Décision

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Rupa c. Banque Toronto-Dominion

2018 QCCS 1810

JC0BS9

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

LAVAL

 

N° :

540-17-011734-158

 

DATE :

1er mai 2018

 

 

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

CHANTAL CHATELAIN, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

CLAUDIA RUPA

Demanderesse

c.

LA BANQUE TORONTO-DOMINION

et

LORENA GONZALES

et

JETON REXHA

et

RIAZ HAQUE

Défendeurs

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

(Demande en rejet et en déclaration d’abus, art. 192, al. 2 et 51 ss. C.p.c.)

______________________________________________________________________

 

I.              APERÇU

[1]           Le Tribunal est saisi de deux demandes en rejet à l’égard de la Requête introductive d’instance ré-ré-amendée de Mme Claudia Rupa.

[2]           Madame Rupa poursuit solidairement et conjointement la Banque Toronto Dominion (la Banque), Mme Lorena Gonzales, une employée de la Banque, et M. Jeton Rexha, son ex-conjoint, pour une somme de 75 112,11 $ à la suite d’une fraude de son ex-conjoint dont elle se dit victime et que la Banque et son employée aurait dû prévenir. Elle demande au surplus que M. Rexha soit condamné à lui payer des dommages au montant de 15 000 $ pour troubles et inconvénients, atteinte à la santé et dommages punitifs.

[3]           Elle poursuit également M. Riaz Haque, son ex-comptable, pour faute professionnelle et lui réclame une somme de 15 000 $ pour « dommages réels et punitifs » et pour souffrances et inconvénients.

[4]           D’une part, l’ensemble des défendeurs demandent le rejet de la demande pour défaut d’avoir notifié un avis de représentation et pour abus de procédure.

[5]           D’autre part, M. Haque demande le rejet de la demande à son encontre pour abus de procédure au motif que la demande serait manifestement mal fondée en droit et qu’elle découle d’une utilisation excessive et déraisonnable de la procédure, en plus de ne pas respecter le principe de proportionnalité.

II.            CONTEXTE

[6]           Mme Rupa exploite une entreprise individuelle de camionnage pour le transport de marchandise sous le nom de Transport Jimy. À cette fin, elle détient un compte bancaire auprès de la Banque.

[7]           Le 21 octobre 2015, Mme Rupa institue une demande introductive d’instance à l’encontre de la Banque uniquement. Elle allègue que cette dernière a permis à son insu que M. Rexha utilise son compte bancaire. Elle plaide ainsi qu’il y a eu un détournement de fonds ou une fraude bancaire à son compte bancaire et réclame de la Banque des dommages au montant de 75 112,11 $.

[8]           Le 12 janvier 2016, Mme Rupa amende son recours pour ajouter trois défendeurs, soit Mme Gonzales, M. Rexha et M. Haque.

[9]           Au paragraphe 10.1[1] de sa demande amendée, Mme Rupa allègue que MM. Rexha et Haque ont personnellement réalisé des transactions frauduleuses et signé des documents à cette fin. Cette allégation se fonde notamment sur des correspondances de Mme Ginette Sabourin aux autorités fiscales, la nouvelle comptable de Mme Rupa, lesquelles sont produites sous la côte P-10. Mme Sabourin écrit que M. Haque a signé des chèques à l’insu de Mme Rupa.

[10]        Le 29 mars 2016, M. Rexha présente un moyen d’irrecevabilité en vertu de l’article 168 C.p.c. fondé sur la prescription. Le 28 mars 2016, la veille de la présentation de ce moyen d’irrecevabilité, Mme Rupa ré-amende sa demande.

[11]        Le 8 avril 2016, la demande est ré-amendée à nouveau.

[12]        Le 19 avril 2016, le juge Caron rejette le moyen d’irrecevabilité.

[13]        Le 29 mars 2016, du consentement des parties, M. Haque obtient la permission de la Cour pour interroger hors cour Mme Sabourin. Cet interrogatoire se tient le 5 mai 2016.

[14]        En mai 2016, un premier protocole de l’instance est convenu et le délai pour la mise en état du dossier est prolongé de quatre mois, soit jusqu’au 20 janvier 2017.

[15]        Le 6 juin 2016, à la suite de l’interrogatoire hors cour de Mme Sabourin, M. Haque produit une demande en rejet pour abus de procédure.

[16]        Le 7 juin 2016, l’avocate de Mme Rupa cesse d’occuper.

[17]        Dès le 10 juin 2016, Mme Rupa est mise en demeure de désigner un nouvel avocat ou d’indiquer son intention d’agir seule, et ce, dans les 10 jours de la mise en demeure.

