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J.T. c. Bourassa

2016 QCCS 4228

 

JL

3454

 
 COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-076278-137

 

 

 

DATE :

 1er septembre 2016

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

LOUIS LACOURSIÈRE, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

J... T...

et

JA... L...

Demandeurs

c.

MARIE-CLAUDE BOURASSA

et

SYLVIE LEMIEUX

et

DOMINIC BRASSARD

et

VILLE DE MONTRÉAL

et

PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

Défendeurs

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 

 

 

TABLE DES MATIÈRES

I           PRÉAMBULE ………………………………………………………………….    4      

II          LES PARTIES …………………………………………………………………     4

III         LE CONTEXTE ………………………………………………………………..    4

            a)        la période précédant le 19 mars 2009 ……………………………….   4        

            b)        la période entre le 19 mars 2009 et le jugement

                        du 14 septembre 2010………………………………………………….   8

            c)        la période du 14 septembre 2010 au jugement du 12 septembre

                        2012 ……………………………………………………………………..   12

IV        LES PROCÉDURES

            a)        la requête introductive d’instance et les défenses ………………….   16

            b)        l’avis au Procureur général ……………………………………………   18

V         LES QUESTIONS EN LITIGE ……………………………………………….    20

VI        ANALYSE ……………………………………………………………………...    20

a)           y a-t-il une responsabilité du défendeur Brassard?…………………   20

i)             le droit …………………………………………………………..    21

ii)            application du droit aux faits ………………………………….   26

-          les vérifications auprès de la fratrie ………………….    35

-          l’hospitalisation à l’hôpital Fleury …………………….    36

-          les gestes inappropriés posés auprès de proches …   36

-          les problèmes de gestion de la succession …………   38

-          vérifications auprès de J... T... lui-même …….                38

            b)        y a-t-il une responsabilité des défenderesses Lemieux et Bourassa?

                        i)          le droit …………………………………………………………..    42

                                   -           principes généraux …………………………………….   42

                                               -           l’avis de l’article 76 C.p.c. et l’invalidité de l’immunité 

                                                           de poursuite ……………………………………………    47

                                   ii)         application du droit aux faits …………………………………    52

                                               -           les motifs raisonnables et probables ……………….     57

                                   -           l’intention malveillante ………………………………..     62

 

VII       LES DOMMAGES

            a)        les dommages pécuniaires de J... T... ………………………..             63

                        i)          la période d’avril 2009 au 8 mars 2013 ………………………  65

                        ii)         la période du 8 mars 2013 à la date de la retraite de M.

                                               T... …………………………………………………………           68

iii)           la période à compter de la prise de la retraite ……………….  69

b)           les dommages non pécuniaires des demandeurs …………………..  69

i)             l’anxiété, l’angoisse et le stress de J... T... entre mars

2009 et le 12 septembre 2012 et la privation de la liberté…..  70

                        ii)         l’incapacité partielle permanente de J... T... ……………            73

iii)           le dommage à la réputation de J... T... …………………            75

iv)           les dommages de Ja... L... ……………………………………..     76

v)            les dommages punitifs ..........................................................   77

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I           PRÉAMBULE

[1]           J... T..., déclaré coupable le 14 septembre 2010 d’un chef d’accusation d’attentat à la pudeur sur son jeune frère au début des années ’70, est acquitté par la Cour d’appel en 2012.

[2]           Le demandeur et son conjoint réclament des dommages pour poursuite abusive de la Ville de Montréal, de l’un de ses policiers, de la Procureure générale du Québec et de deux procureures aux poursuites criminelles et pénales. Ils allèguent leur négligence dans la conduite de l’enquête policière et dans l’exercice des fonctions des procureures comme poursuivants, que ce soit avant le dépôt des actes d’accusation ou pendant la préparation du procès.

[3]           Les actes reprochés au demandeur J... T... par son frère plaignant, qui sont à l’origine de l’acte d’accusation, se sont produits environ 30 ans avant le dépôt de la plainte à la police, d’où la qualification de ce genre de dossier de « dossier de survivant ».

[4]           Dès le début de l’audience, le 4 avril 2016, le Tribunal a prononcé, à la demande des demandeurs et sans contestation des défendeurs, une ordonnance de non-divulgation et publication du nom des demandeurs et de tous les faits, éléments, pièces ou procédures qui permettraient d’identifier les demandeurs.

II          LES PARTIES

[5]           J... T..., né le […] 1961, est psychologue aux aînés à l’emploi de l’Institut A depuis 1994; il est détenteur d’un baccalauréat et d’une maîtrise de l’UQAM et pratique sa profession depuis 1987. Il est citoyen américain depuis juillet 2001 et a une maison à Champlain, État de New York, depuis 1992.

[6]           Ja... L... est le conjoint de J... T... depuis 2003; il est artiste-peintre et possède un petit appartement qui lui sert de studio à Ville A.

[7]           Dominic Brassard est policier depuis 1989 et est affecté à la Section des agressions sexuelles du Service de police de la Ville de Montréal ( « SPVM » ) depuis 2005.

[8]           Mes Bourassa et Lemieux sont procureures aux poursuites criminelles et pénales.

III         LE CONTEXTE      

a)        la période précédant le 19 mars 2009

[9]           Au mois de juillet 2008, la direction du SPVM reçoit une plainte de A... T..., frère de J... T... (la « Plainte » )[1]. A... T... affirme avoir subi pendant son enfance des abus sexuels de la part du demandeur. La Plainte est un document de deux pages et demie. Le premier paragraphe décrit ainsi les abus :

24 juillet 2008

A vous de décider de la pertinence de cette lettre?

Je suis un homme âgé de 43 ans, qui a été abusé sexuellement de l’age de 9 ans jusqu’à l’age de 15 ans par mon frère plus vieux de trois années seulement, on va s’entendre que l’abus n’était pas une fois ou deux mais plutôt des centaines et des centaines et des centaines de fois, disons que ce n’étais pas normal qu’a l’age de douze ans j’avais déjà vécu plus de trois cent fellations.

[reproduit tel quel]

[10]        Les autres paragraphes contiennent des affirmations sur d’autres comportements et attitudes de J... T..., depuis, qui en dressent le portrait d’un manipulateur intelligent, contrôlant et abuseur.

[11]        Le 3 septembre 2008, le dossier est confié à M. Brassard, qui communique avec A... T..., le rencontre le 30 septembre et obtient alors une déclaration[2] de quatre pages qui ne traite, cette fois, que des abus sur ce dernier.

[12]        Il est question, lors de cette rencontre, de courriels entre membres de la famille qui traitent de J... T.... Le 6 octobre[3], ces courriels sont reçus par M. Brassard[4].

[13]        Le 5 octobre 2008[5], A... T... rédige aussi un document de 11 pages qui sera reçu le 9 octobre 2008 par M. Brassard[6]. Il y est question notamment de relations sexuelles entre J... T... et ses « frères »[7], de relations entre J... T... et un ami d’enfance de A... T..., M... B..., dans les années ’70 et de gestes inconvenants entre J... T... et les neveux de son ancien beau-frère[8].

[14]        Le 15 octobre, M. Brassard parle à M... B... et le rencontre le 30 octobre. Il signe une déclaration[9] qui décrit les deux évènements suivants qui se seraient produits quand M... B... avait entre 6 et 8 ans :

1) une fois au printemps, en dessous de la gallerie, il avait demander que je baisse mon pantalon et il a toucher mes organes génitaux, j’avais parler de cette situation à ma mère et elle m’avait fait jurer de ne pas être seul avec lui. Je sais que ma mère en avait parler à la mère de J... car durant des mois il m’avait dévisager.

2)  à l’été suivant durant le congé scolaire, il voulait me montrer quelque chose dans la cabane à Midas, c’était un cabanon à jardin qui était coller à une remise en bois et en tôle, sur 2 étages relié par passerelles.

Malgré l’avertissement de ne pas écouter J... et de jamais être seul avec, j’ai été pareil dans le cabanon sur sa demande. Je lui avait fait confiance. Aussitôt dans le cabanon, il avait mis sa main dans mon pantalon et me serrait très fort les organes génitaux, il m’avait fait très mal. Je mettais débatu et quitter le cabanon.                                                                               [reproduit tel quel]

[15]        Le 7 novembre, M. Brassard soumet le dossier pour analyse au Directeur des poursuites criminelles et pénales (« DPCP ») et le dossier est confié à Me Lemieux, assignée alors à la section du Tribunal de la jeunesse ( « TJ » ). Ce dernier a compétence vu que J... T... était mineur lors des évènements reprochés.

[16]        Me Lemieux procède à son étude du dossier sur la foi des documents suivants qu’il contient :

a)   résumé des faits par l’enquêteur du SPVM[10];

b)    rapport d’évènement[11];

c)    déclaration écrite du plaignant A... T... du 30 septembre 2008[12];

d)    notes d’entrevue du 30 septembre 2008[13];

e)    déclarations écrites de  M... B... du 30 octobre 2008[14];

f)      notes d’entrevue du 30 octobre 2008[15];

g)    copie de différents courriels[16];

h)    copie du document du 5 octobre 2008[17]; et

i)      notes d’enquête[18].

[17]        Le résumé des faits préparé par l’inspecteur Brassard se lit comme suit[19] :

RÉSUMÉ DES FAITS :

Contexte :  Le suspect est le frère de la victime. Les gestes de nature sexuelle se sont produits pour la très grande majorité au domicile familial alors que la victime et le suspect étaient d’âge mineur entre les années 1972 et 1980.

Faits :  Les premiers gestes se produisent alors que la victime est âgée de 8 ou 9 ans. Les deux frères jouent aux cartes et celui qui perd devait toucher le pénis du perdant. Par la suite à une autre occasion le suspect a voulu jouer de nouveau au jeu de carte, la victime refusait et le suspect usait de chantage et de ruse pour faire jouer son frère. La troisième fois la victime explique qu’il n’y a plus de jeu de carte, simplement des masturbations mutuelles. La victime devait se laisser faire et par la suite il devait masturber son frère. La victime a un souvenir qu’à un moment donné il a dit à son frère qu’il avait fait pipi sur sa main. La victime réalise maintenant qu’il s’agissait de sperme.

Alors que la victime a environ 10 ans, elle explique que son frère a commencé à lui faire des fellations à une fréquence de 2 à 3 fois semaine. La victime explique que vers l’âge de 13 ans, les fréquences des fellations ont diminué à environ 1 fois par semaine.

La victime explique qu’à l’âge de 12 ou 13 ans il avait du faire environ 300 fellations. Les gestes se sont produits au domicile familial, dans la voiture familiale et au chalet de la famille soit à Ville C. La victime relate le dernier évènement d’abus qui survient au chalet familial en 1980 alors que le suspect va rejoindre son frère dans les bois, il le prend par derrière, prend les parties génitales et baisse le pantalon de son frère par la suite il lui passe une branche d’arbre entre les fesses.

La victime a dévoilé par courriel les abus en janvier 2007 à sa sœur et son neveu. Plusieurs courriels furent échangés.

Le 30 octobre 2008 M. M... B... (ami d’enfance de la victime) fait une déclaration à l’effet que le suspect lui a, à deux reprises fait des attouchements sexuels alors qu’il était âgé entre 6 et 8 ans ce qui place le suspect entre 9 et 11 ans à l’époque.

[18]        Les 21 et 22 janvier 2009, M. Brassard prépare une demande d’intenter des procédures[20], un précis des faits[21] et un rapport complémentaire[22] puisque Me Lemieux est d’accord pour « autoriser » le dossier.

[19]        Le rapport complémentaire, daté du 22 janvier 2009[23], reprend essentiellement le résumé des faits. Il mentionne que A... T... aurait divulgué les « abus » par courriel à l’une de ses sœurs et son neveu en janvier 2007[24].   

[20]        Il est opportun de décrire brièvement, dès maintenant, le milieu de vie de la famille T... au moment pertinent.

[21]        La famille T..., soit les deux parents et sept enfants, demeurait, au moment des évènements, au rez-de-chaussée d’un duplex à Ville B. Il s’agit d’un 5 ½. La famille était locataire à compter de 1970; J... T... a acheté le duplex en 1973.

[22]        Dans une des chambres dormait le père, dans un lit double, et la mère et A... T... dans un lit simple, jusqu’en 1976.

[23]        Dans une autre chambre, trois garçons, D..., Mi... et J... occupaient respectivement le lit du haut, du milieu et du bas d’un meuble de lits superposés; l’autre chambre était celle des filles, Do..., L... et S....

[24]        À l’été 1976, lorsque l’aînée Do... a quitté la maison, A... T... a occupé son lit dans la chambre des filles pendant environ un an, jusqu’à ce que l’aîné des garçons D... quitte la maison. A... T... a alors occupé le lit du haut dans la chambre des garçons.

[25]        Le sous-sol servait de local de menuiserie pour le père. Ce dernier est décédé en 1994 et la mère le 18 juin 2002.

[26]        La maison sera vendue en 2003; à ce moment, A... T... habite l’un des logements du haut du duplex. D... est le liquidateur de la succession.

[27]        Me Lemieux est satisfaite, à partir de son étude du dossier, d’avoir des motifs raisonnables et probables et autorise donc par la suite le dépôt d’une dénonciation avec un mandat d’arrestation visé[25], ce qui implique, notamment, une mise en liberté immédiate après son exécution[26].

[28]        Le 4 février 2009, le juge Guy Lévesque, j.c.Q., autorise le mandat d’arrestation visé contre le demandeur T...[27].

[29]        Le mandat d’arrestation inculpe J... T... de ce qui suit :

1)           entre le 19 novembre 1973 et le 18 novembre 1979, à Ville A, district de Montréal, a, étant une personne de sexe masculin, attaqué A... T... (1964-[...]) dans l’intention de commettre la sodomie ou attenté à la pudeur, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 156 du Code criminel, S.R.C. 1970, C-34.

2)           entre le 19 novembre 1973 et le 18 novembre 1979, à Ville A, district de Montréal, a commis des actes de grossière indécence avec A... T... (1964-[...]), commettant l’acte criminel prévu à l’article 157 du Code criminel, S.R.C. 1970, C-34.

b)        la période entre le 19 mars 2009 et le jugement du 14 septembre 2010

[30]        Le jeudi 19 mars 2009, M. Brassard appelle J... T... à son travail à [l’institut A]; il l’informe de l’existence d’un mandat d’arrestation, du fait que le plaignant A... T... lui reproche des attouchements sexuels répétés, suggère une rencontre et l’avise de l’opportunité de consulter un avocat.

[31]        Le vendredi 20 mars, J... T... rappelle l’enquêteur pour savoir à quelle époque les incidents se seraient produits; il apprend que c’est à l’adolescence.

[32]        Toujours le 20 mars, les choses se bousculent dans un autre registre de la vie de J... T....

[33]        En effet, il est alors avisé, par conférence téléphonique, par Lu... L..., Directeur du personnel, soutien et développement organisationnel à [l’institut A] et par Ma... P..., Directrice des services professionnels de réadaptation et des activités universitaires, de l’octroi d’une promotion au poste de Chef de programme A pour lequel il avait postulé et procédé à une entrevue de sélection les 11 février et 2 mars précédents.

[34]        La clientèle visée par le poste est composée majoritairement d’enfants et le titulaire du poste a, comme lien, des écoles primaires et des CPE.

[35]        Les interlocuteurs de J... T... sont étonnés du peu d’enthousiasme qu’il manifeste à l’annonce de la nouvelle; ils ignorent à ce moment que J... T... fait l’objet d’un mandat, ce qui aura une conséquence sur la promotion.

[36]        Le lundi 23 mars, J... T... consulte un avocat qui lui donne certains conseils, dont le droit au silence. Il le conseille aussi sur la façon de gérer l’octroi de ce nouveau poste compte tenu des circonstances.

[37]        Le mardi 24 mars, tous les employés sont avisés de la nomination de J... T... au poste de Chef de programme A[28].

[38]        Plus tard la même journée, J... T... rencontre Ja... L... et Mme P..., après avoir avisé cette dernière de ses ennuis personnels. Compte tenu des circonstances, en particulier vu la clientèle visée, les parties conviennent qu’il n’est pas opportun que J... T... occupe le poste au programme A et est approprié qu’il demeure plutôt psychologue aux aînés.

[39]        Le mercredi 25 mars, J... T... écrit à Ma... P..., Lu... L... et F... La..., Directeur-général de [l’institut A], pour les aviser de sa décision de décliner l’offre d’assumer la fonction de Chef du programme A; la raison qu’il invoque :         « d’importants problèmes familiaux ».

[40]        Le 2 avril, J... T... rencontre l’enquêteur Brassard au bureau du SPVM à la  Place Versailles. Il est mis en état d’arrestation. Il décrit l’attitude de son interlocuteur comme correcte et neutre. M. Brassard lui lit ses droits et J... T... exerce son droit au silence. Il est enregistré et filmé[29]. L’entrevue dure environ une heure. Il est remis en liberté avec promesse de comparaître sous conditions.

[41]        Le 9 avril, J... T... comparaît personnellement devant la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse. On lui remet alors une enveloppe qui contient certains documents[30], dans le contexte de la divulgation de la preuve.

[42]        J... T... plaide non coupable et nie, depuis le début, sa culpabilité.

[43]        Au mois de mai 2009, Me Bourassa se voit confier le dossier de la poursuite criminelle contre J... T.... Le procès est alors déjà fixé aux 13 et 14 octobre 2009. Elle prend connaissance de la preuve recueillie par l’enquêteur et fixe une rencontre avec A... T...

 

[44]        Le 2 juillet 2009, Me Bourassa communique avec l’enquêteur et lui demande certaines précisions qu’elle recevra le 6 juillet 2009[31].

[45]        À la suite de cette conversation, elle demande des renseignements additionnels à l’enquêteur, qui contactera les personnes suivantes :

-           M... G..., ex-conjoint de J... T..., qui l’informe d’un évènement survenu chez sa sœur où le demandeur aurait posé des questions intimes à ses neveux; M... G... mentionne aussi que, à son avis, A... T... est « mentally disturbed »[32];

-           L..., sœur du plaignant et du demandeur, qui informe l’enquêteur, notamment, d’un incident dans les années ’70 avec d’anciens voisins qui auraient reproché à J... T... d’avoir tenté d’abuser d’un de leurs enfants[33];

-           M... B..., qui donne certaines précisions quant à un incident avec lui alors qu’il était enfant[34];

-           C... L3... et N... Be..., voisins contactés au sujet de l’incident survenu dans les années ’70; Mme Be... se souvient d’une fois où J... T... aurait gardé mais n’a aucun souvenir d’incident particulier[35]; quant à lui, M. L3... n’a aucun souvenir d’un incident impliquant ses enfants[36].

[46]        Le 11 août 2009, L..., qui vit en Australie, fournit une déclaration écrite[37] à l’enquêteur Brassard, qu’il reçoit le 1er septembre.

[47]        Le 12 août, Me Bourassa rencontre A... T...; il est question de l’enquête, des évènements vécus par lui, des témoins et des procédures judiciaires.

[48]        Le 14 septembre, J... T... mandate Me Jacklin Turcot pour le représenter à son procès. Me Turcot représente donc J... T... devant le T.J. Il prend la relève d’un confrère, Me Yves Poulin, quelques semaines avant le procès qui, l’a-t-on vu, est déjà fixé aux 13 et 14 octobre 2009.

[49]        Le ou vers le 23 septembre 2009, Me Turcot présente donc une requête en désassignation, qui n’est pas contestée et est accueillie; le procès sera refixé pour quatre jours, les 8, 10, 11 et 12 mars 2010[38].

[50]        La même journée, il rencontre Me Bourassa à son bureau; la rencontre, cordiale, dure une demi-heure environ. Me Turcot exhibe à Me Bourassa plusieurs documents, sous la forme de déclarations ou d’affidavits, dont le canevas avait été préparé par Me Poulin. Ces documents émanent de membres de la famille et d’amis de J... T...[39] :

                        -           Do..., sa sœur;

                        -           D..., son frère;

                        -           Mi..., son frère;

                        -           L... G..., belle-soeur (épouse de D...)

                        -           P... T...;

                        -           Je... T..., nièce;

                        -           B... T..., neveu;

                        -           Ma... P..., amie;

                        -           D... Bo..., ami;

                        -           Ma... A..., amie.

[51]        Ces documents tendent à démontrer, généralement, que J... T... n’a pas la personnalité et n’a jamais exhibé un comportement qui soient susceptibles d’être compatibles avec les gestes que lui reproche A... T...

[52]        Armé de ces documents et désireux de convaincre Me Bourassa qu’elle avait peu de chance d’obtenir une condamnation, il ne réussit pas à altérer l’opinion de cette dernière. Elle estime que les documents exhibés sont ceux des membres d’une partie seulement de la fratrie T..., celle qui est favorable à J..., mais qu’aucun n’émane de l’autre, soit de L... et S..., plus critiques de l’accusé.

[53]        Me Turcot repart donc avec les documents, sans que copie ne soit laissée à Me Bourassa, déçu de ne pas avoir ébranlé la confiance de son interlocutrice.

[54]        Me Turcot fait de la rencontre le constat suivant : Me Bourassa a rencontré le plaignant, le trouve crédible, le prend même en pitié et a confiance d’obtenir une condamnation.

[55]        Me Turcot n’a pas de souvenir d’avoir discuté avec son client,t6 avant le jugement du 14 septembre 2010, de la peine dont il était susceptible d’écoper[40].

[56]        Le 4 mars, le DPCP signifie un avis d’intention de demander l’assujettissement de J... T... à la peine applicable aux adultes.

[57]        Le 8 mars 2010, le procès commence; dès le début, les chefs 1 et 2 sont amendés pour restreindre l’accusation à celle d’ « avoir commis des actes de grossière indécence »; le procès se déroule tel que prévu les 8, 10, 11 et 12 mars de même que les 4 et 7 mai 2010 à la Chambre de la Jeunesse de la Cour du Québec.

[58]        Le ministère public fait entendre M. Brassard, A... T... et M. B.

[59]        La défense fait entendre J... T..., sa sœur Do..., son frère Mi... et L... G..., l’épouse de D... T..., l’aîné de la famille.

[60]        Le 14 septembre 2010,  J... T... est trouvé coupable d’attentat à la pudeur[41].

[61]        En bref, la juge Beauchemin résume les témoignages, dont celui de M... B..., déclaré admissible par une décision sur voir-dire en matière de preuve de fait similaire rendue le 12 mars 2010[42].

[62]        Ensuite, après avoir résumé le droit applicable et fait le constat, manifeste, qu’il n’y a pas de témoin direct des gestes allégués, elle conclut que :

1)   le témoignage de J... T... n’est pas crédible;

2)   la défense n’a pas soulevé de doute raisonnable quant aux accusations

portées; et

3)   le témoignage d’A... T... est crédible et le ministère public a prouvé les

éléments constitutifs de l’infraction d’attentat à la pudeur.

c)           la période du 14 septembre 2010 au jugement du 12 septembre 2012

[63]        Le jugement du 14 septembre 2010 bouleverse J... T....

[64]        Dès le lendemain, il consulte, en urgence, la docteure Janine Beaudry-Rémillard, une psychiatre qu’il avait déjà vue en 2005 pour une dépression majeure.

[65]        Il est convaincu qu’il y a collusion entre le policier, la Couronne et la juge. Il est désespéré; il entrevoit perdre son travail et sa maison. Son médecin lui prescrit de l’Ativan et lui donne un billet d’arrêt de travail de quatre semaines avec, comme diagnostic, « troubles d’adaptation avec humeur mixte »[43].

[66]        Le 12 octobre, un avis d’appel est logé[44].

[67]        J... T... restera en arrêt de travail jusqu’à un retour progressif au mois de mars 2011[45], dans la foulée d’une entente sur la peine qui sera entérinée par la juge Beauchemin à cette période.

[68]        En effet, le 18 janvier 2011, lors de représentations sur la peine, la poursuite et la défense présentent une suggestion commune qui tient compte, notamment, du rapport pré-décisionnel[46].

[69]        Le 1er mars 2011, la juge Beauchemin prononce une ordonnance de peine soit :

1.         une peine d’emprisonnement pour une période de 15 mois à être purgée dans la collectivité;

2.         l’obligation de respecter les conditions applicables à une peine d’emprisonnement avec sursis;

3.         une période de probation de trois ans;

4.         une interdiction de posséder des armes à feu et autres armes pendant une période de 10 ans.

[70]        À la suite du jugement, J... T... doit s’inscrire au registre des délinquants sexuels et est donc soumis à une ordonnance autorisant le prélèvement de substances corporelles pour analyses génétiques[47].

[71]        J... T... ne demande pas la suspension de l’exécution de sa peine pendant l’appel; il purge donc la peine et remplit les conditions imposées par la juge.

[72]        Le 12 septembre 2012, la Cour d’appel, dans un arrêt dont le juge Léger écrit les motifs, auxquels souscrivent les juges Dufresne et Viens (Ad Hoc), infirme le jugement[48].4

[73]        Le Tribunal ne résumera pas l’arrêt de la Cour d’appel, qui fait 47 pages et 180 paragraphes. Il est toutefois utile, pour fins de contexte, de référer à certains motifs et à certains extraits.

