de leur récupération.

[157]     Pour les autres clients, la période de calcul s’échelonne sur une durée de sept années, depuis le 1er janvier 2004, soit la durée de rétention moyenne que révèlent les données portant sur le « churn » chez Vidéotron.

Deuxième étape : nombre et caractéristiques des pirates

[158]     Comme l’écrit le juge au paragraphe [671] de son jugement dans le dossier Vidéotron, le piratage a augmenté dramatiquement et de façon exponentielle au cours de l’année 2002 et cette croissance s’est poursuivie en 2003, en 2004 et en début d’année 2005, faute par BEV d’agir en temps utile.

[159]     Ce phénomène de piratage était plus important au Québec qu’ailleurs au Canada comme l’ont d’ailleurs reconnu le président de Bell ExpressVu Timothy McGee (de mai 2002 à octobre 2004) et son vice-président technologie Terry Snazel (de 1995 à novembre 2008). De plus, pirater du contenu télévisuel en français ne pouvait se faire qu’à l’égard des signaux de BEV. Le Québec se distinguait nettement du reste du Canada, là où d’autres joueurs ainsi que les diffuseurs américains faisaient également partie de l’équation.

[160]     Navigant a procédé à une étude détaillée de la situation relative au piratage depuis la documentation de BEV (notamment les pièces P-106, P-107, P-159, P-160, P-220, P-221.01, P-256, P-257 et D-155). Utilisant cinq méthodes distinctes, Navigant a proposé qu’il y ait 158 028 pirates au Québec à la fin de la période de piratage, au 28 février 2005, répartis ainsi :

Ø     

Pirates hybrides (clients de BEV)

71 267

Ø     

Pirates purs (débranchements)

55 683

Ø     

Pirates purs (décodeurs non activés)

27 723

Ø     

Pirates purs (décodeurs perdus ou volés)

3 355

[161]     Dans ce contexte, il faudrait retenir que le marché du Québec comportait 71 267 pirates hybrides, clients de BEV, et 86 761 pirates purs (clients de personne à cette date) alors que sur le territoire desservi par Vidéotron, 73 % du territoire québécois, on retrouvait 52 025 pirates hybrides et 63 335 pirates purs.

[162]     De son côté, Maillé observe qu’entre 58 000 et 62 000 pirates sont effectivement devenus des abonnés réguliers à la fin de la période de piratage.

Troisième étape : taux de piratage acceptable

[163]     Tous s’accordent pour retenir un taux de piratage acceptable de 3 %.

[164]     Ainsi, selon les chiffres de Navigant, le nombre maximal acceptable de pirates sur le territoire québécois, au 28 février 2005, se chiffrait donc à 4 741 (2 138 pirates hybrides et 2 603 pirates purs) et, sur le territoire desservi par Vidéotron, à 3 461 (1561 pirates hybrides et 1900 pirates purs). Le piratage éradiqué, 50 464 pirates hybrides et 61 435 pirates purs, tous dorénavant privés de toute possibilité d’obtenir du contenu télévisuel sans en payer la valeur, constituaient un potentiel de clients.

[165]     Selon les chiffres de Maillé, il y en avait entre 56 260 et 60 140.

Quatrième étape : réactions des pirates

[166]     Comme nous l’avons écrit précédemment, tous reconnaissent l’intérêt de la très vaste majorité des pirates pour le contenu télévisuel. Au Québec, privés de la possibilité d’y avoir accès gratuitement en piratant les signaux de BEV, en tout ou en partie, les pirates se sont généralement comportés comme tout autre client agissant légalement : ils se sont abonnés ou ils ont amélioré leur abonnement existant.

[167]     Les observations de Maillé relatives aux pointes de croissance anormale de clientèle chez BEV et chez Vidéotron à la fin de la période de piratage, fondées sur les données financières réelles des deux entreprises, le confirment. Privés de la possibilité de pirater, 67 000 pirates se trouvant sur le territoire de Vidéotron au 28 février 2005 (37 000 pirates hybrides et 30 000 pirates purs) ont ainsi réagi en 2005 :

Ø  entre 49 000 à 50 000 pirates sont devenus clients en règle de BEV (33 000 pirates hybrides et entre 16 000 et 17 000 pirates purs);

Ø  entre 9 000 et 12 000 pirates se sont abonnés chez Vidéotron;

Ø  seulement 6 000 à 8 000 pirates sont allés ailleurs ou composent le « taux de piratage acceptable de 3 % ».

[168]     S’il faut constater que la récupération de clients ne s’est pas produite selon leurs parts de marché respectives (environ 71 % pour Vidéotron et 18 % pour BEV), force est toutefois de conclure que plus de 88 % des pirates identifiés par Maillé ont réintégré les rangs de la clientèle régulière.

[169]     Selon les chiffres de Maillé, BEV conserve la part du lion des pirates hybrides qui étaient déjà clients chez elle et qui ne la volaient que partiellement (33 000 sur 37 000 ou 89 %). Au fil des années, puisqu’ils étaient devenus ses clients, ces pirates hybrides avaient d’ailleurs été pris en compte dans sa part de marché (dans son 18 %). Il en va autrement des pirates purs, là où le taux de récupération de BEV a été plus faible (16 000 à 17 000 sur 30 000 ou 56,66 %), quoique 3,15 fois plus élevé que sa part normale de marché. Selon la preuve prépondérante, plusieurs de ces pirates purs sont vraisemblablement d’anciens clients de Vidéotron, qui ont cessé de l’être entre 2002 et 2005, attirés par les économies à réaliser en se livrant à du piratage, malgré l’investissement de départ.

[170]     Ainsi, force est de constater que les coûts encourus pour se procurer l’équipement requis pour pirater et la fidélisation au produit BEV créée par les habitudes et le passage du temps ont permis à BEV de récolter les fruits de sa faute, de son inaction et de son retard à agir.

[171]     Pour éradiquer le piratage au plus tard le 1er janvier 2004, il aurait fallu que BEV entreprenne la conversion de son SAC tôt en 2003. Ainsi, si BEV s’était comportée correctement, les règles du jeu de la concurrence auraient suivi leur cours en 2003, 2004 et 2005 et la clientèle se serait répartie entre BEV et Vidéotron selon les parts de marché, ce qui n’a pas été le cas.

