Décision

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Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) c. Chagnon

2017 QCCA 271

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-008977-156

(200-17-020835-146)

 

DATE :

22 février 2017

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

BENOÎT MORIN, J.C.A.

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

 

SYNDICAT DE LA FONCTION PUBLIQUE ET PARAPUBLIQUE DU QUÉBEC (SFPQ)

APPELANT - mis en cause

c.

 

JACQUES CHAGNON, ès qualités de président de l’Assemblée nationale du Québec

INTIMÉ - requérant

et

PIERRE A. FORTIN, ès qualités d’arbitre de grief

MIS EN CAUSE - intimé

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelant, le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, se pourvoit contre un jugement rendu le 9 mars 2015 par la Cour supérieure du district de Québec (l’honorable Alain Bolduc), qui annule la décision rendue par le Tribunal d’arbitrage (arbitre Pierre A. Fortin)[1] et déclare que ce dernier n’a pas compétence pour se saisir de griefs déposés à la suite de la décision de l’intimé de congédier trois gardiens ouvriers[2].

[2]           Pour les motifs de la juge Bélanger auxquels souscrit le juge Chamberland, LA COUR :

[3]           ACCUEILLE l’appel, avec les frais de justice;

[4]           INFIRME le jugement du 9 mars 2015;

[5]           REJETTE la requête en révision judiciaire de la décision de l’arbitre, avec dépens;

[6]           Pour des motifs différents, le juge Morin aurait rejeté l’appel.

 

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

 

 

 

 

 

BENOÎT MORIN, J.C.A.

 

 

 

 

 

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

 

Me Geneviève Baillargeon-Bouchard

Me Denis Bradet

Poudrier, Bradet

Pour l’appelant

 

Me François LeBel

Langlois avocats

Pour l’intimé

 

Me Siegfried Peters

Me Ariane Beauregard

Assemblée nationale du Québec

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

15 septembre 2016

 

 


 

 

MOTIFS DE LA JUGE BÉLANGER

 

 

[7]           La question que pose le pourvoi est celle de savoir si l’Assemblée nationale du Québec (ci-après « l’Assemblée nationale ») peut congédier trois de ses employés syndiqués, des gardiens de sécurité (aussi appelés gardiens ouvriers) sans avoir à se soumettre au processus d’arbitrage des griefs prévu à la convention collective. L’objection formulée par le président de l’Assemblée nationale est fondée sur l’exercice du privilège parlementaire qui lui est conféré par la Constitution canadienne.

[8]           Aucun autre recours n’est disponible à ces trois gardiens. L’Assemblée nationale invoque, étant consciente de la dureté du propos, ce qui a été affirmé en 1839 dans une affaire célèbre : « La Chambre, d’une voix unique, accuse, condamne et exécute »[3].

Le contexte

[9]           Messieurs Jean-Marc Bertrand, Richard P. Côté et Jocelyn Ratté (ci-après « les gardiens ») occupaient des postes permanents de gardiens, une classe d’emploi dont la description est colligée dans la Directive concernant la classification des emplois du personnel ouvrier adoptée par le Conseil du trésor[4].

[10]        Le 17 juillet 2012, les plaignants sont congédiés à la suite d’une enquête révélant l’utilisation, durant les heures de travail, d’une caméra qui leur a permis d’observer l’intérieur des chambres d’un hôtel voisin.

[11]        En réponse, le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (ci-après « SFPQ ») dépose trois griefs pour contester leur congédiement. L’arbitre Pierre A. Fortin est désigné pour les entendre.

[12]        L’Assemblée nationale, par la voix de son président, soulève alors une objection préliminaire à deux volets, invoquant que l’arbitre n’a pas compétence pour entendre les griefs en raison de son privilège parlementaire, plus précisément de son privilège d’expulser les étrangers de l’Assemblée nationale et de ses environs, et de celui de gestion du personnel.

[13]        Le 29 juillet 2014, l’arbitre rejette l’objection et se déclare compétent pour entendre les griefs. L’Assemblée nationale se pourvoit en révision judiciaire et, le 9 mars 2015, la Cour supérieure annule la sentence arbitrale et déclare l’arbitre sans compétence pour entendre les griefs, vu le privilège parlementaire dévolu à l’Assemblée nationale de gérer son personnel.

La sentence arbitrale

[14]        L’arbitre juge que le président n’est pas justifié d’invoquer le privilège d’expulsion des étrangers pour deux motifs. Les gardiens ne sont pas des étrangers et ne sont pas impliqués dans la mise en œuvre de ce privilège non plus. Ils n’ont aucun pouvoir relatif à l’expulsion des étrangers ou même à toute intervention en matière de sécurité, si ce n’est que de signaler une possible anomalie.

[15]        Quant à l’objection fondée sur le privilège de gestion du personnel, l’arbitre estime que l’Assemblée nationale ne peut l’invoquer, car les tâches des gardiens ne sont pas étroitement et directement liées à ses fonctions constitutionnelles, délibérantes et législatives.

Jugement en révision judiciaire

[16]        Le juge applique la norme de la décision correcte, cette question n’ayant pas fait l’objet de contestation devant lui.

[17]        Il reconnaît que l’Assemblée nationale jouit de certains privilèges déjà reconnus par la Cour suprême dans les arrêts Donahoe[5] et Vaid[6] et que ces privilèges peuvent lui procurer une immunité au regard du contrôle judiciaire.

[18]        Résumant l’essence et la portée du privilège d’expulsion de l’Assemblée nationale et de ses environs, il retient que ce privilège permet à son président d’exclure des étrangers de tout lieu relevant de son contrôle, soit les quatre édifices formant l’enceinte parlementaire. Il se dit d’accord avec les motifs de l’arbitre selon lesquels on ne peut concevoir que les gardiens, qui ne sont pas des étrangers à l’Assemblée nationale, puissent être expulsés au motif qu’ils participent à la mise en œuvre du privilège d’expulsion des étrangers.

[19]        Le juge établit que le privilège de gestion du personnel vise uniquement les employés dont les tâches sont étroitement et directement reliées à l’exercice, par l’Assemblée nationale ou ses membres, de leurs fonctions législatives et délibérantes. Il est d’avis que l’arbitre a erré en donnant une portée trop limitée aux tâches exercées par les gardiens. Reprenant les propos de l’arbitre, il se dit en désaccord avec son analyse. Voici comment il s’exprime à ce sujet :

[27]      Appelé à déterminer si le Président est justifié d’invoquer ce privilège en l’espèce, l’Arbitre a conclu en ces termes, aux paragraphes 103 à 106 de sa décision, que les tâches des gardiens ne sont pas étroitement et directement liées aux fonctions constitutionnelles, délibérantes et législatives de l’Assemblée nationale :

[103]  À partir des enseignements de la Cour suprême et autres cours, le tribunal est aussi d’avis que, pour soumettre des employés à l’application du privilège de gestion du personnel, il faut que les tâches de ces employés soient étroitement et directement reliées aux fonctions constitutionnelles, délibérantes et législatives de l’Assemblée nationale. Ce privilège ne peut viser tous les employés sans considération des tâches qu’ils exercent et c’est pourquoi la Cour suprême a limité l’application à ceux dont les fonctions sont étroitement et directement reliées à celles de l’assemblée.

[104]  Or, en l’espèce, pour la catégorie d’employés dont il est question, on ne peut nier qu’il y ait un certain lien puisque les gardiens exercent un quelconque contrôle par la surveillance des bâtiments et leur accès. Cependant, contrairement aux agents de la Sûreté du Québec et aux constables spéciaux, ils n’interviennent pas bien qu’ils puissent signaler certaines anomalies. De plus, ils ne sont pas en contact avec l’assemblée et ses membres et ne peuvent donc être étroitement et directement reliés à ces derniers et non plus à leurs activités délibérantes et législatives.

