Eggsotique Café inc. c. Promutuel Lanaudière, société mutuelle d'assurances générales |
2015 QCCS 178 |
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JC2027 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-17-064397-113 |
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DATE : |
28 janvier 2015 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
PEPITA G. CAPRIOLO, J.C.S. |
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L'EGGSOTIQUE CAFÉ INC. -et- FRANCE CORBEIL |
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Demanderesses/Défenderesses reconventionnelles |
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c. |
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PROMUTUEL LANAUDIÈRE, SOCIÉTÉ MUTUELLE D'ASSURANCE GÉNÉRALE |
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Défenderesse/Demanderesse reconventionnelle |
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JUGEMENT |
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[1] Madame France Corbeil est l’unique actionnaire et dirigeante de l’Eggsotique Café Inc. («l’Eggsotique»). Les demanderesses réclament le paiement de l’indemnisation due à la suite de l’incendie des lieux assurés ainsi que des dommages moraux. La défenderesse («l’assureur») conteste ces demandes en alléguant que l’incendie a été causé par madame France Corbeil et que donc l’assureur n’est pas tenu de payer. Par demande reconventionnelle, l’assureur réclame le remboursement des sommes versées au créancier hypothécaire d’une compagnie liée, 9176-6451 Québec Inc., («l’immeuble») et partie au même contrat d’assurance.
[2] Les parties admettent la validité du contrat d’assurance (P-1), la survenance d’un incendie d’origine criminelle le matin du 24 décembre 2009 et l’existence d’une réclamation pour les dommages subis. Les montants de la réclamation sont partiellement admis.
[3] Il appartient à l’assureur de prouver, par prépondérance de la preuve, sa prétention que madame France Corbeil a causé, directement ou indirectement, l’incendie criminel.
[4] Madame Corbeil a travaillé comme serveuse de restaurant pendant de longues années. Après le décès de son conjoint, elle a décidé d’utiliser toutes ses ressources financières pour ouvrir son propre restaurant, son rêve depuis toujours.
[5] N’ayant pu trouver un local adéquat, elle a pris la décision d’acheter un grand immeuble commercial dans lequel elle pourrait ouvrir le restaurant et dont les loyers couvriraient ses dépenses immobilières. Elle a obtenu un prêt hypothécaire de la Banque et un solde de vente de 600 000 $ du vendeur, Monsieur Gilles Raymond. Dès la première année, elle a remboursé 100 000 $ à Monsieur Raymond, a emprunté davantage pour apporter les améliorations locatives au local destiné au restaurant, a installé une grande terrasse et a ouvert l’Eggsotique.
[6] Madame Corbeil admet ne pas avoir de dons de gestionnaire : les finances, la comptabilité ne sont pas son fort. Ses qualités sont plutôt dans les relations humaines. Elle est appréciée par sa clientèle, son restaurant est reconnu dans la région, mais le contrôle de ses finances lui échappe. Son comptable lui suggère de couper son personnel, ce qu’elle fera. Elle s’inquiète de sa propre gestion et obtient de l’aide de Larayn Inc., expert en redressement, pour effectuer une restructuration de la gestion du restaurant. Entretemps, Cabas, un des principaux locataires de son immeuble, déguerpit sans payer. L’immeuble souffre d’un manque à gagner à un tel point que les versements hypothécaires ne sont plus à date et, le 20 mars 2009, la Banque envoie un avis de retrait de l'autorisation de percevoir les loyers. Madame Corbeil n’effectue plus les paiements de loyer de l’Eggsotique, la situation dégringole et finalement, le 8 décembre 2009, la Banque envoie un préavis d’exercice de 60 jours.
[7] Madame Corbeil espère sortir de cette impasse économique en vendant l’immeuble avant la prise en possession par la Banque. Elle se fie aux conseils de son avocat, Me Pierre Larue, qui négocie, en son nom, avec l’ancien propriétaire et créancier hypothécaire, Monsieur Gilles Raymond. Elle essaie aussi de convaincre un de ses locataires, Monsieur Daniel Roberge, d'acheter l’immeuble et de lui louer l’espace pour le restaurant. Cette démarche ne fonctionne pas. On ne sait comment, mais le 5 mars 2010 (P-18), après l’incendie, mais avant le refus de l’assureur, Me Larue, maintenant représentant Monsieur Gilles Raymond, lui propose une nouvelle formule d’achat, qu’elle accepte. La négation d’indemnisation par l'assureur mettra fin à ce projet. L’immeuble sera vendu à Monsieur Gilles Raymond en septembre 2010 pour une somme supérieure à celle qu’il avait proposée à madame Corbeil en mars et sera ensuite transformé en condos.
