L.D. c. J.V. |
2015 QCCS 1224 |
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JG2551 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-17-075207-129 |
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DATE : |
12 mars 2015 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
LUKASZ GRANOSIK, j.c.s. |
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L... D... |
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Demanderesse |
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c. |
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J... V... |
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Défendeur |
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JUGEMENT |
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[1] La demanderesse poursuit le défendeur, car celui-ci a enregistré à son insu leurs ébats sexuels. Elle découvre par hasard cet enregistrement vidéo et allègue l’atteinte à son honneur, sa dignité, sa réputation, sa vie privée et son image. Elle réclame des dommages moraux et exemplaires, une ordonnance de banalisation des renseignements personnels reliés à ce dossier, et des ordonnances visant la destruction de l’enregistrement vidéo en question et sa non-diffusion. Enfin, elle veut interdire au défendeur de la contacter et de l’approcher.
FAITS
[2] À l’automne 2010, les parties, alors au début de la vingtaine, se rencontrent dans un bar. Elles ont quelques amis en commun. Elles se voient de plus en plus souvent et en décembre 2010, commencent à avoir des relations sexuelles. Elles qualifient leur relation de « fréquentations » et refusent de s’appeler « petit ami-petite amie », dans la mesure où elles ne se disent pas qu’elles s’aiment et que la demanderesse est réfractaire à présenter le défendeur à ses parents.
[3] Le défendeur vit alors en colocation avec trois autres personnes dans un grand appartement où il occupe de façon exclusive une chambre au sous-sol. La demanderesse habite chez ses parents, mais visite le défendeur jusqu’à trois à quatre fois par semaine et davantage, lorsque son contrat d’emploi prend fin en début 2011.
[4] C’est un secret de polichinelle dans la maison habitée par le défendeur, que ce dernier possède des enregistrements vidéo d’ébats sexuels. D’ailleurs à l’occasion d’une soirée lors de la période des fêtes de Noël en 2010, il a fait visionner aux convives une vidéo de ses relations intimes avec une ex-copine. Il semble qu’il existe aussi un enregistrement vidéo d’un « trip à trois » impliquant le défendeur.
[5] Lors de leur fréquentation, à l’hiver 2011, les parties ont une discussion sur les enregistrements vidéo d'ébats sexuels et la demanderesse se dit curieuse de savoir de quoi elle aurait l’air sur un tel enregistrement. Ces discussions ne vont pas plus loin et au contraire, la demanderesse s’assure même auprès du défendeur que celui-ci n’enregistrera pas leurs relations sexuelles, ce à quoi ce dernier répond par la négative. À un autre moment, la demanderesse demande au défendeur de lui montrer l’enregistrement vidéo de sa relation sexuelle avec son ex-copine, ce qu’il fait. Elle détourne toutefois le regard après quelques secondes de visionnement et ne souhaite pas continuer.
[6] Un jour d’hiver 2011, alors que la demanderesse est chez le défendeur et que ce dernier est au travail, il lui vient l’envie, par curiosité, comme elle le dira, de retrouver et de visionner le film concernant le « trip à trois ». Elle prend les clés USB appartenant au défendeur et se trouvant dans la chambre de ce dernier, monte au rez-de-chaussée et fouille leur contenu sur l’ordinateur portable situé dans l’aire commune de l’appartement.
[7] La recherche sur les clés USB permettra à la demanderesse de découvrir deux enregistrements vidéo. Au même moment, ses deux copines, MGG[1], l’une des colocataires du défendeur, et RR, arrivent à l’appartement. Le visionnement se poursuit ensemble et toutes trois découvrent avec horreur et stupéfaction, un autre enregistrement vidéo : celui d’une relation intime entre la demanderesse et le défendeur. Bien qu’il ne soit pas évident au début de la vidéo de déterminer avec exactitude qui en sont les acteurs, il en est tout autrement après deux ou trois minutes de visionnement, lorsque la femme y apparaissant se retourne vers la caméra. On y voit clairement le visage de la demanderesse.
[8] La demanderesse arrête immédiatement le visionnement et efface le fichier en question sur l’ordinateur. Une pléthore d’émotions la traverse. Dans un état d’extrême colère, elle fait une crise, elle crie, elle dit des mots grossiers et elle lance des objets. Ses deux amies présentes lors du visionnement sont figées, silencieuses, n’osant dire un mot.