[105]  Les gardiens exercent un certain contrôle par la vérification et la surveillance comme ils le font d’ailleurs dans la majorité des bâtiments utilisés par le Gouvernement; la directive de classification de cette catégorie d’employés est assez explicite à cet égard et est la même pour tous les employés. Donc, les gardiens ont un certain lien, et ce, pour ceux qui sont dans les bâtiments de l’Assemblée nationale, avec les gens qui s’occupent et gèrent la sécurité pour le Président de l’Assemblée mais d’une façon beaucoup plus générale, similaire à leurs tâches dans les autres édifices gouvernementaux.

[106]  On ne peut donc, de l’humble avis du soussigné, considérer ces tâches exercées par les gardiens comme étant étroitement et directement reliées aux activités délibérantes et législatives de l’Assemblée nationale. En aucun temps, ils n’interviennent de façon à affecter le déroulement des travaux de l’Assemblée et doivent plutôt être considérés comme les gardiens des bâtiments en assurant le contrôle et la surveillance des gens qui peuvent y circuler.

[28]      Or, en concluant ainsi, l’Arbitre a erré en droit eu égard à la preuve administrée. Il accorde une portée beaucoup trop limitée aux tâches exercées par les gardiens (7).

[29]      En effet, dans le cadre de leurs fonctions, qui consistent à assurer la sécurité de l’enceinte parlementaire, une sphère d’activité qui est manifestement nécessaire au bon déroulement des travaux de l’Assemblée nationale, les gardiens exécutent des tâches qui sont étroitement et directement reliées à l’exercice, par cette dernière et ses membres, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante.

[30]      En outre, ils surveillent les lieux et les biens qui se trouvent notamment dans l’Hôtel du parlement (l’endroit où siège l’Assemblée nationale) de même que les gens qui y circulent en effectuant différentes tâches visant à prévenir toute menace au bon déroulement des travaux de l’Assemblée nationale, en demandant le support nécessaire dès que la situation l’exige. Pour ce faire, ils contrôlent notamment le périmètre intérieur en procédant à l’identification des visiteurs, en s’assurant du respect de l’accès aux zones restreintes et en effectuent des patrouilles et de la surveillance à l’aide de caméras pour déceler toute anomalie ou situation louche. Lors des périodes de questions, qui permettent aux députés de l’Assemblée nationale de demander au gouvernement de rendre des comptes, ils sont présents à la tribune du public pour assurer le respect des règlements (tenue vestimentaire, applaudissements et décorum) en compagnie des constables spéciaux et des agents de la Sûreté du Québec.

[31]      Certes, les gardiens ne sont pas armés et n’ont pas le pouvoir d’arrêter ou d’expulser un individu qui perturbe ou pourrait perturber les activités de l’Assemblée nationale. Ce pouvoir est accordé uniquement aux constables spéciaux et aux agents de la Sûreté du Québec à qui les gardiens doivent signaler toute anomalie ou situation louche.

[32]      Toutefois, cela n’a aucune incidence. Les gardiens sont un maillon de la chaîne essentiel du service de sécurité de l’Assemblée nationale.

(7)    Le Tribunal a tenu compte de la preuve administrée devant l’Arbitre qui est relatée dans la sentence arbitrale et les affidavits circonstanciés que les parties ont déposés de consentement.

 

Questions en litige

[20]        Le pourvoi soulève trois questions :

1.       Quelle est la norme de contrôle applicable aux questions soulevées?

2.       Le privilège d’expulser les étrangers de l’Assemblée nationale trouve-t-il application?

3.       Le privilège de gestion du personnel de l’Assemblée nationale trouve-t-il application?

ANALYSE

1-    Norme de contrôle applicable

[21]        Le SFPQ soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Selon lui, les questions soumises sont indissociables des faits, car l’arbitre a entendu des témoins et décidé de sa compétence en tenant compte des faits particuliers du dossier. Les questions soumises constituent donc des questions mixtes de fait et de droit. Il ajoute que la sentence arbitrale est protégée par une clause privative et que l’arbitre possède une expertise accrue. Selon lui, nous ne sommes pas en présence de questions d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble.

[22]        L’Assemblée nationale est d’avis que la jurisprudence a déjà établi que la norme de contrôle applicable aux décisions touchant les privilèges parlementaires ainsi que les droits constitutionnels est celle de la décision correcte. Elle ajoute que les questions concernent « le contour du privilège parlementaire » et touchent le cœur même du principe de la séparation des pouvoirs, ce qui en fait des questions d’importance capitale pour le système juridique. Selon lui, la question de l’applicabilité du privilège parlementaire dépasse clairement le domaine d’expertise du tribunal d’arbitrage.

***

[23]        La détermination de la norme d’intervention applicable amène à soupeser plusieurs facteurs.

[24]        L’existence d’une clause privative — milite généralement en faveur de la décision raisonnable et constitue une invitation à la déférence[7].

[25]        Une question de fait ou mixte — la norme de la décision raisonnable trouve généralement application lorsque « le droit et les faits s’entrelacent et ne peuvent aisément être dissociés »[8]. Ce principe a été reconnu à de nombreuses reprises[9].

[26]        La jurisprudence déjà établie — répond ou non de manière satisfaisante à la question de savoir quelle norme appliquer[10]. Il est vrai que, dans certaines affaires, la norme de la décision correcte a été appliquée à l’égard des décisions qui visaient l’analyse du privilège parlementaire[11].

[27]        La nature de la question posée Le décideur qui interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat, et dont il a une connaissance approfondie, a droit à la déférence[12]. Cela est vrai même en présence d’une question de charte ou d’ordre constitutionnel, si le droit n’est pas contesté mais que son application l’est. L’arrêt rendu par la Cour suprême dans Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville de)[13] constitue un bon exemple :

[49]      Dans le présent cas, une question importante du litige concerne les contours de la neutralité religieuse de l’État qui découle de la liberté de conscience et de religion que protège la Charte québécoise. Le Tribunal et la Cour d’appel traitent chacun de cette question de droit, mais divergent d’opinion sur la réponse à donner. Là où le Tribunal voit une « obligation de neutralité » de l’État (par. 209-211), la Cour d’appel préfère une notion plus nuancée de « neutralité bienveillante » (par. 76-79). Bien que je partage l’opinion du Tribunal sur ce point, je considère que, en l’espèce, la Cour d’appel a eu raison d’appliquer la norme de la décision correcte à cette question.

[50]      Toutefois, la Cour d’appel ne pouvait pour autant appliquer cette norme à l’ensemble du pourvoi et faire abstraction des conclusions du Tribunal qui commandaient la déférence et, partant, l’application de la norme de la décision raisonnable. Par exemple, l’évaluation du caractère religieux de la prière, la portée des atteintes causées par celle-ci au plaignant et la détermination du caractère discriminatoire de cette prière sont au cœur de l’expertise du Tribunal. Il en est de même de la qualification des experts et de l’appréciation de la valeur probante de leurs témoignages, questions qui participent de l’évaluation de la preuve présentée (MBA, par. 30; Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 502, par. 74; Khosa, par. 59 et 65-67). Le Tribunal a droit à la déférence sur ces questions. Il suffit que son raisonnement soit transparent et intelligible. Sa décision doit être considérée comme raisonnable si ses conclusions appartiennent aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47).

[28]        La question qui revêt une importance capitale pour le système juridique et qui est étrangère au domaine d’expertise du décideur administratif appelle la norme de la décision correcte[14]. Une « véritable question de compétence » serait une question qui impose de déterminer si les pouvoirs qui ont été accordés à l’arbitre lui permettent d’en décider[15]. Ces questions sont exceptionnelles.

***

[29]        La revendication d’un privilège à une situation donnée conduit à l’examen de trois questions : 1) l’existence du privilège; 2) l’étendue du privilège; et 3) l’exercice du privilège. Les tribunaux judiciaires et administratifs ne sont concernés que par les questions relatives à la détermination de l’existence du privilège et de son étendue. Ils ne doivent pas examiner le bien-fondé de son exercice qui relève de l’assemblée législative.