[172]     Deux méthodes nous permettent, depuis la preuve prépondérante au dossier, d’établir un nombre de pirates sur la base duquel calculer les dommages subis par Vidéotron.

 

Première méthode : selon les chiffres de Navigant

[173]     Acceptant que les pirates hybrides fussent déjà comptés dans la part de marché de BEV (dans son 18 %), mais non les pirates purs, les pertes de Vidéotron peuvent être calculées sur la base du nombre total de pirates purs sur son territoire et dont elle aurait dû récupérer sa juste part dès le 1er janvier 2004.

[174]     Ainsi, tenant compte d’un taux de piratage acceptable de 3 % et de sa part de marché de 71 %, alors qu’il y avait 61 435 purs dans le territoire qu’elle desservait au 28 février 2005, Vidéotron aurait dû en récupérer 43 619.

[175]     Maillé affirme qu’elle en a récupéré de 9 000 à 12 000. Retenant la moyenne de ces deux chiffres (10 500), ce qui correspond à un taux de récupération d’environ 24 %, et en ne calculant qu’en fonction d’une récupération de pirates purs, ce qui constitue une approche conservatrice en l’espèce, la faute de BEV a minimalement privé Vidéotron :

Ø  de revenus générés en 2004 et en 2005 par 10 500 clients récupérés uniquement à la fin de la période de piratage, mais qui auraient dû l’être au plus tard le 1er janvier 2004;

Ø  de revenus générés entre le 1er janvier 2004 et le 31 décembre 2010, soit pour une période de sept ans, par les 33 119 autres clients.

Deuxième méthode : selon les chiffres de PWC

[176]     En présumant qu’il n’y ait eu que 67 000 pirates au 28 février 2005 sur le territoire desservi par Vidéotron et que le maximum de 62 000 d’entre eux se soit alors abonné à BEV ou à Vidéotron, celle-ci aurait dû en compter 44 020 parmi ses nouveaux clients dès le 1er janvier 2004, selon les parts de marché respectives (71 % Vidéotron et 18 % BEV) lesquelles constatent le comportement des consommateurs, à une date donnée, face aux diverses offres de service qui existent quant à un produit.

Conclusion quant au nombre de pirates à prendre en compte

[177]     Pour calculer les dommages de Vidéotron dans le respect de ce que révèle la preuve prépondérante par ailleurs, nous retenons donc le nombre de 43 619 qui découle des chiffres proposés par Navigant, ce qui permet à notre avis l’atteinte d’un résultat juste et équitable dans les circonstances.

Cinquième étape : opérations mathématiques

[178]     Nous présentons maintenant les calculs pertinents ainsi que les résultats année par année.

[179]     Afin de faciliter la lecture de cette partie de l’arrêt, voici la description des diverses données dont nous faisons usage et dont les valeurs annuelles, pour les années 2004 à 2010 inclusivement, sont reproduites au tableau joint à l’Annexe A du présent arrêt :

Nombre de clients

 

 

Ø  NC

Nombre de clients.

Ø  NCE

Nombre de clients excédentaires.

Ø  NCCI

Nombre de clients du bouquet de services câble Internet.

Ø  NCECI

Nombre de clients excédentaires du bouquet de services câble Internet.

Ø  NCCT

Nombre de clients du bouquet de services câble téléphonie.

Ø  NCECT

Nombre de clients excédentaires du bouquet de services câble téléphonie.

Ø  NC3S

Nombre de clients du bouquet de services trois services.

Ø  NCE3S

Nombre de clients du bouquet de services trois services.

 

Flux monétaires

 

 

Ø  FMC

Flux monétaire câble.

Ø  FMPCI

Flux monétaire pondéré du bouquet de services câble Internet.

Ø  FMPCT

Flux monétaire pondéré du bouquet de services câble téléphonie.

Ø  FMP3S

Flux monétaire pondéré du bouquet de services trois services.

 

Coûts d’acquisition

 

 

Ø  CAC

Coût d’acquisition câble.

Ø  CACI

Coût d’acquisition du bouquet de services câble Internet.

Ø  CACT

Coût d’acquisition du bouquet de services câble téléphonie.

Ø  CA3S

 

Coût d’acquisition du bouquet de services trois services.

Facteur d’actualisation

 

 

Ø  FA

Facteur d’actualisation.

 

[180]     Trois formules mathématiques sont utilisées : (1) revenus avant actualisation, (2) coûts d’acquisition et (3) pertes actualisées.

Ø  Revenus avant actualisation

§  Revenus = (NC X FMC) + (NC X (FMPCI +FMPCT+FMP3S)) + revenus spéciaux.

Ø  Coûts d’acquisition

§  Coûts = (NCE X CAC) + (NCECI X CACI) + (NCECT X CACT) + (NCE3S X CA3S).

Ø  Pertes actualisées

§  (Revenus - Coûts) X FA.

2004

[181]     Au plus tard le 1er janvier 2004, Vidéotron aurait du récupérer 43 619 clients  à qui offrir, comme à tout autre client, le service du câble, celui d’Internet et le bouquet de services câble et Internet.

[182]     En 2004, selon la preuve administrée, 73 % des clients de Vidéotron étaient abonnés au câble et 27 % au bouquet de services câble et Internet.

[183]     Appliquant ces ratios aux 43 619 clients, en plus des pertes découlant du service câble, il faut prendre en compte les pertes générées par la privation de 11 777 clients au bouquet câble et Internet.

[184]     Calculés depuis le flux monétaire pour le câble de 202 $ et le flux monétaire pondéré pour le bouquet Internet et câble de 83 $, ces clients génèrent des revenus de 12 431 415 $.

 

Revenus = (NC X FMC) + (NC X (FMPCI +FMPCT+FMP3S)) + revenus spéciaux

12 431 415 $ = (43 619 X 202 $) + (43 619 X (83 $ + N/A + N/A) + N/A

 

[185]     Acquérir de nouveaux clients engendre toutefois des coûts. Ces 43 619 clients, que nous tenons tous pour être de nouveaux clients câble ou câble et Internet, selon le cas, engendrent une dépense totale de 9 463 987 $.

