Décision

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9386-1565 Québec inc. c. St-Arneault

2022 QCCA 921

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-029463-213

(500-17-102741-181), (500-17-102919-183)

 

DATE :

28 juin 2022

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A.

STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A.

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

 

9386-1565 QUÉBEC INC.

APPELANTE – défenderesse reconventionnelle

c.

 

KARINE ST-ARNEAULT

ROBIN ST-ARNEAULT

INTIMÉS – défendeurs / demandeurs reconventionnels

et

 

MARCEL ST-ARNEAULT

Mis en cause – défendeur reconventionnel

et

 

OFFICIER DE LA PUBLICITÉ DES DROITS DE LA CIRCONSCRIPTION FONCIÈRE DE MONTRÉAL

OFFICIER DE LA PUBLICITÉ DES DROITS DE LA CIRCONSCRIPTION FONCIÈRE DE JOLIETTE

Mis en cause – mis en cause

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelante se pourvoit en appel du jugement du 18 mars 2021 de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Patrick Buchholz)[1], qui déclare inopposable aux intimés des actes de délaissement volontaire et dirige le notaire dépositaire à payer leurs créances à même les fonds qu’il détient.

LE CONTEXTE

[2]                Ce dossier à comme toile de fond un litige familial acrimonieux, alors que le mis en cause Marcel St-Arneault doit aux intimés, ses enfants, 150 000 $ pour l’achat de leurs parts indivises dans trois immeubles à revenus. Il usera de différents stratagèmes afin que ceux-ci ne voient jamais la couleur de leur argent.

[3]                En 2010, Marcel St-Arneault et les intimés acquièrent ensemble trois immeubles locatifs financés par l’obtention de prêts hypothécaires auprès de la Caisse populaire Desjardins de Sault-au-Récollet (la Caisse). Un conflit éclate en 2017 lorsque Marcel St-Arneault désire mettre fin à l’indivision. Afin de régler les procédures instituées de part et d’autre, ils participent à une conférence de règlement à l’amiable à la Cour supérieure, lors de laquelle Marcel St-Arneault s’engage à acheter les parts indivises des intimés pour 150 000 $ payables au plus tard le 1er octobre 2018, et ces derniers, à les lui céder.

[4]                À l’échéance, Marcel St-Arneault refuse toutefois d’honorer ses obligations et d’exécuter la transaction. Il soutient ne pas avoir d’argent et s’être vu refuser une demande de refinancement de prêt hypothécaire par la Caisse.

[5]                Les intimés demandent alors l’homologation de la transaction conclue lors de la conférence de règlement qu’ils obtiennent par jugement[2]. L’impasse persiste toutefois puisque Marcel St-Arneault se dit sans le sou et que ses problèmes sont exacerbés par la nécessité de gérer les immeubles dans l’immédiat. Les intimés tentent de forcer la mise en vente des immeubles, ce qui leur est refusé puisque selon le juge, la conclusion recherchée constitue une demande de modification de la transaction intervenue, ce qu’il ne peut ordonner.

[6]                Les intimés instituent alors une demande en passation de titre et en dommages pour abus contre Marcel St-Arneault.

[7]                Entre-temps, Marcel St-Arneault fait la rencontre de Laurent Levy par l’entremise de leurs avocats communs. Ce dernier exploite une entreprise de prêts privés sous le nom de Groupe financier LT. Il consent à Marcel St-Arneault un prêt hypothécaire de 50 000 $ à travers une société, l’appelante 9386-1565 Québec inc. (« 9386 »), qu’il incorpore à cette seule fin.  Le 30 octobre 2018, 9386 publie des actes d’hypothèque de deuxième rang sur la partie indivise de Marcel St-Arneault pour les trois immeubles. Bien que Laurent Levy sache que les intimés sont copropriétaires des immeubles, il ne les avise pas. Ces derniers apprendront l’existence d’un créancier hypothécaire de second rang ultérieurement.

[8]                Marcel St-Arneault utilise l’argent du prêt de 9386, non pas pour acquitter une partie de sa dette envers les intimés, mais pour payer des comptes et entreprendre certaines rénovations.

[9]                En janvier 2019, la Caisse inscrit des préavis d’exercice sur deux des trois immeubles, dont un pour vente en justice et l’autre pour prise en paiement. 9386 qui, rappelons-le, a une créance de 50 000 $ garantie par hypothèque de deuxième rang, décide de payer le solde des hypothèques sur les trois immeubles et se voit ainsi subrogée dans tous les droits de la Caisse. Le solde des hypothèques est de 694 749,91 $[3].