[30]        Devant l’arbitre, c’est l’étendue des privilèges qui était contestée.

[31]        La question de savoir si le privilège d’expulsion des étrangers comprend le droit  de le retirer à ceux qui l’exercent au nom du président est une question mixte de fait et de droit relative à l’étendue ou la portée du privilège constitutionnel. L’on constate que cette question s’entrelace avec celle du privilège de gestion du personnel, car ceux qui exerceraient le privilège d’expulsion des étrangers au nom du président sont par ailleurs ses employés.

[32]        Pour répondre à la question de l’étendue du privilège relatif à la gestion du personnel, l’arbitre devait appliquer les principes de l’affaire Vaid. Pour ce faire, il devait examiner non seulement les tâches des gardiens de sécurité, mais aussi décider si ces tâches sont intimement liées aux activités constitutionnelles de l’Assemblée nationale. Il devait se demander si une intervention externe saperait l’autonomie dont l’Assemblée a besoin pour accomplir sa tâche « dignement et efficacement ».

[33]        Ces questions concernent le privilège parlementaire, touchent le principe de séparation des pouvoirs et sont de nature constitutionnelle. Elles dépassent largement le domaine d’expertise du tribunal d’arbitrage. Aussi, les questions touchent véritablement la compétence de l’arbitre et ne concernent pas l’interprétation de sa loi constitutive ni d’une loi étroitement liée à son mandat dont il aurait une connaissance approfondie. Elles doivent trouver une réponse sans faille.

[34]        L’Assemblée nationale a raison de soutenir que la question concerne le contour du privilège parlementaire et le cœur même du principe de la séparation des pouvoirs, ce qui en fait une question d’importance capitale pour le système juridique canadien. L’issue de la question peut avoir un impact sur l’administration de la justice dans son ensemble.

[35]        Nous sommes en présence d’une véritable question de compétence, dans une situation exceptionnelle au sens où l’entendait le juge Rothstein dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. ATA[16].

[36]        Le juge a donc eu raison d’appliquer la norme de la décision correcte.

***

Remarques préliminaires sur le privilège parlementaire

[37]        Le privilège parlementaire est la somme des droits particuliers dont jouit le Parlement, le Sénat et chacun de ses membres sans lesquels ils ne pourraient remplir efficacement leurs fonctions. Voici une définition, reprise maintes fois, d’Erskine May sur ce que constitue le privilège parlementaire :

Parliamentary privilege is the sum of peculiar rights enjoyed by each House collectively as a constituent part of the High Court of Parliament, and by Members of each House individually, without which they could not discharge their functions, and which exceed those possessed by other bodies or individuals. Thus privilege, though part of the law of the land, is to certain extent an exemption from the general law. (…)[17]

[38]        Les privilèges dérogent au droit commun et sont nécessaires à l’exercice des fonctions délibératives et législatives des assemblées. L’objet du privilège parlementaire est d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire :

Il est accepté depuis longtemps que, pour exercer leurs fonctions, les organismes législatifs doivent bénéficier de certains privilèges relativement à la conduite de leurs affaires. Il est également accepté depuis longtemps que, pour être efficaces, ces privilèges doivent être détenus d'une façon absolue et constitutionnelle; la branche législative de notre gouvernement doit jouir d'une certaine autonomie à laquelle même la couronne et les tribunaux ne peuvent porter atteinte.[18]

[39]        Au Canada, le privilège parlementaire tire sa source du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 qui prévoit que la Constitution canadienne repose sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni.

[40]        Dans les 25 dernières années, la Cour suprême a rendu deux arrêts clés en matière de privilège parlementaire, les arrêts Donahoe et Vaid [19].

[41]        Dans l’arrêt Donahoe, la juge McLachlin, s’exprimant pour la majorité, reconnaît que certains privilèges spécifiques ont pris naissance au Royaume-Uni : celui relatif à la liberté de parole, au contrôle par l’Assemblée de ses propres débats, à l’expulsion des étrangers de l’Assemblée et de ses environs et au contrôle de la publication des débats de l’Assemblée[20].

[42]        La juge McLachlin affirme qu’au Canada, les organismes législatifs possèdent des privilèges inhérents qui sont nécessaires à leur bon fonctionnement. Le contenu et la portée des privilèges parlementaires évoluent en fonction de leur nécessité et non en fonction de normes préétablies. La norme de la nécessité est un critère dynamique et il faut se demander si la catégorie de privilège réclamée se révèle encore nécessaire dans le contexte canadien contemporain [21]. Ce critère de nécessité peut servir à établir, d’une part, l’existence du privilège et, d’autre part, son étendue[22]. En vertu du principe de la séparation des pouvoirs et du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, les privilèges parlementaires inhérents ont un statut constitutionnel[23].

[43]        En 2005, dans l’arrêt Vaid, le juge Binnie, s’exprimant pour la Cour, réitère les principes généraux applicables au privilège parlementaire, principes qui sont maintenant connus et acceptés de tous. Il énumère les catégories générales qui, historiquement, ont été considérées justifiées par les exigences du travail parlementaire : la liberté de parole, le contrôle qu’exercent les chambres sur les débats ou travaux du parlement, y compris la procédure quotidienne de la Chambre, le pouvoir d’expulser les étrangers des débats, le pouvoir disciplinaire du parlement à l’endroit des membres et des non-membres qui s’ingèrent dans l’exercice des fonctions du Parlement, y compris l’immunité contre l’arrestation des membres en session parlementaire.

[44]        Au Québec, le pouvoir de légiférer en matière de privilèges et immunités découlait à l’origine du paragraphe 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867[24]. Cette disposition a été abrogée par la Loi constitutionnelle de 1982 et sa teneur se retrouve maintenant à l’article 45 qui permet à une législature provinciale de modifier la constitution de sa province[25]. Par contre, certains estiment que le pouvoir d’abroger ou de circonscrire un privilège prévu dans une loi provinciale ne s’étend pas aux privilèges constitutionnels inhérents[26].

[45]        Au Québec, parallèlement aux modifications apportées à la Constitution canadienne, la Loi sur l’assemblée nationale[27] (ci-après « LAN ») a été sanctionnée en 1982.

[46]        Le préambule de la LAN et l’article 42 sont clairs et placent les travaux de l’Assemblée nationale à l’abri de toute ingérence :

(…)

CONSIDÉRANT QU’il convient, en conséquence, d’affirmer la pérennité, la souveraineté et l’indépendance de l’Assemblée nationale et de protéger ses travaux contre toute ingérence;

 

SA MAJESTÉ, de l’avis et du consentement de l’Assemblée nationale, décrète ce qui suit :

 

 

(…)

CHAPITRE III

INDÉPENDANCE DE L’ASSEMBLÉE

 

 

 

SECTION I

DROITS, PRIVILÈGES ET IMMUNITÉS

 

42. L’Assemblée a le pouvoir de protéger ses travaux contre toute ingérence.

 

(…)

Whereas it is befitting, therefore, that the perdurance, the sovereignty and the independence of the National Assembly be affirmed, and that its proceedings be protected against all interference,

 

HER MAJESTY, with the advice and consent of the National Assembly of Québec, enacts as follows:

 

(…)

CHAPTER III

INDEPENDENCE OF THE NATIONAL ASSEMBLY

 

 

DIVISION I

RIGHTS, PRIVILEGES AND IMMUNITIES

 

42. The Assembly has the power to protect its proceedings against all interference.

[47]        Cette section de la loi établit certains droits, privilèges et immunités dont jouissent les députés et, dans une moindre mesure, certains membres du personnel (articles 43 à 47). La loi régit la publication des débats de l’Assemblée (articles 48 à 50) et octroie certains pouvoirs au président ou à ses membres de contraindre des personnes à comparaître devant elle et à les sanctionner en cas de défaut (articles 51 à 53). Elle accorde une immunité de poursuite à certaines conditions (article 54) et interdit une série d’actes pouvant porter atteinte aux droits de l’Assemblée (article 55).