[18]        Le 21 juin 2016, le 2e avocat de Mme Rupa produit un avis de désignation.

[19]        En juillet 2016, la demande de M. Haque en rejet pour abus de procédure est fixée au 23 août 2016.

[20]        Le 16 août 2016, quelques jours avant l’audition de la demande de M. Haque en rejet pour abus de procédure, Mme Rupa produit une demande ré-ré-amendée, laquelle constitue la quatrième version de sa demande en justice. Les reproches formulés à l’encontre de M. Haque sont modifiés de façon importante. Ainsi, plutôt que d’alléguer la participation personnelle de M. Haque à la fraude ou au détournement de fonds, Mme Rupa lui reproche dorénavant diverses fautes professionnelles. Mme Rupa réduit également sa réclamation à l’encontre de M. Haque à 15 000 $.

[21]        L’audition de la demande de M. Haque en rejet pour abus de procédure fixée pour le 23 août 2016 est donc reportée.

[22]        Le 8 novembre 2016, Mme Rupa révoque le mandat de son 2e avocat.

[23]        Le 9 novembre 2016, le 3e avocat de Mme Rupa produit un avis de substitution d’avocat.

[24]        À ce stade des procédures, malgré que 15 mois s’étaient écoulés depuis l’institution de la demande, l’interrogatoire avant défense de Mme Rupa n’avait toujours pu avoir lieu vu que les dates précédemment fixées étaient successivement annulées ou remises.

[25]        Finalement, le 16 décembre 2016, M. Haque procède à l’interrogatoire au préalable de Mme Rupa.

[26]        Le 17 janvier 2017, le 3e avocat de Mme Rupa cesse d’occuper.

[27]        Dès le 18 janvier 2017, Mme Rupa est mise en demeure de désigner un nouvel avocat ou d’indiquer son intention d’agir seule, et ce, dans les 10 jours de la mise en demeure.

[28]        Le 26 janvier 2017, le 4e avocat de Mme Rupa produit une réponse.

[29]        Le 10 février 2017, vu que le délai pour la mise en état du dossier est échu depuis le 20 janvier 2017, Mme Rupa demande d’être relevée de son défaut et un délai additionnel de six mois pour la mise en état du dossier.

[30]        Le 28 février 2017, le juge Brossard relève Mme Rupa de son défaut quant à la mise en état du dossier et entérine un nouveau protocole de l’instance qui prévoit la mise en état du dossier le 14 août 2017.

[31]        Le 13 mars 2017, M. Haque modifie sa demande en rejet pour abus de procédure pour tenir compte de la modification du mois d’août 2016 à la demande introductive d’instance et de l’interrogatoire au préalable de Mme Rupa. Le 28 mars 2017, la demande en rejet de M. Haque est ensuite fixée pour audition le 5 octobre 2017.

[32]        Le 18 mai 2017, le 4e avocat de Mme Rupa cesse d’occuper.

[33]        Le 23 mai 2017, Mme Rupa est de nouveau mise en demeure de désigner un nouvel avocat ou d’indiquer son intention d’agir seule, et ce, dans les 10 jours de la mise en demeure.

[34]        Le 5 juin 2017, puisque Mme Rupa a fait défaut de répondre à la mise en demeure du 23 mai 2017 dans le délai de dix jours prescrit, les défendeurs produisent conjointement une demande en rejet de l’action au fond avec déclaration d’abus. Cette demande est présentable le 20 juin 2017.

[35]        Le 19 juin 2017, la veille de l’audition de la demande en rejet de l’ensemble des défendeurs, le 5e avocat de Mme Rupa produit un acte de représentation. Mme Rupa demande alors une autre prolongation du délai de l’inscription pour la mise en état du dossier. Cette demande est reportée au 5 septembre 2017.

[36]        Le 5 septembre 2017, le juge Reimnitz reporte sine die la demande en rejet de l’ensemble des défendeurs et prolonge le délai pour la mise en état du dossier au 5 juin 2018.

[37]        Le 25 septembre 2017, le 5e avocat de Mme Rupa cesse d’occuper. Comme ce fut le cas antérieurement, aucune contestation de l’avis de cesser d’occuper n’est produite.

[38]        Le 26 septembre 2017, Mme Rupa est de nouveau mise en demeure de désigner un nouvel avocat ou d’indiquer son intention d’agir seule, et ce, dans les 10 jours de la mise en demeure. Il s’agit de la quatrième fois que Mme Rupa reçoit une telle mise en demeure.