 

Coûts = (NCE X CAC) + (NCECI X CACI) + (NCECT X CACT) + (NCE3S X CA3S)

9 463 987 $ = (43 619 X 160 $) + (11 777 X 211 $) + (0 X N/A) + (0 X N/A)

 

[186]     En 2004, Vidéotron a donc été privée de 2 967 428 $ ce qui représente, une fois le facteur d’actualisation de 1,1057 appliqué, une perte de 3 281 085 $.

 

Pertes actualisées = (Revenus - Coûts) X FA

3 281 085 $ = (12 431 415 $ - 9 463 987 $) X 1,1057

 

2005

[187]     Jusqu’à ce que BEV mette fin au piratage, Vidéotron est toujours privée de 43 619 clients. Par la suite, elle en récupère progressivement jusqu’à 10 500. Notre calcul des pertes pour l’année 2005 ne tient pas compte de cette récupération, car il est effectué comme si elle ne se produisait qu’au 31 décembre 2005. Il s’agit certes d’une approximation, mais nous la considérons acceptable puisque Vidéotron a été privée, en raison du retard à agir, de récupérer au cours de l’année 2003. En effet, si BEV n’avait pas été fautive, si BEV avait fait ce qu’il fallait pour éradiquer le piratage au plus tard le 1er janvier 2004 comme le juge en a décidé, Vidéotron aurait commencé à récupérer plusieurs clients dès 2003.

[188]     En 2005, Vidéotron ajoute la téléphonie à son offre de services et, conséquemment, de nouveaux bouquets de services (câble et téléphonie ainsi que câble, Internet et téléphonie (« trois services »)).

[189]     Les coûts d’acquisition par client sont de 126 $ pour le câble, de 186 $ pour Internet, de 246 $ pour la téléphonie et de 290 $ pour les trois services.

[190]     64,44 % des clients ne sont abonnés qu’au câble, mais 30 % le sont au bouquet câble et Internet, 0,66 % au bouquet câble et téléphonie et 4,9 % au bouquet trois services.

[191]     Calculé selon ces ratios, le profil de consommation 2005 des 43 619 clients est le suivant : 28 108 au câble, 13 086 au bouquet câble et Internet, 288 au bouquet câble et téléphonie et 2 137 au bouquet trois services.

[192]     Le flux monétaire pour le câble est de 207 $ et les flux monétaires pondérés pour les bouquets de services de 100 $ pour câble et Internet, de 2 $ pour câble et téléphonie et de 20 $ pour trois services.

[193]     Les revenus perdus, avant revenus spéciaux, se chiffrent donc à 14 350 651 $.

[194]     Côté câble, Vidéotron n’acquiert aucun nouveau client. Cela dit, comme la preuve révèle qu’elle en a récupéré 10 500 à l’égard desquels elle a supporté des coûts d’acquisition de 126 $ par client au cours de l’année 2005, la dépense ainsi encourue de 1 323 000 $ (10 500 X 126 $) doit lui être remboursée, car notre analyse des dommages subis en 2004 comporte des coûts d’acquisition de 160 $ imputés à Vidéotron quant à chacun d’eux. Les revenus perdus incluant les revenus spéciaux s’élèvent à 15 673 651 $.

 

Revenus = (NC X FMC) + (NC X (FMPCI +FMPCT+FMP3S)) + revenus spéciaux

15 673 651 $ = (43 619 X 207 $) + (43 619 X (100 $ + 2 $+ 20 $)) + 1 323 000 $

 

[195]     Vidéotron acquiert de nouveaux clients aux bouquets de services ce qui engendre des coûts d’acquisition totaux de 934 052 $.

 

Coûts = (NCE X CAC) + (NCECI X CACI) + (NCECT X CACT) + (NCE3S X CA3S)

934 052 $ = (0 X126 $) + (1 309 X 186 $) + (288 X 246 $) + (2 137 X 290 $)

 

[196]     En 2005, Vidéotron est donc privée de 14 739 609 $ ce qui représente, une fois le facteur d’actualisation de 1,0468 appliqué, une perte de 15 429 412 $.

 

Pertes actualisées = (Revenus - Coûts) X FA

15 429 412 $ = (15 673 651 $ - 934 052 $) X 1,0468

 

2006

[197]     À la fin de l’année 2005, Vidéotron a récupéré 10 500 clients. Quant à eux, les règles de la concurrence normale reprennent leur cours. En 2006, il reste donc 33 119 clients qu’elle ne récupère pas en raison de la faute de BEV et qu’il faut prendre en compte.

[198]     Peu à peu, la clientèle délaisse le service unique du câble et le bouquet câble et Internet, mais les pourcentages de clients aux bouquets câble et téléphonie ou trois services augmentent significativement. En effet, 54,3 % des clients ne sont abonnés qu’au câble, 27 % au bouquet câble et Internet, 2,8 % au bouquet câble et téléphonie et 15,9 % au bouquet trois services.

[199]     Calculé selon ces ratios, le profil de consommation 2006 des 33 119 clients à prendre en compte est le suivant : 17 984 au câble, 8 942 au bouquet câble et Internet, 927 au bouquet câble et téléphonie et 5 266 au bouquet trois services. La croissance au bouquet câble et téléphonie est de 639 clients alors que celle au trois services est de 3 129 clients.

[200]     Le flux monétaire pour le câble est de 197 $ et les flux monétaires pondérés pour les bouquets de services de 86 $ pour câble et Internet, de 6 $ pour câble et téléphonie et de 89 $ pour trois services.

[201]     Les revenus perdus se chiffrent à 12 518 982 $.

 

Revenus = (NC X FMC) + (NC X (FMPCI +FMPCT+FMP3S)) + revenus spéciaux

12 518 982 $ = (33 119 X 197 $) + (33 119 X (86 $ + 6 $ + 89 $)) + N/A

 

[202]     Côté câble ou bouquet câble et Internet, Vidéotron n’acquiert aucun nouveau client. Elle en acquiert cependant 639 au bouquet câble et téléphonie et 3 129 au bouquet trois services. Les coûts d’acquisition par client sont de 218 $ pour la téléphonie et de 244 $ pour les trois services ce qui représente des coûts d’acquisition totaux de 902 778 $.

 

Coûts = (NCE X CAC) + (NCECI X CACI) + (NCECT X CACT) + (NCE3S X CA3S)

902 778 $ = (0 X …) + (0 X …) + (639 X 218 $) + (3 129 X 244 $)

 

[203]     En 2006, Vidéotron est donc privée de 11 616 204 $ ce qui représente, une fois le facteur d’actualisation de 0,9305 appliqué, une perte de 10 808 878 $.