[48]        Les tribunaux québécois ont reconnu les privilèges dont jouit l’Assemblée nationale découlant du principe de la séparation des pouvoirs et refusé de contrôler certaines décisions de l’Assemblée nationale ou de son président. Par exemple, la Cour supérieure n’est pas intervenue lorsque le président a refusé l’accréditation à certains journalistes qui voulaient faire partie de la Tribune de la presse[28]. Les tribunaux ont aussi refusé de contrôler la constitutionnalité d’une disposition du Règlement de l’Assemblée nationale qui avait pour but de rejeter temporairement la possibilité de présenter une pétition à l’Assemblée[29]. Le privilège de la liberté de parole a été reconnu non seulement individuellement, mais aussi collectivement[30].

[49]        Dans un autre ordre d’idées, la LAN prévoit aussi certaines dispositions permettant que soient administrées les affaires courantes de l’Assemblée nationale.

[50]        La loi institue un Bureau de l’Assemblée nationale pour contrôler et réglementer ses aspects administratifs. Ce conseil d’administration assure l’indépendance de l’Assemblée nationale à l’égard du Conseil exécutif. Le Bureau demeure en fonction même lorsque l’Assemblée nationale est prorogée ou dissoute.

[51]        En principe, la gestion de l’Assemblée nationale s’exerce dans le cadre des lois, règlements et règles qui lui sont applicables. Une loi d’application générale s’applique donc à l’Assemblée nationale, à moins qu’elle n’entre en conflit avec un privilège parlementaire ou que le Bureau n’y ait dérogé par règlement :

110. Sous réserve de la présente loi, la gestion de l’Assemblée continue de s’exercer dans le cadre des lois, règlements et règles qui lui sont applicables.

 

Toutefois, le Bureau peut, par règlement, déroger à ces lois, règlements et règles en indiquant précisément les dispositions auxquelles il est dérogé et les dispositions qui s’appliqueront en leur lieu et place.

 

110.1. Sous réserve de la présente loi et aux fins de la présente section, le Bureau peut adopter tout règlement qu’il juge nécessaire à la gestion de l’Assemblée.

 

(...)

 

111. Le Bureau peut, par règlement, édicter les règles concernant les dépenses de l’Assemblée.

 

112. (Abrogé).

 

113. Le Bureau établit les effectifs maxima dont l’Assemblée a besoin pour l’administration de ses services et en détermine la répartition.

 

 

Il adopte le plan d’organisation administrative de l’Assemblée.

 

 

114. L’aménagement et l’utilisation des locaux ainsi que l’utilisation de l’équipement de l’Assemblée et de ses services doivent être approuvés par le Bureau.

110. Subject to this Act, the Assembly shall continue to be managed within the scope of the Acts, regulations and rules applicable.

 

 

The Office may, however, by regulation, derogate from the applicable Acts, regulations and rules by specifically indicating the provisions derogated from and the provisions that are to apply in their place and stead.

 

110.1. Subject to this Act and for the purposes of this division, the Office may make any regulation it deems necessary for the management of the Assembly.

 

(…)

 

111. The Office may, by regulation, prescribe the rules governing the expenditures of the Assembly.

 

112. (Repealed).

 

113. The Office shall fix the maximum number of staff needed by the Assembly to administer its services and shall determine the apportionment of the staff.

 

The Office shall adopt the administrative organization plan of the Assembly.

 

114. The organization and use of the premises as well as the use of the equipment of the Assembly and its services must be approved by the Office.

 

[52]        Le président est responsable de diverses tâches administratives dont certaines sont confiées aux vice-présidents ou encore au secrétaire général :

115. Le président de l’Assemblée dirige et administre les services de l’Assemblée.

 

116. Le président est chargé de la sécurité des édifices ou des locaux occupés par les députés et les membres du personnel de l’Assemblée; il y assure aussi la protection des personnes et des biens.

 

À cette fin, le président peut constituer un comité consultatif pour l’assister dans l’examen et la mise en oeuvre de toute mesure de sécurité et de protection; les membres du comité ont droit, le cas échéant, aux honoraires et autres allocations que détermine le Bureau.

 

(…)

 

118. Le président peut confier une partie de ses responsabilités administratives au premier ou au deuxième vice-président; celui-ci a, dans les limites de cette délégation, les mêmes pouvoirs et les mêmes devoirs que le président.

 

119. Sous la responsabilité du président, le secrétaire général de l’Assemblée à la surveillance des membres du personnel de l’Assemblée, en administre les affaires courantes et exerce les autres fonctions qui lui sont assignées par le Bureau.

 

Les ordres du secrétaire général doivent être exécutés comme s’ils venaient du président.

 

120. Tout membre du personnel de l’Assemblée, à l’exception d’un employé occasionnel, fait partie du personnel de la fonction publique, qu’il soit nommé en vertu de la Loi sur la fonction publique (chapitre F3.1.1) ou par dérogation en vertu du deuxième alinéa de l’article 110, à moins que, dans ce dernier cas, le Bureau ne l’en exclue.

 

Le secrétaire général exerce, à l’égard du personnel de l’Assemblée, les pouvoirs que la Loi sur la fonction publique attribue au sous-ministre.

 

121. L’Assemblée peut attribuer aux secrétaires généraux adjoints, par leur acte de nomination, le rang et les privilèges d’un sous-ministre adjoint.

 

 

Les secrétaires généraux adjoints font partie du personnel de la fonction publique.

 

122. Les devoirs respectifs des membres du personnel de l’Assemblée qui ne sont pas expressément définis par la loi ou par le Bureau sont déterminés par le président.

115. The President of the Assembly shall direct and administer the services of the Assembly.

 

116. The President is responsible for the security of the buildings or premises occupied by the Members and the members of the personnel of the Assembly; he shall also provide protection for persons and property in the premises.

 

For that purpose, the President may establish an advisory committee to assist him with the examination and implementation of security and protective measures; the members of the committee are entitled, where such is the case, to the fees and other allowances determined by the Office.

 

(…)

 

118. The President may delegate some of the President’s administrative responsibilities to the first or the second Vice-President who shall, within the limits of the delegation, have the same powers and duties as the President.

 

119. Under the responsibility of the President, the Secretary General of the Assembly has the supervision of the members of the personnel of the Assembly; he shall administer its day-to-day business and exercise the other functions assigned to him by the Office.

 

The orders of the Secretary General must be carried out in the same manner as those of the President.

 

120. Every member of the personnel of the Assembly, except a casual employee, is a member of the personnel of the civil service, whether appointed under the Public Service Act (chapter F-3.1.1) or by derogation by virtue of the second paragraph of section 110, unless, in the latter case, the Office excludes him therefrom.

 

The Secretary General has, in respect of the personnel of the Assembly, the powers vested in a deputy minister by the Public Service Act.

 

121. The Assembly may vest in the associate secretaries general, in their deeds of appointment, the rank and privileges of an assistant deputy minister.

 

The associate secretaries general are members of the personnel of the civil service.

 

122. The respective duties of the members of the personnel of the Assembly not expressly defined by law or by the Office are determined by the President.

[53]        En somme, le président est chargé de la sécurité des biens et des personnes. Sous la responsabilité du président, le secrétaire général exerce la surveillance des membres du personnel et administre les affaires courantes de l’Assemblée.

[54]        Il importe de rappeler que le fardeau de prouver l’existence du privilège et de sa portée revient au président de l’Assemblée nationale[31].

[55]        En l’espèce, ce dernier requiert que ses privilèges d’expulsion des étrangers et de gestion du personnel s’étendent à toutes ses relations de travail avec les gardiens ouvriers (environ 45 employés).