[39]        Le 5 octobre 2017, malgré que Mme Rupa soit présente à l’audience, compte tenu de son absence de représentation, la demande en rejet de M. Haque pourtant fixée depuis le 27 mars 2017 est remise péremptoirement au 12 avril 2018. Le juge Nollet avise alors Mme Rupa que la cause procèdera même si elle n’est pas représentée par un avocat la journée de l’audition.

[40]        Le 30 janvier 2018, en présence de Mme Rupa, le juge Lalonde fixe la demande en rejet de l’ensemble des défendeurs au 27 mars 2018.

[41]        Le 27 mars 2018, le juge Blanchard remet péremptoirement la demande en rejet de l’ensemble des défendeurs au 12 avril 2018, en même temps que la demande en rejet de M. Haque. C’est de ces deux demandes dont traite le présent jugement.

[42]        Le 9 avril 2018, trois jours avant l’audition de la demande en rejet de M. Haque et de celle de l’ensemble des défendeurs, Me Forget, le 6e avocat de Mme Rupa signifie un avis de représentation, sans pour autant demander que Mme Rupa soit relevée de son défaut d’avoir répondu à la mise en demeure du 26 septembre 2017.

[43]        À l’audience, les défendeurs s’opposent à l’avis de représentation de Me Forget et maintiennent leurs demandes en rejet. Afin de faciliter l’audition, l’ensemble des défendeurs consentent néanmoins à ce que Me Forget fasse des représentations à la Cour en contestation des deux demandes en rejet. En conséquence, le Tribunal accepte l’avis de représentation de Me Forget à cette fin.

III.           PRINCIPES APPLICABLES QUANT À L’ABUS DE PROCÉDURE

[44]        L’article 51 C.p.c. prévoit que le Tribunal peut déclarer une procédure abusive. Cette disposition contient également une définition non exhaustive de ce qui peut constituer un abus. Ainsi, sans égard à l’intention, l’abus peut résulter :

a)            d’une demande en justice ou d’un autre acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire;

b)            d’un comportement vexatoire ou quérulent;

c)            de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui; et

d)            du détournement des fins de la justice.

[45]        Selon l’article 52 C.p.c., lorsqu’un abus est sommairement établi, il y a renversement du fardeau de la preuve et il appartient à la partie qui a introduit l’acte de procédure attaqué de démontrer prima facie qu’elle n’agit pas de façon excessive ou déraisonnable et que sa procédure se justifie en droit.

[46]        Lorsque le Tribunal conclut que la procédure est abusive, parmi les sanctions prévues aux articles 53 et 54 C.p.c., le Tribunal est autorisé à rejeter la procédure abusive.

[47]        Se référant aux dispositions du Code de procédure civile en vigueur avant le 1er janvier 2016, la Cour d’appel enseigne dans Acadia Subaru c. Michaud que pour qu’une procédure manifestement mal fondée en droit soit déclarée abusive, on doit également démontrer que la partie ayant institué cette procédure a fait preuve d’une conduite blâmable[2] :

[58]       Lorsqu’il est soutenu que la requête est « manifestement mal fondée » en droit, l’article 54.1 C.p.c. exige aussi la démonstration d’une conduite blâmable de la partie ayant intenté le recours. En d’autres mots, la partie demanderesse doit non seulement avoir intenté une poursuite non fondée en droit, mais la poursuite doit avoir été intentée de manière si évidente, si frivole ou si dilatoire qu’il s’agit d’un acte de procédure abusif. Je suis guidé sur ce point par les motifs du juge Dalphond de la Cour d’appel dans l’affaire Royal LePage : « le fait de mettre de l’avant un recours ou une procédure alors qu’une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure ». Le juge Dalphond a aussi noté, rappelant l’opinion du juge d’appel Rochon exprimée dans Viel, qu’une conclusion d’abus ne peut être prise à la légère. Cette évaluation de l’abus est élargie par l’article 54.1 C.p.c. par rapport à l’ancien article 75.1 C.p.c., en ce qu’elle comprend une appréciation de la preuve au dossier de la requête relative à un acte de procédure abusif, indépendamment de l’étape de la procédure à laquelle elle est déposée. Quelle que soit l’étape de la procédure, le caractère blâmable additionnel du comportement de la partie qui a intenté l’action doit être démontré pour en conclure que la demande en justice est « manifestement mal fondée » en droit. […]

(Nos soulignements)

(Références omises)

[48]        Dans Pyrioux inc. c. 9251-7796 Québec inc., la Cour d’appel, sous la plume du juge Dufresne, confirme que ces principes sont toujours applicables sous le nouveau Code de procédure civile et réitère qu’avant de conclure qu’un acte de procédure ou une demande en justice est abusif, on doit y déceler la présence d’un élément blâmable, tout en précisant qu’il peut néanmoins y avoir abus d’ester en justice sans que l’auteur de l’abus soit de mauvaise foi[3].