 

Pertes actualisées = (Revenus - Coûts) X FA

10 808 878 $ = (12 518 982 $ - 902 778 $) X 0,9305

 

2007

[204]     En 2007, la clientèle continue à délaisser le service unique du câble et le bouquet câble et Internet alors que la croissance des pourcentages de clients aux bouquets câble et téléphonie ou trois services se poursuit. En effet, 44,5 % des clients ne sont abonnés qu’au câble, 22,3 % au bouquet câble et Internet, 4,9 % au bouquet câble et téléphonie et 28,3 % au bouquet trois services.

[205]     Calculé selon ces ratios, le profil de consommation 2007 des 33 119 clients à prendre en compte est le suivant : 14 738 au câble, 7 386 au bouquet câble et Internet, 1 623 au bouquet câble et téléphonie et 9 372 au bouquet trois services. La croissance au bouquet de service câble et téléphonie est donc de 696 clients alors que celle au trois services est de 4 106 clients.

[206]     Le flux monétaire pour le câble est de 207 $ et les flux monétaires pondérés pour les bouquets de services de 78 $ pour câble et Internet, de 12 $ pour câble et téléphonie et de 182 $ pour trois services.

[207]     Les revenus perdus se chiffrent à 15 864 001 $.

 

Revenus = (NC X FMC) + (NC X (FMPCI +FMPCT+FMP3S)) + revenus spéciaux

15 864 001 $ = (33 119 X 207 $) + (33 119 X (78 $ + 12 $ + 182 $) + N/A

 

[208]     Vidéotron acquiert 696 nouveaux clients au bouquet câble et téléphonie et 4 106 au bouquet trois services. Ceux-ci engendrent des coûts d’acquisition totaux de 1 180 942 $ alors que les coûts d’acquisition par client sont de 216 $ pour la téléphonie et de 251 $ pour les trois services.

 

Coûts = (NCE X CAC) + (NCECI X CACI) + (NCECT X CACT) + (NCE3S X CA3S)

1 180 942 $ = (0 X …) + (0 X …) + (696 X 216 $) + (4 106 X 251 $)

 

[209]     En 2007, Vidéotron est donc privée de 14 683 059 $ ce qui représente, une fois le facteur d’actualisation de 0,8537 appliqué, une perte de 12 534 927 $.

 

Pertes actualisées = (Revenus - Coûts) X FA

12 534 927 $ = (15 864 001 $ - 1 180 942 $) X 0,8537

 

2008

[210]     En 2008, les tendances de consommation de bouquets se poursuivent : 36,5 % des clients ne sont abonnés qu’au câble, 18,1 % au bouquet câble et Internet, 6,7 % au bouquet câble et téléphonie et 38,7 % au bouquet trois services.

[211]     Calculé selon ces ratios, le profil de consommation 2008 des 33 119 clients à prendre en compte est le suivant : 12 089 au câble, 5 994 au bouquet câble et Internet, 2 219 au bouquet câble et téléphonie et 12 817 au bouquet trois services. La croissance au bouquet câble et téléphonie est de 596 clients alors que celle aux trois services est de 3 445.

[212]     Le flux monétaire pour le câble est de 195 $ et les flux monétaires pondérés pour les bouquets de services de 62 $ pour câble et Internet, de 16 $ pour câble et téléphonie et de 247 $ pour trois services.

[213]     Les revenus perdus se chiffrent à 17 221 880 $.

 

Revenus = (NC X FMC) + (NC X (FMPCI +FMPCT+FMP3S)) + revenus spéciaux

17 221 880 $= (33 119 X 195 $) + (33 119 X (62 $+16 $+247 $))

 

[214]     Vidéotron acquiert encore de nouveaux clients de bouquets : 596 au bouquet câble et téléphonie et 3 445 au bouquet trois services. Les coûts d’acquisition par client sont de 210 $ pour la téléphonie et de 239 $ pour les trois services ce qui représente des coûts d’acquisition totaux de 948 515 $.

 

Coûts = (NCE X CAC) + (NCECI X CACI) + (NCECT X CACT) + (NCE3S X CA3S)

948 515 $= (0X…)+ (0X…)+ (596 X 210 $) + (3 445 X 239 $)

 

[215]     En 2008, Vidéotron est donc privée de 16 273 365 $ ce qui représente, une fois le facteur d’actualisation de 0,7831 appliqué, une perte de 12 743 672 $.

 

Pertes actualisées = (Revenus - Coûts) X FA

12 743 672 $= (17 221 880 $ - 948 515 $) X 0,7831

 

2009

[216]     En 2009, 30,2 % des clients ne sont abonnés qu’au câble, 15,3 % au bouquet câble et Internet, 8,1 % au bouquet câble et téléphonie et 46,4 % au bouquet câble, Internet et téléphonie.

[217]     Calculé selon ces ratios, le profil de consommation 2009 des 33 119 clients à prendre en compte est le suivant : 10 002 au câble, 5 067 au bouquet câble et Internet, 2 683 au bouquet câble et téléphonie et 15 367 au bouquet trois services. La croissance est de 464 clients au bouquet câble et téléphonie et de 2 550 aux trois services.

[218]     Le flux monétaire pour le câble est de 227 $ et les flux monétaires pondérés pour les bouquets de services de 54 $ pour câble et Internet, de 21 $ pour câble et téléphonie et de 309 $ pour trois services.

 

[219]     Les revenus perdus se chiffrent donc à 20 235 709 $.

 

Revenus = (NC X FMC) + (NC X (FMPCI +FMPCT+FMP3S)) + revenus spéciaux

20 235 709 $ = (33 119 X 227 $) + (33 119 X (54 $+ 21 $ + 309 $)) + N/A

 

[220]     Les nouveaux clients de bouquets (464 au bouquet câble et téléphonie et 2 550 au bouquet trois services) engendrent des coûts d’acquisition totaux de 735 638 $ selon les coûts d’acquisition par client de 217 $ pour la téléphonie et de 249 $ pour les trois services.