2-    L’existence et la portée du privilège d’expulsion des étrangers

[56]        L’Assemblée nationale soutient que l’arbitre et le juge de première instance ont erré en refusant de reconnaître l’exercice du privilège d’expulser les étrangers de l’Assemblée nationale et de ses environs. Elle admet d’emblée que les gardiens ne sont pas des étrangers et qu’elle ne les a pas expulsés. Sa prétention est plutôt que le privilège d’expulsion comprend la prérogative d’expulser ceux qui l’exercent en son nom.

[57]        Elle ajoute que les décisions ne s’attardent pas seulement à la dimension liée à l’expulsion physique des personnes; le privilège est beaucoup plus large et comporte une dimension liée au contrôle de l’accès à l’enceinte parlementaire, dimension à laquelle les gardiens prennent activement part. Le président demande de reconnaître que sa responsabilité relative au contrôle de l’enceinte parlementaire est une composante essentielle de son privilège d’expulser des étrangers et que cette composante est nécessaire pour que l’Assemblée nationale puisse fonctionner sans entrave et afin de préserver son autorité et sa dignité. En conséquence, comme les gardiens participent activement à la dimension du privilège d’expulser les étrangers relative au contrôle de l’accès à l’enceinte parlementaire, ils participent donc à l’exercice du privilège, au nom du président.

[58]        Le SFPQ soumet que les gardiens ne sont pas des étrangers et que le privilège vise toujours le même objectif, soit de permettre à une assemblée législative de réaliser ses fonctions délibérantes et législatives dignement et efficacement en expulsant les étrangers qu’elle considère nuisibles à la réalisation de l’objectif. En conséquence, utiliser le privilège pour mettre un terme à l’emploi des gardiens équivaut à dénaturer ce privilège et à contourner les principes liés à l’application du privilège de gestion du personnel.

***

[59]        Avec raison, cet argument a été rejeté tant par l’arbitre que par la Cour supérieure. Voici pourquoi.

[60]        Le privilège d’expulsion des étrangers de l’Assemblée nationale et de ses alentours a comme prémisse que les assemblées législatives ne sont pas accessibles de plein droit au public. L’accès accordé au public est un privilège qui peut être retiré en tout temps pour préserver le décorum[32]. Il est vrai que le droit de contrôler l’accès à l’Assemblée nationale découle directement du privilège d’expulsion des étrangers. Et l’on comprend aisément que ce privilège est nécessaire pour éviter que les travaux de l’Assemblée ne soient entravés ou qu’il ne puisse être porté atteinte à son autorité et à sa dignité.

[61]        L’existence du privilège constitutionnel d’expulser les étrangers de l’Assemblée nationale et de ses alentours a été reconnue par la Cour suprême dans l’affaire Donahoe[33].

[62]        Cette affaire mettait en cause le droit pour les médias électroniques de filmer les débats dans l’enceinte de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse, au moyen de leur propre caméra, et d’exercer un contrôle sur la production et l’utilisation des images. Le président de l’Assemblée législative a refusé l’accès à ces caméras dans son enceinte étant d’avis que cela nuirait au décorum et au déroulement efficace des débats. Les médias revendiquaient leur droit en vertu de l’article 32 de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après « Charte »).

[63]        Parlant pour la majorité, la juge McLachlin a reconnu que « […] l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse a le pouvoir constitutionnel d’exclure des étrangers de son enceinte en vertu du préambule de la Constitution, de la tradition historique et du principe pragmatique selon lequel il faut présumer que les législatures possèdent les pouvoirs constitutionnels nécessaires à leur bon fonctionnement »[34]. Elle affirme que « […] le droit d’un organisme législatif d’exercer un contrôle sur l’assistance dans son enceinte, jusqu’au point de pouvoir expulser les étrangers, est un droit qui bénéficie d’un statut constitutionnel ». En conséquence, elle exprime l’avis que ce droit ne peut être abrogé par une autre partie de la Constitution, en l’occurrence, la Charte.

[64]        Quant à l’objectif du privilège, la juge McLachlin en explique la raison d’être et le relie au droit de l’assemblée législative de contrôler les conditions dans lesquelles le débat parlementaire aura lieu : 

       À mon avis, ce privilège est tout autant nécessaire pour la démocratie canadienne qu'il l'a été pour les démocraties d'ici et d'ailleurs au cours des siècles passés. L'assemblée législative est l'élément essentiel du système de gouvernement représentatif. Il est de la plus haute importance que les débats qui s'y déroulent ne soient pas perturbés ni paralysés d'aucune façon. Des étrangers peuvent, de diverses façons, entraver la bonne marche des travaux de cette assemblée. L'Assemblée doit donc avoir le droit d'exclure des étrangers si elle veut être en mesure de fonctionner efficacement. La règle selon laquelle l'assemblée législative devrait avoir le droit exclusif de contrôler les conditions dans lesquelles se déroulent ces débats revêt donc une grande importance pour assurer non seulement l'autonomie de l'organisme législatif, mais aussi son fonctionnement efficace.

(…)

            (…) Ce qui est en cause ici c'est le pouvoir de l'assemblée législative de limiter ce que les membres du public assistant aux débats peuvent faire pendant qu'ils sont dans l'enceinte de l'Assemblée, et de les expulser s'ils refusent d'obtempérer à l'ordre qui leur est donné. Plus précisément, le présent pourvoi porte sur le droit des médias de filmer les débats avec leurs propres caméras, et d'exercer un contrôle sur la production et l'utilisation subséquente du film. Le président de l'Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse est d'avis que ce type d'accès nuirait au décorum et au déroulement efficace des débats de l'Assemblée et il s'y est opposé. Ce faisant, il agit dans les limites de son pouvoir constitutionnel de contrôler l'assistance aux travaux de l'assemblée législative. Un tribunal n'est pas plus justifié de contrôler cette décision que ne le serait la législature de contrôler la décision d'un tribunal d'interdire, dans la salle d'audience, des activités qu'il estime nuisible au déroulement de ses procédures.[35]

[Soulignements ajoutés et références omises]

[65]        La Jurisprudence parlementaire de Beauchesne, à son chapitre portant sur les privilèges de la Chambre des communes, illustre bien l’utilité du privilège d’expulsion des étrangers. Voici quelques exemples où la Chambre a utilisé ou refusé d’utiliser ce privilège :

Ø  Au cours des deux guerres mondiales, la Chambre discute à huis clos de la situation politique et militaire;

Ø  Un député demande et obtient que les étrangers se retirent;

Ø  Le Président refuse de donner suite à une motion demandant qu’on ordonne aux étrangers de se retirer des tribunes, à la seule fin d’empêcher l’entrée du Gentilhomme huissier de la verge noire;

Ø  Le Président expulse les étrangers en cas de désordre particulièrement grave dans les tribunes (même si normalement le personnel se charge des visiteurs qui font du grabuge);

Ø  Le Règlement prévoit que les étrangers qui n’observent pas le décorum dans les tribunes doivent être détenus par le sergent d’armes et ne peuvent être libérés que sur ordre spécial de la Chambre[36].

[66]        Au Québec, le privilège a aussi été utilisé par le président pour refuser d’accréditer des journalistes leur empêchant ainsi l’accès à la Tribune de la presse. Dans cette affaire, la Cour supérieure a reconnu que le privilège d’expulsion des étrangers permettait de ce faire[37].

[67]        Dans un ouvrage publié par l’Assemblée nationale, La procédure parlementaire du Québec, on affirme que le privilège est un droit exceptionnel et exorbitant du droit commun qui ne peut être invoqué qu’à bon escient, sous peine de n’avoir aucune signification[38]. Je suis d’accord avec cette affirmation et j’estime que ce que propose le président élargit le spectre du privilège au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer l’efficacité et la dignité des fonctions délibératives de l’Assemblée nationale.

[68]        Les gardiens ne sont pas des étrangers, ils sont des employés. Par ailleurs, ils n’ont pas le pouvoir d’expulser les étrangers, tel que l’arbitre l’a retenu. C’est leur situation en emploi qui est en cause ici et rien d’autre.