[10]           Les intimés n’en sont pas avisés, bien qu’ils soient alors toujours copropriétaires. À compter de juin 2019, 9386 commence à percevoir les loyers des immeubles[4].

[11]           Le 30 octobre 2019, le juge Granosik de la Cour supérieure rend un premier jugement sur la demande de passation de titre, selon le consentement des parties, par lequel il constate la dette de 150 000 $ de Marcel St-Arneault envers les intimés, le déclare seul et unique propriétaire des immeubles et prend acte qu’il assumera dorénavant seul et à l’entière exonération des intimés toute dette, sûreté ou hypothèque publiée sur les immeubles.

[12]           Le 9 décembre 2019, dans un second jugement, il condamne Marcel St-Arneault à payer 30 000 $ pour abus de procédure envers les intimés[5]. Le jugement entrepris reprend d’ailleurs les passages pertinents de ce jugement (par. 12 et 14) dans lequel il est écrit que Marcel St-Arneault « s’est rendu coupable d’abus de procédure notamment par son refus de collaborer et ses procédures dilatoires » qu’il « n’a fait que retarder l’exécution de cette transaction sans raison valable et pendant un an, il a multiplié les communications et les correspondances sans jamais contribuer à faire avancer le dossier ou rechercher le dénouement final de ce litige » qu’il a l’intention « de mener une guérilla judiciaire contre ses enfants (…) dans le but [de les] épuiser et de [leur] causer du tort ».

[13]           En ce qui concerne la dette de 150 000 $ que Marcel St-Arneault refuse toujours de payer, et sans jamais faire référence ou mention de l’existence de 9386, qui pourtant à ce moment est créancière hypothécaire de premier rang, le juge Granosik note :

[15] La valeur des immeubles en litige, le fait qu’ils soient sources des revenus et qu’il en deviendra le propriétaire unique, constituent des éléments de preuve permettant de conclure que Marcel aurait pu et aurait dû obtenir le financement nécessaire à l’exécution de la transaction correctement et selon les obligations souscrites. D’ailleurs, ce dernier n’a présenté aucune preuve soutenant la position prise initialement (et qu’il ne défendait visiblement plus), voulant que ses demandes de financement aient été refusées par des institutions prêteuses. Sinon, le Tribunal estime que dans l’éventualité où Marcel aurait signé une transaction tout en sachant parfaitement qu’il ne pourrait la respecter, il s’est également rendu coupable d’abus de procédure.

[14]           Le 17 décembre 2019, quelques jours après le jugement du juge Granosik, 9386 notifie à Marcel St-Arneault et fait inscrire des préavis d’exercice de prise en paiement contre les trois immeubles. Le 5 février 2020, les intimés obtiennent une saisie avant jugement sur chacun des immeubles pour tenter de protéger leur créance. Le 17 février 2020, malgré la saisie, Marcel St-Arneault signe trois actes de délaissement volontaire au profit de 9386, qui devient alors propriétaire des immeubles.

[15]           Dès le lendemain, les intimés déposent une demande en inopposabilité du délaissement volontaire des immeubles.

[16]           Compte tenu des saisies sur les immeubles et comme 9386 désire s’en départir rapidement, les parties s’entendent afin de consigner 210 000 $ chez un notaire, à être décaissés en faveur des intimés, le cas échéant, en fonction de la décision de la Cour supérieure sur la demande en inopposabilité du délaissement volontaire des immeubles. En contrepartie, les intimés acceptent de radier la saisie afin que 9386 puisse vendre les immeubles et réaliser un profit. Dans les jours qui suivent, 9386 revend les immeubles pour plus de 1,6 M$[6]. Le présent litige ne concerne ainsi que les intimés et 9386.

LE JUGEMENT ENTREPRIS

[17]           Après avoir bien circonscrit les faits, le juge constate que depuis le jugement prononcé le 9 décembre 2019 qui condamne Marcel St-Arneault à de l’abus de procédure, et malgré qu’il soit devenu seul propriétaire des immeubles dont la valeur nette dépasse 600 000 $, ce dernier a continué son manège pour frustrer et dépouiller ses enfants de leur dû. Le juge conclut que ce dernier a mis en œuvre un stratagème, qu’il avait vraisemblablement orchestré de longue date, afin que les intimés ne touchent rien des montants qu’il leur doit.