 

Coûts = (NCE X CAC) + (NCECI X CACI) + (NCECT X CACT) + (NCE3S X CA3S)

735 638 $ = (0 X…) + (0 X…) + (464 X 217 $) + (2 550 X 249 $)

 

[221]     En 2009, Vidéotron est donc privée de 19 500 071 $ ce qui représente, une fois le facteur d’actualisation de 0,7184 appliqué, une perte de 14 008 851 $.

 

Pertes actualisées = (Revenus - Coûts) X FA

14 008 851 $= (20 235 709 $ - 735 638 $) X 0,7184

 

2010

[222]     En 2010, 27,6 % des clients ne sont abonnés qu’au câble, 14,3 % au bouquet câble et Internet, 8,6 % au bouquet câble et téléphonie et 49,5 % au bouquet trois services.

[223]     Calculé selon ces ratios, le profil de consommation 2010 des 33 119 clients à prendre en compte est le suivant : 9 141 au câble, 4 736 au bouquet câble et Internet, 2 848 au bouquet câble et téléphonie et 16 394 au bouquet trois services. Au bouquet câble et téléphonie, la croissance est de 165 clients alors qu’elle est de 1 027 clients aux trois services.

[224]     Le flux monétaire pour le câble est de 227 $ et les flux monétaires pondérés pour les bouquets de services de 51 $ pour câble et Internet, de 22 $ pour câble et téléphonie et de 330 $ pour trois services.

 

[225]     Les revenus perdus se chiffrent à 20 864 970 $.

 

Revenus = (NC X FMC) + (NC X (FMPCI +FMPCT+FMP3S)) + revenus spéciaux

20 864 970 $ = (33 119 X 227 $) + (33 119 X (51 $+ 22 $ + 330 $) + N/A

 

[226]     Les coûts d’acquisition totaux encourus sont de 291 528 $ selon des coûts d’acquisition par client de 217 $ pour la téléphonie et de 249 $ pour les trois services.

 

Coûts = (NCE X CAC) + (NCECI X CACI) + (NCECT X CACT) + (NCE3S X CA3S)

291 528 $ = ( 0 X …) + ( 0 X …) + (165 X 217 $) + (1 027 X 249 $)

 

[227]     En 2010, Vidéotron est donc privée de 20 573 442 $ ce qui représente, une fois le facteur d’actualisation de 0,6590 appliqué, une perte de 13 557 898 $.

 

Pertes actualisées = (Revenus - Coûts) X FA

13 557 898 $ = (20 864 970 $ - 291 528 $) X 0,6590

 

Récapitulation - 2004 à 2010

[228]     Les dommages auxquels Vidéotron a droit se chiffrent à 82 364 724 $ :

2004

3 281 085 $

2005

15 429 412 $

2006

10 808 878 $

2007

12 534 927 $

2008

12 743 672 $

2009

14 008 851 $

2010

13 557 898 $

 

8) Les dommages de TVA

[229]     Les dommages subis par TVA correspondent aux redevances qui ne lui ont pas été payées par les pirates qui ont par ailleurs eu accès au canal LCN au cours de la période du 1er janvier 2004 au 15 juillet 2005, date à laquelle le piratage a pris fin.

[230]     La méthodologie applicable au calcul des dommages de TVA comporte trois étapes : (1) identifier le nombre moyen de pirates au cours de chacune des trois périodes suivantes et selon un taux de piratage acceptable de 3 % — du 1er au 31 décembre 2004, du 1er janvier au 28 février 2005 et du 1er mars au 15 juillet 2005, (2) déterminer combien d’entre eux auraient versé des redevances, n’eût été la possibilité de pirater, puisque abonnés à LCN et (3) appliquer le taux de redevances mensuelles pertinent à la période et le facteur d’actualisation.

Première étape : nombre moyen de pirates

[231]     Les experts de Navigant établissent le nombre moyen de pirates pour chacune des trois périodes, selon un taux de piratage acceptable de 3 %, comme suit :

Ø     

du 1er au 31 décembre 2004 :

127 508 pirates

Ø     

du 1er janvier au 28 février 2005 :

142 865 pirates

Ø     

du 1er mars au 15 juillet 2005 :

72 712 pirates

[232]     Nous estimons qu’il est raisonnable de retenir ces nombres aux fins du calcul de l’indemnisation à accorder à TVA.

Deuxième étape : déterminer ceux qui auraient payé des redevances

[233]     La preuve révèle que la part de marché de Vidéotron est de 71% et que 70 % des clients de celle-ci achète un forfait télévisuel qui comprend l’accès à LCN. Ces pourcentages nous paraissent donc pertinents aux fins de notre calcul.

[234]     Ainsi, tenant compte de la part de marché de Vidéotron, nous retenons un potentiel de 90 531 clients en 2004, de  101 434 du 1er janvier au 28 février 2005 et de 51 625 clients du 1er mars au 15 juillet 2005.

[235]     Parmi ces clients se trouvaient des pirates hybrides et des pirates purs. S’il est clair que les pirates purs n’ont jamais rien payé pour avoir accès à LCN au cours de la période de piratage qui doit faire l’objet de l’indemnité alors qu’ils y ont tous eu accès, il en va autrement dans le cas des pirates hybrides, car certains d’entre eux payaient une redevance LCN puisque ce canal était inclus dans leur forfait BEV.

[236]     Selon les chiffres proposés par Navigant, le groupe de pirates sur le territoire de Vidéotron au 28 février 2005 se composait de 45,3 % de pirates hybrides et de 54,7 % de pirates purs. Or, selon la preuve, 37 % des pirates hybrides de BEV souscrivaient à des forfaits incluant le canal LCN alors que 63 % ne le faisait pas.

[237]     Le nombre de pirates qui auraient payé des redevances au cours de chacune des périodes se calcule donc ainsi :

Pirates

1er janvier

au 31 décembre 2004

 

1er janvier

au 28 février 2005

1er mars

au 15 juillet 2005

Pirates hybrides (total)

 

41 010

45 950

23 386

70 % des pirates hybrides

 

 

28 707

 

32 165

 

16 370

Pirates hybrides abonnés à LCN (37 %)

 

15 174

 

17 001

 

8 653 

 

 

Pirates hybrides potentiels non abonnés

 

13 533

 

15 164

 

7 717

 

Pirates purs

 

 

 

49 521

 

55 484

 

28 239

 

Pirates purs qui auraient souscrits à LCN (70 %)

 

 

34 665

 

38 839

 

 

19 767

 

Total

(Pirates hybrides potentiels non abonnés + pirates purs qui auraient souscrits à LCN (70 %))

 

 

 

48 198

 

 

54 002

 

 

27 484

 
 
Troisième étape : appliquer le taux de redevance à la période et le facteur d’actualisation

[238]     Du 1er janvier 2004 au 28 février 2005, la redevance mensuelle pour LCN était de 0,46 $ alors qu’elle a été réduite à 0,45 $ pour la période du 1er mars au 15 juillet 2005.