[74]        La Cour d’appel résume d’abord ainsi les questions au cœur du pourvoi[49] :

[10]  Trois questions sont au cœur du pourvoi. La première consiste à vérifier l'admissibilité de la preuve de faits similaires présentée par la Couronne. La seconde, le verdict est-il déraisonnable au motif qu'il ne prendrait pas appui sur la preuve. Le cas échéant, quelle doit en être la conséquence ?

[75]        Elle répond que la preuve de faits similaires relative au témoignage de M... B... était inadmissible; elle reproche à la juge d’instance d’avoir permis une preuve de propension générale, d’une valeur probante insuffisante par rapport au préjudice qu’elle causait à l’accusé[50]. Elle ajoute que l’erreur d’accepter la preuve de fait similaire a eu une incidence sur le verdict et conclut, bien sûr, à écarter le témoignage de M. B….

[76]        La Cour d’appel rappelle ensuite que restreintes sont les circonstances où une cour d’appel est justifiée d’intervenir en matière de verdict fondé sur la crédibilité des témoins. Ceci étant, elle décide néanmoins d’intervenir[51] :

[96]   Cela dit avec égards pour la première juge, après avoir minutieusement relu l'ensemble des témoignages, je suis d'avis que l'appelant a raison et qu'il y a lieu d'intervenir. Les motifs énoncés par la juge ne sont pas convaincants au point de renverser la présomption d'innocence. À cela s'ajoute le nombre d'erreurs dont l'effet conjugué influe nécessairement sur le sort de cette affaire. Enfin, certaines erreurs découlent d'un raisonnement irrationnel qui l'a conduite à déclarer l'appelant coupable.

 

[77]        Elle procède ensuite à faire une longue analyse des motifs de la juge d’instance pour conclure ainsi[52] :

[133]  Avec égards, j'estime que ses raisons pour trouver l'appelant non sincère ni fiable, et partant non crédible, ne sont pas raisonnables et procèdent d'une mauvaise lecture de la preuve et d'une logique irrationnelle. Il va sans dire qu'affirmer que ses motifs sont mal fondés ne permet pas de conclure qu'elle aurait simplement dû le croire. Dit autrement, je n'affirme pas que l'appelant devait simplement être cru, mais bien que les motifs donnés par la juge pour ne pas le croire ne résistent pas à l'analyse. Elle passe ensuite à la deuxième étape du test suivi.

[78]        Elle ajoute que la juge d’instance « laisse voir une appréciation discutable de la crédibilité de l’appelant »[53] pour conclure enfin que le verdict n’est pas raisonnable[54] :

 [145]  Cela dit avec égards, je suis d'avis que le verdict rendu en l'espèce n'est pas raisonnable. Outre les erreurs déjà analysées qui ont conduit la juge à rejeter le témoignage de l'appelant, elle en commet plusieurs autres dans son analyse du témoignage du plaignant. D'une part, plusieurs raisonnements avancés pour appuyer sa conclusion que le plaignant est crédible ont peu de valeur logique ou sont circulaires. D'autre part, elle a omis de traiter certains éléments de preuve qui auraient été susceptibles de miner sa crédibilité.

[79]        La Cour d’appel mentionne notamment que la concomitance entre le dépôt de la Plainte, juillet 2008, et le règlement de la succession de Mme T..., aurait dû interpeler la juge d’instance. Elle se prononce même alors sur la qualité de l’enquête policière[55] :

[169]    Ne serait-ce qu’en raison de cette concomitance et du fait que le plaignant précise dans sa lettre au policier que sa plainte n’a rien à voir avec le règlement de la succession, il m’apparaît évident que quelques mots s’imposaient de la part de la juge sur le sujet, plutôt que de simplement suggérer qu’il s’agit d’une simple affaire civile. Bien qu’il est acquis que dans l’évaluation de la crédibilité d’un plaignant, le moment (ou la tardiveté) de sa plainte ne constitue qu’une circonstance parmi d’autre à examiner, la juge omet simplement de considérer ce fait. Il méritait de l’être dans l’appréciation de la crédibilité du plaignant, au regard de l’ensemble de la preuve, notamment des raisons qu’il invoque pour justifier de porter plainte après 35 ans :

·         Sa promesse faite à Dieu;

·         Sa crainte (on est pourtant en 2008!) de se faire interner par un collègue psychiatre de l’appelant pour l’empêcher de parler et qu’une fois à l’hôpital, ce dernier ne vienne à sa chambre pour l’agresser sexuellement;

·         Son désir de protéger d’autres jeunes du milieu alors que l’appelant travaille en gériatrie;

·         La mention dans sa lettre à la police que sa dénonciation n’a aucun rapport avec le règlement de la succession, sans autres explications;

·         L’enquête lacunaire du policier enquêteur qui n’a pas rencontré tous les membres de la fratrie. Il n’a rencontré que les deux sœurs désignées par le plaignant et son ami M... B... Il ne s’interroge pas sur un possible mobile que le plaignant aurait pu avoir.

[80]        La Cour d’appel récapitule[56] :

Récapitulatif

[173]     À la première étape du test de W. (D.), plusieurs raisons données par la juge de première instance pour douter de la crédibilité de l'accusé sont fondées sur des erreurs dans sa lecture de la preuve et recèlent des erreurs de logique. Sans affirmer que sans ces erreurs l'accusé aurait nécessairement dû être cru, force est de constater que son témoignage n'est pas affligé d'autant de failles que celles identifiées par la première juge.

[174]     À la seconde étape, la juge aborde quelques éléments du témoignage de l'appelant, mais sans toutefois expliquer leur pertinence ou la place qu'ils ont dans sa décision. Elle commet d'autres erreurs :

i) en reprochant à certains témoins indépendants de la défense d'avoir livré un témoignage appris, quant à l'attitude du père par rapport à sa voiture;

ii) en suivant une logique irrationnelle, elle estime que la photo montrant le coffre arrière de la voiture ouverte désavoue la thèse de l'appelant, par ailleurs étayée par d'autres témoignages;

[175]     À la dernière étape, où il faut considérer la preuve dans son ensemble pour évaluer si un doute raisonnable a été soulevé, d'autres erreurs ont été commises par la juge de première instance, notamment :

i) Pour expliquer en quoi elle estime le plaignant crédible, elle cite beaucoup de faits neutres, voire sans importance et elle appuie ses conclusions quant à sa crédibilité sur un raisonnement circulaire où la conclusion prévisible sur la culpabilité tient lieu de prémisse;

ii) Elle occulte le fait que la plainte de la supposée victime aurait pu être motivée par un mobile de vengeance envers l'appelant;

iii) Elle passe sous silence le fait que le plaignant est contredit par sa sœur Do... quant à l'événement lors duquel lui et l'appelant auraient dormi dans le même lit;

iv) Elle rejette pour de mauvaises raisons l'argument de la défense selon lequel il est improbable que les très nombreux gestes d'agression aient été commis à l'insu des nombreux occupants de la demeure familiale;

v) Bien qu'il soit difficile de déterminer quelle a pu être l'influence du témoignage de M... B... sur l'appréciation de la crédibilité du plaignant, il est vraisemblable d'imaginer qu'il ait pu influencer la première juge. Cette crainte est d'autant plus justifiée qu'elle a indiqué qu'il permettait de rehausser la crédibilité du plaignant. Or, ce témoignage était inadmissible. Dans un cas comme en l'espèce, où la crédibilité est au cœur du débat, l'admission de cette preuve irrecevable ne saurait être ignorée.

[176]     À mon avis, par leur effet conjugué, les erreurs soulignées rendent incontournables l'intervention de cette Cour, la preuve ne permettant pas de maintenir un verdict de culpabilité. En disant cela, je ne conclus pas qu'il est impossible que les agressions reprochées aient eu lieu, mais seulement qu'elles n'ont pas été prouvées hors de tout doute raisonnable, en application du principe qu'il me faut examiner l'effet de la preuve et jusqu'à un certain point, la réévaluer. Il reste à décider quelle conséquence tirer quant au remède à apporter. Faut-il ordonner un nouveau procès ou simplement prononcer un acquittement?

[81]        Elle décide enfin de ne pas ordonner un nouveau procès[57] :

[178]     À mon avis, les motifs retenus par la juge pour ne pas croire l'appelant sont déraisonnables; ceux retenus pour conclure que sa version ne soulève pas de doute raisonnable le sont également. J'estime en outre qu'elle présente des motifs très faibles pour dire du plaignant qu'il était sincère, et partant crédible, et enfin, qu'elle a omis des éléments qui permettraient d'atténuer, voire mettre en doute sa fiabilité et sa crédibilité.

[179]     Je ne vois pas comment un juge des faits se penchant à nouveau sur cette preuve pourrait conclure que l'appelant a commis hors de tout doute le crime qui lui est reproché.

[82]        Elle infirme donc le verdict de culpabilité sur le premier chef et la suspension conditionnelle du deuxième chef et substitue un verdict d’acquittement sur les deux chefs.

IV        LES PROCÉDURES

a)        la requête introductive d’instance et les défenses

[83]        Le 8 mars 2013, la requête introductive d’instance est signifiée.

[84]        J... T... réclame les dommages suivants dans sa requête introductive d’instance ré-ré-amendée du 19 avril 2016 :

a)  atteinte à sa réputation :                                                         75 000,00 $

b)  atteinte à sa carrière par suite de l’annulation de la

      promotion qu’il venait tout juste de se voir confirmer

      en mars 2009 et qu’il ne pourra récupérer, représen-

      tant une perte actualisée d’environ :                                   350 641,00 $

c)   anxiété, angoisse, démoralisation et stress intenses

      subis au cours d’une période de plus de trois ans et

      demi :                                                                                     125 000,00 $

d)   perte salariale encourue avant l’institution du présent

recours :                                                                                  108 224,00 $

e)   privation de sa liberté en purgeant sa peine dans la

communauté :                                                                         150 000,00 $

f)     incapacité partielle permanente malgré les traite-

ments psychiatriques reçus :                                                135 000,00 $

g)   frais d’avocats encourus pour sa défense au

Tribunal des adolescents et en Cour d’appel :                     20 939,20 $

   TOTAL :                                                                                      964 804,20 $       

[85]        JA... L... réclame pour sa part 100 000 $ pour stress et angoisse subis depuis mars 2010.

[86]        Enfin, chaque demandeur réclame 50 000 $ à titre de dommages punitifs.

[87]        J... T... reproche essentiellement les fautes suivantes aux défendeurs :        

-           au défendeur Brassard, d’avoir bâclé son enquête, notamment en négligeant de recourir aux moyens disponibles pour valider les plaintes de A... T... et juger de sa crédibilité;

-           à la défenderesse Lemieux, d’avoir négligemment autorisé le dépôt d’accusations sur la seule foi d’une enquête à sa face même bâclée, sans prendre les moyens pour vérifier des informations, à leur face même peu crédibles, qui auraient mené à la conclusion que la plainte de A... T... était sans fondement;

-           à la défenderesse Bourassa, d’avoir poursuivi les procédures contre lui malgré que des démarches de complément d’enquête qu’elle avait elle-même suggérées n’avaient pas été complétées, que la poursuite reposait sur le témoignage d’une personne, A... T..., non crédible et non corroboré et que de nombreuses déclarations soumises par son avocat semaient un doute sérieux sur la version de A... T...

[88]        J... T... qualifie de lourdes les fautes des défendeurs et leur attribue à chacun de la mauvaise foi.

[89]        Il plaide que sa vie a été bouleversée par les gestes des défendeurs. Il était un membre respecté de l’Ordre des psychologues et sa réputation a été cruellement entachée; il a dû renoncer à une promotion imminente, s’absenter de son travail, subir l’humiliation d’être soumis à l’enquête de son ordre professionnel, se soumettre aux exigences, qu’il qualifie d’infamantes, de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels[58] et voir sa liberté, son honneur et sa dignité bafoués.

[90]        Quant à lui, Ja... L... réclame les dommages que les fautes des défendeurs lui ont causés.

[91]        M. Brassard nie avoir commis une faute et affirme avoir procédé à son enquête de façon raisonnable, diligente et de bonne foi.

[92]        Subsidiairement, il soutient dans ses procédures que même s’il y avait eu faute, cette faute ne serait pas causale du dommage car les éléments d’enquête que J... T... reproche à M. Brassard d’avoir omis ont été connus par ce dernier avant le procès et que la version des autres membres de la fratrie, qu’il lui reprochait de ne pas avoir obtenue, a été portée à l’attention de Me Bourassa dans le cadre des procédures.

[93]        Quant à Me Lemieux et Me Bourassa, elles nient avoir aussi commis une faute.

[94]        Me Lemieux était moralement convaincue, à la lumière de la preuve obtenue dans le dossier par M. Brassard, de pouvoir établir la culpabilité du demandeur.

[95]        Quant à Me Bourassa, elle plaide, elle aussi, à partir de son dossier d’enquête et de trois rencontres avec A... T..., avoir été moralement convaincue qu’un acte criminel avait été commis.

[96]        Elles soutiennent, subsidiairement, que l’action est irrecevable puisqu’elles bénéficient d’une immunité relative dans l’exercice de leurs fonctions et que la preuve ne justifie pas la levée de cette immunité.

[97]        En effet, les deux défenderesses affirment avoir toujours agi de bonne foi et certainement sans intention malveillante.

b)        l’avis au Procureur général

[98]        En janvier 2016, les demandeurs signifient un avis au Procureur général             (l’ « Avis » )  au sens de l’article 76 du Code de procédure civile ( « C.p.c. » ) :

76.  Dans une affaire civile, administrative, pénale ou criminelle, la personne qui entend mettre en question le caractère opérant, l'applicabilité constitutionnelle ou la validité d'une disposition d'une loi du Québec ou du Canada, de tout règlement pris sous leur autorité, d'un décret gouvernemental ou d'un arrêté ministériel ou de toute autre règle de droit doit en aviser le procureur général du Québec.

Elle est aussi tenue de le faire lorsqu'elle demande, à l'encontre de l'État, de l'un de ses organismes ou d'une personne morale de droit public, une réparation fondée sur la violation ou la négation de ses droits et libertés fondamentaux prévus par la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12) ou la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de l'annexe B de la Loi sur le Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume-Uni pour l'année 1982).

Elle est enfin tenue de le faire lorsque, dans une instance, elle met en question la navigabilité ou la flottabilité d'un lac ou d'un cours d'eau ou le droit de propriété du lit ou des rives.

Il ne peut être statué sur aucune de ces demandes sans que cet avis ait été valablement donné et le tribunal ne peut se prononcer que sur les moyens qui y sont exposés.

[99]        Dans l’Avis, ils soulignent que l’immunité relative dont entendent se prévaloir les défenderesses Lemieux et Bourassa et la Procureure générale contrevient aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte » ) :

Garanties juridiques

Vie, liberté et sécurité

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Droits à l’égalité

Égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Programmes de promotion sociale

(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.

[100]     Ils plaident que, compte tenu de cette immunité relative, les affaires Nelles[59], Proulx[60] et Miazga[61] imposent au demandeur T... quatre éléments pour obtenir gain de cause dans son action pour poursuite abusive :

a)    que les procédures aient été engagées par le défendeur;

b)    que le tribunal ait rendu une décision favorable au demandeur;

c)    l’absence de motif raisonnable et probable; et

d)    l’intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l’application de la loi.

[101]     Or, selon eux, le quatrième élément est pratiquement impossible à prouver et ne permet pas une pleine mesure de justice au demandeur qui satisfait les trois premiers.

[102]        Ils plaident que ce quatrième élément n’est pas justifiable en regard des principes d’une justice civile, ne répond à aucun besoin social actuel et qu’il n’y a pas de preuve que le fait de supprimer ou de réduire cette quatrième condition aurait pour effet d’entraver la liberté d’action des procureurs ou de provoquer une avalanche de poursuites civiles en cas d’acquittement, motifs qui sont à la base de la décision de la Cour suprême de créer cette immunité jurisprudentielle.

V         LES QUESTIONS EN LITIGE

[103]     Les questions en litige sont les suivantes :

a)        y a-t-il une responsabilité du défendeur Brassard?

b)        y a-t-il une responsabilité des défenderesses Lemieux et Bourassa?

c)         quelle est l’étendue des dommages des demandeurs?

VI        ANALYSE

[104]    Le Tribunal est conscient qu’il est souvent difficile pour des personnes acquittées d’accusations de crimes de nature sexuelle d’échapper à la stigmatisation et au traumatisme qui découlent de telles accusations. Ce constat ne relève cependant pas le Tribunal de son devoir de juger selon les règles de droit.

a)        y a-t-il une responsabilité du défendeur Brassard?

[105]      Le reproche principal des demandeurs envers M. Brassard est de s’être contenté de croire A... T... sans jamais, malgré les possibilités qui s’offraient à lui, vérifier sa crédibilité. Selon les demandeurs, M. Brassard s’est concentré sur la version de A... T... donnée le 30 septembre 2008[62] et a occulté de son enquête le document du 24 juillet 2008[63] qui est, selon lui, ni plus ni moins qu’un réquisitoire contre A... T...

[106]     Ils lui reprochent notamment de n’avoir accordé aucune importance :

-           au délai encouru depuis les évènements;

-           à l’existence d’un litige avec J... T... pour la succession de leur mère;

-           aux allégations  « superlatives et exagérées » de A... T... qui parsèment les documents qu’il a signés[64], dont l’une des plus loufoques et invraisemblables, selon eux, est l’allégation qu’il aurait été victime de 300 fellations;

 

 

[107]     Ils reprochent aussi au policier Brassard de ne pas avoir contacté la fratrie et les neveux du demandeur T..., P... et Ca..., une psychologue dont A... T... lui avait donné les coordonnées, le frère de M. B..., soi-disant l’objet d’une demande de fellation de J... T... pendant leur jeunesse, et J... T... lui-même.

[108]     M. Brassard réplique que la demande ne peut identifier de faute précise de sa part, se livre à une analyse rétrospective du dossier et lui impose un fardeau d’enquête tous azimuts qui ne tient pas compte de la nature des infractions soupçonnées, soit des agressions sexuelles, sans témoins, et de la conclusion, raisonnable, à laquelle il en est arrivé qu’existaient, à partir des éléments vérifiés, des motifs raisonnables et probables de croire que J... T... avait commis des infractions à l’endroit de A... T...

                        i)          le droit

[109]     La mission d’un corps de police est déterminée par la Loi sur la police[65] :

48. Les corps de police, ainsi que chacun de leurs membres, ont pour mission de maintenir la paix, l'ordre et la sécurité publique, de prévenir et de réprimer le crime et, selon leur compétence respective énoncée aux articles 50, 69 et 289.6, les infractions aux lois ou aux règlements pris par les autorités municipales, et d'en rechercher les auteurs.

Pour la réalisation de cette mission, ils assurent la sécurité des personnes et des biens, sauvegardent les droits et les libertés, respectent les victimes et sont attentifs à leurs besoins, coopèrent avec la communauté dans le respect du pluralisme culturel. Dans leur composition, les corps de police favorisent une représentativité adéquate du milieu qu'ils desservent.

[110]     Dans l’arrêt Lacombe c. André[66], le juge Proulx, après avoir précisé que le droit de déposer une dénonciation pour la commission d’un crime appartient à toute personne, rappelle que le dénonciateur doit s’appuyer sur des « motifs raisonnables ». Lorsque le policier est le dénonciateur, il jouit d’indépendance : en définitive, c’est au policier que revient la décision de porter plainte ou non. Cela n’empêche pas par ailleurs le policier de consulter le substitut dans ce processus décisionnel ou encore, comme c’est le cas au Québec, qu’il soit requis que le substitut « autorise » la dénonciation : dans un cas comme dans l’autre, le policier conserve son pouvoir d’agir comme « dénonciateur ».

[111]     Il est utile de comparer tout de suite les rôles respectifs de la police et du ministère public à l’étape de l’inculpation.

[112]     À nouveau, le juge Proulx, dans le même arrêt, citant le juge LeBel alors à la Cour suprême dans R. v. Regan[67], écrit :

[94]   […]    Rappelant que la séparation entre les fonctions de la police et celles du ministère public constitue un principe bien établi dans notre système de justice pénal, le juge LeBel a vu dans ce système de filtrage préinculpation au Québec un moyen de mieux servir les intérêts de la justice: ce système protège tout aussi bien la réputation du système de justice, les intérêts personnels de l'inculpé, que ceux du plaignant.

[95]           D'autres avantages, présentant énormément de pertinence en l'espèce, ont été soulignés en Cour suprême: l'appréciation de la crédibilité, de l'attitude et de la détermination des témoins, «tout particulièrement dans les affaires d'agression sexuelle» et surtout «lorsque les faits reprochés remontent à très longtemps…» (par. [84] de l'opinion du juge LeBel).

[96]           À cette étape, le substitut ne remplace pas le policier: son rôle de représentant de la justice lui demande de considérer de nombreux facteurs que le policier le plus consciencieux et le plus responsable n'est pas tenu d'examiner (Report of Attorney General's Advisory Committee on Charge screening, disclosure and resolution discussions, (1993), Ontario, présidé par l'hon. G.A. Martin, ci-après le «Rapport Martin»).  Ce rapport précise que la séparation des pouvoirs d'enquête et de poursuite de l'État constitue une importante garantie contre l'abus de l'un et de l'autre: en établissant un niveau de contrôle indépendant entre l'enquête et la poursuite cette séparation des pouvoirs permet que les enquêtes comme les poursuites soient effectuées de façon plus complète et, partant, plus équitable:

… separating the investigative and prosecutorial powers of the state is an important safeguard against the misuse of both.  Such separation of power, by inserting a level of independent review between the investigation and any prosecution that may ensue, also helps to ensure that both investigations and prosecutions are conducted more thoroughly, and thus more fairly.

[97]           Pour le juge Binnie, dissident dans l'affaire Regan, le substitut fournit les premiers freins et contrepoids au pouvoir de la police: il sert de tampon entre la police et le citoyen.

[113]     Selon la Cour d’appel[68], les actes d’un policier doivent être appréciés selon la conduite du policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances dont le rôle est de recueillir la preuve et la soupeser, non pas en fonction de normes juridiques mais dans le respect des normes et pratiques établies à l’égard de sa profession. Elle adopte ainsi l’enseignement de la Cour suprême dans l’arrêt  Hill c. Commission de services policiers de la municipalité de Hamilton-Wentworth[69]. Cette dernière concluait ainsi sur l’existence de considérations de politique générale et de principes pouvant justifier un refus d’imposer aux policiers une obligation de diligence (duty of care) envers un demandeur :

49.    Il est allégué que la décision de poursuivre l’enquête policière sur un suspect, ou d’y mettre fin, est une décision quasi-judiciaire apparentée à celle que prend le poursuivant public.  Il est vrai que policiers et poursuivants prennent des décisions quant à l’opportunité de traduire le suspect en justice.  Mais la nature de la démarche diffère.  Le policier cherche avant tout à recueillir la preuve et à la soupeser.  Le poursuivant s’attache essentiellement à déterminer si cette preuve étaye en droit une déclaration de culpabilité.  La fonction policière se distingue de la fonction judiciaire ou quasi-judiciaire en ce qu’elle s’attache aux faits.

50.  Le fait qu’il s’expose à la responsabilité civile en cas d’enquête négligente n’exige pas du policier qu’il se prononce sur la culpabilité ou l’innocence du suspect avant de l’inculper.  Il doit apprécier la preuve jusqu’à un certain point dans le cadre de l’enquête : Chartier c. Procureur général du Québec, [1979] 2 R.C.S. 474 .  Mais il n’a pas à le faire en fonction de normes juridiques ni à tirer des conclusions en droit.  C’est là le rôle du poursuivant, de l’avocat de la défense et du juge.  Cette distinction se reflète parfaitement dans la norme de diligence applicable une fois l’obligation reconnue.  La norme de diligence à laquelle le policier doit satisfaire pour s’acquitter de son obligation n’est pas celle de l’avocat ou du juge raisonnable, mais bien celle du policier raisonnable.  Le policier qui enquête sur un suspect de manière raisonnable, même lorsque l’avocat, le juge ou le poursuivant agit déraisonnablement pour déterminer la culpabilité ou l’innocence du suspect, respecte la norme de diligence et ne peut se voir reprocher son omission de jouer le rôle de ces autres acteurs du système de justice pénale, non plus que leur comportement déraisonnable.

 […]

 52.    À l’instar des membres d’autres professions, le policier exerce un pouvoir discrétionnaire professionnel.  Aucun élément décisif ne le distingue à cet égard des autres professionnels.  Discernement, instinct et intuition jouent leur rôle dans l’enquête policière.  Toutefois, tenir le travail policier pour totalement imprévisible et affranchi des normes de raisonnabilité équivaut à nier son caractère professionnel.  Dans l’exercice de ses fonctions à la fois importantes et périlleuses, le policier exerce son pouvoir discrétionnaire et son jugement professionnel selon les normes et les pratiques établies à l’égard de sa profession et il le fait dans le respect des normes élevées de professionnalisme exigé à bon droit par la société.