[9] La demanderesse descend au sous-sol et contacte le défendeur par message texte. Celui-ci arrive quelques minutes plus tard. Il est excessivement nerveux, voire en état de panique, et se confond en excuses. La demanderesse ne veut pas discuter avec lui et quitte l’appartement.
[10] Quelques jours plus tard, à l’occasion de la Saint-Valentin, le défendeur offre un cadeau à la demanderesse, dans le but de la reconquérir. La demanderesse qui s’était créé « un mur » psychologique, pour tenter d’oublier cette histoire d’enregistrement vidéo, se laisse convaincre par le défendeur et les fréquentations reprennent en avril 2011.
[11] Cependant à l’été 2011, il y a rupture finale alors que la demanderesse apprend que le défendeur aurait "couché" avec une autre fille. Depuis, les parties se sont revues à quelques occasions dans des soirées et dans des bars. Leurs relations sont demeurées froides mais correctes. À une occasion, la demanderesse exige que le défendeur quitte la soirée et ce dernier s’exécute.
[12] Selon la demanderesse, cette histoire d’enregistrement vidéo aurait été terminée sans aucune suite, n’eut été de deux événements particuliers. D'une part, son amie MGG a été impliquée dans un incident sexuel avec le défendeur, et elle a ensuite interpelé la demanderesse, lui demandant de prendre action vis-à-vis le défendeur afin que les comportements de ce dernier « cessent ». D’autre part, la demanderesse a été abordée par une connaissance commune des parties, MD, qui lui a dit avoir vu l’enregistrement vidéo en question en déclarant que c’était « du love », que c’était « beau », et de ne pas « en faire un drame ». Une conversation Facebook entre la demanderesse et MD tenue quelques mois plus tard, dans laquelle ce dernier confirme avoir vu l’enregistrement en question, a d’ailleurs été admise en preuve.
[13] Ces deux événements auront brisé le « mur » que s’était construit la demanderesse et elle a vécu très difficilement la suite sur le plan psychologique. Elle a eu d’importantes difficultés relationnelles avec son nouveau copain de l’époque, ce qui a mené à leur rupture. Elle ne pouvait pas dormir et était sujette aux migraines. Elle était incapable d’avoir des relations sexuelles à moins d’être en état d’ébriété ou d’avoir fumé. Elle se sentait « dégueulasse » et « asexuée ». Elle était très nerveuse dans les contextes intimes, paranoïaque concernant les équipements électroniques, et enfin, vivait de la colère, de la tristesse, et la crainte d’être reconnue par son entourage, ou quiconque dans la rue, comme apparaissant dans une vidéo de relations sexuelles. Toutes ces réactions et émotions ont été exacerbées par le fait que la clé USB subtilisée par son amie MGG en prévision des présentes procédures, démontrait que la vidéo en question existait encore. Elle a enfin reçu des insultes proférées par une connaissance Facebook, SV, qui a entamé une conversation avec elle en disant « jolie vidéo L. (J) ».
[14] La demanderesse a cependant réussi à se réapproprier son corps, son image et sa dignité, notamment par son implication dans le monde du burlesque. Tout d’abord accessoiriste et assistante, elle a bénéficié de cours gratuits et a même pu participer à trois spectacles. La particularité du numéro de la demanderesse est qu’elle se rhabille plutôt que de se dévêtir sur scène. Elle affirme aussi qu’il n’y a jamais de nudité complète dans ces spectacles, et dans tous les cas, les artistes portent des sous-vêtements. Elle considère cet art très noble, très beau, gardant toute la dignité de la personne sur scène. Les représentations de burlesque ont lieu dans des petites salles, devant un public à 80-90% féminin. Il s’agit d’un art très chic, aucunement vulgaire, où le public en général est admis y compris les enfants. Quant aux photos de ces spectacles publiées sur Internet, elles le sont par un photographe professionnel et leur diffusion et publication sont autorisées par les artistes. Quoique l’événement en litige a ruiné sa vie de couple, en conclusion elle mentionne lors de l’audience, qu’aujourd’hui « ça va ».