[49]        Les principes suivants se dégagent de la jurisprudence quant à l’approche qui doit guider le Tribunal en regard d’une demande en rejet fondée sur l’article 51 C.p.c. au motif que le recours est manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire[4] :

a)            en présence d’un recours qui ne présente pas de chance de succès, le Tribunal peut déclarer le recours abusif et rejeter le recours au stade préliminaire;

b)            lorsqu’un abus est sommairement établi, il y a renversement du fardeau de la preuve et il appartient à la partie qui a introduit l’acte de procédure attaqué de démontrer prima facie qu’elle n’agit pas de façon excessive ou déraisonnable et que sa procédure se justifie en droit;

c)            le Tribunal doit faire montre de prudence et ne rejeter une action que si un examen méticuleux du dossier le mène à conclure que le recours est manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire;

d)            dans le cadre de son examen, le Tribunal peut utiliser l’ensemble du dossier incluant les procédures, les pièces et les interrogatoires;

e)            le Tribunal n’a pas à apprécier le degré de difficulté qu’aura le demandeur à prouver ses allégations lors de l’audition au fond;

f)             le Tribunal peut conclure à l’abus sans égard à l'intention d'abuser et il n'est pas requis de démontrer la malveillance ou la mauvaise foi de l’auteur de l’abus;

g)            un acte de procédure intenté de façon téméraire peut constituer un abus;

h)            avant de rejeter un recours au stade préliminaire, le cas doit être clair; et

i)             si la situation est claire, le Tribunal doit statuer sans reporter inutilement l’analyse de la problématique à une étape judiciaire ultérieure.

IV.          DEMANDE EN REJET DE M. HAQUE POUR ABUS DE PROCÉDURE

[50]        Avant d’aborder la demande en rejet de M. Haque, le Tribunal doit disposer d’une objection à la preuve prise sous réserve lors de l’audition. L’objection porte sur un courriel du 27 janvier 2016 transmis par l’avocat de M. Haque à la première avocate de Mme Rupa demandant qu’elle se désiste du recours contre M. Haque. Mme Rupa s’oppose à la production de cet échange au motif qu’il ne s’agit pas d’une pièce au dossier et que son avocat actuel n’en a pas pris connaissance. Se fondant sur l’article 52 C.p.c. qui permet au Tribunal de permettre la production d’une preuve s’il l’estime nécessaire, le Tribunal rejette l’objection à la preuve.

* * *

[51]        Les allégations à l’encontre de M. Haque sont concentrées aux paragraphes 14 à 17 de la Requête introductive d’instance ré-ré-amendée de Mme Rupa. Le Tribunal les résume ainsi :

a)            M. Haque était le comptable de la compagnie de transport de Mme Rupa lors des agissements frauduleux reprochés à M. Rexha;

b)            M. Haque a été négligent en omettant de consulter Mme Rupa quant au statut de M. Rexha et quant à savoir si ce dernier pouvait agir au compte de banque de la compagnie de transport;

c)            M. Haque n’a pas vérifié l’adresse indiquée au compte d’entreprise de la compagnie de transport auprès des autorités fiscales, laquelle y apparaît comme étant celle de M. Rexha plutôt que celle de Mme Rupa;

d)            M. Haque n’a pas vérifié les états bancaires et les entrées au compte de banque, ce qui aurait permis de constater les retraits importants effectués au compte;

e)            M. Haque n’a pas tenu compte du fait que Mme Rupa était novice en affaires et s’exprimait difficilement en français;

f)             M. Haque n’a pas agi en tant que professionnel prudent et diligent; et

g)            en conséquence, M. Haque est partiellement responsable de la perte financière de Mme Rupa.

[52]        Il est exact que Mme Rupa modifie substantiellement la nature de son recours à l’encontre de M. Haque lors de la modification de sa demande introductive au mois d’août 2016[5]. Alors qu’elle lui reprochait auparavant d’avoir été un participant à la fraude dont elle se dit victime, elle plaide maintenant qu’il a été négligent et qu’il a manqué à ses obligations professionnelles.