[…]

 54 .   Il n’appartient pas au tribunal d’apprécier après coup l’exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire d’un professionnel compétent.  Une norme de diligence appropriée offre au policier une latitude suffisante pour exercer ce pouvoir discrétionnaire sans engager sa responsabilité pour négligence.  Les professionnels sont admis à exercer un pouvoir discrétionnaire.  Ce qu’ils ne peuvent faire, c’est l’exercer de manière déraisonnable.  Il en va de l’intérêt général.

[114]     Après avoir décidé qu’il n’était pas établi que l’imposition d’une obligation de diligence inciterait le policier à faire preuve de précaution excessive lors de l’enquête sur un crime[70] et avoir ainsi exclu que la reconnaissance d’une responsabilité délictuelle pour enquête policière négligente entraîne un risque accru d’indemnisation suite à une poursuite civile par un individu coupable[71], la Juge en chef de la Cour suprême énonce qu’un certain nombre d’éléments étayent la conclusion voulant que la norme de négligence soit celle du policier raisonnable eu égard à toutes les circonstances :

-           la norme est générale et souple et s’arrime aux exigences de l’étape de l’enquête[72];

-           la norme est celle du policier raisonnable placé dans la même situation, et non une norme moins stricte, qui serait incompatible avec les exigences auxquelles la société et le droit assujettissent les policiers dans l’exercice de leurs importantes fonctions;

-           la norme est appuyée par la jurisprudence, incluant celle du Québec[73].

[115]     La juge en chef McLachlin conclut ainsi[74] :

73.    Je conclus que la norme de diligence applicable est la norme générale du policier raisonnable placé dans la même situation.  Cette norme devrait s’appliquer de manière à bien reconnaître le pouvoir discrétionnaire inhérent à l’enquête policière.  Comme les autres professionnels, le policier peut exercer son pouvoir discrétionnaire comme il le juge opportun, à condition de respecter les limites de la raisonnabilité.  Le policier qui exerce son pouvoir discrétionnaire d’une autre manière que celle jugée optimale par le tribunal de révision n’enfreint pas la norme de diligence.  Plusieurs choix peuvent s’offrir au policier qui enquête sur un crime, et tous ces choix peuvent être raisonnables.  Tant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est raisonnable, la norme de diligence est observée.  La norme ne commande pas une démarche parfaite, ni même optimale, lorsqu’on considère celle-ci avec le recul.  La norme est celle du policier raisonnable au regard de la situation — urgence, données insuffisantes, etc. — au moment de la décision.  Le droit de la négligence n’exige pas des professionnels qu’ils soient parfaits ni qu’ils obtiennent les résultats escomptés (Klar, p. 359).  En fait, il admet qu’à l’instar des autres professionnels, le policier peut, sans enfreindre la norme de diligence, commettre des erreurs sans gravité ou des erreurs de jugement aux conséquences fâcheuses.  Le droit distingue l’erreur déraisonnable emportant l’inobservation de la norme de diligence de la simple « erreur de jugement » que n’importe quel professionnel raisonnable aurait pu commettre et qui, par conséquent, n’enfreint pas la norme de diligence.  (Voir Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351; Folland c. Reardon (2005), 74 O.R. (3d) 688 (C.A.); Klar, p. 359.)

[116]     Dans l’arrêt Lacombe[75], cité par la Cour suprême dans Hill[76],  le juge Baudouin, pour la Cour d’appel, rappelle que les policiers sont, comme tout citoyen, responsables civilement des fautes simples qu’ils commettent dans l’exercice de leurs fonctions[77]. Il élabore ainsi :

[41]           Les policiers ont, sans doute, et peut-être plus particulièrement en matière d'agressions sexuelles, un travail difficile à accomplir.  Ce sont, cependant, des professionnels de l'enquête et c'est donc en comparant leur conduite au modèle du policier normalement prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances, qu'on doit rechercher si, oui ou non, ils ont commis une faute10.

[42]           L'enquête policière doit, bien évidemment, être faite de bonne foi. Elle doit aussi être sérieuse.  Les policiers doivent évaluer tant les éléments inculpatoires que disculpatoires, les pondérer et rester objectifs quant aux conclusions de leur enquête pour identifier l'existence de motifs raisonnables et probables.

________________________

10  Voir à cet égard: D. c. L., [1992] R.J.Q. 2287 (C.S.), confirmé par C.A. no 500-09-001677-201,

     du 9 mai 1996.

[117]     Le modèle du policier normalement prudent et diligent n’est-il démontré que par l’expertise?

[118]     Il y a plusieurs types d’interventions policières, qui vont de l’arrestation pour conduite avec facultés affaiblies ou violence conjugale à la gestion de foule lors de prises d’otages ou d’actes terroristes. Dans le présent dossier, qui se situe à un niveau simple du spectre, le Tribunal juge que, sans nier l’utilité d’une preuve d’expertise, elle n’est pas essentielle. Il souscrit ainsi au propos du juge Gascon[78], alors à la Cour d’appel :

[99]        Contrairement à d'autres cas où une telle preuve est nécessaire pour éviter que le juge ne tombe dans l'arbitraire12, la norme référentielle applicable ici n'était pas en litige. Il s'agissait d'évaluer le comportement des policiers par rapport à celui d'un policier prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. Les circonstances consistaient en des faits objectifs révélés par la preuve et qui, comme le note le premier juge, étaient simples. Celui-ci était aussi capable qu'un expert de les comprendre, de les analyser et d'en tirer les inférences nécessaires. Dans un cas comme celui-ci, le recours à une preuve d'expert n'était pas essentiel. Il n'appartient pas à des experts de statuer sur l'existence d'une faute; cela relève du juge des faits.

[100]     Sous ce rapport, le juge n'a certes pas déterminé la norme applicable au policier prudent et diligent de manière purement subjective, sans connaissance du domaine concerné. D'ailleurs, comme le notent correctement les intimés, les tribunaux ont statué à plus d'une occasion sur la responsabilité de policiers sans compter nécessairement sur l'éclairage d'un témoignage d'expert13.

                __________________________

 12  Voir, à ce sujet, Leduc c. Soccio, 2007 QCCA 209 , paragr. [81].

 13  Québec (Procureure générale) c. Corriveau, J.E. 2003-523 (C.A.); Lacombe c. Andrésupra

    note 3; Peterkin c. Montréal (Communauté urbaine), EYB 2005-101742 (C.S.); Ramsay c.

  Québec (Procureur général), EYB-2008-142790 (C.S.); E.P. c. M.P. et al., EYB-2011-189428

  (C.S.); Mowatt c. Québec (Procureur général), EYB-2011-190299 (C.S.).

                        ii)         application du droit aux faits

[119]     Il convient donc de revenir au rôle de Dominic Brassard dans le dossier.

[120]     Dominic Brassard est engagé comme patrouilleur au SPVM en 1989; il devient sergent-détective en 2000 et travaille initialement aux « crimes généraux ». En 2005, il passe au groupe spécialisé en agressions sexuelles jusqu’en 2015.

[121]     Il suit des formations à l’Institut de police de Nicolet[79] sur la gestion des enquêtes de ces crimes; le cours sur les agressions sexuelles est d’une durée de deux semaines.

[122]     Dans sa pratique d’enquêteur, M. Brassard peut avoir la responsabilité d’environ 60 à 70 nouveaux dossiers par année; de ce nombre, en moyenne, une douzaine conduiront à une mise en accusation.

[123]      Le 3 septembre 2008, M. Brassard reçoit le dossier de J... T....

[124]     Le dossier comprend la Plainte qui, au-delà du premier paragraphe reproduit ci-haut[80], reproche de nombreux gestes et comportements à J... T.... En effet, A... T... y :

-    relate des tentatives d’abus sur d’autres garçons;

-    déplore que son frère travaille dans le réseau de santé, en position d’autorité;

-    accuse son frère d’avoir été cruel envers les animaux;

-  reproche à son frère de l’avoir fait attacher à son lit d’hôpital lors d’une hospitalisation à l’âge de 24 ans;

-     rapporte des propos et gestes à caractère sexuel très inconvenants, auprès de membres de sa famille, dont des mineurs, et des proches;

-     rapporte que son frère encourageait, au début de sa pratique comme psychologue, ses patients à se masturber devant lui;

[125]     La dernière page de la Plainte contient les paragraphes suivants[81] :

« Récemment au nouvelle, j’ai entendu l’histoire du petit garçon à Québec qui a été enlevé mit dans une valise de voiture et après dans un réservoir de mazout, j’ai aucun problème à imaginer mon frère un jour faire un tel geste pour satisfaire ses besoins sexuels, même je vous dirais que sa doit lui manquer se contrôle sexuel sur une personne.

Légalement je ne sais pas si j’ai le droit de porter plainte à la police pour des évènement il y a 25-30 ans, mais je sais que si moi je le fait pas il pourra continuer à abuser d’autres personnes sans jamais se faire prendre. »                                                                         [reproduit tel quel]

[126]     M. Brassard ne voit pas, à la lecture de la Plainte, de l’exagération; il préfère attendre sa rencontre avec A... T... avant de porter un jugement sur la vraisemblance des affirmations du plaignant.

[127]     Le 30 septembre, M. Brassard rencontre donc A... T... pour la première fois. Il est en compagnie d’un autre policier, le sergent-détective Lebrun. Après les présentations d’usage, il explique son rôle, la progression à prévoir du dossier et tente de créer un climat favorable pour le plaignant.

[128]     Le sergent-détective Lebrun prend les notes[82] alors que M. Brassard dirige la rencontre.

[129]     Il mentionne que A... T... parle initialement de jeux, qui avec le temps n’en étaient plus. Il parle de gradation dans la sévérité des gestes qui se produisent deux, trois fois par semaine dans la maison familiale, au sous-sol ou dans la chambre.

[130]     M. Brassard décrit A... T... comme à la fois émotif et fébrile; il parlait beaucoup, répondait aux questions, fournissait beaucoup de détails.

[131]     M. Brassard dit avoir senti A... T... franc; il se confiait non seulement quant aux gestes de son frère mais aussi quant à ses états d’âme face à la mort d’un proche, celle de sa mère et aussi face à une maladie grave qu’il avait subie. L’ensemble de ces facteurs fait que le policier a jugé A... T... très crédible.

[132]     À la fin de la rencontre, M. Brassard écrit, pour initier la déclaration, la question  suivante : « Pour faire suite à la lettre que vous avez fait parvenir au SPVM concernant des abus sexuels à votre égard. Pouvez-vous relater en détails les gestes posés? »

[133]     M. Brassard laisse ensuite A... T... seul pour qu’il rédige sa déclaration, exercice qui prend environ trois heures[83].

[134]     Cette déclaration, contrairement à la Plainte, ne réfère qu’à la description de A... T... des gestes à caractère sexuel qu’il reproche à J... T... à son endroit. Il décrit avec détail les premier, deuxième et troisième épisodes d’abus pour traiter ensuite, plus généralement, de la suite des choses en décrivant un genre de « pattern » des abus.

[135]     A... T... décrit des fellations deux à trois fois par semaine pendant trois ans qui ont diminué à environ une fois par semaine ou par deux semaines par la suite.

[136]     Il relate avoir aussi perçu qu’il y avait, au sous-sol de la maison, d’autres activités de nature sexuelle entre J... T... et un autre de ses frères.

[137]     M. Brassard est interpellé par le fait que A... T... livre alors beaucoup de faits alors que, dans son expérience, les plaignants qui inventent des histoires parlent beaucoup d’incidents périphériques.

[138]     Lors de la rencontre, M. Brassard demande à A... T... de lui fournir les courriels envoyés et reçus au sujet des évènements[84]. Il reçoit, le 6 octobre, un courriel du 7 janvier 2008 à 12:59 de A... T... à P... Du..., neveu de A... T...[85], un courriel du 15 janvier 2008 à 3:17 de A... T... à sa sœur L...[86], un courriel du 15 janvier 2008 à 3:57 de L... à A... T... [87] et un courriel du 5 octobre 2008 de A... T... à M. Brassard[88].

[139]     En bref, ces documents sont :

-           un courriel de A... T... à son neveu et filleul P... Du..., qu’il met en garde contre son oncle J... en lui écrivant, notamment, comment il a été le « sexual toy » de son frère;

-           un échange au même effet avec sa sœur L... de janvier 2008;

-           un long narratif daté du 5 octobre 2008 à M. Brassard qui relate, en fait, non seulement les abus sexuels mais aussi le parcours personnel et professionnel de A... T... jusqu’à cette date et, de plus, ce que A... T... perçoit être des intrusions et gestes inappropriés de J... T... non seulement dans sa vie mais dans celle de certains de ses proches.

[140]     M. Brassard recevra aussi, dans les jours suivants, de nombreux autres courriels dans lesquels A... T... répond à des questions de l’enquêteur ou se porte volontaire d’autres informations[89].

[141]     M. Brassard exprime l’intention de voir la lettre que A... T... affirme avoir écrite à sa mère[90]. Il ne l’a jamais reçue, A... T... ne l’ayant pas retrouvée.

[142]     Le 9 octobre, A... T... mentionne à M. Brassard qu’un de ses amis d’enfance, M... B..., a lui aussi été victime de J... T...[91].

[143]     Tel que mentionné plus tôt, M... B... a entre 6 et 8 ans au moment des évènements reprochés. M. Brassard estime tout de même utile de rencontrer M... B..., ce qu’il fait le 30 octobre 2008, date à laquelle ce dernier signe une déclaration[92].

[144]     Le 7 novembre 2008, M. Brassard envoie le dossier d’enquête au DPCP[93].

[145]     Lorsqu’il achemine un dossier d’enquête au DPCP pour que soit déterminé s’il y a   lieu  ou  non de  déposer  une  accusation, c’est  son  habitude  de  faire parvenir  au

destinataire tout ce qui est à son dossier. Il mentionne que, de mémoire, c’est ce qu’il  fait en l’instance. Il appert, cependant, du témoignage très affirmatif de Me Lemieux, que la Plainte[94] n’a pas été envoyée au DPCP.

[146]     Il y a d’autres conversations par la suite entre M. Brassard et A... T... pour obtenir les coordonnées de J... T....

[147]     Le 2 avril 2009, M. Brassard rencontre J... T....

[148]     Ce dernier est informé de l’exécution du mandat et l’enquêteur Brassard lui fait la lecture de ses droits[95]. M. Brassard lui demande sa version des faits, en référant notamment au contexte familial et aux motivations possibles de A... T... J... T... exerce son droit au silence.

[149]     La rencontre se termine avec la signature des documents relatifs à l’identification de l’accusé et à la promesse de comparaître. À ce moment, J... T... exprime une certaine méfiance à l’endroit de son frère : « je suis sûr que A... T... va dire que j’ai brisé les conditions ».

[150]     Après cette rencontre, M. Brassard fait un complément de précis, qui spécifie, notamment, que l’accusé ne fait pas de déclaration.

[151]     M. Brassard précise qu’il ne contacte pas les membres de la famille T... avant le dépôt du dossier auprès du DPCP car ils ne sont pas des témoins oculaires,    « comme dans 98 % des dossiers survivants ». Il ajoute que, dans ce genre de dossiers, où les faits se sont produits plusieurs années auparavant, il ne communique pas avec d’autres témoins potentiels. Il préfère, tel que le prévoit la pratique, offrir son numéro de téléphone pour que les témoins potentiels puissent le rejoindre s’ils le désirent.

[152]     Me Bourassa, qui fera le procès pour la poursuite, et M. Brassard discuteront subséquemment de l’opportunité de communiquer avec M... G..., ancien conjoint de J... T..., et avec sa soeur L... afin de constater si les propos de A... T... voulant que des gestes à caractère sexuel se soient produits chez la sœur de M... G... et lorsque J... T..., adolescent, avait gardé des enfants des voisins, sont vérifiables.

[153]     M. Brassard consigne à son dossier la note suivante quant à l’appel qu’il a placé à M. G.[96] :

« M. G... est l’ancien copain de J... T....

Je lui demande s’il se souvient d’évènement en 2001 ou J... n’aurait plus été le bienvenu chez sa sœur.

Il me répond : Qu’un évènement est survenu chez sa sœur lorsque J... faisait preuve de vulgarité. Il posait des questions intimes à ses neveux. La mère des jeunes n’avait pas appréciés. Il explique que c’est le seul évènement à sa mémoire (incident lors d’un mariage).

M. G... me mentionne qu’A... est mentally disturb very sad.

Sur les propos qu’A... aurait rapporté il mentionne qu’il sont « ridicules and stupid ».

M. G... a parlé à A... pour la dernière fois un peu après la mort de la mère d’A....

Il a fait des dépressions un ami proche est décédé d’une longue maladie.

M. G... croit que A... T... ce fait des histoires dans sa tête et fini par les croire.

Il mentionne que c’est un gentil garçon mais qui est mentally disturb.

J’ai laissé mon # de tél. à M. G… afin qu’il le laisse à sa sœur. Il ne veut pas impliquer sa sœur dans le dossier il va lui remettre mon téléphone. »

[reproduit tel quel]

[154]     L... produit elle aussi une déclaration[97] en réponse à la question suivante rédigée par l’inspecteur Brassard :

« Pouvez-vous relater quand et de quelle façon vous avez été mise au courant des abus sexuels que votre frère A... T... fut victime dans sa jeunesse? Quelle fut votre réaction et quels sont vos souvenirs concernant A... et son frère J.... Pouvez-vous également relater ce dont vous avez été témoin durant cette période? »

[155]     L... fait part, dans sa déclaration, de sa crainte de laisser des mineurs avec son frère J... et du fait qu’il lui ait montré une photo de lui en érection et qu’il avait posé des questions inappropriés ( « combien de fois vous masturbez-vous? » ) à la mère de son ancien conjoint.

[156]     Elle y relate qu’elle a reçu en octobre 2008 un courriel de son frère lui racontant     « l’histoire de son abus sexuel de J... »[98].

[157]     M. Brassard a aussi communiqué, après le dépôt du dossier auprès du DPCP, avec les voisins dont les enfants auraient été gardés par J... T.... Rien de significatif ne découle de cette conversation[99]. Quant à lui, J... T... niera que quoi que ce soit de répréhensible soit arrivé chez ces voisins[100].

[158]     Une autre information complémentaire a été obtenue à la demande de Me Bourassa, celle-ci relative au dossier médical de A... T... à l’hôpital Fleury lorsqu’il a été hospitalisé à la suite du décès de son ami de cœur en 1988. M. Bourassa fera signer les autorisations[101] pour que soit obtenu le dossier; A... T... collabore entièrement.

[159]     Le rapport de l’hôpital[102] et les notes d’infirmières[103] sont reçus au début de l’année 2010[104].

* * *

[160]     Tel qu’évoqué précédemment, les demandeurs reprochent à M. Brassard de n’en avoir eu que pour A... T..., le plaignant, qu’il désigne d’ailleurs comme la victime dès le début de son enquête, et de ne s’être limité, dans un exercice qui s’apparente à un cas de « tunnel vision », qu’à la version de A... T... et de son ami M... B... avant de décider de faire parvenir le dossier au DPCP.

[161]     Ils lui reprochent de ne pas avoir fait le constat, évident selon eux, que la Plainte, qui n’a d’ailleurs pas été envoyée au DPCP, constituait ni plus ni moins qu’un réquisitoire destiné à détruire le demandeur T....

[162]     Qu’en est-il?

[163]     Il convient de faire quelques remarques préliminaires.

[164]     D’abord, pour évaluer la conduite du policier Brassard, il est primordial de se replacer au moment des évènements et d’éviter le piège que permet le regard rétrospectif. Ceci est d’autant plus important, et difficile, lorsque les faits reprochés se sont produits quelque 30 ans avant le dépôt de la Plainte, qu’ils sont de nature sexuelle et qu’ils impliquent les membres d’une même famille. C’est donc particulièrement à cette étape de l’analyse que s’impose le devoir du juge de ne pas évaluer le dossier avec le bénéfice du recul, dont celui que procure le jugement de la Cour d’appel.

[165]     Le processus d’enquête dans ces circonstances représente donc pour le policier un défi particulier.

[166]     Le juge Baudouin, dans Lacombe[105], explique éloquemment la situation dans laquelle se retrouvent les policiers qui enquêtent en matière d’infraction sexuelle :

18.   […] en matière d’infractions sexuelles les autorités répressives sont souvent placées dans une situation que l’on pourrait qualifié de cornélienne. Comme il s’agit, la plupart du temps, de gestes posés dans l’intimité, elles sont confrontées à deux versions contradictoires, l’une (celle de la victime) positive, l’autre (celle du futur accusé) négative. L’absence de preuve médicale ou testimoniale, parfois possible lorsque les évènements sont contemporains à l’accusation, rend donc leur tâche particulièrement difficile.

[167]     Ceci étant, le juge Baudouin invite les policiers à la prudence compte tenu, notamment, de l’impact catastrophique de telles accusations, même en cas d’acquittement[106] :

19.  Toutefois, ces mêmes autorités ne doivent pas porter systématiquement des accusations, simplement parce qu'il s'agit d'infractions sexuelles et qu'il existe, sans nul doute surtout depuis quelques années, une certaine pression de l'opinion publique, lorsque ces accusations ne peuvent raisonnablement courir la chance d'être maintenues par les tribunaux et adopter donc le même sens critique que pour toutes les autres espèces d'infractions. Elles doivent en outre être particulièrement conscientes que, pour toute personne, le seul fait d'être accusée d'un tel crime emporte, même en cas de retrait de plainte ou d'acquittement, une stigmatisation sociale importante qui risque de détruire des vies familiales, sociales et professionnelles. Certains diront même qu'un individu ne peut pas se permettre d'être acquitté d'une accusation d'agression sexuelle, puisque, pour reprendre une expression populaire, d'aucuns continueront, même après retrait ou acquittement, à croire, mais surtout à dire, qu'il «n'y a pas de fumée sans feu». Même lavée de toute accusation, la personne risque de demeurer suspecte vis-à-vis de ses proches et d'une partie de l'opinion publique.

[168]     Enfin, le juge Baudouin fait la mise en garde suivante :

21.  En d'autres termes, les autorités policières et répressives d'une part ne doivent pas céder aux pressions populaires et, d'autre part, doivent faire preuve d'une prudence et d'une circonspection particulières et accrues en matière d'infractions sexuelles. Je ne veux surtout pas passer pour affirmer qu'elles doivent renoncer à porter plainte, lorsqu'il existe des motifs probables et sérieux, mais simplement, eu égard aux conséquences désastreuses que de fausses accusations peuvent avoir, qu'un degré de précaution supplémentaire s'impose et surtout, puisqu'en l'espèce tout se résume souvent à une question de crédibilité, qu'il est absolument indispensable de procéder à une vérification complète et critique de celle-ci.

[169]     C’est donc dans ce contexte qu’il y a lieu d’examiner la conduite de M. Brassard.

[170]     Le Tribunal est interpellé par le contenu de la Plainte. Loin de se concentrer sur les abus dont il aurait été victime de la part de J... T..., A... T... se livre à une charge tous azimuts contre son frère. Quelques exemples[107] :

[…]

La différence entre mon frère et d’autres abuseurs c’est qu’il est beaucoup plus malin (intelligent, manipulateur) que les autres, il est même devenu psychologue.

Ne penser pas qu’un comportement de ce genre abuseur va disparaît après un certain âge de maturité ou d’éducation. Pas dans son cas à lui!

[…]

À l’âge de 24 ans il a réussi à me faire attacher à un lit d’hôpital même quand le médecin de cette hôpital ne voulais pas me garder et encore moins m’attacher à un lit, mais mon frère abuseur a menacé le médecin et j’ai été attaché, c’étais encore une fois sa façon de me montrer le pouvoir qu’il pouvait exercer sur moi et sa très bien fonctionné je me suis tais.                              

[…]

L’été ce psychologue s’amuse à enlever le costume de bain des gens les plus faibles (handicaper inclus), même le costume de sa propre mère mais son niveau le plus bas était le costume de bain du garçon à mon beau frère qui est atteint de la dystrophie musculaire. Pourquoi pensez-vous qu’il voulait baisser le costume de ce garçon? Toujours les plus faibles!

[…]

Moi-même je l’ai vu à une multitude d’occasions tenter sa chance avec des neveux et les garçons de nos cousins dans certain cas c’était du voyeurisme il pouvait les suivre jusqu’à l’intérieur d’une toilettes, quand je m’y opposais automatiquement il me ridiculisait devant la famille et les invités.

Ma sœur dernièrement m’a raconté que mon frère le psychologue avait donné de l’alcools à ses trois garçons à elle pendant qu’il était seul avec eux, les garçons n’avait que 11, 13 et 15 ans, elle comprend maintenant pourquoi il voulait les intoxiqué, souvenez-vous bien que l’on parle d’un psychologue qui travail avec des patients vulnérable. Qui va douter un psychologue???

Au début de sa carrière comme psychologue il racontait comment il pouvait avoir des patients des hommes qui se masturbait devant lui, j’ai aucun doute qu’il doit les encourager!

Il n’a pas choisi cette profession pour rien il a accès à des gens vulnérables et en plus il travail dans un centre de réadaptation ici à Ville A avec des gens doublement vulnérable. Il n’a aucun remords d’abuser des membres de sa propre famille imaginer un étranger! Un patient!                      [reproduit tel quel]

[171]     M. Brassard convient qu’une partie seulement de la Plainte traite des gestes reprochés par A... T... à J... T... pendant l’enfance. Il mentionne cependant qu’il voulait rencontrer A... T... avant de se faire une idée sur la teneur et le caractère vraisemblable des plaintes de ce dernier.