3-    L’existence et la portée du privilège de gestion du personnel

[69]        Le SFPQ soutient que l’arbitre ne s’est pas trompé en appliquant l’arrêt Vaid, car les tâches exercées par les gardiens ne sont pas intimement liées aux activités délibérantes et législatives de l’Assemblée nationale. Il relate le contexte législatif (articles 110 et 120 LAN) et la convention collective, qui ne prévoient aucune exception pour les gardiens à l’emploi de l’Assemblée nationale. Finalement, il ajoute que l’analyse relative au privilège de gestion du personnel doit être faite dans une perspective de conciliation des droits fondamentaux des plaignants avec les privilèges parlementaires, de façon à ne pas outrepasser ce qui est strictement indispensable pour que l’Assemblée et ses membres puissent exercer leurs fonctions.

[70]        L’Assemblée nationale soutient que l’arbitre a erré dans l’application du test de la nécessité et que les employés qui assurent sa sécurité font partie d’une sphère d’activité nécessaire pour que l’Assemblée puisse s’acquitter de ses fonctions « dignement et efficacement ».

[71]        Ainsi, toutes les tâches assumées par les gardiens ont pour objectif d’assurer le contrôle de l’accès à l’enceinte parlementaire. Leur rôle serait donc essentiel puisqu’ils constituent le premier niveau d’intervention. Ils sont aussi chargés de faire respecter le décorum dans l’enceinte, ce qui relève étroitement du bon fonctionnement de l’Assemblée. Selon elle, la fonction de gardien découle des pouvoirs anciennement accordés au sergent d’armes qui assistait le président et devait veiller au maintien de l’ordre dans les tribunes et les couloirs de la chambre. En l’espèce, les gardiens surveillent l’enceinte parlementaire, veillent aux portes, à l’accès à l’enceinte ainsi qu’à la conduite des gens dans les tribunes.

***

[72]        L’affaire Vaid est l’arrêt de principe en matière de privilège de gestion de personnel. Dans cette affaire, monsieur Vaid, chauffeur du président de la Chambre des communes, a réintégré son poste à la suite d’un grief instruit en vertu des lois du travail.

[73]        À son retour au travail, on l’informe qu’à la suite d’une réorganisation administrative son poste sera aboli. Monsieur Vaid se plaint alors à la Commission canadienne des droits de la personne, soutenant être victime de discrimination. La Chambre et son président ont alors contesté la compétence du Tribunal des droits de la personne, affirmant le pouvoir du président d’embaucher, gérer et congédier tous ses employés. Toutes les instances ont rejeté l’argument. 

[74]        La Cour suprême, dans un arrêt unanime, a reconnu l’existence d’un privilège relatif à la gestion du personnel en s’appuyant sur des documents historiques, la situation existante au Royaume-Uni en 1867 et les dispositions législatives en cause[39]. Toutefois, elle a conclu que la jurisprudence britannique n’établit pas que la Chambre des communes de Westminster bénéficie du privilège parlementaire en ce qui concerne toutes ses relations de travail avec tous ses employés. La Cour suprême refuse de reconnaître le privilège étendu et englobant revendiqué par la Chambre des communes et décide que le privilège n’a pas été établi péremptoirement en ce qui concerne notre propre Parlement. L’existence du privilège est d’une portée beaucoup moins vaste que celle qu’invoquait le Président de la Chambre des communes[40] et est reconnu dans la seule mesure de sa nécessité. En conséquence, la Cour propose que la reconnaissance de l’étendue du privilège fasse l’objet d’une démonstration particulière, à la mesure de sa nécessité :

46. Toutes ces sources mènent à la même conclusion. Pour justifier la revendication d’’un privilège parlementaire, l’assemblée ou le membre qui cherchent à bénéficier de l’immunité qu’il confère doivent démontrer que la sphère d’activité à l’égard de laquelle le privilège est revendiqué est si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante, y compris leur tâche de demander des comptes au gouvernement, qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement.[41]

[75]        Le juge Binnie explique l’importance d’identifier les véritables questions internes relevant de la chambre qui doivent être traitées suivant sa propre procédure. Il souligne que l’ingérence externe peut créer des délais, des incertitudes et paralyser les affaires de la nation[42].

[76]        La Cour suprême invite donc les tribunaux « […] à s’assurer que la revendication d’un privilège ne permet pas au parlement, à ses représentants ou à ses employés, de se soustraire au régime de droit commun en ce qui a trait aux conséquences de leurs actes lorsque leur conduite outrepasse la portée nécessaire de la catégorie de privilège en cause »[43]. Les tribunaux doivent répondre à la question posée dans le contexte canadien actuel et non en tentant de maintenir un privilège qui a eu cours aux siècles passés[44]. Finalement, il est d’avis que les tribunaux doivent examiner de plus près les affaires dans lesquelles la revendication de privilège a des répercussions sur des personnes qui ne sont pas membres de l’assemblée législative, car la reconnaissance d’un privilège peut être lourde de conséquences et leur causer un préjudice[45].

[77]        Finalement, le juge Binnie retient qu’en principe, les relations entre le Parlement et ses employés relèvent du champ de compétence du Parlement du Canada[46].

***

[78]        Il n’est pas utile, dans le cadre de notre affaire, de distinguer le privilège parlementaire dont jouit la Chambre et le Sénat de celui dont jouit une assemblée législative provinciale. Pour les raisons qui suivent, j’estime que l’arbitre a eu raison d’affirmer que les tâches exercées par les gardiens ne sont pas étroitement et directement reliées aux activités délibérantes et législatives de l’assemblée.

[79]        Une remarque préliminaire s’impose : personne ne remet en cause le fait qu’assurer la sécurité, non seulement dans l’enceinte où siège l’Assemblée nationale et ses membres mais à l’hôtel du Parlement et dans les immeubles qui l’entourent, est de la plus haute importance. Il est bien évident que les fonctions délibératives et législatives de l’Assemblée nationale doivent être conduites alors que tous se sentent en sécurité et à l’abri des menaces : il en va de la nécessaire sérénité des débats. De nos jours, la sécurité est indéniablement un élément essentiel visant à assurer l’efficacité des travaux de l’Assemblée nationale.

[80]        Il est aussi vrai que les gardiens forment un maillon d’un important système de sécurité. Mais cela ne suffit pas, en soi, pour affirmer que leurs tâches sont intrinsèquement liées aux fonctions délibératives de l’Assemblée ou que l’arbitrage de griefs saperait l’autorité du président dans le cas de nos trois plaignants.

[81]        Mais revoyons les tâches de nos gardiens. L’arbitre relate la preuve entendue, dont les témoignages du directeur de la sécurité et du secrétaire général de l’Assemblée nationale.

[82]        La direction de la sécurité comprend deux secteurs, celui des activités quotidiennes qui comprend une centaine d’employés dont les gardiens (environ 45) et les constables spéciaux (environ 45), et celui de la prévention et des opérations où l’on retrouve 14 agents de la Sureté du Québec. Un protocole d’entente intervenu entre l’Assemblée nationale, le ministère de la Sécurité publique et la Sûreté du Québec prévoit que cette dernière assure la présence d’au moins 14 de ses membres à l’Assemblée nationale, lesquels agissent sous l’autorité du directeur de la sécurité.

[83]        Voici comment l’arbitre résume le témoignage du directeur de la sécurité :

[23]      Cette direction comprend deux (2) secteurs, celui des activités quotidiennes, soit les opérations avec tout le personnel de quatre-vingt-dix (90) à cent (100) personnes dont les gardiens et l’autre celui de la prévention et opérations où on retrouve quatorze (14) agents de la Sûreté du Québec.

[24]      Les activités varient selon le temps et l’époque. La sécurité des périmètres extérieurs pour le contrôle des entrées est assurée par les constables et celui du périmètre intérieur par les gardiens, selon les zones d’accès. Ces derniers doivent appliquer les règles dans le filtrage des entrées et l’identification des autorisations et constituent un premier niveau d’intervention si nécessaire.