[8] C’est pendant ces négociations que l’incendie criminel du restaurant a eu lieu, le matin du 24 décembre 2009.
L’assureur soutient que madame Corbeil a été à l’origine de l’incendie. Il s'appuie sur certains éléments de fait qu'il énumère dans sa Défense et demande reconventionnelle amendée, produite au dossier de la cour après la fin de l’audition. Certaines circonstances entourant l’incendie lui-même et la situation financière de madame Corbeil sont au cœur de la position prise par l’assureur :
Les circonstances entourant l'incendie
[9] Le tribunal a entendu la preuve provenant de plusieurs témoins ordinaires et d’un témoin expert, Monsieur Clément Caron. Il a de plus pu visionner les films des caméras de surveillance du restaurant.
[10] On y voit deux individus qui pénètrent le restaurant à 1h47 et on y voit une déflagration importante. Ces individus, deux personnes portant des capuchons sur la tête, ne sont pas identifiables. On saura par le témoignage de M. Caron qu’il y avait trois foyers d’incendie, à trois niveaux du restaurant : sous-sol, rez-de-chaussée et mezzanine.
[11] Selon le témoignage de Monsieur Marcel Pourpier, technicien en télécommunication pour la compagnie d’alarme utilisée par l’Eggsotique, le système d'alarme n’était pas armé au moment de l’incendie. Il lui est impossible de dire s’il n'avait pas été enclenché avant l’arrivée des incendiaires ou si ces derniers, en possession du code d’entrée, l’avaient désarmé.
[12] On voit aussi dans les films de surveillance que madame Corbeil s’est présentée au restaurant vers 23h49. Elle a témoigné être rentrée pour apporter des cadeaux de Noël et signer des chèques pour ses employés. Elle a quitté vers 00h45, donc plus d’une heure avant l’arrivée des incendiaires. Elle a aussi témoigné qu’elle croit avoir armé le système d’alarme, parce que « c’est quelque chose qu’elle faisait machinalement », mais ne peut l’affirmer.
[13] Malgré cette preuve irréfutable d’arrivée et de sortie de madame Corbeil, l’assureur réitère dans sa défense ré amendée :
a) La demanderesse France Corbeil est la dernière personne à avoir quitté les lieux le 23 décembre 2009, vers 12h30 a.m;
b) À son départ, le système d'alarme n'était pas armé, mais les portes étaient verrouillées;
[14] L’expert Caron a témoigné ne pas être capable d’identifier l’accélérant utilisé aux trois foyers d’incendie. Il peut affirmer que ce n’était pas de la gazoline, car il n’a pas observé l’odeur qui aurait dû s’en dégager en pareil cas. L’assureur cependant conclut :
c) L'incendie fut allumé à l'aide de brûleurs jetables pour des réchauds provenant des réserves du restaurant;
[15] Quoique les policiers sur les lieux n’aient noté aucune trace d’effraction, madame Corbeil, sa fille et sa gérante, Jennifer Da Ponte, ont observé un grillage défoncé au sous-sol. Finalement, l’assureur souligne la familiarité des incendiaires avec les lieux :
d) L'enquête démontre également que les personnes qui ont mis le feu étaient familières avec les lieux, connaissaient l'emplacement des caméras de surveillance et savaient à quels endroits ils devaient mettre le feu pour causer des dommages importants, tout en retardant la découverte de l'incendie;
[16] Cette dernière mention est tout à fait spéculative, en effet l’incendie a été découvert à 2h02 par un passant qui a avisé immédiatement les pompiers.
[17] L’assureur tire la conclusion que ce sont des complices de madame Corbeil qui ont mis le feu après son départ. Elle leur aurait laissé la porte ouverte (?) le système d’alarme désarmé et l’accélérant prêt à servir. Sa motivation? La situation financière précaire de son immeuble et du restaurant.