[172]     Le contenu de la Plainte aurait dû susciter chez M. Brassard certaines interrogations. En effet, A... T... y va d’une diatribe dont le contenu relève parfois de l’opinion (ex. : le psychologue qui doit abuser de ses patients), parfois de faits vérifiables (ex. : A... T... attaché sur son lit d’hôpital alors que le médecin ne voulait pas le garder…), parfois de l’invraisemblance (ex. : le psychologue s’amuse à enlever le costume de bain de gens handicapés, même le costume de sa mère).

[173]     Le Tribunal estime que, compte tenu du contexte, certaines vérifications auraient été indiquées pour tenter de séparer, le cas échéant, les affirmations qui étaient vraisemblables de celles qui l’étaient moins et d’étayer davantage ce qui pouvait rendre les affirmations de A... T... crédibles ou non.

[174]     Quelle aurait dû être l’étendue de ces vérifications? Auraient-elles altéré la croyance de M. Brassard qu’un crime avait été commis?

[175]     J... T... suggère que M. Brassard aurait dû visiter la résidence de la famille T..., appeler les membres de la famille, dont des neveux, qui auraient été l’objet d’approche inconvenante de J... T..., communiquer avec la psychologue Godin, consultée par A... T... en 2007 et 2008[108], bref, procéder à valider in extenso toutes les informations fournies par A... T... ou qui apparaissent dans les documents que le plaignant avait fournis.

[176]     Le Tribunal ne croit pas que M. Brassard était astreint à toutes ces démarches. Le policier ne pouvait enquêter sur toute la panoplie de faits et de sources couvrant la période de 1972, date des premiers abus allégués jusqu’au milieu des années 2000, alors qu’existaient les problèmes afférents à la gestion de la succession de Mme T....

[177]     Sur la question des approches qu’auraient dû faire le policier auprès des tiers, le Tribunal souscrit généralement aux propos de M. François Gingras, l’expert retenu par la Ville de Montréal, qui écrit ceci dans son rapport[109] :

L’enquêteur aurait-il dû rencontrer tous les membres de la famille immédiate?

Il y a un risque d’aller voir tout le monde, risque de contamination, risque de créer un drame dans la famille si la plainte n’est pas retenue ou autorisée par le procureur. Le sergent-détective Brassard a bien agi à mon avis en avisant les témoins de dire aux personnes qui aimeraient témoigner des faits d’entrer en contact avec lui.

Y avait-il d’autres éléments à enquêter?

La Ville de Montréal voulait savoir si les éléments suivants auraient dû être enquêtés :

-   la fellation que M. J... T... aurait tentée de faire sur le     frère de M... B...;

-     l’histoire concernant les neveux de M3... G....

Dans les deux cas, il est enseigné de demeurer prudent sur les démarches à entreprendre suite à de tels renseignements. Le sergent-détective Brassard a dit aux personnes qui rapportaient de telles informations d’informer les personnes concernées de communiquer avec lui. Mon avis est qu’il s’agit de la bonne chose à faire. Quel va être l’impact auprès de ces personnes si l’enquêteur entre en contact avec eux? Cela sera-t-il perçu comme de l’acharnement envers le  suspect? Questionner quelqu’un sur des abus antérieurs qu’il a subis suscitera-t-il de la détresse ou des problèmes psychologiques? Les études démontrent que ce sont des réactions susceptibles de se produire.

[178]     Ceci étant, le Tribunal estime toutefois qu’il eut été raisonnable que M. Brassard procède à un minimum de vérifications avant de faire parvenir le dossier de A... T... au DPCP. Il semble au Tribunal que M. Brassard aurait dû faire les vérifications suivantes.

 

 

                     les vérifications auprès de la fratrie

[179]     M. Brassard s’est abstenu de parler à la fratrie car, comme il n’y avait aucun témoin oculaire des gestes reprochés par A... T... à son frère, il croyait la démarche inutile. Il a jugé aussi que, conformément à l’entraînement qu’il a reçu, il n’était pas approprié de risquer de créer un drame dans la famille si la plainte n’était pas retenue.

[180]     Il est vrai qu’il y avait un risque à parler à la famille; il est vrai qu’il n’y avait pas de  témoin oculaire des gestes reprochés par A... T... à J... T.... Cependant, compte tenu de la nature inusitée des propos de A... T..., des vérifications additionnelles auprès de la fratrie auraient pu éclairer davantage M. Brassard sur la crédibilité de A... T...

[181]     D’abord, M. Brassard n’a pas parlé à L... au sujet de A... T... avant le dépôt du dossier auprès du DPCP. Il l’a fait plus tard, à la demande de Me Bourassa. Lui eut-il parlé avant qu’il est probable que son propos aurait été similaire à ce qu’elle a écrit à sa déclaration, laquelle est plutôt critique de la conduite de son frère J....

[182]     J... T... n’a pas communiqué non plus avec les sœurs Do... et S... et les frères Mi... et D.... Tous, sauf S..., ont préparé des déclarations à l’été 2009, à l’usage du procureur de la défense de J... T...[110].

[183]     Mi... est ce frère, de quatre ans plus âgé que J... T..., avec lequel A... T... allègue et à sa déclaration du 30 septembre 2008 et à son courriel du 5 octobre suivant[111] que J... T... aurait eu des fellations à l’adolescence. J... T... a admis hors cour qu’il y avait eu des échanges consensuels à caractère sexuel entre son frère Mi... et lui alors qu’ils étaient âgés respectivement de 19 et 15 ans environ[112]; le Tribunal ne peut cependant conclure que Mi... aurait fourni ces détails à l’enquêteur Brassard s’il avait été rencontré ou interrogé; de fait, il nie dans la déclaration qu’il a signée en juillet 2009 avoir reçu une fellation de J... T....

[184]     Dans les déclarations qu’ils ont signées en juillet 2009, Do..., Mi... et D... ont tous mentionné qu’ils n’avaient jamais été au courant d’abus de J... T... à l’endroit de A... T...

[185]     Les eut-il rejoints que ce sont probablement les propos qu’ils auraient tenus à l’enquêteur Brassard.

[186]     A... T... situe le premier abus sexuel de J... T... à un moment où ses parents avaient des problèmes avec un voisin motard qui habitait le même immeuble. Il situe l’épisode en 1972. Or, Do... affirmera dans sa déclaration qu’elle ne voit pas comment J... T... aurait pu abuser de son jeune frère ce soir-là car son père était tellement nerveux qu’il se promenait partout dans la maison; de plus, les portes des chambres étaient ouvertes! Elle situe cependant elle aussi, comme le fait A... T..., cet épisode à 1972.

[187]     Elle confirme que la situation s’est détériorée entre A... T... d’une part et D... et J... d’autre part non seulement à l’occasion du règlement de la succession de leur mère mais même avant, alors qu’ils ont failli en venir aux coups à l’hôpital, alors que cette dernière agonisait. Elle confirme aussi qu’il y a vraiment deux clans dans la famille.

[188]     Elle décrit A... T... comme ayant été très méchant et colérique, voire menaçant dans le contexte du règlement de la succession; elle affirme par ailleurs n’avoir jamais été menacée ou l’objet de violence de sa part.

[189]     D... et Do... décrivent A... T... comme un menteur, qualificatif dont ne l’affuble cependant pas son frère Mi.... Ce dernier nie d’ailleurs que A... T... ait été violent physiquement ou psychologiquement envers lui.

                     l’hospitalisation à l’hôpital Fleury

[190]     Il eut été approprié pour M. Brassard de procéder à une vérification des faits afférents à cette hospitalisation.

[191]     Une vérification dans le dossier de l’hôpital Fleury[113] aurait démontré que A... T..., après le décès de son copain à la fin 1988, a été hospitalisé. C’est J... T... qui l’a amené à l’urgence. Le dossier révèle que ce dernier a insisté pour que son frère A... T... soit gardé à l’hôpital. J... T... affirme cependant qu’il n’a jamais demandé que son frère soit attaché. De fait, il ne se souvient même pas qu’il ait été attaché[114].

[192]     Les notes d’infirmières révèlent que A... T... a été attaché à son lit[115] parce qu’il ne collaborait pas et qu’il est resté attaché pendant quelques heures; il n’y a cependant pas d’indice voulant que ce soit J... T... qui ait insisté pour que son frère soit ainsi contenu.

                     les gestes inappropriés posés auprès de proches

[193]     Rappelons que M. Brassard ne s’est pas informé non plus, auprès des proches de J... T..., de gestes inconvenants dont ils auraient été témoins de la part de J... T....

[194]     Sans présumer que des témoins des faits auraient donné la même version que lui, J... T... décrit ainsi l’épisode auquel fait allusion A... T...[116] quand il évoque que J... T... aurait demandé à sa belle-mère si elle se masturbait toujours[117] :

Q.        [77] Ne me posez pas de questions, racontez l'histoire tout simplement.

R.        O.K.    Mais c'est à cause.., je veux juste savoir jusqu'à où je dois élaborer. Donc, l'émission Seinfeld, qui est une émission américaine de comédie, O.K., a eu une épisode sur la masturbation.

Q.        [78] Oui.

R.        Où tout le monde devait se priver de la masturbation pour voir combien de temps qu'ils étaient pour durer le plus longtemps.

            Q.        [79] Ça va.

            R.        Vous me suivez jusque-là?

Q.        [80] Jusque-là, ça va.

R.        Je vous disais tantôt que ma belle-mère était juive. J'avais une excellente relation avec ma belle-mère, O.K., j'étais très proche de ma belle-mère, tellement qu'elle a modifié son testament puis elle m'a... en fait, elle m'avait demandé ce que je voulais advenant sa mort, t'sais.

            Q.        [81] Oui.

            R.        Tous les vendredis soirs, c'était le sabbat, ça fait que presque tous les vendredis soirs, on allait souper en famille pour le sabbat.

            Q.        [82] : Oui

            R.        Et lors d'un de ces soupers de famille, on a parlé.., on s'est mis à parler de Seinfeld puis on s'est mis à parler de l'émission sur la masturbation.         Et là, le silence à la table. là, c'était tout... il faut comprendre que ma belle-mère était là avec ses soeurs puis elle était toujours là avec ses soeurs.

Q.        [83] Je vous arrête tout de suite. Elle a quel âge votre belle-mère à cette époque-là?

            R.        Ah) elle a quatre-vingt-deux (82) ans avancés...

            Q.        [84] O.K., continuez.

            R.        Mais on est comme deux (2) amis, là

            Q.        [85] Oui.

            R.        C'est pas.., on est pas en relation d'autorité, c'est vraiment une relation très familière, là, t'sais.

            Q.        [86] Oui.

            R.        Alors, lors du souper, O.K., je me demande si c'était pas au restaurant... je suis pas sûr que c'était chez ma belle-mère, c'était peut-être dans un restaurant mais peu importe. On se met à parler de l'émission puis là, le silence à la table. Puis là, je leur dis:         « Écoutez, je suis un psychologue en gériatrie, vous me ferez pas accroire qu'il y a pas de masturbation ». Ça fait que là, ma belle-mère s'est mise à rire, O.K....

Q.        [87] Oui.

R.        …parce que c'est comme si je venais de, t'sais, déculotter. Alors, c'est ça qui s'est passé.

[195]     La Plainte réfère aussi à des gestes inconvenants posés devant une belle-sœur. Sans présumer que ce serait la version que donneraient des tiers témoins des évènements, l’explication donnée par J... T... est la suivante. Alors qu’il était en état d’ébriété, il aurait dit, devant quelques personnes, en parlant du fils de la belle-sœur en question : « Je vais demander à M3... s’il a baisé avec sa nouvelle blonde »[118]. Soulignons que cette belle-sœur, La..., est la sœur de l’ancien conjoint de J... T..., M... G..., qui est celui-là même qui a refusé à M. Brassard qu’elle soit impliquée dans cette histoire.

                     les problèmes de gestion de la succession

[196]     Dans les notes d’entrevue du 30 septembre 2008[119], il est question d’une chicane de succession dans la famille à la suite du décès de Mme T... en 2002. Or, il appert que M. Brassard ne s’est pas non plus informé des détails du conflit entre A... T... et J... T... à cet égard. Ceci, en rétrospective, était selon J... T... un élément majeur de la motivation de A... T... de se plaindre de son frère.

[197]     Encore une fois, sans présumer de la version de tiers qui auraient pu être consultés, il appert que J... T... « gérait » la succession en compagnie de son frère D..., qui était le liquidateur. Or, A... T... était insatisfait de la façon dont était administrée la succession et a envoyé quelques lettres (2 ou 3) de ses procureurs exprimant ses plaintes quant à la gestion de la succession et quant au fait qu’il n’avait pas reçu le testament[120] de sa mère.

[198]     J... T... voit dans le dépôt de la Plainte une suite logique de ce comportement revendicateur de A... T... et estime que, si ce fait avait été vérifié, M. Brassard aurait davantage compris les motivations de A... T... qui découlaient, selon lui, d’un désir de vengeance.

[199]     De telles vérifications auraient cependant aussi permis à l’enquêteur de découvrir que L... n’était pas, elle non plus, satisfaite du règlement de la succession. L... en voulait à J... T... et à son frère D... notamment parce qu’ils demandaient un loyer à A... T... qui occupait l’immeuble après le décès de leur mère dont ce dernier s’était assidûment occupé.

                     vérifications auprès de J... T... lui-même

[200]     M. Brassard a été questionné à l’audience sur l’opportunité qu’il avait, et qu’il a manquée, selon J... T..., d’obtenir de ce dernier lui-même, avant le dépôt du dossier au DPCP, des informations sur les circonstances qui auraient pu expliquer la motivation de A... T... de porter plainte; n’avait-il pas là, lui a-t-on demandé, l’opportunité de démontrer qu’il y avait des failles dans la crédibilité de A... T...?

[201]     M. Brassard a questionné J... T..., lors de sa rencontre du 2 avril 2009, après le dépôt des accusations, sur sa version des faits, notamment sur le conflit familial relatif à la succession de sa mère. Il voulait lui offrir la chance de donner sa version, ce que J... T... a décliné, comme il en avait le droit, de faire.

[202]     M. Brassard mentionne que, dans l’hypothèse où il aurait voulu rencontrer J... T... avant l’envoi du dossier au DPCP, il lui aurait fallu le consentement de A... T... Or, cette situation ne s’est jamais présentée et il est, de toute façon, manifeste que, peu importe le moment d’une quelconque rencontre avec l’inspecteur Brassard, J... T..., s’il avait été invité à rencontrer le policier, aurait exercé son droit au silence.

* * *

[203]     La faute du policier Brassard découle donc du fait que, compte tenu du caractère des reproches de A... T..., notamment du nombre d’actes sexuels, de la période de quelques années pendant laquelle ils se seraient produit, de la nature des gestes reprochés et des lieux confinés et restreints où ils se seraient produits, il aurait dû procéder à davantage de vérifications pour confirmer ou infirmer son jugement sur la crédibilité du plaignant et sur la nature raisonnable et probable de la perpétration des crimes.

* * *

[204]     Quelle est la conséquence de cette faute sur la responsabilité de M. Brossard?

[205]     Soulignons d’entrée de jeu que le travail du policier ne consiste pas à décider, au moment de son enquête, de la culpabilité ou de l’innocence du suspect.  Il consiste à enquêter de façon raisonnable. Or, ce concept de raisonnabilité doit s’évaluer au regard des circonstances,  notamment, en l’instance, du fait que les gestes s’étaient produits quelques décennies avant la Plainte.

[206]     Le Tribunal accorde beaucoup d’importance au témoignage de M. Brassard. Il est apparu franc et crédible et le Tribunal a retenu de ses propos que, dès les premiers jours de l’enquête, il était conscient du défi que représentait le cas, principalement à cause du grand nombre d’années écoulées depuis les évènements et du contexte particulier des allégations. Rappelons que J... T... a lui-même décrit l’attitude du policier envers lui comme « correcte et neutre ». Ceci ressort, notamment, de l’entrevue filmée de plus d’une heure le 2 avril 2009.

[207]     S’il est vrai que le contenu de la Plainte représentait une attaque sur plusieurs fronts contre J... T..., le texte de la déclaration du 30 septembre dans laquelle A... T... répond à la question spécifique de l’enquêteur sur les abus reprochés à J... T... est beaucoup plus précis, circonscrit et détaillé.

[208]     Il y a une façon de décrire les gestes qui va de propos plus précis pour les premiers évènements reprochés à plus généraux pour les évènements de la deuxième année.

[209]     Le langage utilisé est un mélange d’évocations précises des évènements et des termes et de langage d’enfant qui peuvent raisonnablement porter à croire à la vraisemblance des propos[121] :

 « je me souviens dans les premiers mois de l’abus sexuel 1973 il était couché sans son lit et je devais le masturber je me souviens lui avoir dit qu’il avait fait pipi sur ma main mais ce n’était pas du pipi ».

« vers l’âge de 10 ans ma mère m’avait demandé un jour de ne pas jouer à l’extérieur à cause il y avait un mauvais monsieur qui touchait les jeunes garçons dans notre quartier, je me souviens d’avoir pensé que le mauvais monsieur n’était pas à l’extérieur mais plutôt à l’intérieur de notre maison » .

[210]     M. Brassard a trouvé A... T... crédible. Il a été impressionné par la candeur et la volonté de ce dernier d’aider, que ce soit en rendant son dossier hospitalier disponible ou en offrant de fournir d’autres informations que requérait le policier.

[211]     M. Brassard a-t-il été leurré? Peut-être. Était-il déraisonnable, vu le contexte et l’impression favorable que A... T... avait créé chez le policier, de penser que les gestes reprochés s’étaient produits? Le Tribunal ne peut tirer une telle conclusion.

[212]     M... B... a, pour sa part, relaté deux épisodes à caractère sexuel qui se seraient produits alors qu’il avait entre 6 et 8 ans. M. Brassard y a vu une corroboration des gestes reprochés à J... T.... N’aurait-il pas pu s’agir là, comme le prétend la demande, que de jeux d’enfants? Peut-être. M. Brassard y a, pour sa part, vu une certaine corroboration des gestes qui auraient pu être posés par J... T... sur A... T... Compte tenu du temps écoulé depuis les évènements reprochés, il n’est pas étonnant que M. Brassard ait accordé une certaine importance à cet évènement qui était, somme toute, contemporain.

[213]     Il ne s’agit pas pour le policier, rappelons-le, de trancher la question de la culpabilité; il s’agit plutôt d’évaluer si les éléments d’enquête qu’il avait devant lui  permettaient de croire raisonnablement à la perpétration des actes reprochés.

[214]     Il n’était pas déraisonnable, dans ces circonstances, pour M. Brassard de croire que les faits allégués par M... B... étaient d’une certaine pertinence pour ajouter de la crédibilité aux propos de A... T...

[215]     En novembre 2008, M. Brassard décide qu’il a suffisamment de motifs pour soumettre le dossier de J... T... au DPCP. Peu importe la façon d’analyser les faits, reste que, à la base de sa décision, se situe la nécessité d’évaluer les versions, celle de A... T... d’une part et la négation, présumée, de J... T... d’autre part. C’est la situation    « cornélienne » à laquelle réfère le juge Baudouin dans Lacombe.

[216]     La faute du policier Brassard de ne pas avoir fait suffisamment de vérifications est-elle causale des dommages pour lesquels sa responsabilité est recherchée? Eut-il pris les précautions supplémentaires dont parle le juge Baudouin dans Lacombe, auraient-elles suffi, objectivement, à convaincre que A... T... mentait et qu’il n’y avait pas lieu de faire trancher la question de l’opportunité de déposer des accusations par le DPCP?

[217]     Le Tribunal estime que la réponse à ces questions est négative.

[218]     Le Tribunal n’est en effet pas satisfait que, eussent des vérifications additionnelles été faites, M. Brassard n’avait pas malgré tout des motifs probables de croire que le crime reproché à J... T... avait été commis. En effet, de la preuve entendue, le Tribunal estime que les vérifications additionnelles n’auraient apporté que davantage de nuances de gris.

[219]     Le Tribunal ne peut en effet conclure que des vérifications additionnelles, avant que le dossier ne soit acheminé au DPCP, auraient amené le policier Brassard à s’écarter de la conviction qu’il y avait des motifs de croire que J... T... avait commis les infractions dénoncées.

[220]     Tout au plus ces vérifications auraient-elles permis à M. Brassard de confirmer qu’il y avait deux clans dans le groupe de six enfants de la famille T... (S... n’étant pas incluse dans le groupe), A... T... et L... d’un côté, J..., Mi..., D... et Do... de l’autre; il aurait constaté que A... T... avait effectivement été attaché à son lit d’hôpital, sans que la preuve disponible ne puisse révéler que c’était à l’instance de son frère J...; il aurait constaté qu’il y avait effectivement eu des chicanes relatives à la succession, quelques années avant la Plainte, sans que ne puisse résulter de cette vérification une conclusion définitive quant à la motivation de A... T...; il aurait constaté que J... T... avait, à l’occasion, des propos à caractère sexuel offensants devant des proches.

[221]     En toute probabilité, rien de tout cela ne pouvait confirmer que A... T... mentait ou ne mentait pas. Rien de tout cela n’était suffisamment précis, en grande partie à cause du passage des années mais aussi à cause des sympathies naturelles des membres de la famille pour un frère ou l’autre, pour torpiller les dires de A... T... Or, M. Brassard estimait ces dires crédibles.

[222]     Le Tribunal estime donc que la faute de ne pas avoir procédé à davantage de vérifications n’est pas causale en ce que, M. Brassard eut-il été plus loin dans son enquête, il n’aurait pas dévié de sa conviction que des motifs raisonnables et probables existaient que J... T... avait commis les infractions criminelles dénoncées par A... T...

[223]     Il n’y a donc pas lieu de retenir la responsabilité du policier Brassard.

b)                y a-t-il une responsabilité des défenderesses Lemieux et Bourassa?

[224]     Le demandeur T... reproche à Me Lemieux de ne pas avoir rempli son rôle d’évaluer l’enquête policière, qu’il estime lacunaire, et de ne pas avoir filtré les renseignements, se contentant de jouer le rôle d’avocate de la victime, A... T... Il lui reproche d’avoir cru le policier, tout simplement, comme ce dernier a cru A... T..., tout simplement, sans demander d’enquête additionnelle auprès des personnes qui auraient pu corroborer, ou non, la version de A... T...

[225]     Il reproche la même chose à Me Bourassa qui, elle, par ailleurs, contrairement à sa collègue, avait en mains la Plainte.

[226]     Il affirme que Me Bourassa, comme sa collègue, s’est aussi conduite comme l’avocate de A... T... et ne s’est pas livrée aux vérifications les plus élémentaires lesquelles, selon lui, auraient posé un écueil fatal à la crédibilité de A... T...

[227]     J... T... plaide donc que l’analyse à laquelle se sont livrées les défenderesses portait sur des éléments à leur face même vagues et incomplets, n’était pas sérieuse et ajoute que la façon dont elles se sont acquittées de leurs tâches dénaturait leur devoir; il soutient que, n’eut été de ces lacunes dans les démarches d’enquête et dans l’analyse, elles n’auraient jamais conclu à l’existence de motifs raisonnables et probables d’autoriser les accusations et de poursuivre les procédures.

[228]     Les défenderesses rétorquent qu’elles avaient en mains tous les éléments susceptibles de leur permettre d’autoriser et de poursuivre les procédures. Elles plaident n’avoir commis aucune faute car elles avaient des motifs raisonnables de croire qu’une infraction avait été commise et qu’il n’est donc même pas nécessaire pour elles d’invoquer l’immunité relative applicable.

[229]     Subsidiairement, elles plaident que la faute qui pourrait être retenue contre elles n’est pas de la nature de celle du quatrième volet de l’arrêt Nelles[122], soit une intention malveillante ou l’atteinte d’un objectif principal autre que celui de l’application de la loi.

         i)          le droit

         principes généraux

[230]     La Loi sur le Directeur des poursuites criminelles et pénales[123] charge le directeur, sous l’autorité générale du ministre de la Justice et procureur général, de diriger les poursuites criminelles et pénales au Québec.

[231]     Parmi ses fonctions, le directeur agit comme poursuivant dans les affaires découlant de l’application du Code criminel[124], exerce les fonctions utiles à l’exécution de sa mission, y compris autoriser une poursuite[125] et il doit, dans les poursuites criminelles, notamment, prendre les mesures nécessaires pour assurer la prise en compte des intérêts légitimes des victimes d’actes criminels[126].

[232]     Le directeur peut déléguer son autorité[127] et il établit, à l’intention des poursuivants sous son autorité, des directives relativement à l’exercice des poursuites en matière criminelle[128].