[18]           Le juge détermine que les intimés pouvaient, dans les circonstances propres à l’espèce, faire déclarer inopposables à leur égard les délaissements volontaires de prise en paiement étant donné qu’il conclut à la fraude manifeste de Marcel St-Arneault :

[35] Avant de procéder à la transaction avec 9386, Marcel détenait des immeubles ayant une valeur brute d’environ 1 600 000 $, lesquels étaient hypothéqués d’une somme d’environ 750 000 $. En remettant les immeubles en paiement à 9386, l’actif net de Marcel passe donc d’une valeur d’environ 850 000 $ à 0 $.

[…]

[42] Il est vrai que dans la très grande majorité des cas, l’exercice d’un recours hypothécaire ne peut être attaqué par action en inopposabilité. Le créancier hypothécaire a déjà une garantie de préférence accordée parfaitement légitimement et ne fait qu’exécuter son droit strict, sans plus.

[43] Mais ici, lorsque la réalisation hypothécaire est consentie par contrat synallagmatique, pour une contrepartie n’ayant aucune commune mesure avec la dette due, il y a, selon le Tribunal, plus qu’une simple réalisation hypothécaire normale et raisonnable inattaquable par un autre créancier. Il y a, au contraire, effectivement une transaction ou un acte juridique frauduleux attaquable.

[44] La situation ici se distingue de la jurisprudence soumise par 9386; dans ces cas, aucune intention de frauder n’avait était démontrée. Or, ici, l’intention de frauder les demandeurs reconventionnels est manifeste.

[Références omises]

[19]           Partant de cette prémisse, il estime que les délaissements volontaires constituent tant des actes juridiques – car ils sont une manifestation de la volonté de produire des effets juridiques, à savoir un transfert de droits en faveur de 9386 –, que des paiements – car ils s’assimilent à des dations en paiement, c’est-à-dire des paiements effectués par la remise de biens – et qu’ils sont par conséquent attaquables par voie d’action en inopposabilité[7].

[20]           Le juge Buchholz assoit l’intention frauduleuse de Marcel St-Arneault sur la preuve que celui-ci s’est rendu insolvable en transférant les trois immeubles à 9386, son actif net passant alors de 850 000 $ (l’équité dans les immeubles) à 0 $[8]. Cette fraude serait le point culminant de son stratagème afin d’éviter que les intimés perçoivent leurs créances légitimes, machination qui aurait pris naissance en 2018 avec l’octroi des hypothèques en faveur de 9386[9].

[21]           En ce qui concerne 9386, il applique les présomptions d’intention frauduleuse édictées aux articles 1632 et 1633 C.c.Q. :

[36] Par ailleurs, M. Levy, le représentant de 9386, a admis savoir qu’en procédant au délaissement volontaire en sa faveur, le père n’aurait plus d’actifs. De plus, Levy n’était pas sans savoir à telle date que le père avait une dette importante envers ses enfants. Le Tribunal peut alors conclure que 9386 avait connaissance de l’insolvabilité créée de Marcel.

[37] Dans les circonstances, il nous apparaît clair que les critères nécessaires à l’application de l’article 1632 C.c.Q. sont rencontrés.

[38] Par ailleurs, le Tribunal est d’avis que la présomption de l’article 1633 C.c.Q peut également être d’application dans la présente affaire. Le Tribunal fait siens les propos suivants du juge Nollet de notre Cour dans Hotte c. Lajeunesse :

 [79] Si le contrat est fait à titre gratuit, il y a présomption de fraude.

[80] Un contrat peut être qualifié d'acte à titre gratuit malgré le fait que le débiteur reçoive quelque chose en retour de son actif, dans la mesure où ce qu'il donne est d'une valeur nettement plus importante que ce qu'il reçoit. Nous l’avons vu plus haut, Lajeunesse a reçu une contrepartie inférieure à la valeur de son actif.

[39] Dans le cas qui nous occupe, Marcel donne à 9386 des immeubles d’une valeur de 1 600 000 $ et reçoit en contrepartie une quittance d’une valeur d’environ 750 000 $. La contrepartie reçue est ici très largement inférieure à la contrepartie donnée et il y a alors également présomption de fraude selon l’article 1633 C.c.Q.

[Renvoi omis]

[22]           Il conclut également que les créances des intimés sont certaines, liquides et exigibles[10] et que leur action respecte le délai de déchéance prévu à l’article 1635 C.c.Q. puisqu’elle a été intentée le lendemain de l’inscription des délaissements. Les conditions d’ouverture du recours en inopposabilité étant satisfaites, le juge Buchholz déclare les actes de délaissement volontaire inopposables aux intimés et donne comme directives au notaire dépositaire de considérer les sommes qu’il détient en fiducie comme ayant été valablement saisies par les intimés pour le paiement de leurs différentes créances.