[239]     Cela étant, les dommages subis par TVA s’élèvent à 404 441,46 $ et se résument ainsi :

Période

Nombre de mois

Nombre de pirates

Redevance par pirate

Total

 

1er au 31 décembre 2004

 

Facteur d’actualisation

(1,1057)

 

 

12

 

48 198

 

5,52 $

 

266 052,96 $

 

 

294 174,75 $

 

1er janvier au 28 février 2005

 

Facteur d’actualisation

(1,0468)

 

 

 

2

 

54 002

 

0,92 $

 

49 681,84 $

 

 

 

52 006,95 $

 

1er mars au 15 juillet 2005

 

Facteur d’actualisation

(1,0468)

 

 

 

4,5

 

27 484

 

2,025 $

 

55 655,10 $

 

 

 

58 259,76 $

 

Total

 

Total actualisé

 

 

 

 

 

371 389,90 $

 

404 441, 46 $

 

9) Frais d’expertise

[240]     Le juge a refusé d’accorder à Vidéotron et à TVA la totalité des frais d’expertise réclamés de 1 554 410,89 $ : les jugeant disproportionnés tenant compte des indemnités accordées ou inutiles, selon le cas,  il les a réduits de 50 % (frais d’expertises techniques portant sur la faute) ou les a totalement refusés (frais de l’expertise de Navigant portant sur le quantum des dommages).

[241]     Malgré la discrétion que possède un juge de première instance en semblables matières, aucune déférence ne doit être accordée en l’espèce à cette décision du juge de première instance puisqu’elle repose sur de fausses prémisses, comme on l’a vu précédemment, et tel que l’illustrent éloquemment les trois paragraphes suivants de son jugement dans le dossier Vidéotron :

[761]    Regarding the expert evidence offered by Lajoie and Allard (Navigant) concerning the Quantification of Damages, for the reasons previously expressed, the Court is unable to retain their evidence as either credible or useful. Their evidence did not assist the Court in reaching its conclusion and therefore their expenses in the amount of $696,636.62 will not be included in the calculation of costs on either the Vidéotron Action or the TVA (Piracy) Action. Rather the Court has relied upon and retains as more credible and useful in quantifying the amount of damages in each of the two actions, the expert evidence offered, under reserve, by Maillé (PwC) heard on behalf of BEV.

[762]    Moreover, under reserve of the Court’s views regarding the usefulness and credibility of the expert evidence offered by Maillé and the lack thereof of that offered by Lajoie and Allard, since BEV has paid PwC $879,038.69 for its services which, seeing the conclusions in each of the two actions, will not be recoverable from Vidéotron or TVA, it would be unjust to have BEV pay, in addition, the amounts charged by Navigant

[…]

[768]    The expenses incurred for the services of the three experts regarding Prevention of Piracy total $857,774.27. This amount well exceeds the combined total of the condemnations to be awarded in both the Vidéotron Action and the TVA (Piracy) Action. Applying the principles of proportionality, the Court finds this amount unreasonable in light of the amounts legitimately in dispute. While BEV will be condemned to pay the costs in each of the two actions, it should not be required to bear the financial burden of reimbursing Vidéotron and TVA for the full amount of these services. Although these expenses might have been reasonable and justified to support the $387 million plus dollar actions, they cannot be justified in light of the amount of damages awarded in each of these two actions. The amounts originally claimed were unsupported by the evidence and were never realistically the amounts in dispute.

[242]     En réalité, les rapports d’expertise ont non seulement été utiles et nécessaires, mais force est d’en constater le sérieux, la crédibilité et le coût raisonnable et proportionné aux véritables enjeux dans les circonstances. Soulignons d’ailleurs ce qui suit quant au caractère raisonnable des sommes réclamées : bien qu’ils aient fait beaucoup plus de travail que PWC, notamment pour calculer tous les flux monétaires et les coûts d’acquisition, les honoraires et débours des experts de Navigant sont inférieurs à ceux de PWC, environ 200 000 $ de moins; de plus, bien que Vidéotron et TVA, qui avaient le fardeau de la preuve, aient embauché trois experts pour témoigner quant aux aspects techniques, les honoraires et débours combinés de ces trois experts sont également inférieurs à ceux payés par BEV, environ 300 000 $ de moins.

[243]     Ainsi, Vidéotron et TVA auront droit à tous les frais d’expertise encourus, soit 1 554 410,89 $ répartis entre eux selon l’entente entre les parties : 1 398 969,80 $ accordés à Vidéotron (90 %) et 155 441,09 $ à TVA (10 %).

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

Dans le dossier Vidéotron (500-09-022949-127) :

[244]     ACCUEILLE l’appel principal;

[245]     REJETTE l’appel incident;

[246]     INFIRME les conclusions 774 et 775 du jugement entrepris, ainsi rédigées :

[774]    CONDEMNS Defendant Bell ExpressVu Limited Partnership to pay to Vidéotron s.e.n.c. the sum of $339,000, with interest thereon calculated at the legal rate as well as the additional indemnity provided in Article 1619 C.C.Q, both as and from September 1, 2005;

[775]    THE WHOLE  with costs, including expenses of expert witnesses fixed at $385,998.

[247]     CONDAMNE Bell ExpressVu Limited Partnership à payer à Vidéotron s.e.n.c. 82 364 724 $, avec intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle de l’article 1619 C.c.Q. depuis le 1er septembre 2005;

[248]     Le tout avec dépens, tant en première instance qu’en appel, incluant les frais d’expertise fixés à 1 398 969,80 $.