[233]     Le directeur et les procureurs aux poursuites criminelles et pénales jouent donc un rôle singulier et primordial dans le système de justice pénal. Le juge LeBel, alors à la Cour d’appel, le décrivait ainsi dans l’arrêt Proulx[129] :

Gardiens de l'intérêt public, le procureur général et ses substituts assument une responsabilité générale à l'égard du fonctionnement efficace et correct du système de justice pénale. Leur rôle ne se limite pas à celui du plaideur privé, chargé d'un dossier particulier22. Le bon exercice de ces fonctions dépend de la reconnaissance d'un large pouvoir discrétionnaire lorsque les substituts conduisent des poursuites criminelles au nom de la Cou­ronne. Cette discrétion constitue une composante importante de la justice criminelle et de son efficacité, les décisions des procureurs de la Couronne mettant en cause des considérations importantes reliées à la perception de l'intérêt public et à sa protection23.

Les fonctions multiples et complexes des substituts, qui examinent, autorisent, conduisent ou, le cas échéant, mettent fin aux plaintes, se prêtent mal à une qualification  globale   et  définitive. Leur  association étroite et  leur  caractère

discrétionnaire ont généralement conduit la jurisprudence à qualifier la fonction des substituts de judiciaire ou quasi judiciaire24.

__________________________________

22        Canada Commission de réforme du droit Poursuites pénales: les pouvoirs du procureur général et des procureurs de la Couronne = Controlling Criminal Prosecutions the Attorney General and the Crown Prosecutor Ottawa la Commission, 1990 P. 20.

23        R. c Cook, (1997) 1 R.C.S. 1113, 1124-1125; R c Power, (1994) 1 R.C.S 601; R. c. T. (1992) 1 R.0 S 749.

24        Boucher c. R. [1955] R.C.S.16, 21. juge Taschereau Nelles c. Ontario, (1989) 2 R.C.S 170. 216, juge McIntyre, 178, juge Lamer; voir également Jean-C Hébert, « La Charte canadienne et le contrôle de la discrétion ministérielle du Procureur général en droit criminel », (1986) 46 R. du B. 343, 344, David Butt. supra. note 21, 341-342. R c. Logiacco, (1984) 11 C.C.C. 374 (Ont. C A), R.D c. D.L., [1992] R.J Q. 2287 (C.S ).

[234]     Les procureurs aux poursuites criminelles et pénales doivent, avant de déposer une plainte et mettre en branle le système répressif, avoir des motifs raisonnables et probables de le faire et ce, de façon objective et impartiale.

[235]     La Cour suprême[130] définit ainsi le « motif raisonnable et probable » :

Un motif raisonnable et probable a été décrit comme « la croyance de bonne foi en la culpabilité de l’accusé, basée sur la certitude, elle-même fondée sur des motifs raisonnables, de l’existence d’un état de faits qui, en supposant qu’ils soient exacts, porterait raisonnablement tout homme normalement avisé et prudent, à la place de l’accusateur, à croire que la personne inculpée était probablement coupable du crime en question » (Hicks v. Faulkner (1878), 8 Q.B.D. 167, à la p. 171, le juge Hawkins).

 

Ce critère comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif. Il doit y avoir une croyance réelle de la part du poursuivant et cette croyance doit être raisonnable dans les circonstances.

[236]     Compte tenu, notamment, du rôle des poursuivants, autrefois représentants de la Couronne, de leur importance dans la société et de la discrétion inhérente à leur travail se pose depuis des siècles[131] la question de la poursuite abusive comme cause d’action contre le poursuivant et, depuis longtemps, la question de la nature de l’immunité dont jouit le poursuivant.

[237]     L’arrêt Nelles[132] est l’arrêt de principe sur cette immunité et son application au Québec a été confirmée par l’arrêt Proulx[133], qui confirme l’opinion dissidente du juge LeBel alors à la Cour d’appel[134].

[238]     Baudouin[135] résume ainsi les règles qui se dégagent de l’arrêt Proulx :

1-159     Étendue   […]

L’arrêt établit plusieurs règles fort importantes. […] [Il] reconnaît cependant la pertinence de l’application générale des principes de common law publique énoncés dans l’arrêt Nelles204, lesquels ont été, depuis, réaffirmés dans l’arrêt Miazga205. La common law s’applique ici en raison de la nature des fonctions du substitut du procureur et non pas par l’effet des articles 1376 ou 300 C.c. comme pour l’État ou les personnes morales de droit public. Ensuite, l’arrêt Proulx admet le principe qu’une faute simple ne peut suffire à engager la responsabilité civile dans un tel cas, ce qui revient à consacrer l’immunité relative des substituts, le contraire risquant de paralyser le système et d’affecter le pouvoir discrétionnaire dont ces agents de l’ordre doivent pouvoir jouir. En troisième lieu, la Cour suprême y fixe le standard de faute requis de la part des substituts à la malveillance (malice) ou la poursuite d’un but illégitime, c’est-à-dire à l’exercice délibéré de leurs pouvoirs à des fins incompatibles avec leur rôle de représentants de la justice qui, rappelons-le, n’est pas d’obtenir une condamnation à tout prix, mais de présenter une preuve considérée digne de foi. Le standard de preuve requis exige davantage que de l’insouciance ou de la négligence grave206. Il semble donc que la Cour suprême ait limité la responsabilité des substituts à la faute intentionnelle, c’est-à-dire aux comportements qui révèlent une mauvaise foi, une intention de nuire, une volonté d’utiliser le système dans un but illégitime ou de dénaturer la justice207. La Cour d’appel a soulevé à quelques reprises qu’en droit civil ce critère devrait peut-être aussi inclure la faute lourde208.

__________________________

204  Nelles c. Procureur général de l'Ontario, [1989] R.C.S. 170; J.M. LAW, « A Tale of Two Immunities : Judicial and Prosecutorial Immunities in Canada », (1990) 28 Alta L.R. 468; J. SOPINKA, « Malicious Prosecution : Invasion of Charter Inte­rests : Remedies : Nelles v. Ontario », (1995) 74 R. du B. can. 366; D. BUTT, « Case Comments. Malicious Prosecution : Nelles v. Ontario, Rejoinder John Sopinka », (1995) 74 R. du B. can. 366; (1996) 75 R. du B. can. 335.

205  Miazga c. Kvello (Succession de), 2009 CSC 51, EYB 2009-165741. Voir sur le pouvoir du procureur général d'ordonner une révision en cas d'erreur judiciaire : Canada (Procureur général) c. Hinse, 2013 QCCA 1513.

206    Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9, REJB 2001-26159; Miazga c. Kvello (Succession de), 2009 CSC 51, EYB 2009-165741.

207      Filion c. Québec (Procureur général), [2006] R.R.A. 275 (C.A.), EYB 2006-104082 (appel rejeté sur requête); Desjardins c. Québec (Procureur général), SOQUIJ AZ-50351445 (C.S.) (appel rejeté sur requête); Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720 (C.A.), REJB 2003-38268 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée); Québec (Procureur général) c. Corriveau, [2003] R.R.A. 116 (C.A.), REJB 2003-38380; Québec (Procureur général) c. Nabhan, [2003] R.R.A. 1138 (C.A.), REJB 2003-47974; Miazga c. Kvello (Succession de), 2009 CSC 51, EYB 2009-165741; Popovic c. Montréal (Ville de), 2008 QCCA 2371, EYB 2008­-151765; Dumont c. Québec (Procureur général), 2012 QCCA 2039, EYB 2012-­214204; Engler-Stringer c. Montréal (Ville de), 2013 QCCA 707, EYB 2013­-220969.

208      Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720 (C.A.), REJB 2003-38268 (requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée); Québec (Procureur général) c. Corriveau, [2003] R.R.A. 116 (C.A.), REJB 2003-38380.

[239]     Pour obtenir gain de cause dans une action pour poursuite abusive contre des substituts du procureur général, la demande doit donc établir quatre conditions cumulatives[136] :

1)        que les procédures ont été engagées par le défendeur;

2)        que le tribunal a rendu une décision favorable au demandeur;

3)        que la poursuite ne reposait sur aucun motif raisonnable ou probable; et

4)        qu’elle a été engagée dans une intention malveillante ou  dans un objectif principal autre que celui de l’application de la loi.

[240]     Dans un arrêt récent[137], la Cour suprême a été appelée à se prononcer à nouveau sur le concept de « malveillance ». Le contexte était différent en ce sens qu’un citoyen, incarcéré pendant 27 ans et dont l’acquittement avait été prononcé par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique après le constat de graves erreurs dans le déroulement du procès, avait poursuivi en alléguant une violation des droits garantis par la Charte. M. Henry plaidait en effet que le défaut injustifié de l’avocat du ministère public de communiquer à la défense des renseignements pertinents avait violé le droit à la communication de la preuve, garanti par l’article 7 et l’al. 11d) de la Charte.

[241]     La question qui était posée dans l’arrêt Henry était donc la suivante[138] :

Le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés autorise-t-il un tribunal compétent à condamner le ministère public au paiement de dommages-intérêts pour la conduite répréhensible du poursuivant lorsque nulle malveillance n’a été prouvée?

[242]     Dans son analyse, avant de conclure que la norme de malveillance ne s’appliquait pas aux demandes de dommages-intérêts en vertu de l’article 24(1) de la Charte, le juge Moldaver, à l’opinion duquel souscrivent les juges Abella, Wagner et Gascon (la Juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis ont aussi accueilli l’appel pour des motifs conjoints concordants), décrivait ainsi le fardeau de la preuve de malveillance visé par le délit civil de poursuite abusive qui s’applique généralement[139] :

[51]  De toute évidence, le demandeur ne satisfera à la norme de la malveillance que dans les cas exceptionnels où il peut établir, selon la prépondérance des probabilités, que la décision du poursuivant d’engager ou de continuer une poursuite était motivée par un but ou un motif illégitime. Ce but ou motif illégitime doit être tout à fait incompatible avec le rôle de l’avocat du ministère public en tant que représentant de la justice. C’est ce que précise clairement l’arrêt Miazga. Comme l’a fait observer la juge Charron, « [p]our établir la malveillance, le demandeur doit prouver que le poursuivant a délibérément abusé des pouvoirs du procureur général ou qu’il a perverti le processus de justice criminelle » (par. 80; en italique dans l’original). Elle a poursuivi en signalant que la conduite qui témoigne simplement de l’ « incompétence, [l’]inexpérience, [du] manque de discernement ou de professionnalisme, [de la] paresse, [de l’]insouciance, [d’une] erreur de bonne foi, [de la ] négligence ou même [de la] négligence  grave » n’atteindra nécessairement pas le seuil de la malveillance (par. 81; je souligne).

[243]     Le juge Moldaver précise plus loin que :

[59] […] Contrairement à la décision d’engager ou de continuer une poursuite, la décision de communiquer des renseignements pertinents n’est pas de nature discrétionnaire. La communication des renseignements est plutôt une obligation constitutionnelle dont doit s’acquitter convenablement le ministère public, en harmonie avec le droit d’un accusé de présenter une défense pleine et entière que garantissent l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte : voir R. c. Stinchcombe [1991] 3 R.C.S. 326, p. 336; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, par. 5.

[244]     Il rejettera donc l’application de la norme de la malveillance en matière où l’inconduite alléguée est le défaut de communiquer des renseignements. Notons cependant que ce jugement ne change pas la jurisprudence de la Cour suprême sur les poursuites abusives :

[66]  Pour ces motifs, je rejette l’application de la norme de la malveillance. Ce faisant, je ne cherche aucunement à miner la jurisprudence de notre Cour sur les poursuites abusives. L’immunité restreinte établie dans Nelles régit toujours les actions en responsabilité délictuelle pour poursuite abusive. De plus, comme je l’expliquerai, bien que la norme de la malveillance ne s’applique pas directement, les considérations de principe énoncées dans Nelles éclairent le seuil de responsabilité applicable en l’espèce.

[245]     Il y a lieu, avant de procéder à l’application du droit aux faits de l’instance, de se prononcer sur la demande des demandeurs de déclarer inapplicable le quatrième élément constitutif de l’immunité relative énoncée à l’arrêt Nelles[140] pour des motifs constitutionnels.

                                    ─            l’avis de l’article 76 C.p.c. et l’invalidité de l’immunité de poursuite

[246]     Le Tribunal n’accordera pas la demande des demandeurs de déclarer invalide et inconstitutionnelle l’immunité relative dont jouissent les procureurs aux poursuites criminelles et pénales du Québec à l’encontre de toute action civile où il est réclamé des dommages découlant d’une poursuite criminelle ou pénale abusive.

[247]     Rappelons que les demandeurs plaident que la quatrième condition de l’arrêt Nelles[141], soit la nécessité pour le demandeur, dans une telle action, de prouver l’intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l’application de la loi, est pratiquement impossible à satisfaire et ne permet pas une pleine mesure de justice au demandeur qui satisfait les trois premières conditions.

[248]     Selon eux, cette exigence jurisprudentielle contrevient aux articles 7 et 15 de la Charte.

[249]     En particulier, ils allèguent ce qui suit à l’Avis :

29.       En effet, le droit d’action et la protection accordée par le régime légal de responsabilité civile aux citoyens en général sont, par l’application de cette immunité relative, niés aux victimes d’une accusation criminelle abusive, violant à l’égard de ces victimes l’également de traitement consacrée par l’article 15 de la Charte.

30.       Les victimes d’accusations criminelles abusives sont marquées, désavantagées et vulnérables à des préjugés sur le plan social. Plus particulièrement s’agissant ici d’accusations de nature sexuelle, de telles fausses accusations ont des conséquences traumatisantes pour l’accusé et en grande partie irréparables, notamment parce que sa réputation, son honneur, sa dignité ainsi que son sentiment de sécurité resteront entachés de façon permanente même après un acquittement.

31.       L’accusation abusive met la personne poursuivie dans une position de vulnérabilité, avant comme après l’acquittement, qui ne découle aucunement d’un choix personnel et cette situation est analogue aux motifs énumérés à l’article 15 de la Charte.

32.       La privation de la protection accordée aux citoyens par le régime légal de responsabilité civile favorise les préjugés dont les victimes d’une fausse accusation criminelle souffrent sur le plan social car il n’existe aucun moyen pour eux de recourir aux tribunaux pour sanctionner la faute professionnelle du ou des Procureurs aux poursuites criminelles et pénales à l’origine de leur situation.

33.       L’immunité relative doit donc être écartée comme étant contraire au principe d’égalité de chacun devant la loi et de la primauté du droit, un principe constitutionnel qui est également visé par le préambule de la Loi constitutionnelle de 1982.

34.       L’immunité relative dont jouissent les Procureurs aux poursuites criminelles et pénales leur confère un privilège qui n’est pas nécessaire à une administration efficace de la justice criminelle.

35.       Le régime de responsabilité civile fondé sur la faute encadre la société civile et constitue un facteur important de sécurité pour le public.

36.       Les autres professionnels oeuvrant dans de la société civile, comme par exemple les avocats de défense, les avocats civilistes, les médecins ou les ingénieurs, sont en mesure de pratiquer leur profession efficacement, même s’ils sont exposés à être poursuivis en responsabilité civile s’ils commettent une faute qui se qualifie au sens, notamment, de l’article 1457 C.c.Q.

37.       Dans le cas des Procureurs aux poursuites criminelles et pénales, c’est maintenant l’État qui prend en charge la défense de ceux-ci en cas de poursuite en responsabilité civile.

38.       L’immunité relative n’est pas nécessaire pour préserver l’indépendance des Procureurs aux poursuites criminelles et pénales.

[250]     Bref, les demandeurs suggèrent au Tribunal de s’écarter d’un précédent, formulé par la Cour suprême, soit le principe de l’immunité relative des procureurs de la Couronne.

[251]     Invité par le Tribunal à expliquer ce qui motiverait, en cette instance, un tel écart d’un tel précédent, l’avocat des demandeurs affirme que la question soulevée par l’Avis n’a jamais été plaidée en fonction des principes de la Charte.

[252]     L’Avis soulève la question préliminaire suivante, en regard de la notion de stare decisis : à quelles conditions un tribunal inférieur peut-il s’écarter d’un précédent établi par une juridiction supérieure ?

[253]     La Cour suprême, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford, suggère que la question se présente de deux manières[142] :

-           du point de vue « hiérarchique » : à quelles conditions une juridiction inférieure peut-elle, le cas échéant, s’écarter du précédent établi par une juridiction supérieure ?

-           du point de vue « collégial » : à quelles conditions une juridiction supérieure, comme la Cour suprême, peut-elle, le cas échéant, s’écarter de ses propres précédents ?

[254]     Manifestement, c’est la première question qui, en l’instance, se pose.

[255]     Pour la Juge en chef McLachlin, le juge de juridiction inférieure peut se prononcer, à certaines conditions, sur des questions d’ordre constitutionnel qui constituent un précédent, le seuil étant cependant élevé :

[42]    À mon avis, le juge du procès peut se pencher puis se prononcer sur une prétention d’ordre constitutionnel qui n’a pas été invoquée dans l’affaire antérieure; il s’agit alors d’une nouvelle question de droit.  De même, le sujet peut être réexaminé lorsque de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou qu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne.

[…]

[44]   […]. Mais comme le signale aussi l’intervenant, la juridiction inférieure ne peut faire abstraction d’un précédent qui fait autorité, et la barre est haute lorsqu’il s’agit de justifier le réexamen d’un précédent.  Rappelons que, selon moi, le réexamen est justifié lorsqu’une nouvelle question de droit se pose ou qu’il y a modification importante de la situation ou de la preuve.  Cette approche met en balance les impératifs que sont le caractère définitif et la stabilité avec la reconnaissance du fait qu’une juridiction inférieure doit pouvoir exercer pleinement sa fonction lorsqu’elle est aux prises avec une situation où il convient de revoir un précédent.

[256]     Dans l’arrêt Carter[143], la Cour suprême résume le principe comme suit :

[44]  La doctrine selon laquelle les tribunaux d’instance inférieure doivent suivre les décisions des juridictions supérieures est un principe fondamental de notre système juridique. Elle confère une certitude tout en permettant l’évolution ordonnée et progressive du droit. Cependant, le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie. Les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne » (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 42).

[257]     En l’instance, vu qu’il n’y a aucune preuve ou même allégation qui suggère qu’une modification de la situation ou de la preuve depuis l’arrêt Nelles[144] « ait changé radicalement la donne » quant aux facteurs ayant amené la Cour suprême à statuer sur l’existence d’une immunité relative, la question qui se pose est d’abord de déterminer si les articles 7 et 15 de la Charte ou les valeurs de la Charte qu’ils véhiculent ont été considérés, directement ou indirectement, en lien avec cette immunité dans les arrêts NellesProulx[145] ou Miazga[146]. Bref, les demandeurs soulèvent-ils une nouvelle question juridique?

[258]     Le Tribunal estime que les articles 7 et 15 de la Charte ou les valeurs qu’ils véhiculent ont été considérés, du moins indirectement, en lien avec l’immunité relative dans les trois arrêts susmentionnés et que, en conséquence, l’Avis ne pose aucune nouvelle question juridique qui justifierait de déroger au précédent.

[259]     Rappelons en effet l’essentiel de l’argumentaire des demandeurs :

a)    le fardeau de faire la preuve d’une intention malveillante de la part des procureurs aux poursuites criminelles et pénales est trop lourd et a pour conséquence que l’immunité dite relative est, de fait, absolue;

b)    cette immunité « déresponsabilise » les procureurs aux poursuites criminelles et pénales et viole le droit à la sécurité de la personne du demandeur garanti par l’article 7 de la Charte parce qu’un tel recours en responsabilité civile a les caractéristiques d’une « fonction d’apaisement       psychologique »[147] pour les victimes de poursuites abusives et que cette fonction, à cause de l’immunité est inaccesssible;

c)    le fait de priver les victimes de poursuites abusives de la protection offerte par une action en responsabilité civile est contraire au principe d’égalité et viole l’article 15 de la Charte;

d)    l’immunité relative n’est pas nécessaire pour protéger l’indépendance des procureurs aux poursuites criminelles et pénales.

[260]     D’abord, mentionnons d’entrée de jeu qu’il apparaît fort improbable, voire impossible, que la Cour suprême ait décidé en 1989, dans l’arrêt Nelles, et répété depuis dans les arrêts Proulx et Miazga, que les substituts du procureur général bénéficient d’une immunité relative en occultant l’application de la Charte.

[261]     De fait, notons que le juge Lamer, dans Nelles, affirme être bien conscient que la plupart, sinon tous les cas, de poursuites abusives exercées par un procureur général ou un procureur de la Couronne comporteront une atteinte aux droits garantis à l’accusé par les articles 7 et 11 de la Charte[148] :

Notons en outre que bien souvent, sinon toujours, les cas de poursuites abusives exercées par un procureur général ou un procureur de la Couronne, comporteront une atteinte aux droits garantis à l’accusé par les art. 7 et 11 de la Charte canadienne des droits et libertés.

[262]     De là, le juge Lamer enchaîne[149]  :

Pour résumer donc, un demandeur qui intente une action pour poursuites abusives ne se lance pas dans une entreprise facile. Il doit non seulement s’acquitter de la tâche notoirement difficile de prouver un fait négatif, c’est-à-dire l’absence de motif raisonnable et probable, mais il doit également satisfaire à une norme très élevée en matière de preuve s’il veut éviter le non-lieu ou le verdict imposé (J.G. Fleming, the Law of Torts, 5th ed. 1977, p. 606 et Mitchell v. John Heine and Son Ltd, (1938), 38 S.R. (N.S.W.) 466, aux pp. 469 à 471). Le professeur Fleming va même jusqu’à conclure que le délit civil de poursuites abusives comporte certaines particularités destinées à décourager les actions civiles (à la p. 606) :

[Traduction] La désapprobation que le droit a traditionnellement  manifestée à l’égard de l’action pour poursuites abusives ressort le plus nettement des restrictions qui lui ont été apportés afin de faire obstacle à ce type d’actions et de protéger les particuliers qui s’acquittent de leur devoir public de poursuivre les personnes raisonnablement soupçonnées d’avoir commis des crimes.

[263]     Ensuite, le juge Lamer cite l’impossibilité d’avoir recours à la réparation prévue à l’article 24(1) de la Charte comme raison « puissante et fondamentale » de ne pas reconnaître une immunité absolue, plutôt que relative, aux substituts du Procureur général[150].

[264]     La Charte est manifestement pertinente, voire au cœur, du raisonnement du juge Lamer dans Nelles.

[265]     Mais il y a plus.

[266]     Avec égards, toutes les questions soulevées par les demandeurs au soutien de l’Avis ont été abordées, sinon directement, au moins indirectement par la Cour suprême.

[267]     Ainsi, le concept de la difficulté, vu l’immunité relative, pour les demandeurs d’obtenir réparation dans un litige civil de la nature d’une poursuite criminelle ou pénale abusive n’est pas une question nouvelle et a été considérée par la Cour suprême. Le passage suivant de l’arrêt Miazga[151] reproduit pratiquement verbatim une partie importante de l’argumentation des demandeurs. La réponse de la Cour est claire :

[52] Les intimés et certains intervenants nous exhortent à modifier le critère applicable en matière de poursuites abusives de façon que, pour les besoins du quatrième volet du critère, la malveillance puisse être inférée de la seule conclusion qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables et probables tirée au troisième volet.  Ils font valoir que la preuve indépendante de la malveillance du procureur de la Couronne impose un fardeau excessif à l’accusé qui a été victime d’une poursuite abusive.  Ces arguments ne sont pas fondés selon moi, et ils ne tiennent pas compte du juste équilibre établi dans les arrêts Nelles et Proulx entre le droit individuel à la protection contre les poursuites criminelles injustifiées et l’intérêt public résidant dans la poursuite effective et sans entrave des criminels : P. H. Osborne, The Law of Torts (3e éd. 2007), p. 245.  Comme le dit clairement la Cour dans l’arrêt Nelles, la « difficulté » de prouver la poursuite abusive procède d’un choix délibéré de sa part visant à préserver cet équilibre (p. 199).

[soulignement ajouté]

[268]     Il est implicite que le droit individuel à la protection contre les poursuites criminelles injustifiées, ainsi soupesé avec l’intérêt public, inclut les bénéfices recherchés par tous les poursuivants, dont le rétablissement de la réputation, de l’honneur et de la dignité et         l’ « apaisement psychologique ». Or, malgré cette évidence, la Cour suprême n’hésite pas à énoncer qu’elle a fait un choix délibéré de préserver l’équilibre entre le droit à la protection contre les poursuites criminelles injustifiées et l’intérêt public.

[269]     Il est implicite aussi que la Cour suprême n’a pas jugé que la valeur fondamentale exprimée à l’article 15 de la Charte, soit le grand principe d’égalité devant la loi, était brimée par ce « choix délibéré ». La juge Charron, dans Miazga, fait d’ailleurs le parallèle entre la poursuite abusive en droit privé et l’abus de procédures en droit public[152]. Dans les deux cas, les critères imposés aux demandeurs sont astreignants et très stricts; manifestement, la Cour suprême n’y a pas vu là un accroc à la valeur de la Charte qu’est l’égalité devant la loi.

[270]     Les demandeurs soulèvent dans l’Avis des moyens qui, à la lecture de la trilogie Nelles[153], Proulx[154] et Miazga[155], ont déjà été considérés par la Cour suprême.