ARGUMENTS DES PARTIES

[23]           Comme principal argument, l’appelante soulève que le juge a erré en déclarant inopposables aux intimés les délaissements volontaires de prise en paiement sans que ceux-ci n’aient par ailleurs attaqué la validité des prêts hypothécaires. Autrement dit, comme les conclusions de la procédure des intimés ne recherchaient pas l’inopposabilité des actes hypothécaires eux-mêmes, mais seulement des délaissements volontaires, le recours est voué à l’échec. Elle ajoute aussi que le juge a commis une erreur en appliquant la présomption des articles 1632 et 1633 C.c.Q. puisqu’elle est étrangère à la fraude de Marcel St-Arneault envers ses enfants. Finalement, elle soutient que le recours des intimés est prescrit.

[24]           Les intimés rétorquent que l’absence de conclusion dans leurs procédures quant à l’acte d’hypothèque d’origine n’est pas déterminante et qu’il s’agit d’un point de procédure puisque la validité de l’acte d’hypothèque est bel et bien remise en question dans les allégations de leurs procédures et fut aussi soulevée à l’audience. Le juge a bien compris que l’acte hypothécaire, le préavis d’exercice et le délaissement volontaire forment ici un tout pour l’analyse du recours en inopposabilité et que le stratagème s’est concrétisé lors du délaissement, mais a pris naissance lors de la signature de l’acte hypothécaire. Les intimés soutiennent aussi que l’article 1633 C.c.Q. leur permet de rendre inopposables les actes de délaissement volontaire à l’appelante puisque les conditions d’ouverture sont réunies et qu’en vertu de cette disposition et des règles d’équité, leurs intérêts doivent être préférés à ceux de l’appelante. Selon les intimés, leur recours n’est pas prescrit et ils demandent finalement à notre Cour de déclarer l’appel abusif.

ANALYSE

[25]           L’action en inopposabilité, autrement action paulienne ou révocatoire, est une mesure de protection qui permet au créancier de demander l’inopposabilité de l’acte juridique frauduleux et préjudiciable passé par son débiteur[11]. La loi subordonne une telle action à une série de conditions strictes qui s’expliquent « par le désir du législateur de ne pas porter une atteinte trop sérieuse au principe de la liberté contractuelle, de protéger le cocontractant ou le créancier de bonne foi, et enfin de préserver la sécurité des transactions »[12].

[26]           L’article 1631 C.c.Q. pose les conditions essentielles à l’ouverture de l’action en inopposabilité :

1631. Le créancier, s’il en subit un préjudice, peut faire déclarer inopposable à son égard l’acte juridique que fait son débiteur en fraude de ses droits, notamment l’acte par lequel il se rend ou cherche à se rendre insolvable ou accorde, alors qu’il est insolvable, une préférence à un autre créancier.

1631. A creditor who suffers injury through a juridical act made by his debtor in fraud of his rights, in particular an act by which the debtor renders or seeks to render himself insolvent, or by which, being insolvent, he grants preference to another creditor, may obtain a declaration that the act may not be set up against him.

[27]           La Cour, dans l’arrêt Duchesne c. Labbé[13], résumait ainsi ces conditions :

1. le demandeur doit avoir, contre son débiteur qui aliène, une créance valable et antérieure à l’acte d’aliénation;

2. l’acte d’aliénation doit causer préjudice au créancier demandeur;

3. le débiteur doit avoir agi avec l’intention de frauder;

4. celui qui a contracté avec le débiteur n’était pas de bonne foi.

[28]           En l’espèce, les conditions relatives à la nature des créances des intimés ne sont pas en litige. L’enjeu principal consiste plutôt à déterminer si les actes de délaissement volontaire intervenus entre Marcel St-Arneault et 9386 sont des actes juridiques attaquables qui peuvent être déclarés inopposables aux intimés dans le contexte précis de l’espèce.

[29]           Pour les motifs qui suivent, la Cour est d’avis qu’une réponse affirmative s’impose.

[30]           La preuve supporte amplement les conclusions du juge d’instance relatives à l’existence du stratagème frauduleux mis en place par Marcel St-Arneault afin de frustrer ses enfants et les empêcher de percevoir leur créance légitime. Non seulement le juge Buchholz retient que la fraude à l’endroit des intimés a été démontrée, mais également, le juge Granosik, dont des passages entiers de son jugement concernant les agissements abusifs de Marcel St-Arneault, sont cités dans le jugement entrepris.