Dans le dossier TVA (500-09-022950-125) :

[249]     ACCUEILLE l’appel principal;

[250]     REJETTE l’appel incident;

[251]     INFIRME les conclusions 54 et 55 du jugement entrepris, ainsi rédigées :

[54]      CONDEMNS Defendant Bell ExpressVu Limited Partnership to pay to Plaintiff Groupe TVA Inc. the sum of $262,000, with interest thereon calculated at the legal rate as well as the additional indemnity provided in Article 1619 C.C.Q, both as and from September 1, 2005;

[55]      THE WHOLE  with costs, including expenses of expert witnesses fixed at $42,888.

[252]     CONDAMNE Bell ExpressVu Limited Partnership à payer à Groupe TVA inc. 404 441,46 $, avec intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle de l’article 1619 C.c.Q. depuis le 1er septembre 2005;

[253]     Le tout avec dépens, tant en première instance qu’en appel, incluant les frais d’expertise fixés à 155 441,09 $.

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARIE ST-PIERRE, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARK SCHRAGER, J.C.A.

 

 

Mes James A. Woods, Patrick Ouellet et Alexandre Paul-Hus

Woods

Pour les appelantes - intimées incidentes

 

Mes Chantal C. Tremblay, Jean Lortie et Marc-André Russell

McCarthy Tétrault

Pour l’intimée - appelante incidente

 

Dates d’audience :

 4 et 5 septembre 2014


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Annexe A

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

Légende

 

2004

 

2005

 

2006

 

2007

 

2008

 

2009

 

2010

 

NC

 

NCE

 

 

43 619

 

43 619

 

43 619

 

0

 

33 119

 

0

 

33 119

 

0

 

33 119

 

0

 

33 119

 

0

 

33 119

 

0

 

NCCI

 

NCECI

 

 

11 777

 

11 777

 

 

13 086

 

1 309

 

8 942

 

N/A

 

7 386

 

N/A

 

5 994

 

N/A

 

5 067

 

N/A

 

4 736

 

N/A

 

NCCT

 

NCECT

 

 

0

 

0

 

288

 

288

 

927

 

639

 

1 623

 

696

 

2 219

 

596

 

2 683

 

464

 

2 848

 

165

 

NC3S

 

NCE3S

 

 

0

 

0

 

2 137

 

2 137

 

5 266

 

3 129

 

9 372

 

4 106

 

12 817

 

3 445

 

15 367

 

2 550

 

16 394

 

1 027

 

FMC

 

 

202 $

 

207 $

 

197 $

 

207 $

 

195 $

 

227 $

 

227 $

 

FMPCI

 

 

83 $

 

100 $

 

86 $

 

78 $

 

62 $

 

54 $

 

51 $

 

FMPCT

 

 

N/A

 

2 $

 

6 $

 

12 $

 

16 $

 

21 $

 

22 $

 

FMP3S

 

 

 

 

N/A

 

20 $

 

89 $

 

182 $

 

247 $

 

309 $

 

330 $


 

 

 

 

Abréviation

 

 

2004

 

2005

 

2006

 

2007

 

2008

 

2009

 

2010

 

CAC

 

 

160 $

 

126 $

 

N/A

 

N/A

 

N/A

 

N/A

 

N/A

 

CACI

 

 

211 $

 

186 $

 

179 $

 

194 $

 

186 $

 

194 $

 

194 $

 

CACT

 

 

N/A

 

246 $

 

218 $

 

216 $

 

210 $

 

217 $

 

217 $

 

CA3S

 

 

N/A

 

290 $

 

244 $

 

251 $

 

239 $

 

249 $

 

249 $

 

FA

 

 

1,1057

 

1,0468

 

0,9305

 

0,8537

 

0,7831

 

0,7184

 

0,6590

 

Pourcentage moyen des abonnés au câble seulement

 

73 %

 

64,44 %

 

54,3 %

 

44,5 %

 

36,5 %

 

30,2 %

 

27,6 %

 

Moyenne du % des abonnés câble et Internet

 

 

27 %

 

30 %

 

27 %

 

22,3 %

 

18,1 %

 

15,3 %

 

14,3 %

 

Moyenne du % des abonnés câble et téléphonie

 

 

 

0 %

 

0,66 %

 

2,8 %

 

4,9 %

 

6,7 %

 

8,1 %

 

8,6 %

 


 

 

 

 

Abréviation

 

 

2004

 

2005

 

2006

 

2007

 

2008

 

2009

 

Moyenne du % des abonnés aux trois services

 

0 %

 

4,9 %

 

15,9 %

 

28,3 %

 

38,7 %

 

46,4 %

 

Nombre de clients par catégorie selon les années

câble seulement

câble et internet

câble et téléphonie

trois services

 

 

 

 

Ø31 842

Ø11 777

 

 

 

 

Ø  28 108

Ø  13 086

Ø       288

Ø    2 137

 

 

 

 

 

 

Ø  17 984

Ø    8 942

Ø       927

Ø    5 266

 

 

 

 

Ø  14 738

Ø    7 386

Ø    1 623

Ø    9 372

 

 

 

 

Ø  12 089

Ø    5 994

Ø    2 219

Ø  12 817

 

 

 

 

Ø 10 002

Ø   5 067

Ø   2 683

Ø 15 367

 

72,4 % des clients - sont devenus

consommateurs de bouquets de services (23 978/33 119)

 

répartition dans le temps de la venue de ces clients

 

 

 

 

 

(calculé sur 43 619)

 

Internet

11 777

 

 

(calculé sur 43 619)

 

Internet

13 086

Téléphonie

288

3 services

2 137

 

 

(Calculé sur 33 119)

 

Internet

8 942

Téléphonie

927

3 services

5 266

 

(Calculé sur 33 119)

 

Internet

7 386

Téléphonie

1 623

3 services

9 372

 

(Calculé sur 33 119)

 

Internet

5 994

Téléphonie

2 219

3 services

12 817

 

(Calculé sur 33 119)

 

Internet

5 067

Téléphonie

2 683

3 services

15 367


 

 

 

 

Abréviation

 

 

2004

 

2005

 

2006

 

2007

 

2008

 

2009

 

2010

 

Nouveaux clients bouquet de service câble internet (selon les années) pour calculs des coûts d’acquisition

 

 

11 777

 

0

 

0

 

0

 

0

 

0

 

0

Nouveaux clients bouquet de services câble et téléphonie (selon les années) pour calculs des coûts d’acquisition

 

 

0

 

288

 

639

 

696

 

596

 

464

 

165

Nouveaux clients bouquet de services trois services (selon les années) pour calculs des coûts d’acquisition

 

 

0

 

2 137

 

3 129

 

4 106

 

3 445

 

2 550

 

1 027

 



[1]     Vidéotron ltée c. Bell ExpressVu, l.p., 2012 QCCS 3492 (le « jugement Vidéotron »).