[271]     En conséquence, il n’y a pas de question nouvelle et il n’y a donc pas lieu  de faire droit à la demande d’invalider l’immunité relative établie dans l’arrêt Nelles.

ii)        application du droit aux faits

[272]     Me Lemieux est procureure aux poursuites criminelles et pénales depuis 1990. De 1992 à 2009, elle est à la Chambre de la jeunesse. Elle a toujours eu un intérêt pour les dossiers d’abus sexuels et s’estime douée pour comprendre la situation des victimes et gérer ces dossiers souvent difficiles.

[273]     Le 7 novembre 2008, le dossier de J... T... est soumis aux procureurs de la Chambre de la jeunesse et elle a ses premiers contacts avec l’enquêteur Brassard au début de l’année 2009.

[274]     Les documents reçus alors indiquent que les évènements se seraient produits entre « 1974 » [156] et 1980 et ont été rapportés le 24 juillet 2008[157].

[275]     Un rapport préparé par l’inspecteur Brassard résumait les faits[158].

[276]     Me Lemieux a donc essentiellement en mains pour décider ou non s’il y a lieu d’autoriser une dénonciation : la  déclaration  de A... T... du 30 septembre 2008[159], les notes d’entrevue du policier Lebrun portant la même date[160], le courriel de 11 pages de A... T... du 5 octobre 2008[161], les notes d’une rencontre avec M... B... et sa déclaration du 30 octobre 2008[162].

[277]     Rappelons que Me Lemieux n’avait pas dans son dossier la Plainte[163] qui est, en fait, le document auquel réfère l’enquêteur Brassard à la question à l’origine de la déclaration du 30 septembre 2008[164] : « Pour faire suite à la lettre que vous avez fait parvenir au SPVM… » . À l’évidence, une simple lecture de cette déclaration informe de l’existence de la Plainte.

[278]     Me Lemieux mentionne qu’elle avait l’option de demander un complément d’enquête, ce qu’elle n’a pas jugé bon de faire car elle estimait avoir suffisamment d’éléments au dossier pour autoriser le dépôt d’accusations.

[279]     Elle affirme être bien au fait des devoirs de prudence qui s’imposent dans l’accomplissement de sa tâche à l’étape de l’étude de ce genre de dossier.

[280]     Me Lemieux reconnaît que des informations ont été offertes par A... T... à              M. Brassard qui n’ont pas été vérifiées; par exemple :

-          la consultation par A... T... d’une psychologue en septembre 2007[165], pour l’aider à « accepter les abus sexuels de sa jeunesse »;

-          les tentatives de J... T... d’abuser des neveux de son ancien conjoint M... G...[166];

[281]     Pour expliquer qu’elle n’ait pas demandé le dossier de la psychologue, elle affirme tout d’abord que les orientations du DPCP suggèrent d’éviter les incursions dans la vie privée des plaignants; elle ajoute qu’elle n’aurait de toute façon pas pu se servir du rapport de cette psychologue. Elle reconnaît d’emblée que, si A... T... n’avait pas parlé à la psychologue d’abus sexuels, cette preuve aurait été disculpatoire.

[282]     Quant aux abus sur les neveux de M. G..., elle n’a pas jugé bon de les vérifier davantage. Non seulement estimait-elle la preuve devant elle suffisante mais elle fait une distinction entre les propos de M. B... d’une part et ceux rapportés au sujet des neveux de M. G... d’autre part parce que le premier a parlé directement au plaignant alors que les incidents attribués à J... T... avec les neveux sont de sources indirectes, qui n’ont pas parlé directement au plaignant.

[283]     Me Lemieux a exclu que les évènements rapportés dans la déclaration de M. B..., qui fait état de gestes à caractère sexuel alors que ce dernier avait entre 6 et 8 ans, aient été de la nature de jeux sexuels exploratoires d’enfants. Pour elle, ces gestes n’étaient pas consensuels et étaient de la nature d’attentats à la pudeur.

[284]     À la question de savoir si Me Lemieux aurait pu rencontrer J... T... pour avoir sa version, elle mentionne qu’elle n’aurait pu provoquer la rencontre qu’avec un mandat ou, si elle avait eu lieu de gré à gré, en devant dire à J... T... qu’il était un suspect dans un dossier d’agressions sexuelles, ce qui aurait fort vraisemblablement amené J... T... à exercer son droit au silence.

[285]     Me Lemieux ne trouve pas d’exagération dans les propos de A... T... qui affirme[167] :

En 2007 j’ai appris de ma sœur L... qu’une amie à mon frère J... est décédée de problème respiratoire dans la voiture à mon frère J... il y a deux ans environ, je me suis souvent demandé depuis si mon frère venait de monté son jeu à un autre niveau.

Si j’apprenais par les autorités que J... avait causé le décès de cette personne je ne tomberais pas en bas de ma chaise! Le J... que je connais est très malin, comme jeune garçon, il s’amusait à enterrer des animaux vivants.

[286]     Elle mentionne que ces propos ne l’amènent pas à s’interroger davantage sur le profil psychologique de A... T...

[287]     Bref, elle conclut que A... T... est un individu « articulé », un « livre ouvert », capable d’une certaine introspection, ce qu’il démontre notamment lorsqu’il est question de la succession de sa mère. Il mentionne en effet que son frère J... méritait l’argent qui lui avait été versé[168] pour s’occuper de la succession; elle voit aussi comme significatif  et éclairant quant à sa capacité d’introspection le fait que A... T... reconnaissait avoir commis un vol en 1981[169].

[288]     Elle n’a pas envisagé l’hypothèse, soulevée par la demande, que A... T... soit un     « menteur articulé » qui offre dans son récit vérités et mensonges. Elle est frappée par le fait qu’il était un adulte qui racontait des agressions d’enfant avec des mots d’enfant; ainsi, elle réfère aux  expressions suivantes :

-        je me souviens de lui avoir dit qu’il avait fait « pipi » sur ma main mais ce n’était pas du « pipi »[170];

-        vers l’âge de dix ans ma mère m’avait demandé un jour de ne pas jouer à l’extérieur à cause il y avait un mauvais monsieur qui touchait les jeunes garçons dans notre quartier, je me souviens d’avoir pensé que le mauvais monsieur n’était pas à l’extérieur mais plutôt à l’intérieur de notre maison [171];

         -        il avait découvert que je m’étais caché sous le lit à mes parents pendant que mes parents faisait l’amour dans leur lit une fois, ceci est devenu une autre raison pour me menacer je devais avoir 11 à 12 ans à ce moment, après ce moment-là si je refusais de me laisser toucher il me menaçait de le dire à mes parents. L’abus sexuel débutait toujours de la même façon.[172]

[289]     Elle mentionne que la façon de A... T... d’expliquer avec davantage de détails les premiers gestes d’agression sexuelle pour parler ensuite plus généralement de ces faits est un modus operandi caractéristique de récits de plaintes dans les dossiers comme celui-ci, dits de  « survivants ».

[290]     De l’ensemble du dossier, elle a donc conclu à l’époque qu’existaient suffisamment d’éléments crédibles pour obtenir une condamnation.

[291]     Bref, devant le portrait d’un plaignant qui se sent coupable de ne pas avoir dénoncé son frère plus tôt, qui ne semble pas rechercher une condamnation de ce dernier et qui utilise des propos qu’elle estime crédibles, elle ne juge pas nécessaire de compléter l’enquête.

[292]     Quant à Me Bourassa, elle est avocate au DPCP depuis 2000. Elle est détentrice d’une licence en droit de l’Université d’Ottawa et d’une maîtrise en droit de l’Université de Montréal.

[293]     Elle débute sa carrière à Joliette et pratique en litige général et au TJ.

[294]     Elle œuvre au TJ à Montréal de 2003 à 2014 avant d’être mutée alors à un autre service.

[295]     Elle précise que le travail de procureur dans les dossiers d’agressions sexuelles qui impliquent de jeunes victimes, des dossiers intrafamiliaux et des dossiers dits de     « survivants » impliquent un travail avec d’autres intervenants, soit des travailleurs sociaux, des intervenants du Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) et des intervenants spécialisés de la police. Elle précise qu’il n’y a pas de définition de ce qu’est un dossier dit de « survivant ». Elle exprime que ce sont des dossiers qui impliquent minimalement une douzaine d’années entre la date des évènements et le dépôt des plaintes.

[296]     Elle ajoute que, vu la nature de ces dossiers, le même avocat[173] traite avec la victime, avec le même policier, le même représentant de la CAVAC et le même travailleur social. Cependant, dans le présent dossier, Me Bourassa a pris la relève de sa collègue Me Lemieux le 15 mai 2009[174]  car cette dernière quittait le TJ à l’été 2009.

[297]     Elle prend donc connaissance du dossier, ce qui inclut l’enregistrement audio vidéo de la rencontre du 2 avril 2009, et demande, début juillet, au policier Brassard d’effectuer un complément d’enquête[175].

[298]     Le présent jugement décrit généralement, au chapitre du contexte, l’implication de Me Bourassa jusqu’au jugement de la juge Beauchemin du 14 septembre 2010.

[299]     Me Bourassa précise qu’elle rencontre A... T... le 12 août en compagnie d’une préposée de la CAVAC. Me Bourassa affirme ne jamais rencontrer un plaignant seule.

[300]     Me Bourassa entendait faire témoigner M... B... au procès mais s’est résolue à ne pas faire témoigner L..., qui vivait en Australie.

[301]     Me Bourassa a transmis à la défense tout ce qu’elle avait au dossier, dont les notes relativement aux propos des voisins et de M... G... Soulignons par ailleurs qu’il n’y a aucun reproche adressé par les demandeurs  quant à un quelconque accroc aux règles de la divulgation de la preuve.

[302]     Me Bourassa explique qu’elle a refusé les déclarations soumises par Me Turcot le 23 septembre 2009 car personne parmi les déclarants n’avait été témoin de faits pertinents; elle note aussi comme significatif le fait qu’il n’y ait pas eu de déclaration de L... ou de S... parmi les documents exhibés par Me Turcot.

[303]     Me Bourassa a revu A... T... les 9 décembre 2009 et 4 mars 2010. Entre ces deux rencontres, elle demande au policier Brassard d’obtenir le dossier de l’hôpital Fleury.

[304]     Le dossier confirme qu’il y a eu, lors de l’hospitalisation, « contention », que le patient A... T... pleurait et voulait être détaché. Me Bourassa voit dans le dossier des informations qui peuvent être compatibles avec le fait que J... T... ait joué le rôle qui lui est attribué par son frère.

[305]     De toute son étude du dossier, elle explique avoir acquis des motifs raisonnables de croire à la perpétration des crimes et avoir été convaincue qu’il y avait lieu de mener le dossier à procès.

[306]     Elle explique avoir été impressionnée par le plaignant A... T..., notamment par le détail de la description des infractions, sa mémoire qu’elle décrit comme « claire », le fait que son affect était compatible avec sa description des évènements et qu’il pouvait fournir des détails sur d’autres évènements qui se sont produits pendant la période des gestes reprochés.

[307]     Elle ajoute qu’il y avait des éléments, qu’elle décrit comme « périphériques », qui l’ont marquée. Elle parle par exemple du fait que A... T... reconnaissait un rôle positif à J... T... dans la gestion de la succession de leur mère et le fait qu’il n’y avait aucune colère ou hargne dans ses propos lorsqu’il parlait de sa fratrie.

[308]     Elle voit dans l’épisode décrit par M... B... une illustration d’une situation de contrôle de la part de J... T... et estime que ceci ajoutait à la crédibilité de A... T... En conséquence, au reproche qui lui est adressé d’avoir présenté une preuve d’actes similaires à partir de l’incident décrit par M... B..., elle répond qu’elle avait la conviction que cette preuve était « utilisable ».

[309]     Elle ajoute que M... B... était un témoin de la vie familiale des T... à l’époque et que la manière de faire de J... T..., telle qu’exprimée par M... B..., était pour elle pertinente, en particulier la partie de la déclaration dite de la « cabane à Midas »[176].

[310]     Me Bourassa affirme, en réponse à une question de l’avocat de la demande, que si la situation avait été rapportée alors que l’agresseur avait 16 ans et la victime 13 ans, il y aurait eu des accusations. La situation aurait cependant été différente en ce que l’agresseur aurait été envoyé en Centre d’accueil, avec une détention adaptée à son âge.

[311]     Me Bourassa affirme enfin que, dans sa décision de poursuivre ou d’arrêter le processus judiciaire, elle ne tient pas compte de la sympathie qu’elle peut avoir pour la victime. Elle dit n’avoir été guidée dans ce dossier que par la conviction morale que J... T... avait posé les gestes qui lui étaient reprochés. Elle ajoute même qu’elle est toujours moralement convaincue aujourd’hui que ce dernier a posé ces gestes.

[312]     Les demandeurs ont-ils satisfait leur fardeau de prouver la responsabilité des avocates défenderesses?

[313]     Il n’y a pas lieu de s’attarder aux deux premières conditions de l’arrêt Nelles. En effet, J... T... a été l’objet de procédures engagées par le DPCP et la Cour d’appel l’a acquitté.

[314]     Reste donc les troisième et quatrième conditions, soit l’absence de motif raisonnable ou probable de poursuivre et l’intention malveillante.

         les motifs raisonnables et probables

[315]      J... T... soutient que les procureures défenderesses n’avaient pas de motifs raisonnables et probables pour porter des accusations contre lui ou engager le procès.

[316]     Rappelons que le substitut du procureur général n’a d’autre client que la justice. Il n’est pas l’avocat du plaignant et n’a pas d’autre cause à gagner que celle de l’application de la loi.  À ce titre, dans Boucher c. La Reine[177], le juge Rand écrivait :

It cannot be over-emphasized that the purpose of a criminal prosecution is not to obtain a conviction, it is to lay before a jury what the Crown considers to be credible evidence relevant to what is alleged to be a crime. Counsel have a duty to see that all available legal proof of the facts is presented : it should be done firmly and pressed to its legitimate strength but it must also be done fairly. The role of prosecutor excludes any notion of winning or losing; his function is a matter of public duty than which in civil life there can be none charged with greater personal responsibility. It is to be efficiently performed with an ingrained sense of the dignity, the seriousness and the justness of judicial proceedings.

[317]     C’est au demandeur qu’il « incombe clairement… de démontrer l’absence de motif raisonnable et probable »[178].

 

[318]     La juge Charron, dans Miazga,  rappelle qu’il y a deux composantes à l’existence de motif raisonnable et probable, l’une subjective et l’autre objective[179]; ce sont les éléments « subjectif et objectif » dont parlait le juge Lamer dans Nelles :

[70]  Je le rappelle, il est bien établi que les motifs raisonnables et probables requis pour intenter une poursuite ont deux composants, l’un subjectif, l’autre objectif. Il s’ensuit donc logiquement que le demandeur, à qui il incombe de prouver l’absence de motifs raisonnables et probables, y parvient en établissant soit l’absence de croyance subjective à l’existence de motifs raisonnables, soit l’absence objective de motifs raisonnables. Bien qu’aucune décision de justice canadienne ne le confirme clairement, la jurisprudence anglaise et celle d’autres ressorts de common law vont dans ce sens.

[références omises]

[319]     Elle explique ensuite ainsi les paramètres d’analyse qui permettront de déterminer s’il existait des motifs raisonnables et probables :

[75]  Si, compte tenu des faits connus du poursuivant au moment considéré, le tribunal conclut qu’il existait objectivement des motifs raisonnables et probables d’engager ou de continuer une poursuite pénale, le recours au processus criminel était légitime, et l’examen prend fin.

[76]  Lors de l’appréciation objective, le tribunal doit considérer rétrospectivement les faits dont a réellement tenu compte le poursuivant au moment de prendre la décision d’engager ou de continuer la poursuite. Il doit se rappeler que bon nombre de facettes d’une affaire ne se révèlent  qu’au procès : un témoin peut contredire une déclaration antérieure, un contre-interrogatoire peut mettre en lumière une faille de la preuve, des données scientifiques mises en preuve peuvent se révéler erronées et un élément de preuve présenté en défense peut faire apparaître sous un jour totalement différent des faits connus au moment d’engager la poursuite.

[références omises]

[320]     Elle ajoute :

[77]  Le tribunal qui conclut à l’inexistence objective de motifs à l’époque pertinente doit ensuite examiner le quatrième volet du critère applicable aux poursuites abusives, celui de l’intention malveillante.

[321]     Le reproche principal de J... T... à l’endroit de Me Lemieux est qu’elle n’a pas rencontré A... T..., a cru M. Brassard sur parole, a considéré la déclaration de M... B... comme un « fait similaire » alors que, selon lui, le simple bon sens, compte tenu de l’âge de M... B... au moment des évènements (entre 6 et 8 ans) et de toutes les circonstances auraient dû l’inciter à une très grande prudence. Il lui reproche aussi, tout comme il l’a fait à l’endroit de M. Brassard, de n’avoir fait aucune vérification auprès des tiers, dont M... G..., son ex-conjoint, le frère de M... B... à qui J... T... aurait tenté de faire une fellation[180] et les voisins dont J... T... aurait gardé les enfants.

[322]     D’entrée de jeu, le Tribunal a été interpelé par certaines affirmations de Me Lemieux au procès.

[323]     Ainsi, elle se décrit comme habitée de la passion d’aider les victimes de crimes de nature sexuelle; tout en étant compréhensible, ce souci d’aider les victimes a amené le Tribunal à se demander si Me Lemieux laissait une place quelconque à la possibilité que la victime n’en soit pas une et n’en oublie pas ainsi la composante « public duty » de ses obligations.

[324]     Me Lemieux a été questionnée sur le fait que A... T... avait rencontré une psychologue en 2007 et 2008. Après qu’elle eut convenu que plusieurs, sinon la plupart, des victimes de crimes de nature sexuelle consultent des professionnels psychologues ou psychiatres, l’avocat des demandeurs lui demande si le fait qu’une personne souffre de problèmes psychologiques n’est pas susceptible de l’amener, dans certains cas, à poser de fausses accusations ou des accusations exagérées. Elle répond spontanément : « je n’ai jamais vu ça ». Cette réponse étonne par son manque de nuance. Il apparaît en effet au Tribunal fort plausible qu’une personne dérangée psychologiquement puisse poser de fausses accusations ou des accusations exagérées à cause de ses problèmes de santé mentale.

[325]     Il est surprenant que Me Lemieux n’ait pas jugé utile de nuancer sa réponse.

[326]     Me Lemieux est aussi interrogée sur l’extrait suivant du courriel du 5 octobre 2008 de A... T...[181] :

En 2007 j’ai appris de ma sœur L... qu’une amie à mon frère J... est décédée de problème respiratoire dans la voiture à mon frère J... il y a deux ans environ, je me suis souvent demandé depuis si mon frère venait de monté son jeu à un autre niveau.

Si j’apprenais par les autorités que J... avait causé le décès de cette personne je ne tomberais pas en bas de ma chaise!

[reproduit tel quel]

[327]     À la question de savoir si ceci ne manifestait pas un certain sens de l’exagération de la part de A... T..., elle répond que ceci manifestait tout simplement que les peurs de l’enfance se perpétuaient et que A... T... avait toujours peur de son frère psychologue. Elle ajoute qu’elle ne peut juger de la peur de A... T... : « les peurs sont souvent       irrationnelles »…

[328]     Le Tribunal comprend le désir d’aider les victimes; il estime cependant que le témoignage de Me Lemieux semble laisser subsister chez elle peu de place à l’hypothèse, toujours plausible, voulant que A... T... ait pu ne pas dire nécessairement la vérité.

[329]     Il importe pour décider si Me Lemieux avait des motifs raisonnables et probables de croire à la commission des gestes reprochés à J... T... d’aller au-delà de son opinion subjective. Il est manifeste, en effet, qu’elle était subjectivement convaincue d’avoir des motifs et le Tribunal estime que ses raisons de croire ainsi étaient raisonnables; il lui fallait aussi, par ailleurs, avoir une croyance qui soit raisonnable compte tenu des autres circonstances. Or, pour être au parfum des circonstances, il eut été important pour Me Lemieux de rencontrer A... T...

[330]     Me Lemieux explique ne pas avoir rencontré A... T... parce que, dans le contexte de sa déclaration du 30 septembre, de son long narratif de 11 pages du 5 octobre, de la facture de ces déclarations et de la déclaration de M... B..., elle avait suffisamment d’éléments pour se convaincre qu’elle avait des motifs.

[331]     Le Tribunal est plutôt d’avis que Me Lemieux aurait dû, dans les circonstances particulières de ce dossier, rencontrer A... T... pour se satisfaire de l’existence de motifs raisonnables.

[332]     Voilà en effet un dossier où A... T... a porté plainte 30 ans après les faits allégués, reproche des gestes étonnants et par la fréquence et par le fait qu’ils aient pu demeurer cachés malgré qu’ils aient été posés dans une demeure relativement modeste qui abritait une famille de 9 personnes dont 7 enfants. Voilà aussi un dossier où les conséquences probables sur le suspect d’une mise en accusation sont très importantes.

[333]     Sans qu’elle ne lie le Tribunal, il est utile de référer à la directive IMF-1 du DPCP[182], applicable au moment pertinent, qui prévoit certaines règles applicables aux procureurs du DPCP en matière d’infraction d’ordre sexuel. La directive prévoit des consignes applicables aux infractions d’ordre sexuel envers les enfants et envers les adultes. Dans les deux cas, elle suggère, sauf exception, de rencontrer la victime. Il n’y a pas une telle exception en l’instance.

[334]     Le Tribunal ne s’explique pas pourquoi Me Lemieux, dans ce dossier particulier, ne l’a pas fait. En ne le faisant pas, elle souscrivait d’emblée à l’évaluation de la crédibilité de A... T... qu’avait portée M. Brassard. Or, dans un domaine où la crédibilité de la victime est cruciale, il eut été opportun et raisonnable de rencontrer A... T... pour se former sa propre opinion sur cette crédibilité.

[335]     Le Tribunal estime que de ne pas l’avoir fait constitue une faute.

[336]     Une rencontre avec A... T... aurait-elle amené Me Lemieux à faire d’autres vérifications avant d’autoriser le dépôt de la dénonciation? Ce serait spéculer que de tenter de répondre à cette question. Reste que Me Lemieux s’est privée d’un moyen qui, ceci dit avec égards, s’imposait, soit celui de rencontrer A... T... pour l’écouter, discuter avec lui, directement, des éléments qui pourraient corroborer mais aussi porter ombrage à sa version des faits et décider, à la lumière des informations fournies par A... T..., s’il y avait lieu de procéder à d’autres vérifications.

[337]     Or, le fait que Me Lemieux se soit privée d’éléments pouvant étayer la raisonnabilité de sa croyance subjective est suffisant pour que le demandeur T... satisfasse son fardeau de prouver l’absence, pour Me Lemieux, de motifs raisonnables et probables.

[338]     Le Tribunal ne tire pas la même conclusion, quant à ce troisième volet de l’arrêt Nelles, du rôle de Me Bourassa.

[339]     Cette dernière a rencontré A... T... à trois reprises avant le procès. Elle a conclu, de manière subjective, de ces rencontres que A... T... disait la vérité et qu’une infraction criminelle s’était probablement produite. Ses motifs de trouver A... T... crédible sont sensiblement les mêmes que ceux de M. Brassard.

[340]     En tout temps, Me Bourassa pouvait se raviser quant à cette croyance. Elle a d’ailleurs décidé de faire effectuer par le policier Brassard certains compléments d’enquête.

[341]     Elle obtient une déclaration de L..., des renseignements additionnels de M. G..., de M... B... et des voisins dont J... T... aurait gardé les enfants.

[342]     À la suite du propos de J... T... qui, le 2 avril 2009, dit que A... T... affirmerait sans doute qu’il allait briser ses conditions et que A... T... avait fait ce genre d’accusations dans le passé auprès de quelqu’un d’autre, elle fait vérifier ce fait (qui est répertorié dans les dossiers de la police) et ne découvre rien[183].

[343]     J... T... reproche à Me Bourassa de ne pas avoir conclu, à partir des informations additionnelles qu’elle a reçues, que ce soit des voisins, de M... G... ou de l’hôpital Fleury, que rien ne corroborait la version de A... T... Or, avec égards, tel que mentionné plus haut, ces informations ne permettaient pas non plus de rejeter les propos de A... T...

[344]     J... T... reproche aussi à Me Bourassa d’avoir rejeté les déclarations des membres de sa famille et de ses amis soumises par son avocat, Me Turcot[184].

[345]     Or, Me Bourassa affirme avoir pris la décision de ne pas considérer ces documents, qu’elle a par ailleurs lus, car elle estimait que les opinions de ces personnes n’avaient pas de pertinence quant à la perpétration ou non des infractions reprochées.

[346]     De fait, tout au plus les dires de ces personnes auraient-ils pu ébranler Me Bourassa quant à la crédibilité de A... T...; elle ne l’a pas jugé ainsi. Elle a alors exercé un jugement, une discrétion, dans la préparation de son procès, avec lequel le Tribunal ne saurait intervenir.

[347]     Enfin, J... T... reproche à Me Bourassa d’avoir décidé de faire témoigner M... B..., ce qu’il juge, compte tenu de l’âge de ce dernier au moment des évènements, manifestement inadmissible, illégal, non pertinent et « frôler le ridicule ».

[348]     Me Bourassa a estimé à l’époque que le témoignage de M... B..., dont les propos se rapportaient à des évènements contemporains, illustraient que J... T... pouvait exercer un contrôle sur d’autres jeunes. Elle jugeait que l’épisode de la « cabane à Midas » pouvait constituer un fait similaire.