[53]        Pourtant, lors de son interrogatoire préalable tenu après la modification de son recours à l’encontre de M. Haque, Mme Rupa continue à prétendre que M. Haque a commis une fraude à son endroit. M. Haque plaide que cela démontre que son recours est abusif et n’a aucun fondement.

[54]        Or, selon le Tribunal, la qualification erronée de Mme Rupa quant au fondement juridique de son recours ou de la conduite qu’elle reproche à M. Haque aux termes de sa nouvelle procédure ne suffit pas à démontrer que son recours est abusif. Mme Rupa n’est pas une juriste et on ne peut lui reprocher de ne pas bien saisir les notions juridiques en cause.

[55]        Par ailleurs, comme maintenant formulée, la poursuite à l’encontre de M. Haque fait nécessairement appel à l’appréciation d’une preuve au mérite. Également, la nature et l’étendue des obligations légales et professionnelles de M. Haque devront être établies.

[56]        Même si l’état actuel du dossier démontre qu’il pourra être difficile pour Mme Rupa de faire sa preuve au procès, il n’appartient pas au Tribunal de préjuger des chances de succès de Mme Rupa au mérite. Au contraire, il serait téméraire pour le Tribunal de rejeter sommairement le recours de Mme Rupa sans le bénéfice d’une preuve au mérite.

[57]         M. Haque plaide également que la demande pour dommages punitifs est manifestement mal fondée puisqu’il n’y aurait aucun droit à de tels dommages en l’espèce.

[58]        Selon l’article 1621 C.c.Q., des dommages punitifs ne peuvent être octroyés que si la loi prévoit leur attribution. À l’audience, Mme Rupa n’a pu préciser le fondement juridique de sa demande pour dommages punitifs. Or, même s’il appert prima facie que la demande pour dommages punitifs est mal fondée, le Tribunal estime que cela ne suffit pas pour emporter le rejet de l’ensemble de la réclamation de Mme Rupa.

[59]        En conclusion, en matière de demande en rejet pour cause d’abus de procédure, le Tribunal doit être prudent. Ici, vu le fondement du recours de Mme Rupa à l’encontre de M. Haque et les allégations de la Requête introductive d’instance ré-ré-amendée du mois d’août 2016, le Tribunal ne peut conclure que le recours doit être rejeté au stade préliminaire, sans le bénéfice d’une preuve au mérite.

[60]        La demande en rejet de M. Haque est ainsi rejetée. Toutefois, vu que la modification de la Requête introductive d’instance ré-ré-amendée survenue à contretemps a été déterminante quant à la décision du Tribunal, le Tribunal n’octroiera pas de frais de justice.

[61]        Compte tenu de la conclusion du Tribunal, il n’est pas nécessaire d’examiner la demande de M. Haque pour le remboursement de ses frais d’avocats.

[62]        Reste toutefois à déterminer si le recours de Mme Rupa doit néanmoins être rejeté aux termes de la demande de l’ensemble des défendeurs.

V.           DEMANDE DE L’ENSEMBLE DES DÉFENDEURS EN REJET POUR DÉFAUT D’AVOIR NOTIFIÉ UN AVIS DE REPRÉSENTATION ET POUR ABUS DE PROCÉDURE

[63]        Une procédure qui n’est pas manifestement mal fondée en droit, frivole ou dilatoire peut néanmoins s’avérer abusive si la procédure est utilisée de manière excessive ou déraisonnable. Une telle appréciation dépend du contexte de l’affaire[6].

[64]        L’article 192 C.p.c. se lit ainsi :

192.      Avant le délibéré, si l’avocat d’une partie se retire, meurt ou devient inhabile à exercer sa profession, la partie doit être mise en demeure de désigner un nouvel avocat pour la représenter ou d’indiquer aux autres parties son intention d’agir seule. Elle doit répondre à cette mise en demeure dans les 10 jours de sa notification. Aucun acte de procédure ne peut être fait ni aucun jugement rendu pendant ce temps.

Si la partie ne désigne pas un nouvel avocat, l’instance se poursuit comme si elle n’était pas représentée. Si cette partie ne respecte pas le protocole de l’instance ou les règles de la représentation, toute autre partie peut demander l’inscription pour jugement si elle est demanderesse ou le rejet de la demande si elle est défenderesse.

La partie représentée par avocat est réputée informée de l’inhabilité ou de la mort de l’avocat d’une autre partie ou de sa nomination à une charge ou fonction publique incompatible avec l’exercice de sa profession sans qu’il soit nécessaire de la lui notifier.