[15] D’autre part, suite aux événements et à cause de l’enregistrement vidéo, le défendeur prétend avoir perdu la plupart de ses amis, avoir dû s’exiler en banlieue lointaine de Montréal et avoir subi des commérages et des propos blessants. Il allègue même avoir été victime d’une agression physique par un ami de la demanderesse, en lien avec cet enregistrement vidéo. Tout en travaillant à temps partiel, Il a tenté de reprendre les études, notamment en génie mécanique au CEGEP, mais il a échoué. Depuis quelque temps, il est travailleur autonome comme mécanicien automobile et revendeur de voitures qu’il répare. Le défendeur déclare de façon catégorique n’avoir jamais montré l’enregistrement vidéo en question à quiconque, ne pas l’avoir diffusé d’une quelconque façon, ne plus l’avoir en sa possession, et affirme qu’il n’en existe pas de copies. Il acquiesce à toutes les demandes d’ordonnance visant la destruction ou la non-diffusion de l’enregistrement vidéo. Il acquiesce aussi aux demandes lui interdisant de communiquer avec la demanderesse ainsi que de se présenter à la résidence ou au lieu de travail de celle-ci.
QUESTIONS EN LITIGE
[16] Pour résoudre le présent litige, le Tribunal doit répondre aux questions suivantes :
a) Le défendeur a-t-il commis une faute en procédant à l’enregistrement vidéo de la relation intime avec la demanderesse?
b) Le défendeur a-t-il diffusé ou communiqué l’enregistrement vidéo en question?
c) Si le demandeur a commis une faute, quels sont les dommages subis par la demanderesse?
d) Les ordonnances de banalisation et les ordonnances injonctives de destruction et non-diffusion de l’enregistrement vidéo et interdisant les communications et les contacts sont-elles justifiées en l’occurrence?
ANALYSE
a) Enregistrement vidéo
[17] Il n’y a pas véritablement de litige sur l’absence de consentement de la demanderesse à l’enregistrement vidéo effectué par le défendeur. Quoique la défense écrite insinue l’assentiment de la demanderesse, la preuve a révélé que cet enregistrement a été fait de façon subreptice, par un appareil photo sur lequel le défendeur avait désactivé le voyant indiquant que l’appareil est en marche. On ne peut prétendre que les discussions antérieures à ce sujet entre les parties puissent constituer un quelconque consentement à un tel enregistrement.
[18] Les parties admettent également le contenu de cet enregistrement, quoiqu’elles n’aient pas jugé opportun de le produire devant le Tribunal. La preuve testimoniale révèle une vidéo d’une durée de trois à cinq minutes, représentant une relation intime entre les parties. Le défendeur admet avoir gardé uniquement l’enregistrement de la partie représentant les ébats sexuels étant donné la capacité limitée de la carte mémoire de l’appareil actionné de façon subreptice en tout début de la rencontre.
[19] Le défendeur prétend qu’il n’aurait gardé que le « beau » de l’enregistrement, dans le but de faire une surprise, qu’il anticipait agréable, à la demanderesse. De toute évidence, son plan a échoué de façon lamentable.
[20] La dignité, l’honneur, la réputation et la vie privée d’une personne sont des droits fondamentaux protégés tant par la Charte des droits et libertés de la personne (la Charte) que le Code civil du Québec :
Charte des droits et libertés de la personne
4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.
Code civil du Québec
3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.
35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.
Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.
[21] En particulier, le droit à la vie privée fait l’objet d’un chapitre spécifique du Code civil du Québec (articles 35 à 41). Parmi les atteintes au droit à la vie privée, le législateur a notamment cité une situation analogue à celle en l’occurrence :
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:
(…)
3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;
(…)
[22] Il est donc manifeste que l’enregistrement en question, fait non seulement sans le consentement de la demanderesse, mais à son insu, et de façon subreptice, constitue une atteinte au droit à la vie privée, à l’honneur et à la dignité de la demanderesse.
b) Diffusion de l’enregistrement
[23] La preuve au niveau de la communication ou de la diffusion est limitée. Bien que la demanderesse affirme avoir effacé l’enregistrement vidéo au moment de son premier visionnement, cet enregistrement, de toute évidence, a continué d’exister sur la clé USB que la demanderesse a ensuite récupérée grâce à son amie MGG.