[349]     Rappelons que la Cour du Québec a reconnu, après un voir-dire, cette preuve admissible; la Cour d’appel a jugé que la juge d’instance avait erré en l’acceptant.

[350]     À partir de l’ensemble de son dossier, Me Bourassa estimait avoir des motifs raisonnables et probables de croire à la perpétration des infractions reprochés.

[351]     Le Tribunal juge qu’il n’y a pas lieu, à partir de la preuve offerte, de conclure qu’elle n’avait pas de tels motifs.

[352]     Un grand nombre de facteurs peuvent influer sur les décisions de la poursuite tant au moment de porter les accusations que de continuer un procès. C’est avec beaucoup de prudence que le Tribunal s’immiscera dans ces décisions.

[353]     Il n’y a pas lieu de le faire dans la façon dont Me Bourassa a mené son dossier.

[354]     Les demandeurs n’ont donc pas satisfait le fardeau de prouver que Me Bourassa n’avait pas de motifs raisonnables et probables de croire à la perpétration de l’infraction.

         l’intention malveillante

[355]    Le juge Lamer, dans Nelles[185], décrit ainsi l’élément obligatoire de malveillance :

L’élément obligatoire de malveillance équivaut en réalité à un  « but illégitime ». D’après Fleming, la malveillance « veut dire davantage que la rancune, le mauvais vouloir ou un esprit de vengeance, et comprend tout autre but illégitime, par exemple, celui de se ménager accessoirement un avantage personnel ». Pour avoir gain de cause dans une action pour poursuites abusives intentée contre le procureur général ou un procureur de la Couronne, le demandeur doit prouver à la fois l’absence de motif raisonnable et probable pour engager les poursuites et la malveillance prenant la forme d’un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs de procureur général ou de procureur de la Couronne, et donc incompatible avec sa qualité de « représentant de la justice ». À mon avis, ce fardeau incombant au demandeur revient à exiger que le procureur général ou le procureur de la Couronne ait commis une fraude dans le processus de justice criminelle et que, dans la perpétration de cette fraude, il ait abusé de ses pouvoirs et perverti le processus de justice criminelle. En fait, il semble que, dans certains cas, cela équivaille à une conduite criminelle.

[références omises]

[356]    L’intention malveillante est en fait l’exercice délibéré et malveillant des pouvoirs du procureur de la Couronne pour des fins illégitimes et incompatibles avec le rôle traditionnel du poursuivant[186].

[357]    Il est clair pour le Tribunal que ni Me Lemieux ni Me Bourassa (chez qui le Tribunal n’a d’ailleurs trouvé aucune faute), n’ont agi avec une intention malveillante.

[358]    Il découle de la preuve que, si un reproche peut être adressé à Me Lemieux, c’est d’avoir occulté de ses démarches une rencontre avec A... T..., omettant ainsi d’aller au-delà des propos tenus à l’enquêteur Brassard et des documents fournis par A... T... ou M... B...

[359]    S’il y a là une faute, il n’y a pas d’intention malveillante. Il n’y a aucune preuve d’une démarche quelconque de Me Lemieux pour abuser de son rôle, le dénaturer ou pervertir le processus de justice criminelle.

[360]    Au risque de redite, rappelons le contexte.

[361]    La plainte de A... T... visait des évènements qui s’étaient produits il y a 30 ans; il n’y avait de témoins que A... T... et J... T....

[362]    Me Lemieux, même si elle n’a pas rencontré A... T..., a jugé son histoire crédible et a jugé le contexte suffisant pour autoriser le dépôt des accusations.

[363]    Il n’y a pas, dans les circonstances mises en preuve devant le Tribunal, de preuve d’intention malveillante au sens de l’arrêt Nelles[187].

[364]    Le Tribunal ne retiendra donc pas la responsabilité des défenderesses Lemieux et Bourassa.

[365]    Compte tenu du fait que le Tribunal a retenu des fautes des défendeurs Brassard et Lemieux, il y a lieu de rejeter l’action sans frais.

[366]     Malgré la conclusion à laquelle en arrive le Tribunal sur la responsabilité des défendeurs, il est opportun d’estimer les dommages auxquels ils auraient eu droit eussent-ils eu gain de cause.

VII       LES DOMMAGES

            a)        les dommages pécuniaires de J... T...

[367]     J... T... allègue que les évènements qui se sont produits à partir de mars 2009 ont eu comme conséquence de le priver de la promotion qu’il s’était déjà vu octroyer, réduisant ainsi sa capacité de gains et entraînant des pertes à la fois passées et à venir.

[368]     Il convient tout d’abord d’examiner si ceci est un dommage direct et immédiat des évènements déclenchés en mars 2009.

[369]     Les défendeurs plaident qu’ils n’ont pas à indemniser J... T... pour              « l’opportunité manquée » de profiter de cette promotion. D’une part, ils mentionnent que J... T... n’a jamais été vraiment intéressé à travailler avec des enfants, ce qui était le mandat du titulaire du poste qu’il convoitait, et qu’il a toujours préféré la clientèle gériatrique. D’autre part, ils soutiennent qu’ils n’ont pas à indemniser J... T... alors que son employeur a agi intempestivement en l’incitant à ne pas accepter le poste alors qu’au moment pertinent, il bénéficiait de la présomption d’innocence.

[370]     Le Tribunal ne souscrit pas à cet argument.

[371]     D’abord, s’il est vrai que J... T... appréciait la clientèle gériatrique, reste qu’il a entrepris les démarches pour obtenir cette promotion, qui impliquent une entrevue avec le comité de sélection, dont M. Lu... L... était responsable, un test écrit et une évaluation du potentiel et des compétences de gestion par une psychologue. En effet, J... T... a rencontré la psychologue Élisabeth Baranovsky le 13 mars 2009 et cette dernière a soumis un rapport de 10 pages. Elle estime qu’il est qualifié pour un poste de cadre intermédiaire et a un potentiel de développement élevé[188].

[372]     Ces démarches de la part de J... T... et les attentes élevées de Ja... L... et de Mme P... à son endroit sont compatibles avec le fait que la position de cadre que J... T... voulait obtenir faisait partie de son plan de carrière.

[373]     Par ailleurs, il n’apparaît pas opportun pour le Tribunal de s’ingérer, après le fait, dans ce qui apparaît être une décision de gestion rationnelle de l’employeur de J... T..., soit celle de peser, avec ce dernier, le pour et le contre de l’octroi de la promotion et de convenir avec lui qu’il y avait lieu de s’abstenir, vu la nature de la clientèle.

[374]     Ce comportement de [l’institut A] n’équivaut pas à battre en brèche le principe de la présomption d’innocence; à preuve, J... T... a conservé son emploi après que [l’institut A] ait été rassuré par l’Ordre des psychologues qu’il pouvait conserver son titre de psychologue. Il s’agit plutôt d’une décision de gestion, prise après mûre réflexion, qui s’imposait, au moment des évènements, vu les circonstances de l’époque.

[375]     La perte de l’opportunité de promotion est un dommage direct et immédiat des évènements enclenchés en mars 2009.

[376]     Deux experts actuaires ont été retenus par les parties, M. Luc Rivest pour la demande et M. Denis Guertin pour la défense. Ils ont tous deux procédé aux calculs des pertes passées et des pertes futures à partir de la date de signification de l’action, soit le 8 mars 2013.

[377]     Alors que leurs rapports initiaux étaient respectivement des 2 juillet 2013[189] et 23 septembre 2014[190], ils ont préparé des mises à jour de leurs rapports le 14 avril 2016[191] dans le cas de M. Rivest et le 13 avril 2016[192] dans le cas de M. Guertin.

[378]     Ces rapports amendés tiennent compte de certaines données acquises depuis la confection des rapports originaux, plusieurs découvertes en cours d’audience.

[379]     Il y a, en fait, trois périodes distinctes pour lesquelles les calculs des pertes de  J... T... ont été effectués par les deux experts :

                                   i)          la période d’avril 2009 (date à laquelle J... T... aurait

                                               obtenu sa promotion) au 8 mars 2013;                

                                               ii)         la période du 8 mars 2013 à la date de la retraite de M.

                                T..., eut-il obtenu cette promotion, soit le 11 juin 2009;

                                                           et, 

                                               iii)        la période à compter de la prise de la retraite.

                        i)         la période d’avril 2009 au 8 mars 2013

[380]     Pour ce qui est de la perte pré-8 mars 2013, il n’y a qu’une différence minime entre les évaluations des experts. Il s’agit d’une différence de 2 246 $, soit une réclamation d’intérêts perdus par J... T... sur le montant des pertes encourues depuis avril 2009 au fur et à mesure de ces pertes, au taux de 0,5 % à 1,5 %, jusqu’au 8 mars 2013.

[381]     M. Rivest conviendra à l’audience qu’il est inhabituel, au Québec, de computer ce genre d’intérêt avant la date d’assignation. Il a raison. L’ajout de cet intérêt de 2 246 $ ferait double emploi avec l’indemnité additionnelle.

[382]     Le montant de la perte encourue entre le 6 avril 2009 et le 8 mars 2013 est donc de 105 978 $, le tout sous réserve d’un ajustement auquel procède le Tribunal au paragraphe 406 du jugement.

 

* * *

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[383]     Avant d’aborder les deux autres périodes pour lesquelles les évaluations des pertes de gains futurs ont été faites, il est utile de reproduire un tableau, préparé par l’expert Rivest et intégré à son rapport du 14 avril 2016, qui compare les résultats auxquels en arrivent les deux experts[193] :

A

B

D

E

F

G

 

Calculs en date du 8 mars 2013

Défense

 

  Demande

35 hrs

d-éclarations

comparaison

Réclamation pour pertes passées :

Montants

105 978 $

105  978 $

105 978 $

105 978 $

Intérêts perdus :

           0 $

            0 $

           0 $

    2 246 $

Sous-total (passé) :

105 978 $

105 978 $

105 978 $

108 224 $

 

 

 

 

Récla-

mation

pour

pertes

futures :

 

Salaires

et autres

(d’ici la

retraite)

Salaires eux-mêmes

 

 

   90 973 $

 

 

     55 673 $

 

 

  136 469 $

 87 152 $

Prime de rétention

 22 101 $

Cot. Synd. vs AGESS

   6 369 $

Vacances

 33 239 $

 

Sous-tot. (sal. + autres)

 

   90 973 $

 

     55 673 $

 

  136 469 $

 

 148 861 $

Rentes de

retraite

RRPE

 930 613 $

930 613 $

930 613 $

1   1 011 646 $

RREGOP

(820 589 $)

(820 589 $)

(730 402 $)

 (792 411 $)

Sous-tot. (rentes de ret.)

 110 024 $

110 024 $

200 211 $

 219 235 $

Cotisations

épargnées

RRPE

(50 334 $)

(50 334 $)

(50 334 $)

(55 108 $)

RREGOP

34 391 $

34 391 $

34 391 $

 37 653 $

Sous-total (cotisations) :

(15 943 $)

(15 943 $)

(15 943 $)

(17 455 $)

 

Sous-total (retraite) :

   94 081 $

    94 081 $

  184 268 $

 201 781 $

 

Sous-total (pertes futures) :

 

 185 054 $

 

 149 754 $

 

  320 737 $

 

 350 641 $

 

Grand total (passé et futur ) :

 

291 032 $

 

255 732 $

 

426 715 $

 

 458 866 $

 

[384]     Sans élaborer sur le détail du tableau, qu’il suffise de dire qu’il reflète adéquatement les conclusions des experts selon les prémisses qu’ils adoptent. Leurs résultats sont aussi fonction d’hypothèses actuarielles différentes.

[385]     Il est utile de résumer l’essentiel des prémisses.

[386]     La colonne G représente la position de la demande, qui considère notamment que J... T... a travaillé 35 heures/semaine jusqu’au 28 juin 2014 et a travaillé 32 heures/ semaine le reste du temps et le fera jusqu’à la date de sa retraite.

[387]     La colonne D représente une prémisse de la défense laquelle, tout en considérant les revenus utilisés dans le rapport de l’expert Rivest, suppose par contre un horaire de travail de 35 heures/semaines pour toute la période visée. Cette prémisse reflète que le fait que J... T... ait été en mesure de travailler 35 heures et qu’il n’en travaille plus que 32 découle d’une décision de sa part et non des conséquences des évènements qui donnent lieu au litige.

[388]     La colonne E représente une deuxième prémisse de la défense qui tient compte des déclarations de revenus et avis de cotisation produits par J... T... pour les années 2013 (107 097 $) et 2014 (95 246 $). Selon cette prémisse, M. Guertin s’est basé sur les revenus de 2014, augmentés selon une hypothèse d’augmentation salariale, à 95 913 $ pour 2015.

[389]     Notons que M. Guertin a concédé que plusieurs des revenus additionnels de J... T... au cours de ces années étaient des remboursements de REÉR. J... T... a aussi reçu en 2013 des remboursements de rétroactivité.

[390]     La colonne F représente en fait les résultats de la prémisse de la demande en utilisant, cependant, les hypothèses actuarielles de M. Guertin plutôt que celles de M. Rivest.

[391]     De cet exercice, il est manifeste qu’il y a peu de différence entre les résultats auxquels en arrivent les experts lorsqu’ils utilisent les mêmes prémisses de départ. Cette différence découle d’hypothèses actuarielles distinctes.

[392]     Quant au taux d’actualisation, vu que l’article 1614 C.c.Q.[194] ne s’applique pas en l’instance et que le dommage se projette sur une courte période, l’actuaire Rivest adopte les taux de l’Ontario qui sont ajustés à chaque année et qui projettent pour une période des « premiers 15 ans »[195]. Pour 2013, le taux d’actualisation d’Ontario était de  - 0,5 %.

[393]     M. Rivest utilise le taux de mortalité de la table Québec hommes 2009-2011 tel que publiée par Statistiques Canada; quant au taux de progression réelle des salaires, en l’absence de prescriptions ontariennes sur ce point, il utilise les taux retenus par l’actuaire en chef dans la dernière évaluation du Régime de pension du Canada[196].

[394]     Quant à M. Guertin, il explique avoir lui aussi écarté le taux d’actualisation « de base » de 3,25 % fixé par le Règlement d’application de l’article 1614 du Code civil sur l’actualisation des dommages-intérêts en matière de préjudices corporels[197] pour retenir plutôt un taux d’intérêt nominal pour l’actualisation de 3,50 % lequel, lorsqu’il soustrait l’inflation à 2,2 %, constitue un taux d’intérêt réel de 1,3 %.

[395]     Il y a donc un écart de 1,8 % entre les valeurs des deux experts                        (1,3 % - (-0,5 %)).

[396]     M. Guertin explique son choix en disant que, évaluant l’espérance de vie de J... T... à près de 30 ans, il lui apparaissait raisonnable d’utiliser un outil qui tente d’estimer le rendement espéré sur une plus longue période. Il explique avoir donc utilisé les données du Régime de pension du Canada, qui projette pour une période plus longue que 15 ans, pour les hypothèses d’inflation et d’augmentation de salaire.

[397]     Le Tribunal souscrit à l’hypothèse actuarielle suggérée par l’expert Guertin.

[398]     Il n’y a bien sûr aucune certitude en cette matière. Ajoutons cependant que les facteurs suivants influencent la décision du Tribunal :

-           le taux d’actualisation de 2013 retenu par l’expert Rivest est le plus bas depuis 2000 en Ontario, les taux variant de 3 % à  - 0,5 % depuis 2000 et de 1 % à  -0,5 % depuis 2006[198];

-           il apparaît prudent de retenir un taux qui projette, vu l’âge de J... T..., sur une plus longue période que 15 ans;

-           anecdotiquement, le taux de 1,3 % retenu par M. Guertin est à peu près à mi-chemin entre le taux d’actualisation de 3,25 % fixé en 1997 par le législateur québécois et celui proposé par M. Rivest de  - 0,5 %.

[399]     À partir de l’hypothèse actuarielle choisie, il convient d’aborder maintenant les deux autres périodes visées par les calculs.

                        ii)        la période du 8 mars 2013 à la date de la retraite de J... T...

[400]     Le Tribunal retiendra la prémisse de la demande, soit que la décision de J... T... de travailler 32 heures/semaine à compter du 28 juin 2014 découlait non pas d’un choix de J... T... mais des conséquences du stress subi depuis 2009.

[401]     Il exclut aussi de la donne l’autre prémisse de la défense, soit celle qui tient compte des avis de cotisation et déclarations de revenus des années 2013 et 2014.

[402]     J... T... avait, selon la preuve, travaillé 32 heures/semaine avant le 30 juin 2012 et n’a fait que poursuivre cet horaire après le 28 juin 2014[199]. Le Tribunal ne peut conclure qu’il s’agit là d’un choix, arbitraire, qui dérogerait au cours normal de la carrière de J... T.... Il n’a fait que continuer à travailler selon un horaire qu’il avait auparavant.

[403]     Le Tribunal exclut aussi la prémisse de la défense qui détermine les salaires de J... T... d’ici la prise de sa retraite à partir des déclarations de revenus pour les années 2013 et 2014.

[404]     Ces hausses de revenus sont expliquées par des remboursements de REÉR et par des paiements de montants de rétroactivité. Les remboursements de REÉR ne devraient pas, de l’avis des deux experts, être comptabilisés.

[405]     Quant aux montants de rétroactivité, ils sont étalés de 2008 à 2012 inclusivement et ont été payés en 2013[200].

[406]     Si ces derniers paiements ne devraient pas, selon le Tribunal, servir à modifier la prémisse applicable au calcul de la perte de gains futurs, les montants de rétroactivité étalés de 2010 à 2012[201] inclusivement, qui totalisent une somme de 10 470,29 $, devraient être retirés de la somme de 105 978 $ de pertes passées pour éviter une double indemnisation. Le montant ajusté est donc de 95 507,71 $.

[407]     Compte tenu des conclusions auxquelles en arrive le Tribunal, il estime que le montant suivant serait dû à J... T...  pour la période du 8 mars 2013 au 11 juin 2019 : 136 469 $.

                        iii)       la période à compter de la prise de la retraite

[408]     Quant à la perte sur les revenus de retraite, la base de calcul des deux experts provient du fait que, comme psychologue, sans la promotion en vigueur en avril 2009, J... T... participe au régime de retraite des employés du gouvernement et des organismes publics (RREGOP) alors que, eut-il eu le poste de cadre, il aurait participé au régime de retraite du personnel d’encadrement (RRPE).

[409]     Si J... T... avait obtenu le poste de cadre, il aurait été éligible à une rente sans réduction actuarielle dès 57,6 ans (au lieu de 60 ans), ses crédits de rente auraient été appliqués à son salaire moyen des trois meilleures années (au lieu de 5) et les salaires eux-mêmes auraient été supérieurs de 10 %. Par contre, ses cotisations au régime auraient été plus élevées.

[410]     Pour cette période, le Tribunal estime que J... T... aurait droit au montant de 184 268 $.

* * *

[411]     Pour conclure au chapitre des dommages pécuniaires, le total des pertes passées et futures pour J... T... serait le suivant :

-           pertes passées : 95 507,71 $ (105 978 $  - 10 470,29 $);

-           pertes du 8 mars 2013 au 11 juin 2019 : 136 469 $;

-           pertes au chapitre de la retraite : 184 268 $;

            Total : 416 244,71 $

            b)        les dommages non pécuniaires des demandeurs

[412]     À ce chapitre, J... T... réclame pour anxiété, angoisse et stress intenses subis au cours de la période entre son arrestation et le jugement de la Cour d’appel, privation de sa liberté en purgeant sa peine dans la communauté, incapacité partielle permanente et atteinte à la réputation.

[413]     Le Tribunal traitera d’abord ensemble des premier et deuxième chefs de dommages, soit l’anxiété, l’angoisse et le stress d’une part et la privation de liberté d’autre part, pour aborder ensuite l’incapacité partielle permanente et l’atteinte à la réputation. Il abordera par la suite le chef de réclamation de Ja... L... pour stress et angoisse subis depuis mars 2010 et enfin celui de chaque demandeur pour dommages punitifs.

                        i)         l’anxiété, l’angoisse et le stress de J... T... entre mars

                                   2009 et le 12 septembre 2012 et la privation de la liberté

[414]     ll est manifeste que, à compter du 19 mars 2009, la vie des demandeurs a été chamboulée.

[415]     Dès l’annonce par le policier Brassard de l’arrestation imminente, J... T... a suggéré à son conjoint de le laisser parce que la suite des choses s’annonçait trop pénible.

[416]     Le besoin de gérer l’opportunité de la promotion, nouvellement accordée, avec        Ja... L... et Mme P..., a été la première de plusieurs conséquences embarrassantes, voire humiliantes, de la saga judiciaire.

[417]     J... T... décrit un stress qui augmente constamment, énorme avant et pendant le procès et pratiquement insupportable entre la fin du procès et la décision du 14 septembre 2010.

[418]     Pendant cette période, il a des troubles de sommeil et fait des cauchemars. Il a, pour la première fois, des problèmes de concentration. Il est nerveux, anxieux au travail, où il arrive à peine à fonctionner. Il est écrasé par les réactions des gens de son entourage qui, non seulement s’étonnent des accusations portées, mais aussi du fait qu’il soit traduit devant le Tribunal de la jeunesse.

[419]     J... T... trouve cependant un grand réconfort chez certains de ses collègues et plusieurs de ses amis qui, depuis le début, ont toujours cru en son innocence.

[420]     Plusieurs d’entre eux, et des membres de sa famille, sont présents le 14 septembre 2010 lors du prononcé du jugement. Il est sidéré, perdu, « se sent comme un zombie ». L’atmosphère en est une, selon ses amis qui l’accompagnent, « de funérailles ».

[421]     J... T... communique la journée même avec la psychiatre Rémillard, qui l’avait déjà traité, et la voit le lendemain.

[422]     Dès le prononcé du jugement, son angoisse est exacerbée par le fait que son avocat l’a préparé à une possibilité de quatre à dix ans de prison. Il devient davantage nerveux et anxieux à l’idée d’être emprisonné et craint, notamment, le traitement que lui feraient les autres prisonniers. Il pense au suicide s’il doit aller en prison; son conjoint et lui font, en fait, un pacte de suicide.

[423]     J... T... ne veut pas aller en appel car il veut « en finir » avec ce cauchemar. Il ne croit plus au système de justice qui lui paraît n’offrir aucune protection contre des accusations qu’il estime loufoques.

[424]     C’est son frère aîné Mi... qui le convainc de ne pas baisser les bras et d’interjeter appel.

[425]     À compter du jugement du 14 septembre 2010, la peur l’envahit : peur de la prison, peur d’être lynché, peur d’être seul, peur de perdre son emploi.

[426]     Du 15 septembre 2010 jusqu’à un retour graduel au travail au mois de mars 2011, il ne travaille pas pour des raisons médicales. Il reviendra au bureau à temps plein en mars 2012.

[427]     Il doit se plier aux exigences de la préparation d’un rapport pré-sentenciel.

[428]     Lorsque la décision sur sentence du 1er mars 2011 est rendue, J... T... éprouve un étrange sentiment en ce qu’il est, en quelque sorte, soulagé de ne pas aller en prison.

[429]     L’avocat de J... T... avait préparé une demande de suspension de l’exécution de la peine mais ce dernier décide de la purger. Il expliquera ainsi, un peu plus tard, à l’Ordre des psychologues du Québec, pourquoi il a pris cette décision[202] :

J’ai choisi de ne pas demander la suspension de ma peine en attendant le processus d’appel et je m’explique. Mes avocats m’indiquent que le processus d’appel peut facilement prendre plus d’une année et ils croient que la cause sera entendue au mieux au printemps 2012. L’anxiété provoquée par l’attente d’une telle décision est profondément pénible. En choisissant de vivre la peine qui m’est imposée, il est, pour moi, nettement plus facile de gérer l’anxiété. En effet, on ne pourra pas m’imposer une nouvelle peine puisque j’aurais complété la peine imposée par le tribunal. En résumé, la peine imposée est nettement plus facile à gérer que de rester dans l’attente et de ne pas savoir.

[430]     Pendant les premiers cinq mois de la peine, il doit être à son appartement (en fait, il habite chez Ja... L...) 24 heures sur 24, sauf lorsqu’il est au travail. Il reçoit des appels, soirs et nuits, d’agents de probation. Il a le droit à trois heures de sortie le samedi de 12 h à 15 h.

[431]     Pendant les cinq mois suivants, il doit être à la maison de 23 h à 7 h.

[432]     Pendant les cinq derniers mois, les conditions sont plus souples, sauf qu’il ne peut toujours pas aller à sa maison de Champlain, New York. Il aura été, en tout,        15 mois sans aller chez lui aux États-Unis, vu l’interdit de quitter le Québec.

[433]     J... T... n’a pas assisté à l’audience devant la Cour d’appel.

[434]     Par la suite, il a cru que la Cour d’appel prenait du temps à rendre son jugement parce qu’elle cherchait à protéger la juge d’instance. La nouvelle du jugement de la Cour d’appel l’a réjoui : « I was elated ».