Les difficultés financières de la demanderesse France Corbeil
[18] Distinguons premièrement les deux compagnies de madame Corbeil : son restaurant, l’Eggsotique, et son immeuble. Il est indéniable que son investissement dans l’immeuble était en difficulté.
[19] Dans son plan d'argumentation, l'assureur réitère que déjà en mars 2009 madame Corbeil avait perdu un de ses principaux locataires qui avait déguerpi sans payer le loyer. Il était devenu impossible de payer les versements hypothécaires à la Banque et à Monsieur Raymond. La Banque avait envoyé un avis de perception des loyers en mars, mais cela n’avait pas suffi à couvrir les paiements dus. Il y avait aussi du retard sur les taxes municipales et scolaires et le 8 décembre, la Banque avait fait parvenir à madame Corbeil un préavis de 60 jours.
[20] Or, madame Corbeil avait tenté de reprendre le dessus de la situation de son immeuble en essayant de le vendre ou de le transformer en condos. Elle avait approché Gilles Raymond ainsi que son locataire au courant de l’année 2009. Les pourparlers avec M. Raymond n’étaient pas abandonnés au moment de l’incendie. Même après l’incendie, M. Raymond avait manifesté l’intérêt d’acheter, mais le tout s’est effondré après la négation de couverture de l’assureur.
[21] La situation financière du restaurant est ouverte à interprétation.
[22] L’expert de l'assureur, monsieur Christian Côté, est arrivé à la conclusion que le restaurant était en situation de faillite technique à la fin décembre 2009. Il a cependant admis ne pas avoir tenu compte des revenus perçus au noir dans sa première analyse.
[23] Il a aussi constaté que les années 2007 et 2008 avaient emporté de lourdes pertes, mais qu’en 2009 il commençait à y avoir un petit bénéfice.
[24] La preuve a révélé que madame Corbeil était une piètre administratrice et gestionnaire, mais une excellent hôtesse et organisatrice au niveau de la clientèle. Après s’être rendue compte des pertes qu’elle encourait, madame Corbeil avait commencé à réagir : en 2009, elle avait engagé une gérante, coupé le nombre d’employés, commencé une campagne de marketing sur Facebook et obtenu l’aide de Larayn Inc, experte en redressement. Au sujet de cette dernière, l’assureur écrit dans sa défense ré-amendée :
e) Cette entreprise étant impayée avait obtenu jugement pour la somme de 18 503,03 $ le 2 décembre 2009, le tout tel qu'il appert des documents de saisie communiqués sous D-14;
[25] Or, ce jugement avait fait l’objet d’une rétractation et d’un désistement, tel qu’il a été mis en preuve à l’audition.
[26] L’assureur conclut dans sa défense ré-amendée que « les circonstances de l’incendie » et « les difficultés financières » de madame Corbeil, le justifient de croire qu’elle a commandé l’incendie.
[27] Or, les circonstances de l’incendie ne sont mentionnées qu’en partie dans cette procédure. Une tout autre possibilité a été soulevée, mais l’assureur l’écarte sans plus.
[28] Il appert du témoignage de madame Corbeil, témoignage non contredit et corroboré par plusieurs autres témoins, y compris l’agent de police Jonathan Lemieux, que quelques jours avant l’incendie elle s’était aperçue qu’il manquait de l’argent dans la petite caisse. Elle a donc regardé les films pris par ses caméras de surveillance et elle a vu les gens qui faisaient le ménage de nuit se servir dans la petite caisse.
[29] Le lendemain matin, le 22 décembre 2009, elle a porté plainte au poste de police où on lui a demandé de surveiller les employés en direct, ce qu’elle a fait la nuit suivante. Elle a vu les mêmes personnes voler de la nourriture. Après avoir appelé la police qui avait refusé de se déplacer, elle est allée avec sa fille rencontrer les voleurs qui sortaient du restaurant. Elle les a vus porter des sacs de nourriture et les a interpelés : il s’agissait de Emmanuel Savard, qu’elle avait engagé pour les ménages du soir, de son frère Eugène et de la copine de ce dernier, Jennifer. Ils ont admis leur vol. Madame Corbeil a donné rendez-vous le soir suivant, le 23 décembre, à Emmanuel Savard à 20h30 pour faire le point de la situation. Emmanuel Savard avait la clé et le code du système d’alarme du restaurant.