[24] Il n’y a aucune preuve voulant que cet enregistrement vidéo ait été diffusé de quelque façon que ce soit sur Internet. Au contraire, le défendeur le nie catégoriquement. Il est tout aussi catégorique à l’effet qu’il n’a jamais montré cet enregistrement à quiconque, notamment SV ou MD. Enfin, c’est de façon inopinée que les amies de la demanderesse, RR et MGG, ont vu cet enregistrement en même temps que la demanderesse l’a découvert.
[25] Cette diffusion ou communication aux amies de la demanderesse est quand même la responsabilité du défendeur. En effet, au-delà de la faute commise en enregistrant à l’insu de la demanderesse la relation intime, une fois enregistré, le fichier aurait dû être protégé par le défendeur. Afin que le droit à la vie privée puisse être protégé, une personne en possession des renseignements personnels, tel un enregistrement vidéo, doit en assurer la confidentialité, en proportion notamment de leur sensibilité et de leur support. Quoique la chambre du défendeur n’était occupée que par lui et qu’elle disposait d’une porte, la preuve a démontré que tous les résidents et visiteurs de l’appartement pouvaient y entrer facilement. Le défendeur, n’ayant pas protégé adéquatement par des moyens physiques ni informatiques l’enregistrement vidéo, a permis sa diffusion entre autres à RR et MGG et a donc commis une faute.
[26] En ce sens, bien qu’il affirme n’avoir jamais montré l’enregistrement à quiconque, le Tribunal est convaincu que MD a visionné cet enregistrement, compte tenu de la conversation Facebook, et la déclaration de MD à la demanderesse. Sa façon de qualifier ce qu’il a vu, malgré son état d’ébriété au moment de la rencontre avec la demanderesse, ajoute de la vraisemblance à cette prétention.
[27] En revanche, le Tribunal n’est pas convaincu que SV a vu cet enregistrement vidéo. La conversation Facebook de SV, avec qui la demanderesse entretient depuis longtemps une relation d’animosité, voire de haine, explique facilement la teneur de cet échange. Il est cependant probable que SV en ait entendu parler.
[28] En conséquence, la diffusion de cet enregistrement vidéo a été restreinte, bien que chaque personne l’ayant vue, n’aurait jamais dû le voir. Le Tribunal doit conclure que personne d’autre que la demanderesse, MGG, RR et MD, n’a vu cet enregistrement vidéo.
c) Dommages
[29] Il s’agit d’évaluer les dommages subis par la demanderesse par les fautes du défendeur et notamment de déterminer si elle a droit aux dommages exemplaires. La demanderesse, de façon passablement créative, réclame 80 000 $ à titre de dommages moraux en les qualifiant de la façon suivante :
CONDAMNER le défendeur (…) à payer à la demanderesse la somme de 20 000,00 $ pour l’enregistrement illicite de ses relations intimes sans son autorisation, somme majorée de l’indemnité additionnelle depuis la mise en demeure;
CONDAMNER le défendeur (…) à payer la somme de 20 000,00 $ à la demanderesse à titre de dommages pour atteinte à sa dignité, à sa réputation, à son image et à son honneur pour la diffusion desdites vidéos, somme majorée de l’indemnité additionnelle depuis la mise en demeure;
CONDAMNER le défendeur (…) à payer à la demanderesse la somme de 20 000,00 $ à titre de dommages pour la crainte, le stress et inconvénient résultant des enregistrements et visionnements desdites vidéos, somme majorée de l’indemnité additionnelle depuis la mise en demeure;
CONDAMNER le défendeur (…) à payer à la demanderesse, à titre de dommages moraux, la somme de 20 000,00 $.
[30] Le Tribunal constate que les dommages pour l’enregistrement illicite constituent des dommages reliés surtout à l’atteinte à la vie privée, l’honneur et la dignité alors que la somme de 20 000 $ pour la crainte, le stress et les inconvénients, se superpose et représente le même chef que la somme de 20 000 $ à titre de dommages moraux.
[31] Le droit applicable en l’occurrence est prévu au Code civil du Québec et à la Charte:
1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.
Chartre des droits et libertés de la personne :
49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
Dommages-intérêts punitifs.
En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
[32] Il ne fait aucun doute que l’enregistrement des relations intimes à l’insu de sa partenaire, constitue un geste particulièrement ignoble. On procède de cette façon à atteindre la dignité, l’honneur et la vie privée d’une personne dans ce qu’elle a de plus intime. Il s’agit d’un geste dégradant pour son auteur et horrifiant pour sa victime.