[65]        À leur face même, on retient ce qui suit des 1er et 2e alinéas de cet article :

a)            si l’avocat d’une partie se retire, cette partie doit être mise en demeure de désigner un nouvel avocat ou d’indiquer son intention de se représenter seule;

b)            la partie doit répondre à cette mise en demeure dans un délai de 10 jours de sa notification;

c)            aucun acte de procédure ne peut être fait ni aucun jugement rendu pendant ce délai de 10 jours;

d)            si la partie ne désigne pas un nouvel avocat, l’instance se poursuit comme si elle n’était pas représentée[7]; et

e)            si la partie ne suit pas le protocole de l'instance ou les règles de la représentation (voir les articles 86 à 92 C.p.c.), la partie demanderesse peut demander l'inscription pour jugement et la partie défenderesse peut demander le rejet de la demande.

[66]        Le Tribunal partage le point de vue du greffier spécial de la Cour supérieure qui conclut, dans les affaires Zhao c. Exacte et Kafka c. Bouganim, que la partie qui reçoit une mise en demeure de désigner un nouvel avocat ou d'indiquer son intention d'agir seule en vertu de l’article 192 C.p.c. est tenue d’y répondre[8].

[67]        Néanmoins, la jurisprudence reconnaît que le délai de 10 jours pour répondre à la mise en demeure n’est pas de déchéance. Ainsi, aux termes de l’article 84 C.p.c., sur demande, le tribunal peut relever une partie du défaut de répondre pour une cause jugée suffisante[9]. La décision de relever ou non une partie de son défaut de répondre à la mise en demeure relève du pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la demande. À cet égard, il est acquis que la négligence d'un avocat ne doit pas nécessairement préjudicier à la partie elle-même.

[68]        Cela dit, quelles sont les sanctions qu’encourt une partie demanderesse en cas de défaut de répondre à la mise en demeure de désigner un nouvel avocat ou d'indiquer son intention d'agir seul ?

[69]        Récemment, dans l’affaire Philogène c. Compagnie d'assurances Desjardins Assurances générales inc.[10], la juge Pilon de la Cour du Québec souligne que contrairement à la situation qui prévalait sous l’article 251 de l’ancien Code de procédure civile, le rejet de la demande ne constitue une sanction aux termes de l’article 192 C.p.c. que dans deux situations, soit le défaut de respecter le protocole de l’instance ou le défaut de suivre les règles de la représentation prévues au Code de procédure civile :

[11]       L’alinéa 1 de cette disposition contient une obligation positive pour la partie dont l’avocat s’est retiré, est mort ou est devenu inhabile. Elle doit désigner un nouvel avocat ou elle doit indiquer son intention d’agir seul.

[12]       Par contre, l’alinéa 2 de 192 C.p.c ne prévoit pas de sanction particulière lorsque la partie qui a reçu la mise en demeure ne se conforme pas à l’obligation qui lui est imposée par l’alinéa 1. Au contraire, elle est alors tout simplement présumée ne pas être représentée par avocat. Les sanctions qui étaient prévues à l’article 251 de l’ancien C.p.c, soit le jugement par défaut ou le rejet de la demande, ne sont désormais possibles que dans deux situations, le défaut de respecter le protocole de l’instance ou les règles de la représentation. L’article 192 C.p.c. est clair.

(Soulignements dans l’original)

[70]        Ici, les défendeurs n’ont pas plaidé que Mme Rupa avait fait défaut de respecter le protocole établi.

[71]        Quant aux règles de représentation auxquelles réfère l’alinéa 2 de l’article 192 C.p.c., le Tribunal estime que ces règles sont celles prévues aux articles 86 à 92 C.p.c. qui se trouvent sous le chapitre III intitulé « La représentation devant les tribunaux et certaines conditions pour agir » au Titre V du Livre 1. Ainsi, en soi, le défaut de la partie demanderesse de répondre à la mise en demeure ne constitue pas un manquement aux règles de représentation prévues au Code de procédure civile qui donnerait ouverture automatique à une demande en rejet en vertu de l’article 192 C.p.c. Sur ce point, le Tribunal s’écarte de l’affaire Zhao c. Exacte[11]. Néanmoins, selon les circonstances, il est possible que le défaut de la partie demanderesse de répondre à la mise en demeure constitue un abus au sens de l’article 51 C.p.c., lequel abus peut, quant à lui, mener au rejet de la demande.

[72]        Le Tribunal est d’avis que le présent dossier constitue un tel cas. Voici pourquoi.