[25]      Ils contrôlent les visiteurs à tous les accès et signalent toute anomalie. Ils doivent se déplacer aux quarante-cinq (45) minutes, gérer les alarmes et les clefs. Ils travaillent aussi à la console où ils opèrent plusieurs dizaines de caméras pour la surveillance permanente de l’intérieur et l’extérieur. Ils gèrent les alarmes et les téléphones en filtrant et dirigeant les appels.

[26]      Les gardiens interagissent avec le bureau des sergents constables à proximité de la console et avec le sergent responsable de la Sûreté du Québec. Ils ne sont pas armés et il n’y a aucune exigence particulière si ce n’est qu’une formation particulière de cinq (5) semaines. On utilise environ quarante-cinq (45) gardiens ouvriers et autant de constables.

[27]      Le témoin précise que c’est plutôt tranquille au Parlement lorsqu’on ne siège pas sinon il y a beaucoup d’activités.

[28]      L’autre partie de l’organigramme (E-1) comprend la responsabilité de la gestion et des activités au niveau des mesures d’urgence. La direction en est assurée par un directeur adjoint avec l’aide de policiers. On doit prendre en charge et enquêter tout dossier de nature criminelle, planifier la sécurité des dignitaires visiteurs, des événements privés et évaluer les risques et menaces.

[29]      M. Bouchard affirme avoir analysé toutes les tâches de sécurité depuis 1984 dans le cadre de son mandat; selon lui, il n’y a pas eu de changement depuis 2012. Les gardiens font respecter les règlements applicables à la tenue vestimentaire, aux applaudissements et au comportement. Leur supérieur, le BAQ, bureau des activités quotidiennes, est responsable de l’ensemble des activités, de la gestion administrative et des ressources humaines; il est supervisé par un directeur adjoint.

[84]        Le SFPQ a aussi fait entendre un gardien qui résume ainsi sa tâche :

[43]      Il mentionne qu’à l’Assemblée nationale, il y a quarante (40) gardiens ouvriers, quarante (40) constables spéciaux et dix (10) personnes de la Sûreté du Québec. Il explique que le travail des gardiens consiste à la surveillance des lieux à quatre-vingt-dix pourcent (90%) du temps. Au salon bleu, ils effectuent des rondes de nuit ou encore la fin de semaine, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a personne et non pas lorsqu’on siège. Si l’Assemblée siège, ils ne savent pas ce qui se passe à l’intérieur.

[44]      M. Côté précise qu’en cas d’anomalie, on appelle le bureau des activités quotidiennes (BAQ) qui décide et intervient; à la tribune des visiteurs, ce sont les constables et la Sûreté du Québec qui assurent la sécurité.

[45]      Pendant son quart de jour, il est à la console pour un contrôle à distance et vérifie la porte 6 (entrée du personnel et des députés); il peut débarrer des portes qui ne peuvent l’être à distance. Il surveille aussi la cour intérieure (stationnement et livraisons) pendant environ une (1) heure le matin; par la suite, il occupe un poste stratégique dans l’édifice mais n’intervient pas; s’il y a anomalie, il communique avec le BAQ.

[46]      Toujours selon le témoin, le gardien n’a aucun contact avec le Président ou les députés. Même au restaurant « Le Parlementaire », on signale au BAQ toute anomalie. Pendant le quart de nuit, on utilise quatre (4) gardiens dont deux (2) à la console et les deux (2) autres en patrouille à l’intérieur et à l’extérieur. Enfin, il mentionne qu’il n’est pas armé, qu’il n’a jamais été interpellé pour maintenir l’ordre, c’est plutôt le travail des constables spéciaux et de la Sûreté du Québec. Il rectifie la durée de la formation donnée aux gardiens qui est de deux (2) semaines et non de cinq (5).

[47]      En contre-interrogatoire, M. Côté convient qu’à la console il n’y a que des gardiens ouvriers qui surveillent l’ensemble des caméras. S’il y a un appel, c’est le gardien qui répond. Il corrobore qu’il y a des gardiens dans les corridors 1 et 3 pour protéger l’aire des visiteurs. Pour les portes 3 et 6, il est accompagné d’un constable s’il y a des travaux sinon il est seul.

[48]      Il admet qu’un gardien ouvrier est présent à la tribune du public lors des périodes de questions mais avec des constables spéciaux et agents de la Sûreté du Québec. Il peut intervenir pour un incident mineur, c’est-à-dire le constater mais ne peut le régler. Il doit respecter les zones, les limites territoriales identifiées par des couleurs. Il ajoute que le poste de commandement (P.C.) a aussi le contrôle des caméras et qu’il peut l’enlever à la console. Lors de conférences de presse, un gardien se tient près de la porte.

[85]        L’on constate immédiatement que le service de sécurité est assuré par plus d’une centaine de personnes et que les gardiens, sans diminuer l’importance de leurs tâches, ne participent pas aux activités délibérantes et législatives si ce n’est que pour faire respecter le décorum. Malgré le support indéniable qu’ils apportent à la sécurité de tous, comme l’affirme l’arbitre, leurs tâches ne sont pas intrinsèquement liées aux fonctions délibérantes et législatives. Il n’est pas nécessaire, pour préserver les travaux de l’Assemblée nationale (travaux qui doivent être effectués efficacement et dignement), que le président exerce un contrôle quotidien et absolu sur chacun d’eux.

[86]        La question de l’étendue du privilège de gestion du personnel doit trouver réponse en tenant compte du contexte actuel et doit être examinée à l’aulne des relations de travail, telles qu’elles existent à notre époque. Or, l’Assemblée nationale n’est plus ce qu’elle était en 1867. Plusieurs centaines de personnes sont à son emploi. Le sergent d’armes a été remplacé par un service qui compte une centaine de personnes qui ont pour mission de veiller à la sécurité tant des personnes que des bâtiments. La Loi sur la législature[47], qui prévoyait que le président détenait un contrôle suprême sur les employés, a été remplacée par la Loi sur l’Assemblée nationale.

[87]        Par ailleurs, le cadre législatif général applicable aux employés de l’Assemblée nationale comporte plusieurs analogies avec celui de la Chambre des communes, tel que relaté dans l’arrêt Vaid[48] :

Ø  L’Assemblée nationale a légiféré de façon spécifique afin de protéger ses travaux contre toute ingérence;

Ø  La LAN ne prévoit pas de mesures particulières quant à l’embauche ou le congédiement des membres du personnel de l’Assemblée ni ne prévoit que le président se soit conservé des pouvoirs particuliers de suspendre ou de démettre de leurs fonctions les membres de son personnel;

Ø  Tout au contraire, la LAN (article 120) prévoit que tout membre du personnel de l’Assemblée, à l’exception des occasionnels, fait partie du personnel de la Fonction publique et que le Secrétaire général exerce, à leur égard, les  pouvoirs  attribués au sous-ministre par la Loi sur la fonction publique.

[88]        Il est aussi acquis que les gardiens ouvriers sont régis par une convention collective et ont droit de soumettre un grief à l’arbitrage. D’ailleurs, dans la lettre de congédiement qu’ils ont reçue, le Secrétaire général indiquait aux plaignants que leur congédiement pouvait faire l’objet d’une contestation en référence aux conditions de travail qui les régissent. Comme le prévoient leurs conditions de travail, ils ont droit de contester leur congédiement au moyen d’un grief. La LAN ne contient aucun élément qui vise à immuniser, pour reprendre les termes du juge Binnie, l’exercice des pouvoirs conférés au Secrétaire général contre les contraintes imposées par le droit commun[49]. En principe, donc, et sous réserve de l’étendue du privilège parlementaire, les plaignants ont droit de contester leur congédiement par voie de grief devant  l’arbitre, la LAN ne prévoyant aucune exclusion quant à eux.