[31]           9386 a-t-elle participé à cette fraude? À l’audience devant notre Cour, 9386 soutient qu’elle est de bonne foi et nie avec vigueur toute participation au stratagème de Marcel St-Arneault. Elle plaide qu’à titre de prêteur privé, sa mission première est de réaliser des profits, ce qu’elle a fait, non sans prendre un risque d’affaires, puisqu’elle ignorait au moment de la subrogation aux droits de la Caisse, si elle allait réaliser ou non un profit.

[32]           Il est vrai que les motifs du juge d’instance ne permettent pas de conclure que 9386 a agi de concert avec Marcel St-Arneault dans le but de frauder les intimés ou même, qu’elle a agi de mauvaise foi. Selon l’article 1632 C.c.Q., le tiers ayant connaissance de l’état d’insolvabilité atteinte ou même recherchée de son débiteur conserve le droit de démontrer sa bonne foi[14]. D’ailleurs, celle-ci se présume. Il s’agit là d’un moyen de défense « [qui] participe de la protection du tiers de bonne foi et de la stabilité contractuelle »[15]. Or, en l’espèce, et compte tenu des commentaires du juge[16], il n’est pas clair si ce moyen de défense, pourtant invoqué par la procureure de 9386, a été pris en considération[17]. Si tant est qu’il faille clarifier ce point, la Cour estime que la preuve est insuffisante pour démontrer ou inférer la mauvaise foi de 9386 dans le stratagème frauduleux de Marcel St-Arneault, et par conséquent, l’article 1632 C.c.Q. ne peut s’appliquer à la présente situation.

[33]           Cela dit, est-ce suffisant pour infirmer le jugement entrepris? La Cour estime que non compte tenu de l’application des principes de l’article 1633 C.c.Q.

[34]           L’article 1633 C.c.Q. crée une présomption d’intention frauduleuse du débiteur dès que celui-ci est insolvable ou le devient par la conclusion d’un contrat à titre gratuit ou par le paiement fait en exécution d’un tel contrat. Cette présomption est par ailleurs irréfragable[18] :

1633. Un contrat à titre gratuit ou un paiement fait en exécution d’un tel contrat est réputé fait avec l’intention de frauder, même si le cocontractant ou le créancier ignorait ces faits, dès lors que le débiteur et insolvable ou le devient au moment où le contrat est conclu ou le paiement effectué.

1633. A gratuitous contract or a payment made in performance of such a contract is deemed to be made with fraudulent intent, even if the other contracting party or the creditor was unaware of the facts, where the debtor is or becomes insolvent at the time the contract is formed or the payment is made.

[35]           L’article 1633 C.c.Q. ne s’intéresse pas à l’état d’esprit du tiers qui a contracté avec le débiteur. Le simple fait que ce dernier ait consenti une libéralité alors qu’il était insolvable, ou qui le rend insolvable, suffit pour établir l’intention frauduleuse. Contrairement à l’article 1632 C.c.Q., le tiers qui ignore cet état d’insolvabilité ne peut invoquer sa bonne foi comme moyen de défense afin de faire échec à la déclaration d’inopposabilité. Les commentaires du ministre de la Justice indiquent d’ailleurs que l’article 1633 C.c.Q. s’applique malgré la bonne foi du tiers et a pour but de préférer, en ces circonstances, le créancier légitime du débiteur :

Cet article reproduit, d'une manière plus complète et plus précise, le contenu de l'article 1034 C.C.B.C., relatif à la présomption absolue de fraude s'attachant, cette fois, aux actes à titre gratuit faits par le débiteur au détriment du créancier.

À l'instar du droit antérieur, il préfère le créancier aux tiers de bonne foi en raison du fait que ceux-ci, n'ayant pas fourni valeur, ne risquent pas de subir une diminution effective de leur patrimoine par suite du retrait de ce qu'ils ont reçu, mais souffrent tout au plus d'un simple manque à gagner.[19]

[Soulignement ajouté]

[36]           En d’autres termes, la mauvaise foi ou la complicité du tiers n’est pas une considération lorsque l’on examine l’application de l’article 1633 C.c.Q. Seule l’intention frauduleuse du débiteur suffit[20]. À ce sujet, les auteurs Lluelles et Moore précisent :