[30] Lors de cette rencontre, Emmanuel Savard a accepté de rembourser 500 $ au mois de janvier. Il a témoigné à l’audition que Adamo D’Addario, chef cuisinier et ami intime de madame Corbeil, était présent et qu’il lui avait donné trois choix : il serait dénoncé à la police, il rembourserait madame Corbeil ou « il se ferait collecter ». Il témoigne ne pas avoir aimé qu’on lui parle comme ça.
[31] Cette même nuit, deux suspects ont mis le feu au restaurant.
[32] Emmanuel Savard avait un dossier criminel pour vol et recel, il a menti à l’audition concernant ses vols de nourriture (il aurait plaidé coupable pour « prendre le blâme pour ses employés »), il n’a été interrogé par la police qu’en mars 2010 malgré qu’il ne se soit pas présenté au rendez-vous avec l’agent Lemieux fixé pour le 6 janvier 2010, on ne lui a jamais demandé s’il avait encore la clé du restaurant et le procureur de l’assureur a donné beaucoup de poids au témoignage de son ex-conjointe, Julie Dame, « qu’il n’avait pas d’intérêt à mettre le feu à son seul emploi ».
[33] L’enquêteur de l’assureur, Monsieur Alain Massie, n’a jamais rencontré Emmanuel ou Eugène Savard. Il en a laissé le soin à Monsieur Gaétan Brunette qui n’a pas témoigné au procès. L’enquête sur les agissements d’Emmanuel Savard de la part de la police s’est limitée à lui demander s’il avait mis le feu et à vérifier, en mars 2010, s’il avait dans sa garde-robe des vêtements comme ceux portés par les suspects la nuit du 23 au 24 décembre précédent.
[34] Dans son témoignage, Monsieur Massie a résumé ses raisons pour conclure à la culpabilité de madame Corbeil :
1. Elle ne s’est pas présentée le jour de l’incendie. Faux. Elle y est allée en pleine nuit, encore en pyjama, avec son employé Sébastien.
2. Les circonstances de l’incendie : a) pas d’effraction; b) pas d’alarme; c) trois foyers d’incendie; d) connaissance de l’immeuble par les incendiaires. Or, toutes ces circonstances s’appliquent aussi bien à Emmanuel Savard ou à ses complices qu’elles peuvent s’appliquer à madame Corbeil ou à ses complices : les deux avaient la clé et le code pour désactiver l’alarme, les deux connaissaient bien l’immeuble, les trois foyers d’incendie avaient le même objectif : détruire le restaurant.
3. Elle a refusé de passer un test polygraphique. Madame Corbeil avait accepté de le faire lors de sa première déclaration du 30 décembre 2009. Ce n’est qu’après avoir reçu les instructions de son avocat qu’elle l’a refusé. Cela ne constitue pas un élément de preuve de culpabilité.
4. La situation financière de madame Corbeil. Cela mérite plus d’attention.
[35] Dès le début de son investigation, le jour même de l’incendie, Monsieur Massie s’est présenté en sachant que « madame Corbeil avait eu des problèmes financiers ». Elle lui a avoué très candidement quelle était la situation financière de son immeuble lors de sa déclaration du 30 décembre. Par ailleurs, elle croyait que son restaurant allait bien et qu’elle avait pris les mesures nécessaires pour redresser ses finances. Elle avait procédé à une coupure du nombre d’employés, à l’embauche d’une gérante, à la mise sur pied de mesures de marketing (Facebook, site web etc.) dans les mois et les semaines qui ont précédé l’incendie. Elle avait placé une commande de bière et acheté des caisses d’encre la veille de l’incendie. Ce sont là des gestes qui concordent mal avec la planification d’un incendie destructeur.
[36] Le témoignage de Monsieur Massie était empreint de parti pris : il affirme d’abord n’avoir jamais visité les lieux avec madame Corbeil pour admettre en contre-interrogatoire que peut-être il les avait visités trois fois avec elle (rappelons-nous que dans la défense on accuse madame Corbeil de ne pas collaborer avec l’assureur, para 8); il dit que les équipements étaient « légèrement endommagés » alors qu’il y a une admission au dossier que le coût de réparation des équipements était de 337, 872 $; il témoigne que les réfrigérateurs « étaient dégarnis », sans par ailleurs mettre en preuve les photographies qu’il aurait prises.