[33] Le Tribunal croit la demanderesse qui déclare se sentir souillée et dévalorisée. Elle avait une atteinte très élevée au niveau du respect de sa vie privée alors qu’elle avait des relations intimes avec sa fréquentation. Elle ne pouvait imaginer d’aucune façon que ces relations puissent être enregistrées, d’autant plus qu'elle avait posé la question au défendeur. Il est tout à fait compréhensible que la demanderesse ait très mal vécu cette trahison, qu’elle ait subi une crise, vécu de la colère très intense au moment de la découverte inopinée de cette vidéo, et de l’angoisse et de l’anxiété par la suite. Le geste posé par le défendeur est répugnant et le Tribunal ne peut que s’indigner devant une telle façon de procéder.
[34] Mise à part la décision 176100 Canada Inc. c. Réseau des Appalaches SM ltée[2], soumise par la demanderesse et laquelle est d’application limitée en l’occurrence, ce type d’atteinte à la vie privée a été analysé notamment dans les affaires M.(M.) c. V.(S.)[3] et Pelletier c. Ferland[4] .
[35] Dans M.(M.) c. V.(S.), la Cour supérieure avait à se pencher sur un enregistrement vidéo subreptice d’une colocataire dans la salle de bain par une caméra cachée actionnée à distance. Le Tribunal a condamné l’auteur de cet enregistrement à des dommages moraux de 10 000 $, et des dommages exemplaires de 7 000 $, étant donné notamment la situation financière précaire de celui-ci.
[36] Dans Pelletier c. Ferland, le défendeur âgé de 18 ans, avait filmé la demanderesse à son insu alors qu’elle se trouvait dans une chambre fermée pour enlever son maillot de bain et ensuite a remis copie de l’enregistrement à certains amis de la demanderesse. Étant donné que la découverte de l’enregistrement a été faite dix (10) ans après les événements, compte tenu de l’âge des parties et la diffusion limitée des images, le défendeur a été condamné à 16 000 $ de dommages moraux et 3 000 $ de dommages exemplaires.
[37] A ce sujet, il faut aussi citer l’arrêt de la Cour d’appel dans Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Quebec) Inc.[5] où l’enregistrement subreptice et l’écoute des conversations téléphoniques privées concernant une relation amoureuse d’un prêtre, employé d’une congrégation, avec sa maitresse, ont commandé des dommages moraux de 10 000 $, en plus de 5 000 $ en dommages moraux pour diffusion et 5 000 $ à titre de dommages exemplaires à chacun des demandeurs.
[38] En prenant en compte ces précédents et les conséquences pour la victime en l’occurrence, le Tribunal accordera le montant de 20 000 $ réclamé à ce titre.
[39] En revanche, la diffusion de cet enregistrement vidéo pour les motifs mentionnés ci-dessus a été limitée. Heureusement, cette diffusion, outre le sentiment d’humiliation, de trahison et d’atteinte indiscutable à son intimité la plus profonde, ne semble pas avoir créé de conséquences néfastes au niveau de l’entourage de la demanderesse. La demanderesse a pu consulter ses proches et en discuter avec eux, ce qui s’est même révélé avantageux, sinon bénéfique.
[40] Les montants de l’ordre de ceux demandés en l’espèce sont octroyés par les tribunaux lorsque la diffusion de ce type d’enregistrement a lieu à très grande échelle, notamment par le biais d’Internet, ce qui n’est pas le cas ici. En conséquence, le Tribunal associe à la diffusion de cet enregistrement vidéo, des dommages de 3 000 $.
[41] Enfin, le Tribunal croit la demanderesse lorsque celle-ci fait état de ses craintes et de ses angoisses, de sa peur d’être reconnue dans son entourage comme celle figurant sur un enregistrement vidéo d’ordre sexuel, crainte d’autant plus vraisemblable que MD lui avait mentionné l’existence d’une copie de l’enregistrement visionné. Ce chef de dommages est relié à la détention de l’enregistrement vidéo par le défendeur. En effet, au-delà de l’enregistrement lui-même, qui est fautif, et de sa protection inadéquate ayant mené à sa diffusion inopinée, fautive aussi, la preuve démontre que le défendeur avait toujours en sa possession une copie de l’enregistrement, jusqu’à ce qu’il soit emporté par le témoin MGG et remis à la demanderesse.