2859. L'article 1633 précise que l'acte à titre gratuit —ou le paiement effectué en vertu d'un tel acte— est réputé fait avec l'intention de frauder le créancier dès lors que le débiteur est insolvable au moment de l'acte ou qu'il le devient à l'occasion de celui-ci. Comme sous l'empire de l'ancien Code, cette présomption légale est irréfragable —en témoigne l'emploi, par cette disposition, du terme « réputé » (cf. art. 2847). Ce caractère absolu de la présomption d'intention frauduleuse est conforme en général à la réalité : un débiteur insolvable —ou sur le point de l'être— qui aliène sans contrepartie certains de ses biens le fait très certainement dans le seul dessein de mettre ceux-ci à l'abri de ses créanciers. Aussi l'article 1633 écarte-t-il tout recours à la complicité du tiers : l'intention frauduleuse du débiteur suffit. Le législateur indique ainsi qu'il entend protéger le créancier plutôt que le tiers, lequel perd un bénéfice sans qu'il n'ait rien donné en retour. En définitive, tant par le caractère absolu de la présomption que par la non-exigence d'une complicité de la part du tiers, l'article 1633 écarte en réalité la nécessité d'une fraude en matière d'acte à titre gratuit, en présence d'une insolvabilité du
débiteur.

[Renvois omis et soulignement ajouté]

[37]           Ainsi, afin de pouvoir se prévaloir de la présomption de l’article 1633 C.c.Q., les intimés devaient démontrer que les deux conditions suivantes étaient satisfaites : a) le débiteur est insolvable ou l’est devenu par le contrat ou le paiement, et ce, nonobstant la bonne foi du cocontractant ou sa complicité à l’acte frauduleux; et b) l’acte est à titre gratuit.

[38]           Ces conditions sont réunies en l’espèce.

[39]           D’abord, il n’est pas contesté que Marcel St-Arneault s’est rendu insolvable en délaissant volontairement ses immeubles.  De plus, et tel que réitéré lors de l’audience, 9386 a admis savoir que l’acte de délaissement volontaire avait pour conséquence de rendre Marcel St-Arneault insolvable et que ce dernier était débiteur d’une dette envers ses enfants. La preuve démontre en effet ou à tout le moins, permet d’inférer qu’à titre de créancière hypothécaire de premier rang, 9386 était au courant du litige opposant Marcel St-Arneault à ses enfants et l’on peut présumer que son représentant connaissait également les termes du jugement du juge Granosik. Cette première exigence est donc satisfaite.

[40]           Ensuite, le juge Buchholz, à la lumière de la preuve présentée, détermine que les actes de délaissement volontaire constituent une libéralité envers 9386. Voyons ce qu’il en est.

[41]           L’article 1381 C.c.Q. définit et distingue l’acte à titre onéreux de l’acte à titre gratuit :

1381. Le contrat à titre onéreux est celui par lequel chaque partie retire un avantage en échange de son obligation.

1381. A contract is onerous when each party obtains an advantage in return for his obligation.

Le contrat à titre gratuit est celui par lequel l’une des parties s’oblige envers l’autre pour le bénéfice de celle-ci, sans retirer d’avantage en retour.

When one party obligates himself to the other for the benefit of the latter without obtaining any advantage in return, the contract is gratuitous.

[42]           Il est reconnu par la doctrine et la jurisprudence que le caractère gratuit de l’acte doit recevoir une interprétation large et libérale qui inclut non seulement l’acte fait sans aucune contrepartie, mais aussi celui pour lequel la contrepartie est nettement inférieure à la prestation reçue[21].

[43]           Dans Lacroix, la juge Savard, maintenant juge en chef, précise ce qui peut distinguer l’acte à titre onéreux de l’acte à titre gratuit et invite à rechercher la substance de l’acte en fonction des circonstances propres des parties :

[30] Les professeurs Lluelles et Moore précisent quant à eux que l’acte à titre gratuit est celui par lequel le débiteur est mû par une intention libérale, laquelle peut exister même si celui-ci reçoit une contrepartie nettement moins importante en retour de sa prestation. Une vente à vil prix peut ainsi être qualifiée d’acte gratuit, mais ne l’est pas nécessairement. Pour déterminer le caractère réel de l’acte, il importe d’aller « au-delà des apparences et rechercher sa substance et ses effets, compte tenu de la situation respective des parties et des circonstances de l’espèce. »[22]

[Renvois omis]

[44]           C’est justement l’exercice auquel s’est livré le juge d’instance. Il a déterminé que face aux circonstances particulières du dossier, « la contrepartie reçue est ici très largement inférieure à la contrepartie donnée »[23] puisque Marcel St-Arneault cède des immeubles d’une valeur de 1 600 000 $ en retour d’une quittance de 750 000 $.  Sur cette base, il estime que la différence entre la valeur des immeubles et la contrepartie reçue équivaut à une libéralité au sens de l’article 1633 C.c.Q.