[37] Finalement, l’assise principale de la position de l’assureur, telle que décrite par Monsieur Massie et reprise dans la Défense et demande reconventionnelle amendée, est que madame Corbeil aurait été la seule à tirer un bénéfice de l’incendie.
[38] L’assureur n’a apporté aucune preuve à cet effet. Au contraire, les revenus du restaurant étaient le seul gagne-pain de madame Corbeil, à un tel point qu’elle utilisait ces revenus pour payer des dépenses personnelles (P-24 et D-30(l)). La destruction du restaurant ne pouvait l’aider aucunement à reprendre son immeuble : la seule façon de le faire était de pouvoir le vendre et le transformer possiblement en condos, ce qu’elle ne pouvait pas faire dans l’état où il se trouvait après l’incendie (P-18). Le seul gagnant de ces évènements a été Monsieur Gilles Raymond qui a acheté l’immeuble lors d’une vente en justice de gré à gré, qui a obtenu le paiement de sa créance par la vente et l’indemnisation de l’assureur à titre de créancier hypothécaire et qui l’a ensuite revendu en condos pour un prix « dont il ne peut pas se souvenir »!
[39] Un incendie ne signifie pas la réception d’un chèque en blanc de la part de l’assureur. L’article 18 de la police P-1 permet à l’assureur de ne payer que sur réception des pièces justificatives et l’article 17 lui réserve le droit de choisir entre la réparation, la reconstruction ou le remplacement du bien assuré. Si l’assureur avait payé madame Corbeil dans des délais raisonnables, celle-ci aurait pu effectuer les réparations nécessaires au restaurant et aux équipements ce qui lui aurait permis de reprendre rapidement les activités de l’Eggsotique, mais cela n’aurait aucunement amélioré sa situation financière générale. Elle aurait quand même dû vendre son immeuble pour pouvoir rembourser la Banque.
[40] L’ensemble de ces faits, l’inexactitude des allégations de l’assureur, l’omission de traiter avec sérieux les agissements de Emmanuel Savard, les affirmations trompeuses dans la procédure de l’assureur et dans le témoignage de Monsieur Massie permettent de conclure que l’assureur ne s’est pas déchargé de son fardeau de preuve à l’égard de l’origine de l’incendie. Les circonstances soulevées par l’assureur ne constituent pas des présomptions graves, précises et concordantes comme l’exige l’article 2849 C.c.Q.
[41] Dans l’arrêt Barrette c. Union canadienne (L') compagnie d'assurances, la Cour d'appel a expliqué le rôle du juge de première instance en pareils cas :
Le juge doit se poser trois questions :
1. Le rapport entre les faits connus et le fait inconnu permet-il, par induction puissante, de conclure à l’existence de ce dernier?
2. Est-il également possible d’en tirer des conséquences différentes ou même contraires? Si c’est le cas, le fardeau n’a pas été rencontré.
3. Est-ce que dans leur ensemble, les faits connus tendent à établir directement et précisément le fait inconnu?[1]
[42] En l’instance, l’inférence que madame Corbeil avait un intérêt à mettre le feu à son restaurant ne tient pas la route. La possibilité qu'Emmanuel Savard ait agi par esprit de vengeance est beaucoup plus probable. L’ensemble des faits n’établit pas directement et précisément l’implication de madame Corbeil dans cet incendie criminel dont elle a été la première victime.
[43] L’assureur est donc tenu d’indemniser son assuré.
[44] Certains chefs de dommages ont fait l’objet d’une admission :
1. La marchandise 36 094,00 $
2. Les améliorations locatives 322 942,75 $
3. Documents importants 1 950,00 $
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360 986, 75 $
[45] Les parties se sont entendues aussi sur l’évaluation du coût de réparation de l’équipement (337 872,00 $) et du coût de remplacement (526 872,00 $). L’assureur prétend qu’il ne doit verser que le coût des réparations alors que l’Eggsotique réclame sur la base d’une perte totale.