[42] Ainsi, le défendeur, malgré la découverte de l’enregistrement vidéo et la réaction tout à fait justifiée de la demanderesse, n’a pas apporté un soin particulier à la protection de cet enregistrement, ne l’a pas effacé de tous ses supports et a conservé la clé USB qui s’est finalement retrouvée en possession de la demanderesse. Ceci peut de toute évidence donner lieu à une crainte subjective, quoi que raisonnable, que d’autres copies existent et circulent ou du moins risquent de circuler dans l’entourage des parties, et qu’elles pourraient se retrouver donc à tout moment sur Internet et accessibles à tous.
[43] Cette réaction de crainte et d’angoisse au sujet de la diffusion subséquente de cet enregistrement vidéo, justifie d’octroyer des dommages de 5 000 $ à ce titre.
[44] Ainsi, c’est un total de 28 000 $ de dommages moraux auxquels a droit la demanderesse, compte tenu qu'elle a subi une atteinte au droit à la vie privée, à sa dignité, sa réputation et son honneur.
[45] Lors de l’audience, la demanderesse a précisé en ventilant le deuxième chef de dommages, qu’elle réclamait un montant de 10 000 $ à titre de dommages à sa réputation. Le défendeur a abandonné à l’audience l’argument basé sur la prescription de l’atteinte à la réputation et s’est concentré plutôt sur l’étendue de ses dommages et non pas la recevabilité même de cette réclamation.
[46] Compte tenu des motifs reliés à la diffusion et la communication limitées de cet enregistrement vidéo, et compte tenu de la preuve anecdotique, sinon symbolique à ce sujet, il est facile de constater que la demanderesse, fort heureusement, n’a subi que très peu de dommages à ce titre. Ses amies l’ont soutenue tout au long de cette mésaventure, le témoin MD ne semble pas avoir changé d’opinion au sujet de la demanderesse et les propos tenus par SV dans l’échange sur Facebook avec la demanderesse, s’expliquent facilement par d’autres raisons, déjà mentionnées ci-dessus.
[47] En conséquence, l’atteinte à la réputation ne peut donner droit qu'à une condamnation à des dommages proportionnels à la preuve, que le Tribunal arbitre à la somme de 1 000 $.
[48] La demanderesse réclame enfin un montant de 20 000 $ à titre de dommages exemplaires. Ce chef de dommages est en application de l’article 49, alinéa 2 de la Charte, qui en permet l’attribution lorsqu’il y a atteinte illicite à un droit protégé par la Charte et que de plus cette atteinte est intentionnelle[6]. En l’occurrence, l’atteinte aux droits protégés par la Charte aux articles 4 et 5, est évidente. Le tribunal peut accorder des dommages punitifs lorsque « la mauvaise conduite du défendeur est si malveillante, opprimante et abusive qu’elle choque le sens de dignité de la Cour »[7], alors que l’octroi de ce type de dommages a pour but de marquer la désapprobation particulière de la conduite en question.
[49] Des dommages exemplaires seront octroyés seulement si l’atteinte est intentionnelle. Tel que le note la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de Montigny : «L’intentionnalité, à cette étape, s’attache non pas à la volonté de l’auteur de commettre la faute, mais bien à celle d’en entraîner le résultat ».[8]
[50] En l’occurrence, le défendeur aurait dû savoir, compte tenu de la relation existant entre les parties et surtout du visionnement antérieur de l’autre enregistrement vidéo de nature sexuelle, quelle serait la réaction de la demanderesse à cet égard. Enfin, le Tribunal note que dans les précédents pertinents, soit M.(M.) c. V.(S.) et Pelletier c. Ferland ainsi que dans J.G. c. M.B.[9], des dommages exemplaires ont été octroyés.
[51] Lorsque le droit aux dommages exemplaires est reconnu, l’article 1621 du Code civil du Québec permet d'en établir l'étendue:
1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.