[45]           Cette conclusion concerne une question mixte de fait et de droit, sinon une question de fait sur laquelle la Cour ne peut intervenir qu’à condition que cette dernière fasse la démonstration d’une erreur manifeste et déterminante, ce en quoi elle échoue[24].

[46]           Il était loisible au juge d’aller au-delà des apparences et de rechercher la substance et les effets des actes de délaissement volontaire, tout en tenant compte de la situation respective des parties et de l’ensemble des circonstances propres à l’espèce[25]. Après avoir soupesé la preuve offerte de part et d'autre, le juge estime qu'il n’y avait « aucune commune mesure »[26] entre la dette due à 9386 et la valeur des immeubles, et que ce déséquilibre important lui permettait de qualifier les délaissements volontaires d’actes à titre gratuit. L’assise juridique sur laquelle repose cette conclusion, soit qu’un acte peut être à titre gratuit pour partie et à titre onéreux pour une autre et peut alors être scindé et être inopposable pour sa partie qui constitue l’enrichissement au profit du tiers aux dépens des créanciers, a été reconnue par la Cour[27]. Il n’y a pas matière à intervention.

[47]           Eu égard aux circonstances, la Cour estime aussi qu’il serait manifestement contraire à l’équité que l’appelante, dans les circonstances de l’espèce, puisse tirer profit du stratagème de Marcel St-Arneault au détriment des intimés, alors qu’en définitive, elle n’encourt qu’un manque à gagner, contrairement aux intimés qui font face à une perte monétaire importante.

[48]           Comme le rappellent en effet certains auteurs, celui qui a acquis le bien à titre gratuit, ne subit aucune perte mais un simple manque à gagner. C’est pourquoi d’ailleurs, le législateur a prévu que les intérêts du créancier puissent lui être préférés en ces circonstances[28]. L’application de l’article 1633 C.c.Q. permet donc ici de préférer les intérêts des intimés à ceux de l’appelante[29].

[49]           Compte tenu de ce qui précède, le fait de ne pas avoir formellement attaqué l’acte hypothécaire dans les conclusions de leur demande, n’est pas fatal aux intimés en l’espèce. D’abord, ultimement, le recours des intimés visait à obtenir le décaissement de 210 000 $ que 9386 a accepté de déposer chez le notaire en attendant le sort du litige. Il ne visait pas à empêcher la vente des immeubles ou l’exercice du recours hypothécaire de l’appelante. À tout évènement, même si l’appelante devait avoir raison sur ce point, ce sur quoi la Cour ne se prononce pas, la Cour estime que tant la procédure écrite que les représentations lors de l’audience en Cour supérieure sont suffisantes pour inférer que les intimés attaquaient en fait l’intégralité des actes posés, soit l’hypothèque, le préavis et l’acte de délaissement[30].

[50]           L’argument de déchéance du recours soulevé par l’appelante ne peut par ailleurs être retenu. L’article 1635 C.c.Q. prévoit que le délai d’un an pour intenter une action en inopposabilité commence à courir à partir de la connaissance de la fraude. Le juge d’instance retient que les intimés ont eu connaissance de la nature frauduleuse des démarches visant à soustraire les immeubles du patrimoine de leur père, au moment des délaissements et non pas lorsqu’ils ont appris l’existence de 9386 subrogée aux droits de la Caisse. Cette conclusion du juge mérite déférence et il n’y a pas motif à intervention de notre Cour, le recours ayant été déposé par les intimés le lendemain de l’inscription des délaissements volontaires.

[51]           Finalement, il n’y aura pas lieu de faire droit à la demande des intimés afin de déclarer l’appel abusif. La position adoptée par l’appelante devant cette Cour n’était pas dénuée de tout fondement, manifestement mal fondée, frivole ou encore dilatoire et ne constituait pas une utilisation excessive ou déraisonnable de la procédure d’appel.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[52]           REJETTE l’appel avec les frais de justice.

 

 

 

 

MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A.

 

 

 

 

 

STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A.

 

 

 

 

 

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

 

 

 

 

 

 

Me Judith Elisabeth Cohen

DE GRANDPRÉ CHAIT

Pour l’appelante

 

Me Karine Bouchard

Me Michaël Lévesque

JURISEO AVOCATS

Pour les intimés

 

Date d’audience :

15 mars 2022

 


[1] St-Arneault c. St-Arneault, 2021 QCCS 1373 [jugement entrepris].