[46] Monsieur Massie a témoigné que madame Corbeil voulait commencer la reconstruction et les réparations immédiatement afin d’ouvrir le restaurant dans les plus brefs délais. Madame Corbeil affirme que Monsieur Massie lui avait dit de ne pas s’inquiéter, que tout serait réglé rapidement. Le 11 mai 2010, cependant, l’assureur avisait madame Corbeil qu’il ne l’indemniserait pas parce que, selon lui, elle était à l’origine de l’incendie. Madame Corbeil avait perdu son seul gagne-pain. Il lui était impossible de faire quelque paiement que ce soit sur son immeuble et encore moins trouver plus de 300 000 $ pour réparer l’équipement endommagé alors que le restaurant lui-même avait besoin de travaux de réparation. N’eût été du refus de mauvaise foi de l’assureur, madame Corbeil aurait pu commencer les travaux avec des paiements progressifs et remettre sur pied son commerce. Il est maintenant trop tard pour réparer les équipements : ils ont disparu, on ne sait pas trop comment, entre les mains de l’acheteur de l’immeuble, Monsieur Gilles Raymond. C’est l’assureur lui-même qui a créé cette situation. L’Eggsotique a donc droit à la valeur de remplacement des équipements, soit 526 872,00 $.
[47] Le débat relativement à la perte de revenus réclamée par l’Eggsotique et niée par l’assureur se situe autour de la question de l’admissibilité des revenus non déclarés au fisc.
[48] Les experts comptables des deux parties, Messieurs Christian Côté et Étienne Parent, se sont entendus en un premier temps sur l’existence de revenus non déclarés de 201 404 $. Sur la base de ces revenus, la perte de l’Eggsotique a été calculée à 192 070 $ pour douze mois (P-24). Ces montants ont été modifiés par l’expert de l’assureur pour y soustraire des montants de T.V.Q. et de T.P.S. qui n’auraient pas dû être comptabilisés. Le montant ainsi modifié est de 178 267$ (D-30i). L’expert de l’Eggsotique n’étant plus présent, il a été impossible de lui demander son opinion sur ce changement qui, par ailleurs, paraît totalement raisonnable. Les montants de T.P.S. et de T.V.Q. n’ayant jamais été collectés, comme l’a confirmé madame Corbeil, il serait inapproprié de les inclure dans les revenus non déclarés du restaurant.
[49] L’assureur prétend qu’il n’est pas tenu d’indemniser son assuré pour des revenus non déclarés. Or, il ne s’agit pas en l’instance de sources de revenu illégal (vente de drogue, prostitution, etc.), mais plutôt de revenus non déclarés pouvant faire l’objet de réclamations, amendes et pénalités de la part des gouvernements affectés. Comme le dit si bien le professeur Daniel Gardner :
Bref, si le fait de réclamer des revenus provenant de sources illégales nous apparaît clairement contraire à l’ordre public et ne peut constituer une source valable d’obligation d’indemniser pour le défendeur (art. 1373 C.c.Q.), les revenus non déclarés au fisc se situent à la limite du préjudice indemnisable; il n’est que normal de faire peser sur le demandeur tout le poids d’une preuve rendue plus difficile en raison de ses propres agissements.[2] (Notre soulignement)
[50] En l’instance, la preuve de ces revenus a été faite par la demanderesse et vérifiée par l’expert de l’assureur. Il appartiendra au fisc de prendre les mesures qu’il considèrera appropriées. Rappelons-nous que la police d’assurance (au formulaire 5334/03F, pièce P-1a) prévoit « l’indemnisation la perte du bénéfice brut subie par l’assuré du fait d’une réduction du chiffre d’affaires »[3]. Nulle part, la police ne restreint le calcul de ce bénéfice brut aux montants inclus dans des états financiers. L’obligation de l’assuré se limite à la tenue « de la comptabilité nécessaire à l’appréciation des dommages par l’Assureur » )[4], ce qui a été fait à la satisfaction de l’expert de l’assureur qui a co-signé l’évaluation conjointe de la perte de revenus (P-24 et D-30i).