[2]     Groupe TVA inc. c. Bell ExpressVu, l.p., 2012 QCCS 3493 (le « jugement TVA »).

[3]     Loi sur les sociétés en commandite, L.R.O. 1990, c. L. 16.

[4]     Sauf indication contraire, les renvois au jugement et les citations qui en sont tirées proviennent du jugement Vidéotron, supra, note 1.

[5]     Donald Béchard, L’Expert, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2011, p. 660.

[6]     Ce thème revient de manière récurrente dans les motifs du juge, aux paragraphes [563] (« [w]ith few exceptions, most of those representatives with whom the authors allegedly met were not witnesses in these proceedings. There is no admissible evidence emanating from them upon which the authors may appropriately rely in formulating their opinions. »), [564] (« … others [documents], not in evidence appear to have been examined and relied upon [by the witnesses]. », [566] (« reference is made to financial information emanating not only from Vidéotron and TVA, but also to such information, not in evidence, from other affiliates or sister companies. »), [567] (« [t]he information in question comes in part from what the authors refer to as “le cahier. There appears to be no differentiation in the minds of the authors between financial information in evidence in these proceedings and such information, not in evidence, forming part of the financial books and records of the Plaintiffs and their affiliate or sister companies. ») et [568] (« [t]he following extracts warrant reproduction. They reflect a selective analysis and appreciation of the evidence and a troubling lack of independence or objectivity. »).

[7]     2007 QCCA 1541. Voir aussi Francoeur c. 4417186 Canada inc., 2013 QCCA 191.

[8]     Berthiaume c. Réno-Dépôt inc., [1995] R.J.Q. 2796 (C.A.), p. 2807.

[9]     P.L. c. Benchetrit, 2010 QCCA 1505.

[10]    Un tableau présenté à l’audience par les avocats de BEV comme document d’appoint au soutien de leur plaidoirie sur l’appel incident contient non moins de 312 références aux annexes III a) et III b).

[11]    Ainsi, voir Paul Martel, La société par actions au Québec, édition sur feuilles mobiles, vol. 1, Montréal, Wilson & Lafleur, mise à jour no 93 (décembre 2014), p. 23-27 à 23-35 et Stéphane Rousseau, « Le rôle des tribunaux et du conseil d’administration dans la gouvernance des sociétés ouvertes : réflexions sur la règle du jugement d’affaires », (2004) 45 C. de. D. 469, 533.

[12]    Laval (Ville de) (Service de protection des citoyens, département de police et centre d'appels d'urgence 911) c. Ducharme, 2012 QCCA 2122.

[13]    Ce taux de piratage acceptable a été admis par toutes les parties lors des plaidoiries devant le juge de première instance.

[14]    Laferrière c. Lawson, [1991] 1 R.C.S. 541.

[15]    Laoun c. Malo, [2003] R.J.Q. 318, paragr. 96 (C.A.).

[16]    Bourassa c. Germain, [1997] R.R.A. 679, 682 (C.A.).

[17]    Société du parc industriel et portuaire de Bécancourt c. Soterm inc., J.E. 2001-1377 (C.A.); Uni-Select inc. c. Acktion Corp., J.E. 2002-1693 (C.A.), autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée 29449, (12 juin 2003).

[18]    Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, 8e édition, vol. 1, Éditions Yvon Blais, p. 458.

[19]    [1998] R.J.Q. 47, 84, AZ-98011010, J.E. 98-39 (C.A.).

[20]    J.E. 2004-778, AZ-50227210 (C.A.).

[21]    2014 QCCA 1431.

[22]    Société du Parc des îles c. Renaud, J.E. 2004-778, paragr. 26 (C.A.). Voir aussi : Crealise Packaging Inc./Créalise Conditionnement inc. c. A.S.M. Canada Ltd., J.E. 97-1383; [1997] J.Q. no 2263 (QL), paragr. 156 (C.S.), juge Dalphond.

[23]    Provigo Distribution inc. c. Supermarché A.R.G. inc., [1997] R.J.Q. 47, 67.

[24]   Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, [2008] 3 R.C.S. 392, 2008 CSC 64; Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, paragr. 84; Andrews c. Grand Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229; La Malbaie (Ville de) c. Entreprises Beau-Voir inc., 2014 QCCA 739, paragr. 36; A.S. c. D.F., J.E. 2005-277, 2005 QCCA 25, paragr. 12; Radiomutuel Inc. c. Savard, [2003] R.R.A. 14 (C.A.), J.E. 2003-75, paragr. 69; Devoir inc. (Le) c. Centre de psychologie préventive et de développement humain GSM inc., J.E. 99-404, [1999] R.R.A. 17 (C.A.).

[25]    [1977] 1 R.C.S. 629, AZ-77111052.

[26]   Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, paragr. 84; Dicaire c. Chambly (Ville de), 2008 QCCA 54, paragr. 25 ; Lévesque c. Hudon, 2013 QCCA 920, paragr. 69, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, 35485 (9 janvier 2014); Léo Ducharme, Précis de la preuve, 6e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2005, p. 216 (no 541); Jean-Claude Royer, La preuve civile, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 336.

[27]    Léo Ducharme, Précis de la preuve, 6e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2005, p. 217 (no 542).

[28]    Voir notamment ce que le juge écrit au paragr. 567 du jugement Vidéotron.

[29]    Prenant la pire des hypothèses, soit que Vidéotron n’en ait effectivement récupéré que 9 000 et que 1 800 d’entre eux aient été perdus subséquemment au 1er janvier 2004.

[30]    À titre d’exemples, voir les paragraphes 562, 563, 566, 569, 570, 573, 576, 582, 583, 614, 615, 738, 740, 743, 744, 747, 761 et 762 du jugement entrepris.

[31]    Quant au témoin Timothy McGee, voir les paragraphes 406, 407, 410 à 412 et 423 à 425 du jugement entrepris et quant au témoin Dr Matthew D. Green, les paragraphes 534 et 545 à 554.

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