[52] Le défendeur explique qu’il a voulu bien faire, qu’il n’a gardé que le « beau » de l’enregistrement de la relation intime, que celle-ci s’est faite « toute en douceur », et que l’enregistrement ne démontrait que l’amour entre les deux protagonistes. Dans l’évaluation du montant approprié, plusieurs éléments doivent être pris en considération, notamment le montant de dommages compensatoires octroyés, la situation patrimoniale du fautif, la conduite du fautif, et les caractéristiques personnelles de la victime, ainsi que les circonstances de l’atteinte[10]. En l’occurrence, le défendeur a singulièrement manqué de jugement mais son geste n’a pas été dicté par quelque vengeance ou haine, la recherche de profit ou autre intention malveillante.
[53] Aussi, il présente une situation économique médiocre, la preuve ayant révélé des revenus oscillant entre 9 000 $ et 13 000 $ brut au cours des dernières années. Cependant, il faut noter que le défendeur travaillait alors la plupart du temps à temps partiel et que sa capacité de gains, dans un emploi à temps plein, serait de toute évidence plus élevée.
[54] Bien que le défendeur se soit confondu en excuses au moment de la découverte de la vidéo par la demanderesse, à l’audience, il avait une attitude plutôt neutre. Il n’a pas exprimé de regrets, ni n’a montré de contrition. Il ne s’est pas excusé de façon explicite auprès de la demanderesse devant le Tribunal, mais n’a pas non plus semblé agressif ou revendicateur. Le Tribunal a plutôt constaté de la tristesse et de la résignation de sa part.
[55] Sa défense visait surtout l’étendue des dommages qu’il qualifiait de « astronomiques » et il affirmait ne pas vouloir payer pour ce qu’il n’avait pas commis, notamment la diffusion de la vidéo.
[56] Ainsi, compte tenu de tous ces facteurs et notamment des dommages compensatoires de 29 000 $ octroyés, le Tribunal condamnera le défendeur à un montant de 3 000 $ à titre de dommages exemplaires. Ce montant sera suffisant pour répondre aux buts d’attribution de ce type de dommages, soit d’être à la fois dissuasifs, répressifs et incitatifs.
d) Autres ordonnances
[57] La demanderesse exige que le défendeur efface et détruise tout enregistrement la concernant, ne communique plus avec elle ni directement ni indirectement, et qu’il ne s’approche à moins de 500 m de sa résidence, de son lieu de travail ni d’elle-même. Le défendeur consent à toutes ces ordonnances, sauf la dernière.
[58] La preuve n’a révélé aucun agressivité ni même animosité de la part du défendeur. Il n’y a pas un iota de preuve ni même d’allégations de rancœur de sa part. Au contraire, les parties se sont revues à quelques reprises, sans aucune conséquence néfaste. Il semble donc que la demande visant la demanderesse elle-même soit exagérée et difficilement exécutoire. Les parties fréquentent le même milieu et risquent de se croiser dans les soirées ou bars de Montréal. Si d’aventure la situation se détériorait à l’avenir, la demanderesse pourra s’adresser au Tribunal pour obtenir des ordonnances appropriées.
[59] La demanderesse souhaite aussi rendre anonyme ce litige et demande la banalisation de son nom advenant la publication de ce jugement ainsi que du plumitif. Le défendeur y consent.
[60] En dépit de ce consentement mutuel, le Tribunal ne peut l’ordonner que de façon exceptionnelle et dans les cas qui le justifient seulement, car le principe général établi par la législation[11] est la publicité des débats judiciaires :
Le principe de la publicité des débats a une finalité multiple. Il garantit le traitement égal de chacun devant la loi. Il invite tous les intervenants dans le processus à faire de leur mieux. Il encourage les témoins à dire la vérité, de peur que les membres du public qui entendraient leur témoignage sachent qu’ils ont menti et les démentissent. Enfin, il répond au besoin du public que justice soit rendue dans chaque cas et affermit sa confiance dans le processus judiciaire lui-même.[12]
[61] En l’occurrence, les parties n’ont pas demandé la protection de la confidentialité dès le début des procédures. Elles n’ont pas demandé d’exercer le recours de façon anonyme et depuis plus de trois ans, ce dossier évolue de façon tout à fait publique et transparente. Or, la Cour supérieure a déjà déterminé qu’il n’y avait pas lieu d’autoriser une partie à utiliser ses initiales si des noms et prénoms apparaissent déjà au plumitif depuis l’institution des procédures[13]. En conséquence, il ne semble pas approprié d'ordonner la banalisation du plumitif.