[51] L’assureur prétend que l’Eggsotique n’a droit qu’à quatre mois d’indemnité à ce titre. Le tribunal ne partage pas cette opinion. La police (P-1a) définit la période d’indemnisation comme ayant « une durée maximum de douze mois consécutifs »[5]. Au mois de mai 2011, soit presque cinq mois après le sinistre, l’assureur avisait l’Eggsotique qu’il n’entendait pas l’indemniser. Aucune réparation ne pouvait avoir lieu. Il était impossible de rouvrir le restaurant. La perte de revenus se continue donc pour la durée maximale prévue à la police du fait de l’assureur qui a choisi de nier son obligation.
[52] La perte totale à laquelle a droit l’Eggsotique est donc de :
526 872 $ +
322 942,75 $ +
178 267 $ +
1 950 $ +
_____________
1 030 031,75 $
[53] L’Eggsotique réclame de plus des pertes de revenus jusqu’à aujourd’hui sur la base de la mauvaise foi de l’assureur en refusant de l’indemniser. Or, l’Eggsotique n’a apporté aucune preuve comptable de ces pertes. En l’absence de toute preuve, cette réclamation doit être rejetée.
[54] Madame Corbeil réclame en son nom personnel 50 000 $ pour « préjudice moral et inconvénients majeurs ». Le tribunal a beaucoup de sympathie pour les difficultés vécues par madame Corbeil à la suite du sinistre et du refus de l’assureur d’indemniser son restaurant. Cette entreprise était, en ses mots, « son bébé », « sa vie ». Elle y passait des heures innombrables, y avait mis non seulement toutes ses économies, mais aussi ses rêves et ses espoirs. À la suite de sa perte, madame Corbeil s’est retrouvée sans aucune source de revenus, à la merci de la générosité de ses amis, devant accepter des paniers de nourriture afin de faire vivre ses trois enfants mineurs encore à la maison. Une indemnisation rapide lui aurait permis de rouvrir son restaurant, peut-être même de réussir son projet de condos et ne pas perdre son immeuble. Une condamnation à 10 000 $ est raisonnable en l’instance en considérant l’état de la jurisprudence en matière de dommages moraux.
[55] En ce qui a trait aux frais d’expertise de Monsieur Étienne Parent, le tribunal est d’avis qu’ils sont exagérés étant donné que son travail s’est limité en grande partie à commenter l’exercice comptable déjà fait par son prédécesseur, Monsieur Boyko, et que la somme de 5 000 $ correspond davantage à leur utilité pour la cour.
[56] PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[57] ACCUEILLE en partie la requête introductive d’instance ré amendée de l’Eggsotique Café Inc. et madame France Corbeil;
[58] CONDAMNE la défenderesse Promutuel Lanaudière, Société Mutuelle d'Assurances Générales à payer à l’Eggsotique Café Inc. la somme de 1 030 031,75 $ avec l’intérêt légal à partir de la mise en demeure du 25 mai 2010 ainsi que l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q.;
[59] CONDAMNE la défenderesse Promutuel Lanaudière, Société Mutuelle d'Assurances Générales à payer à madame France Corbeil la somme de 10 000 $ avec l’intérêt légal depuis la mise en demeure du 25 mai 2010 ainsi que l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q.;
[60] REJETTE la demande reconventionnelle de Promutuel Lanaudière, Société Mutuelle d'Assurances Générales;
[61] LE TOUT avec dépens contre Promutuel Lanaudière, Société Mutuelle D'Assurances Générales, y compris 5 000 $ de frais d’expertise.
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__________________________________ PEPITA G. CAPRIOLO, J.C.S. |
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Me Gaétan H. Legris |
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1, Place Ville-Marie Bureau 2001 Montréal (Québec) H3B 2C4 |
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Procureur des demanderesses/défenderesses reconventionnelles |
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Me Jacques LeMay |
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Stein Monast |
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Procureur de la défenderesse/demanderesse reconventionnelle |
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Dates d’audience: |
15, 16, 17, 18, 19 & 22 Septembre 2014 |
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[1] 2013 QCCA 1687, par 35.
[2] Daniel GARDNER, Le préjudice corporel, 3e éd., Éditions Yvon Blais, 2009, p. 464.
[3] Voir aussi les définitions contenues à la page 2 de 2 du formulaire 5334/03F : «Bénéfice brut» et «Chiffre d’affaires», P-1a.
[4] Formulaire 5350/01F, page 3 de 5, paragraphe 3) g); pièce P-1.
[5] Formulaire 5334/03F, page 2 de 2.
AVIS :
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