[2] St-Arneault c. St-Arneault, 2019 QCCS 658.

[3] Pièce DR-4, Avis de subrogation de plein droit (), M.A., vol. 2, p. 115.

[4] Pièce DR-5, Avis de retrait d’autorisation de percevoir les loyers (…), M.A., vol. 2, p. 129.

[5] St-Arneault c. St-Arneault, 2019 QCCS 5198.

[6] Pièce DR-13, Acte de vente de l’immeuble (…), M.A., vol. 2, p. 234.

[7] Jugement entrepris, supra, note 1, paragr.  46-52.

[8] Jugement entrepris, supra, note 1, paragr.  33-35.

[9] Jugement entrepris, supra, note 1, paragr.  14-15.

[10] Jugement entrepris, supra, note 1, paragr. 31.

[11] Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, Les obligations, 7e éd., Par Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville, Yvon Blais, 2013, p. 1099, paragr. 893; Vincent Karim, Les obligations, 5e éd., vol. 2, Montréal, Wilson & Lafleur, 2020, p. 1085.

[12] J.-L. Baudouin et P.-G. Jobin, supra, note 11, p. 1103, paragr. 896.

[13] [1973] C.A. 1002. Cet arrêt demeure pertinent malgré qu’il a été décidé sous l’égide du Code civil du Bas-Canada : Stone (Syndic de), 2007 QCCA 534, paragr. 159; Berthiaume c. Ginsberg, Gingras & Associés inc., 2007 QCCA 38, paragr. 18.

[14] Banque Nationale du Canada c. B. (C.), 2000 CanLII 11303 (QC CA), paragr. 56-59 (motifs majoritaires du juge Forget, avec l’accord du juge Rousseau-Houle); Voir aussi Lacroix (Syndic de), 2014 QCCA 1994, paragr. 26 [Lacroix], demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 23 avril 2015, no 36225; 3087-4036 Québec inc. (Portes unies St-Michel 1993) c. 4229177 Canada inc., 2015 QCCA 167, paragr. 5-7.

[15] Didier Lluelles et Benoît Moore, Les obligations, 3e éd., Montréal, Thémis, 2018, no 2860.

[16] Notamment, le fait qu’au paragr. 60 de ses motifs, le juge affirme que 9386 n’a été « qu’un pion dans les manœuvres abusives et malintentionnées du père ».

[17] Argumentation, 4 novembre 2020, vol. 3, p. 588, lignes 14-25 et p. 589, lignes 1-9.

[18] Lacroix, supra, note 14; Léger c. Ouellet, 2011 QCCA 1858.

[19] Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice – Le Code civil du Québec, t. 1, Québec, Les Publications du Québec, 1993, art. 1633.

[20] V. Karim, supra, note 11, p. 1128, no 2905.

[21] Bergeron (Syndic de), [2002] R.D.I. 22 (C.A.) paragr. 14-15; Lacroix, supra, note 14; Banque Royale du Canada c. M.S., 2010 QCCS 1460, requête pour permission d’appeler hors délai rejetée, 12 octobre 2010, 2010 QCCA 186, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 10 mars 2011,
no 34023.

[22]  Lacroix, supra, note 14.

[23] Jugement entrepris, supra, note 1, paragr. 39.

[24] Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43 (CanLII), [2017] 2 RCS 59, paragr. 27 et 42. Voir aussi Station Mont-Tremblant c. Banville-Joncas, 2017 QCCA 939, paragr. 64-65, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 15 février 2018, no 37729.

[25] Lacroix, supra, note 14, paragr. 30.

[26] Jugement entrepris, supra, note 1, paragr. 43.

[27]  Leblanc c. Grimard, 1978 C.A. 229; 9022-8818 Québec inc. (Syndic de), (C.A., 2004-06-28), SOQUIJ AZ-50261435, J.E. 2004-1471, paragr. 45. Voir aussi Bernier c. Smith, (1937) 75 C.S. 144) et la doctrine (Baudouin, Jean-Louis et Jobin, Pierre-Gabriel, Les obligations, 7e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, 1 934 p. 1120.

[28] D. Lluelles et B. Moore, supra, note 15, no 2859; Jacques Ghestin, Christophe Jamin et Marc Billiau, Traité de droit civil – Les effets du contrat, 3e éd., Paris, Éditions L.G.D.J., 2001, no 847, p. 907-908.

[29] Lacroix, supra, note 14, paragr. 27-37.

[30] M.A., vol 3, p. 615, ligne 18 à p. 619, ligne 4.

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