[62] En revanche, il faut éviter d’aggraver le préjudice causé à la victime, et il n’est pas rare que dans les dossiers de harcèlement sexuel ou d’usage de matériel photographique ou vidéo compromettants, les tribunaux ordonnent la banalisation du nom des parties en cas de diffusion ou publication du jugement.[14] Compte tenu des dommages subis par la demanderesse, le Tribunal ne voit aucune raison de s’écarter de cette jurisprudence.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
ACCUEILLE la requête;
CONDAMNE le défendeur à payer à la demanderesse la somme de 29 000 $ en dommages compensatoires avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter de la mise en demeure;
CONDAMNE le défendeur à payer à la demanderesse la somme de 3 000 $ en dommages punitifs avec intérêts au taux légal de l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à compter de la mise en demeure;
ORDONNE la banalisation du nom des parties advenant la publication ou la diffusion du présent jugement;
ORDONNE au défendeur de détruite, d’effacer et de rayer tout enregistrement vidéo, toute image ou toute photographie concernant la demanderesse;
ORDONNE au défendeur de ne pas diffuser, reproduire, communiquer, transmettre ou mettre en ligne de quelque façon que ce soit tout enregistrement vidéo, toute image ou toute photographie concernant la demanderesse;
ORDONNE au défendeur de ne pas communiquer directement ou indirectement avec la demanderesse;
ORDONNE au défendeur de ne pas s’approcher à moins de 500 mètres de la résidence ou du lieu de travail de la demanderesse;
RÉSERVE les droits de la demanderesse au sujet de contacts éventuels avec le demandeur;
LE TOUT avec dépens.
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__________________________________ LUKASZ GRANOSIK, j.c.s. |
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Me Pierre Beaupré |
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Procureur de la Demanderesse |
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Me Adèle Pilote-Babin |
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Procureure du Défendeur |
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Date d’audience : |
Le 15 janvier 2015 |
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LISTE DES AUTORITÉS CITÉES PAR LES PARTIES |
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DEMANDERESSE |
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de Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51. |
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176100 Canada Inc. c. Réseau des Appalaches F.M. ltée, [2001] R.J.Q. 1011 (C.S.) |
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J.G. c. M.B., 2009 QCCS 2756 |
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Sébille c. Photo Police, REJB 2003-48646 (C.S.) |
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Sébille c. Photo Police, EYB 2007-116399 (C.S.) |
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Droit de la famille - 122370, EYB 2012-212029 (C.S.) |
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DÉFENDEUR |
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Podolej c. Rodgers Media Inc., 2004 QCCS 49429 (CanLII)
J.L. c. S.B., [2000] no AZ-50076276 (C.S.) |
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Nault c. Le Flem, 2012 QCCQ 4958
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Claude Dallaire, « Les dommages-intérêts punitifs et la diffamation : arme de destruction massive ou tire-pois? », dans Collection Blais, La diffamation, vol 3, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009. |
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[1] Compte tenu des conclusions au sujet de l’anonymat et la confidentialité de ce jugement, les témoins cités seront identifiés uniquement par leurs initiales.
[2] [2001] R.J.Q. 1011 (C.S.)
[3] J.E. 99-375 (C.S.)
[4] J.E. 2004-1576 (C.S.)
[5] J.E. 2001-1055 (C.A.)
[6] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211; de Montigny c. Brossard (Succession), [2010] 3 R.C.S. 64.
[7] Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 196.
[8] de Montigny, précité note 6, par. 60.
[9] 2009 QCCS 2756.
[10] Claude Dallaire, « La mise en œuvre des dommages exemplaires sous le régime des chartes » deuxième édition, Les Éditions Wilson Lafleur, 1995.
[11] Arts. 13, 111.1, Code de procédure civile, art. 23 de la Charte des droits et des libertés de la personne.
[12] Daniel J. HENRY, « Publicité des débats en justice et interdictions de publication », L’encyclopédie canadienne Historica, Toronto, Historica Canada, 2 février 2006, en ligne :
< http://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/open-courts-and-publication-bans/ > (en date du 16 février 2015).
[13] J.E.S. c. Ville de Montréal, J.E. 2004-1608 (CS), confirmé à J.E. 2005-852 (CA).
[14] M.(M.) c. V. (S.), précité, note 3; J.G. c. M.B., précité, note 9; A. et B. c. C., 2010 QCCS 5024.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.