[435]     Malgré le jugement, il éprouve toujours une grande colère envers le système, la police, les juges. Il ne s’explique toujours pas que les procureurs du DPCP aient une immunité qui les protège contre les poursuites alors que des professionnels, comme lui, sont redevables envers ceux auprès de qui ils ont commis des fautes.

[436]     J... T... doit toujours 43 000 $ à son frère Mi... et à d’autres créanciers à qui il a emprunté pour ses frais juridiques.

[437]     J... T... est un homme marqué. Il ne peut gérer le stress; il se sent suivi; il ne peut regarder d’émissions ou de films où des policiers sont impliqués; il n’a plus d’énergie, est fatigué à 20 h et trouve le sommeil difficilement; il a perdu son sens de l’humour; il ne peut se retrouver seul, sans son conjoint, sans tout « verrouiller », même les pièces de la maison.

[438]     Il était un homme engagé : actif dans des activités syndicales, dans les causes sociales dont la promotion des droits des personnes homosexuelles. Il a perdu confiance en lui, confiance dans le système judiciaire; il doute du traitement que fait la justice aux accusés dans les cas d’agressions sexuelles; il craint toujours de se retrouver en présence d’enfants de peur qu’on tire de cela des conclusions malveillantes à son endroit.

[439]     Ses amis décrivent des changements significatifs chez le demandeur. Autrefois énergique, boute-en-train, dynamique et motivé, respecté de ses collègues et enthousiaste à aider les autres, il a perdu cette énergie et ce dynamisme.

[440]     Son meilleur ami, D... Bo..., psychologue comme lui à [l’institut A], décrit la colère et l’incrédulité de J... T... au moment des accusations et son immense peine. Il mentionne qu’il est toujours accablé de la même façon.

[441]     M. Bo... relate qu’après les accusations, J... T... refusait de voir ses enfants seul, sans qu’il y ait un adulte dans les environs, alors qu’il les avait autrefois gardés. Il estime que cette saga a démoli son ami. Il s’est rendu compte que J... T... refuse d’accepter la responsabilité de dossiers qui ont des ramifications d’ordre juridique ou qui impliquent des enfants; très souvent, c’est à lui qu’il transfère ces dossiers. Il remarque par ailleurs que les accusations portées contre J... T... n’ont pas, à sa connaissance, été ébruitées dans le milieu de travail.

[442]     Quant à lui, Ja... L... décrit son conjoint comme rayonnant, radieux et engagé avant les évènements. Il passait son temps au travail, à donner des formations, à faire des travaux de menuiserie et il s’occupait de la gestion de sa carrière d’artiste.

[443]     Il corrobore les propos mentionnés plus haut quant aux effets catastrophiques des évènements sur J... T....

[444]     J... T..., en plus du suivi qu’il a reçu auprès de la psychiatre Rémillard, fait une psychothérapie pendant environ 10 semaines à l’automne 2011[203].

[445]     Le Tribunal estime qu’il y aurait lieu d’accorder à J... T... une somme de   50 000 $  pour le stress et les inconvénients qu’il a subis de mars 2009 à septembre 2012, lesquels incluent la privation de sa liberté pendant qu’il a dû purger sa peine.

 

 

                        ii)        l’incapacité partielle permanente de J... T...

[446]     Quant à l’incapacité partielle permanente de J... T..., deux experts psychiatres ont témoigné sur les séquelles sur ce dernier des évènements qui ont suivi son arrestation du 2 avril 2009 : le docteur Luc Morin, retenu par la demande[204], et le docteur Martin Tremblay, retenu par la défense[205].

[447]     Le Tribunal retient l’expertise du  docteur Tremblay pour les raisons suivantes.

[448]     Avec égards pour le docteur Morin, ses conclusions quant à l’état de J... T... ont varié tellement considérablement, fréquemment et souvent inexplicablement au fur et à mesure de son témoignage que le Tribunal ne peut y retrouver l’assurance requise pour lui prêter foi.

[449]     Ainsi, d’entrée de jeu, la conclusion initiale du rapport du 23 mai 2013[206] du docteur Morin est la suivante :

SOMMAIRE, OPINION DIAGNOSTIQUE ET ÉVALUATION DU PRÉJUDICE

Individu de 51 ans qui, suite à une série d’évènements traumatiques, n’a plus qu’une existence diminuée. Il se terre pour ainsi dire chez lui, son fonctionnement professionnel n’est plus que l’ombre de ce qu’il a déjà été, le plaisir de vivre n’est plus aussi présent, l’anxiété est devenue une condition permanente, l’anxiété par anticipation frise la paranoïa, les cauchemars meublent encore son meilleur.

Le diagnostic est celui d’un syndrome de stress post-traumatique.

Selon le volume Guides to the Evaluation of Permanent Impairment  et l’utilisation de l’échelle de fonctionnement global (il s’agit d’une échelle utilisée pour déterminer, par un chiffre de 0 à 100, l’ensemble des symptômes et le fonctionnement occupationnel et social), le chiffre de 45 s’applique à monsieur T... - ce qui correspond à un DAP d’environ 17 %. Si norus utilisons l’Échelle psychiatrique d’évaluation brève, nous obtenons un DAP d’environ 20 % (échelle allant de 0 à 50). Si nous utilisons un troisième barème, celui de la CSST, soit le Règlement annoté sur le barème des dommages corporels, monsieur T... se retrouve dans le groupe 3 (grave) avec un DAP d’environ 20-25 %.

Nous considérons qu’il n’y avait pas de psychopathologie préexistante chez monsieur T..., bien qu’il ait fait deux dépressions dans des circonstances spécifiques de deuil. Son incapacité actuelle, liée aux évènements les plus récents, affecte la sphère émotive, cognitive, comportementale, physiologique et relationnelle, et les symptômes ont maintenant un caractère permanent. Nous évaluons finalement le DAP, au minimum, à 20 %.

[références omises]

[450]     En cours d’instance, à la fin de la première journée de son témoignage, le docteur Morin reconnaît qu’il ne peut justifier le chiffre de 45 à l’Échelle de fonctionnement global (EFG), ce qui aurait correspondu à des « symptômes importants ou altération importante du fonctionnement social, professionnel ou scolaire »[207] et à un DAP de 17 %.

[451]     Or, le taux alloué est à ce point incompatible avec les symptômes de J... T... que le docteur Morin n’a d’autre choix que de se rétracter. Il fera, en cours de témoignage, passer tour à tour l’EFG à une symptomatologie modérée (EFG de 51 à 60) à quelques symptômes légers (EFG de 61 à 70) pour revenir plus tard à un EFG de 51 à 60 pour conclure à un taux d’incapacité entre 10 à 15 % pour finalement l’établir entre 5 et 10 %.

[452]     Quant à l’Échelle d’évaluation brève (BPRS), sans donner le pointage lui ayant permis d’en arriver à un tel résultat, il conclut à un DAP de 20 % le 23 mai.

[453]     En cours d’audition, il fera passer certaines variables relatives au BPRS dans une autre colonne pour en venir à établir que l’incapacité à ce chapitre se situe entre 15 à 20 % et, plus tard, entre 5 et 10 %.

[454]     Soulignons enfin que le docteur Morin n’a pris que peu connaissance des notes médicales de la docteure Rémillard, psychiatre traitante de J... T..., et qu’il considère malgré tout qu’il n’y a pas de psychopathologie préexistante alors que le dossier de la docteure Rémillard précise que J... T... a eu une dépression majeure à compter de 2006 qui a nécessité la prise d’une médication, notamment en lien avec la fatigue (Welbutrin).

[455]     De plus, J... T... n’a fait que très peu usage de médicaments durant toute la période en litige, ce qui n’a pas semblé ébranler le docteur Morin dans son évaluation.

[456]     Ajoutons que le diagnostic de stress post-traumatique qu’il a posé ne correspond pas à la définition qui en est faite selon le DSM-5[208]; précisons de plus que l’expert s’est référé dans son rapport au Guides to the Evaluation of Permanent Impairment alors qu’il a admis, en cours d’audience, ne pas être très familier avec ce guide.

[457]     Dans ces circonstances, le Tribunal préfère l’opinion du docteur Tremblay.

[458]     L’approche du docteur Tremblay est très différente de celle du docteur Morin. Le Tribunal reconnaît que, comme le plaident les demandeurs, son analyse du dossier est empreinte de beaucoup de détachement et que son évaluation de J... T... peut sembler théorique, voire académique. Cependant, le Tribunal ne croit pas, après avoir entendu cet expert, qu’il ait, comme le soutiennent les demandeurs, occulté de son analyse l’expression de la souffrance psychologique subie par J... T....

[459]     Il est plutôt apparu au Tribunal que cet expert avait étudié le dossier de J... T... dans une perspective plus globale, notamment en se penchant sur les antécédents de J... T... au cours des années pendant lesquelles il a été suivi par la docteure Rémillard. Notons que cette dernière a connu J... T... en 2005 et l’a traité de façon active jusqu’en 2014.

[460]     Le docteur Tremblay élimine le diagnostic de syndrome de stress post-traumatique chez J... T... en excluant, à partir du DSM-5, que J... T... ait été exposé à des évènements qui sont essentiels à ce que soit posé ce diagnostic[209]. Ce constat semble assez clair. Il mentionne plutôt que ce dernier souffre d’une persistance d’une anxiété non spécifiée, légère et résiduelle à la suite d’un trouble d’adaptation causé par les évènements mais résolu au moment de la rencontre le 4 février 2014.

[461]     Il ajoute[210] :

Réponses aux questions du mandat :

1-        […]

2-                    Monsieur a déjà eu des antécédents psychiatriques significatifs et prolongés, suite à des évènements stressants survenus dans sa vie. L’intensité, de même que la durée de l’épisode de 2005 dénote une fragilité personnelle significative.

3-        Il y a une relation prépondérante entre l’anxiété résiduelle légère, qui persiste depuis 2012, et qui somme toute, devrait persister pendant plusieurs années et la bataille judiciaire qu’il a dû mener. Les différentes conséquences que cela a pu avoir au niveau concret, sur sa pratique professionnelle ou sur différents éléments de sa vie ont causé un stress qui est responsable d’une période d’invalidité d’environ 5 mois.

4-        Selon l’échelle globale de fonctionnement du DSM-IV TR, son état correspond à 70 : « quelques symptômes légers, ou une certaine difficulté dans le fonctionnement social, professionnel ou scolaire, mais fonctionne assez bien de façon générale, et entretient plusieurs relations interpersonnelles positives. »

5-        Selon la méthodologie de l’American Medical Association, décrite à la section Méthode et échelle : le DAP se situe à 5 %.

[…]

[462]     Dans les circonstances, le Tribunal estimerait le DAP de J... T... à 5 % et les dommages imputables à cette incapacité à 45 000 $.

                        iii)       le dommage à la réputation de J... T...

[463]     J... T... a aussi réclamé pour atteinte à sa réputation.

[464]     Quoique le Tribunal ne doute pas que, dans son entourage immédiat, les quelques personnes qui ont été au fait de l’arrestation et des jugements relatifs à J... T... aient pu se questionner sur la fibre morale de ce dernier, la preuve ne permet pas de conclure que sa réputation ait été entachée. Trois raisons expliquent cette conclusion.

[465]     D’abord, l’instance initiale était devant le Tribunal de la jeunesse dont les débats ne sont pas ouverts au public.

[466]     Ensuite, J... T... travaillait, selon la preuve, dans un milieu professionnel plutôt exceptionnel; il ne semble pas, en effet, que les quelques personnes qui étaient au fait de ses démêlés avec la justice aient ébruité la chose. Il semble, de plus, qu’elles soient toutes restées solidaires de lui.

[467]     Enfin, il n’y a aucune preuve que les défendeurs eux-mêmes aient, d’une façon ou d’une autre, diffamé J... T....

[468]     Le Tribunal n’accorderait donc pas de dommages à la réputation, faute de preuve.

                        iv)       les dommages de Ja... L...

[469]     JA... L... a lui aussi été éprouvé par les problèmes de son conjoint avec la justice.

[470]     JA... L... est né au Lyban et est arrivé au pays en 1976. Il a un baccalauréat en arts plastiques de l’Université A et son art lui rapporte des revenus d’environ 20 000 $ par année.

[471]     JA... L... et J... T... sont en couple depuis 2005.

[472]     Il mentionne que, pour lui, le monde est devenu noir au moment des accusations contre son conjoint car ceci évoquait les moments où sa famille avait dû quitter le Liban pour l’exil, sous les bombardements; il ne pouvait croire que la justice au Canada n’était pas plus transparente que celle de son pays d’origine.

[473]     Il est devenu très angoissé à l’idée que son conjoint puisse faire de la prison et se faire battre, se faire violenter, possiblement contracter le sida.

[474]     Il a craint que J... T... perde son travail, sa maison et la terre familiale à Ville C.

[475]     JA... L... corrobore aussi les impacts de la peine sur les activités de son conjoint et, par ricochet, sur lui. Il dit que, comme J... T..., il a jugé qu’on s’acharnait sur lui et s’est demandé s’il était victime d’homophobie. J... T... et lui sont demeurés       « paranoïaques ».

[476]     Au moment où J... T... purgeait sa peine, il y a eu des problèmes de dégâts d’eau à la maison de Champlain, N.Y. Un arbre est tombé sur la maison. Il a été très compliqué de régler les problèmes d’entretien de la maison, notamment suite à la chute d’un arbre, parce que J... T... ne pouvait se rendre aux États-Unis.

[477]     JA... L... a ressenti une grande tristesse, de la colère et de l’indignation face à ce qui est arrivé à son conjoint. Il est devenu obsédé par la question, a souffert d’insomnie et affirme qu’il a dû retarder des projets sérieux et lucratifs parce qu’il n’était pas inspiré et parce qu’il n’avait plus l’aide de son conjoint.

[478]     JA... L... affirme qu’il a recommencé à revivre le jour où son conjoint et lui ont donné le mandat à leur avocat de poursuivre, bien qu’il ait exprimé alors ses doutes quant au succès d’une telle démarche contre un policier et des procureurs. Il s’est dit alors que le processus aiderait à jeter un regard critique sur les gestes qu’ils ont posés. Il dit avoir été motivé à poursuivre pour pouvoir reprendre confiance en la justice.

[479]     Malgré tout, malheureusement dit-il, Ja... L... demeure convaincu que son conjoint, malgré le jugement de la Cour d’appel, n’est pas blanchi et tous les deux en souffriront toute leur vie.

[480]     JA... L... a consulté la docteure Rémillard en septembre 2010[211] et en septembre 2011[212]. Elle a posé un diagnostic de « trouble d’adaptation » suite à une « sentence injuste » de son conjoint.

[481]     JA... L... a donc souffert des conséquences du déroulement des poursuites criminelles contre son conjoint. Le Tribunal évaluerait ses dommages non pécuniaires à 8 000 $.

                        v)        les dommages punitifs

[482]     Chaque demandeur réclame 50 000 $ de dommages punitifs

[483]     Au Québec, des dommages-intérêts punitifs ne peuvent être attribués que s’ils sont prévus par une loi particulière. L’article 1621 C.c.Q. se lit ainsi :

1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

[484]     L’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne[213] prévoit que des dommages punitifs peuvent être attribués en cas d’atteinte illicite et intentionnelle à un droit ou une liberté reconnus par la Charte.

[485]     L’atteinte est intentionnelle lorsque « l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera »[214].

[486]     Les demandeurs n’ont pas prouvé une telle volonté de la part des défendeurs et le Tribunal n’octroierait aucun dommage à ce titre.

 

 

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[487]    REJETTE l’action des demandeurs;

[488]    SANS FRAIS de justice.

 

 

 

__________________________________

LOUIS LACOURSIÈRE, j.c.s.

 

Me Olivier Laurendeau

LAURENDEAU, RASIC

Avocats des demandeurs

 

Me Amélie Dion

Me Nancy Brûlé

BERNARD, ROY (JUSTICE-QUÉBEC)

Avocats des défenderesses Sylvie Lemieux, Marie-Claude

Bourassa et la Procureure générale du Québec

 

Me Jean-Nicolas Loiselle

Me Marie Laprise

DAGENAIS, GAGNÉ, BIRON

Avocats des défendeurs Dominic Brassard et

de la Ville de Montréal

 

Dates d’audience :

4, 5, 6, 7, 11, 12, 13, 14, 15, 18, 19, 20, 21 et 22 avril 2016

 



[1]     P-15.

[2]     P-16.

[3]     VDM-1, p. 1.

[4]     P-22, p. 1-10; VDM-12, p. 4-6.

[5]     P-18.

[6]     VDM-1, p. 2.

[7]     P-18, p. 6.

[8]     Id., p. 7et 9.

[9]     P-19, p. 3.

[10]    PGQ-2.

[11]    PGQ-1.

[12]    P-16.

[13]    P-17.

[14]    P-19, p. 3.

[15]    P-19.

[16]    P-22.

[17]    P-18.

[18]    P-14, p. 1-3.

[19]    PGQ-2.

[20]    VDM-2.

[21]    Id.

[22]    VDM-3.

[23]    Id.

[24]    La preuve démontrera qu’il s’agit d’une erreur, la date étant janvier 2008.

[25]    P-3.

[26]    Code criminel, L.R.C. (1985) ch. C-46, art. 507 (6).

[27]    P-1, p. 2.

[28]    P-24.

[29]    PGQ-3.

[30]    P-14 (3 premières pages), P-15, P-16, P-17, P-18, P-19 et P-22.

[31]    VDM-1, p. 9.

[32]    VDM-1, p. 6-7.

[33]    Id., p. 7-8.

[34]    VDM-1, p. 9.

[35]    VDM-1, p. 10.

[36]    Id.

[37]    P-21.

[38]    P-36, p.-v. du 29 octobre 2009.

[39]    P-23.

[40]   Après la déclaration de culpabilité, les discussions entre Me Bourassa et lui culmineront en un accord pour que M. T... ait une peine pour adulte, ce qui permettait une sentence purgée dans la communauté.

[41]    P-5.

[42]    PGQ-13.

[43]    PGQ-17, p. 47; P-28-5.

[44]    P-12.

[45]    PGQ-17, p. 35.

[46]    PGQ-14.

[47]    P-11.

[48]    P-13.

[49]    Id.

[50]    Id., par. 84.

[51]    Id.

[52]    Id.

[53]    Id. par. 141.

[54]    Id.

[55]    Id.

[56]    Id.

[57]    Id.

[58]    L.C. 2004, ch. 10.

[59]    Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170.

[60]    Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9.

[61]    Miazga c. Kvello (succession), [2009] 3 R.C.S. 339.

[62]    P-16.

[63]    P-15.

[64]    P-15, P-16 et P-18.

[65]    RLRQ, c. P-13.1

[66]    [2003] R.J.Q. 720, par. 92.

[67]    2002 C.S.C. 12.

[68]    M…P…et S…T…c. La Procureure générale du Québec et al, [2013] QCCA 1137, par. 20.

[69]    [2007] 3 R.C.S. 129.

[70]    Id., par. 56.

[71]    Id., par. 62-64.

[72]    Id., par. 68.

[73]    Id., par. 72; Jauvin c. Procureur général du Québec, [2004] R.R.A. 37, par. 59 et Lacombe c. André, préc. note 66, par. 41.

[74]    Hill, préc., note 69.

[75]    Préc., note 66

[76]    Préc., note 69.

[77]    Préc., note 66, par. 40.

[78]    Ville de Laval c. Hughes Ducharme et David Savard et al,  2012 QCCA 2122.

[79]    VDM-18.

[80]    Voir par. 9 du jugement.

[81]    P-15.

[82]    P-17.

[83]    P-16.

[84]    VDM-1.

[85]    VDM-12, p. 2.

[86]    Id., p. 5.

[87]    Id., p. 4.

[88]    P-18.

[89]    Courriel du 8 octobre 2008 à 23:27(VDM-12, p. 1); courriel du 9 octobre 2008 à 21:32 (VDM-12, p. 7); courriel du 19 octobre 2008 à 20:11 (VDM-12, p. 8); courriel du 13 novembre 2008 à 20:45 (VDM-12, p. 9).

[90]    P-17, p. 5.

[91]    VDM-1, p. 2.

[92]    P-19.

[93]    P-14, p. 3.

[94]    P-15.

[95]    PGQ-3, 9 h 40 à 9 h 45.

[96]    VDM-1, p. 6.

[97]    P-21.

[98]    Les parties ont convenu qu’il y a erreur, la date n’étant pas octobre 2008 mais janvier 2008.

[99]    VDM-1, p. 10.

[100]   Interrogatoire au préalable de J... T... du 27 août 2013, p. 10-11.

[101]   VDM-7.

[102]   PGQ-5.

[103]   PGQ-6.

[104]   VDM-1, dernière page.

[105]   Préc., note 66, par. 18.

[106]   Id.

[107]   P-15.

[108]   P-18, p. 7-8.

[109]   VDM-15, p. 15.

[110]   P-23.

[111]   P-18, p. 3.

[112]   Préc., note 100, p. 34 et suiv.

[113]   PGQ-5.

[114]   Préc., note 100, p. 17.

[115]   PGQ-6.

[116]   P-18, p. 6; P-15, p. 3.

[117]   Préc., note 100, p. 23-24-25.

[118]   Id., p. 21.

[119]   P-17.

[120]   Préc., note 100, p. 44 et suiv.

[121]   P-16, p. 2-3.

[122]   Préc., note 59.

[123]   RLRQ, Ch. D-9.1.1.

[124]   L.R.C. (1985), ch. C-46.

[125]   Préc., note 123, art. 13.

[126]   Id., art. 15.

[127]   Id., art. 16 et 25.

[128]   Id., art. 18.

[129]   Procureur général du Québec c. Proulx, (1999) R.J.Q. 398, p. 412; infirmé par la Cour suprême, préc., note 60.

[130]   Nelles, préc., note 59, p. 193.

[131]   Id., p. 177.

[132]   Id.

[133]   Préc., note 60.

[134]   Québec (procureur général) c. Proulx, préc., note 129.

[135]   J.-L. BAUDOUIN, P. DESLAURIERS, B. MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., Vol. 1 : Principes généraux, 2014, Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 136.

[136]   Nelles, préc., note 59, p. 192-193.

[137]   Henry c. Colombie-Britannique (PG), [2015] 2 R.C.S. 214.

[138]   Id., par. 30.

[139]   Id., par. 51.

[140]   Préc., note 59.

[141]  Id.

[142]   [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 39.

[143]   Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331.

[144]   Préc., note 59.

[145]   Préc., note 60.

[146]   Préc., note 61.

[147]   J.-L. BAUDOUIN, P. DESLAURIERS et B. MOORE, préc., note 135, p. 8.

[148]   Préc., note 59, p. 194.

[149]   Id.

[150]   Id., p. 196.

[151]   Préc., note 61.

[152]   Id., par. 51.

[153]   Préc., note 59.

[154]   Préc., note 60.

[155]   Préc., note 61.

[156]   C’est en fait 1972.

[157]   PGQ-1.

[158]   Voir par. 17 du jugement.

[159]   P-16.

[160]   P-17.

[161]   P-18.

[162]   P-19.

[163]   P-15.

[164]   P-16.

[165]   P-18, p. 7.

[166]   Id.

[167]   P-18, l. 367-373.

[168]   P-18, p. 7, l. 240.

[169]   Id., p. 4, l. 122.

[170]   P-16, p. 2, l. 17.

[171]   Id., p. 3, l. 25-30.

[172]   Id., p. 2, l. 24-29.

[173]   Voir P-44, p. 29; P-45, p. 1.

[174]   PGQ-23.

[175]   Voir par. 45 du jugement.

[176]   P-19, p. 3, par. 2.

[177]   [1955] R.C.S. 16, p. 23.

[178]   Miazga c. Kvello, préc. note 61, par. 58.

[179]   Id.

[180]   P-18. p. 3.

[181]   P-18, p. 10.

[182]   P-45.

[183]   P-20, p. 2.

[184]   P-23.

[185]   Préc., note 59, p. 193.

[186]   Id., p. 196.

[187]   Préc., note 59.

[188]   P-25.

[189]   P-33.

[190]   VDM-16.

[191]   P-33b).

[192]   VDM-16a).

[193]   P-33b), p. 8 de 8.

[194] 1614. Les dommages-intérêts dus au créancier en réparation du préjudice corporel qu'il subit sont établis, quant aux aspects prospectifs du préjudice, en fonction des taux d'actualisation prescrits par règlement du gouvernement, dès lors que de tels taux sont ainsi fixés.

[195]   P-33b), p. 6 de 8.

[196]   Id.

[197]   D.71-97, (1997) 129 G.O. II, 1449.

[198]   P-33b), p. 6 de 8.

[199]   P-33a).

[200]   P-48.

[201]   Id., p. 2 de 5.

[202]   P-27, p. 5.

[203]   PGQ-17, p. 20.

[204]   P-32.

[205]   PGQ-19.

[206]   P-32, p. 6.

[207]   PGQ-24.

[208]   PGQ-19b).

[209]   PGQ-19b), p. 350.

[210]   PGQ-19, p. 9.

[211]   PGQ-17, p. 50.

[212]   Id., p. 20.

[213]   RLRQ, ch. C-12.

[214]   Cinar Corp. c. Robinson, [2013] 3 R.C.S. 1168, par. 118.

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