[73]        Les défendeurs soumettent que Mme Rupa néglige son recours et ignore les règles de procédure applicables. Selon eux, le défaut d’avoir répondu à la mise en demeure de se constituer un nouvel avocat ou d’indiquer son intention d’agir seule équivaut à l’abandon de son recours et le Tribunal devrait en conséquence en prononcer le rejet. Au surplus, se fondant sur les principes directeurs de la procédure, dont les règles de la proportionnalité, ils plaident que Mme Rupa conduit son dossier de manière abusive, faisant ainsi encourir des frais inutiles aux défendeurs et de nombreux délais.

[74]        Vu l’historique procédural du présent dossier, le Tribunal est d’avis que le défaut de Mme Rupa d’avoir répondu à la mise en demeure du 26 septembre 2017 pendant plus de six mois, jumelé au fait qu’elle ne demande pas à être relevée de ce défaut pas plus qu’elle ne fournit d’explication pour son retard lui est fatal.

[75]        Bien que la jurisprudence traite généralement de façon libérale les demandes pour être relevé d’un défaut en regard d’un délai qui n’est pas de rigueur ou de déchéance, il n’en demeure pas moins qu’une demande pour être relevé du défaut en cause doit être formulée, puis motivée. Dans Notre-Dame-de-la-Merci (Municipalité de) c. Desjardins, le juge Reimnitz retient que si aucune explication n’est donnée pour justifier un défaut, on peut présumer qu'il y a eu négligence de la partie dans le suivi du dossier[12].

[76]        Ici, aucune demande n’est formulée par Mme Rupa. À ce sujet, Me Forget explique à l’audience qu’il s’agit d’une omission de la part de son cabinet et que Mme Rupa n’a pas à en subir les conséquences. Or, malgré que l’occasion lui en est donnée à l’audition, Mme Rupa ne demande pas d’être relevée de son défaut.

[77]        Mais encore pire, aucune explication n’est donnée au Tribunal quant au délai de six mois mis à répondre à la mise en demeure et les conséquences découlant de l’arrivée d’un 6e avocat au dossier. Tout simplement, Mme Rupa suggère au Tribunal d’accepter l’acte de représentation de Me Forget (son 6avocat) et de rejeter les deux demandes en rejet, et ce, sans se soucier de la formalité de la relever de son défaut ou des autres conséquences quant à la gestion ou la conduite du dossier. À l’évidence, si on permet au dossier de suivre son cours, un autre report du délai pour la mise en état du dossier serait requis, mais Mme Rupa n’en glisse pas mot non plus à l’audience.

[78]        Le Tribunal n’est pas disposé à donner une telle carte blanche à Mme Rupa. Rappelons qu’une fois l’abus de procédure sommairement établi, il revenait à Mme Rupa de démontrer que la procédure n’a pas été exercée de manière excessive ou déraisonnable. Or, Mme Rupa n’a pas réussi à faire cette démonstration, ni même tenté de faire une telle démonstration.

[79]        Mme Rupa n’en est pas à son premier changement d’avocat. De plus, antérieurement à la mise en demeure du 26 septembre 2017, elle avait déjà reçu trois autres mises en demeure de se constituer un avocat[13]. Ainsi, elle ne peut prétendre être prise de court par une telle procédure.

[80]        Comme le rappelait récemment la Cour d’appel, « la justice civile remplit des fonctions d'État et constitue un service public »[14]. Or, le système de justice a des ressources limitées et son utilisation commande le respect de certaines règles minimales.

[81]        Les principes directeurs de la procédure prescrivent également que les parties à une instance ont le devoir de respecter les principes de proportionnalité, les règles de procédures et les délais établis :

18.        Les parties à une instance doivent respecter le principe de proportionnalité et s’assurer que leurs démarches, les actes de procédure, y compris le choix de contester oralement ou par écrit, et les moyens de preuve choisis sont, eu égard aux coûts et au temps exigé, proportionnés à la nature et à la complexité de l’affaire et à la finalité de la demande.

Les juges doivent faire de même dans la gestion de chacune des instances qui leur sont confiées, et ce, quelle que soit l’étape à laquelle ils interviennent. Les mesures et les actes qu’ils ordonnent ou autorisent doivent l’être dans le respect de ce principe, tout en tenant compte de la bonne administration de la justice.

19.        Les parties à une instance ont, sous réserve du devoir des tribunaux d’assurer la saine gestion des instances et de veiller à leur bon déroulement, la maîtrise de leur dossier dans le respect des principes, des objectifs et des règles de la procédure et des délais établis.

Elles doivent veiller à limiter l’affaire à ce qui est nécessaire pour résoudre le litige et elles ne doivent pas agir en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive ou déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.

Elles peuvent, à tout moment de l’instance, sans pour autant qu’il y ait lieu d’en arrêter le cours, choisir de régler leur litige en ayant recours à un mode privé de prévention et de règlement des différends ou à la conciliation judiciaire; elles peuvent aussi mettre autrement fin à l’instance.

(Nos soulignements)

[82]        En somme, les justiciables ont la responsabilité de faire un usage responsable des ressources judiciaires et le Tribunal, pour sa part, a le devoir d’intervenir pour éviter « une utilisation abusive du service public que forment les institutions de la justice civile »[15].

[83]        Ici, c’est Mme Rupa qui fait appel au système de justice. Pourtant, elle ne prend pas les moyens pour mener son recours à terme. Bien que son droit à l’avocat de son choix soit indéniable, y compris le droit de changer d’avocat, la multiplicité et le moment où surviennent les changements d’avocats dans le présent dossier surprennent. Ces changements ont pour conséquence que plus de 2½ ans après avoir été instituée, l’action de Mme Rupa n’a essentiellement pas encore progressé.

[84]        Dans les circonstances de l’espèce, le Tribunal conclut que Mme Rupa fait une utilisation de la procédure qui est excessive ou déraisonnable, ce qui constitue un abus de procédure justifiant de rejeter son recours au stade préliminaire en vertu de l’article 51 C.p.c.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

Sur la Amended Motion of Defendant, Riaz Haque, to Declare a Recourse Abusive (cote 54):

[85]        REJETTE la demande.

[86]        SANS FRAIS DE JUSTICE.

Sur la Demande amendée et conjointe de tous les défendeurs pour rejet de la demande introductive d’instance et déclaration d’abus (cote 82) :

[87]        ACCUEILLE la demande;

[88]        DÉCLARE le recours de Mme Rupa abusif;

[89]        REJETTE la Requête introductive d’instance ré-ré-amendée de Mme Rupa;

[90]        AVEC FRAIS DE JUSTICE.

 

 

__________________________________

CHANTAL CHATELAIN, J.C.S.

 

Me Réjean Paul Forget

Réjean Paul Forget, avocat

Avocat de la demanderesse

 

Me Elisabeth Brousseau

McCarthy Tétrault s.e.n.c.r.l., s.r.l.

Avocate des défendeurs La Banque Toronto-Dominion et Lorena Gonzales

 

Me Harry Tsimberis

Harry Tsimberis, avocat

Avocat du défendeur Riaz Haque

 

Me René Saint-Léger

Avocat du défendeur Jeton Rexha

 

Date d’audition : 12 avril 2018

 



[1]    La demande amendée contient deux paragraphes qui portent la numérotation 10.1. Le Tribunal réfère à ces deux paragraphes.

[2]    Acadia Subaru c. Michaud, 2011 QCCA 1037, par. 58.

[3]    Pyrioux inc. c. 9251-7796 Québec inc., 2016 QCCA 651, par. 26, citant Acadia Subaru c. Michaud2011 QCCA 1037, par. 42.

[4]    Charland c. Lessard2015 QCCA 14; Gestion Gloucester, société en commandite c. Gaudreau Environnement inc., 2013 QCCA 1676; Abitbol c. Emery2012 QCCA 1437; Acadia Subaru c. Michaud2011 QCCA 1037.

[5]    Le Tribunal note qu’aucune opposition à cette modification n’a été formulée.

[6]    Elmaraghi c. Nadeau, 2017 QCCS 4156, par. 41, requête pour permission d’appeler rejetée, Elmaraghi c. Nadeau, 2017 QCCA 1915.

[7]    Article 23 C.p.c.

[8]    Zhao c. Exacte, 2018 QCCS 848, par. 6; Kafka c. Bouganim, 2016 QCCS 1116, par. 22.

[9]    Denis FERLAND et Benoît EMERY (dir.), Précis de procédure civile du Québec, vol. 1 (Art. 1-301, 321-344 C.p.c.), 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2015, no 1-1466.

[10]   Philogène c. Compagnie d'assurances Desjardins Assurances générales inc., 2018 QCCQ 942, par. 11-12.

[11]   Zhao c. Exacte, 2018 QCCS 848, par. 17 et 19.

[12]   Notre-Dame-de-la-Merci (Municipalité de) c. Desjardins, 2011 QCCS 422, par. 60.

[13]   Le 10 juin 2016, le 18 janvier 2017 et le 23 mai 2017.

[14]   Groupe Conseil Cerca inc. c. Entreprises Richard Normand inc., 2014 QCCA 1927, par. 8.

[15]   Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, par. 43.

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