[89]        Il appartenait donc au président de l’Assemblée nationale de démontrer qu’il est nécessaire, pour protéger l’Assemblée dans l’exécution efficace de ses fonctions délibérantes et législatives, d’éviter qu’une intervention externe, ici l’arbitrage de griefs, puisse saper l’autonomie dont elle a besoin pour accomplir son travail dignement et efficacement.

[90]        L’Assemblée nationale n’a pas fait cette démonstration. Car l’autorité dont nous parlons est celle nécessaire pour mener à bien les débats, sans délai, sans frais et sans influence extérieure, ce qui n’est aucunement compromis par l’arbitrage des griefs des trois gardiens ouvriers, alors que plus d’une quarantaine de gardiens sont disponibles pour effectuer le travail.

[91]        Il convient de souligner à nouveau l’importance des rôles respectifs des tribunaux et celui du Parlement. Le privilège parlementaire permet d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation des pouvoirs. Cela dit, et comme la Cour suprême l’a décidé dans l’arrêt Vaid, l’étendue du privilège parlementaire se mesure à ce qui est nécessaire pour permettre aux assemblées législatives d’effectuer efficacement leur travail. Ce que réclame le président de l’Assemblée, ici, excède cela.

[92]         Je propose donc d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de la Cour supérieure et de rétablir la sentence arbitrale rendue le 29 juillet 2014.

 

 

 

 

DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.


 

 

MOTIFS DU JUGE MORIN

 

 

[93]        Je suis d’accord avec les conclusions de ma collègue, la juge Bélanger, en ce qui concerne la norme de contrôle et, sous réserve des précisions ci-après indiquées, en ce qui concerne l’existence et la portée du privilège d’expulsion des étrangers. Par contre, je diverge d’opinion en ce qui concerne l’existence et la portée du privilège de gestion du personnel.

[94]        J’estime, en effet, que le juge de la Cour supérieure a eu raison de dire, au paragraphe 32 de son jugement, que les « gardiens sont un maillon de la chaîne essentiel du service de sécurité de l’Assemblée nationale ».

[95]        Compte tenu des faits dans la présente affaire, l’argument relatif au privilège d’expulsion des étrangers se fond dans celui concernant le privilège de gestion du personnel et je préfère en traiter comme tel plutôt que de façon distincte. Cela évite de créer une confusion pouvant laisser croire que les gardiens de l’Assemblée nationale sont considérés comme des étrangers.

[96]        Comme le souligne l’intimé, la sécurité de l’Assemblée nationale a une importance telle que la Loi sur l’Assemblée nationale (RLRQ, c. A-23.1) en a placé la responsabilité directement entre les mains de son président :

116. Le président est chargé de la sécurité des édifices ou des locaux occupés par les députés et les membres du personnel de l’Assemblée; il y assure aussi la protection des personnes et des biens.

 

À cette fin, le président peut constituer un comité consultatif pour l’assister dans l’examen et la mise en oeuvre de toute mesure de sécurité et de protection; les membres du comité ont droit, le cas échéant, aux honoraires et autres allocations que détermine le Bureau.

116. The President is responsible for the security of the buildings or premises occupied by the Members and the members of the personnel of the Assembly; he shall also provide protection for persons and property in the premises.

 

For that purpose, the President may establish an advisory committee to assist him with the examination and implementation of security and protective measures; the members of the committee are entitled, where such is the case, to the fees and other allowances determined by the Office.

 

[97]        Voici, par ailleurs, ce qu’on peut lire concernant les pouvoirs du président dans le Règlement de l’Assemblée nationale :

2.         Pouvoirs - Outre les pouvoirs que la loi lui confère, le président :

[…]

2°         maintient l’ordre et exerce tous les pouvoirs nécessaires à cette fin;

[…]

8°         exerce les autres pouvoirs nécessaires à l’accomplissement de ses fonctions et au maintien des droits et privilèges de l’Assemblée et de ses membres.

[98]        Dans l’arrêt Zundel c. Boudria[50], la juge Charron, alors à la Cour d’appel de l’Ontario, a précisé la portée du contrôle de l’enceinte parlementaire par le président de la Chambre des communes, en indiquant que cela s’appliquait aussi au président d’une assemblée législative provinciale :

[18] In my view, it should be self-evident that control over the premises occupied by the House of Commons for the purpose of performing the Members' parliamentary work is a necessary adjunct to the proper functioning of Parliament. Surely, someone must be in control of the premises. Who better than the Speaker, who historically has exercised this control for the House? In my view, the courts would be overstepping legitimate constitutional bounds if they sought to interfere with the power of the House to control access to its own premises. The following comment added by McLachlin J. in New Brunswick Broadcasting is entirely apposite to this case (at p. 389):

I add this. Our democratic government consists of several branches: the Crown, as represented by the Governor General and the provincial counterparts of that office; the legislative body; the executive; and the courts. It is fundamental to the working of government as a whole that all these parts play their proper role. It is equally fundamental that no one of them overstep its bounds, that each show proper deference for the legitimate sphere of activity of the other.

Traditionally, each branch of government has enjoyed autonomy in how it conducts its affairs. The Charter has changed the balance of power between the legislative branch and the executive on the one hand, and the courts on the other hand, by requiring that all laws and government action must conform to the fundamental principles laid down in the Charter. As a practical matter, this means that, subject to the override provision in s. 33 of the Charter, the courts may be called upon to rule that laws and government acts are invalid. To this extent, the Charter has impinged on the supreme authority of the legislative branches. What we are asked to do in this case is to go further, much further. We are asked to say that the Charter not only removed from the legislative bodies the right to pass whatever laws they might choose to adopt, but that it removed the long-standing constitutional right of Parliament and the legislative assemblies to exclude strangers, subjecting the determination by the Speaker of what is disruptive of the operation of the Assembly to the superior review of the courts. I see nothing in the Charter that would mandate or justify taking the reallocation of powers which it effected to this extreme.

[99]        Or, comme le note l’intimé, les gardiens de l’Assemblée nationale portent assistance à son président en constituant une première ligne d’intervention visant à assurer le contrôle de l’assistance aux travaux de cette assemblée et de l’accès à son enceinte. Un tel contrôle a pour objectif de permettre à l’Assemblée nationale de s’acquitter de ses fonctions dignement et efficacement, sans crainte de voir ses délibérations être perturbées ou interrompues.

[100]     L’intimé donne certains exemples concernant le rôle des gardiens de l’Assemblée nationale :

Ø  Ils effectuent diverses tâches destinées à prévenir le feu, le vol et les dommages aux biens et aux bâtiments utilisés par l’Assemblée, en demandant le support nécessaire si la situation l’exige;

Ø  Ils doivent vérifier les cartes d’identité et les laissez-passer des visiteurs et des employés, patrouiller à l’intérieur et à l’extérieur pour déceler des anomalies, assurer les contrôles de sécurité des visiteurs, sécuriser les zones en se plaçant physiquement à des zones stratégiques, surveiller l’accès aux salles de commissions parlementaires et verrouiller et déverrouiller les portes;

Ø  Ils actionnent aussi les caméras servant à surveiller l’intérieur et l’extérieur de l’Assemblée de façon à permettre que les interventions adéquates soient entreprises au besoin;

Ø  Ils gèrent les alarmes et tout appel d’urgence;

Ø  Ils font également respecter les règlements applicables à la tenue vestimentaire, aux applaudissements et aux comportements dans les tribunes de la Salle de l’Assemblée nationale durant la période des questions et peuvent porter assistance aux constables spéciaux lors d’une intervention.

[101]     Même si les gardiens ne sont pas armés et n’ont pas le pouvoir d’arrestation, ils contribuent de façon évidente à assurer la sécurité de l’Assemblée nationale. Il est vrai que des constables spéciaux et des agents de la Sûreté du Québec sont aussi impliqués dans les services de sécurité. On ne peut toutefois morceler cette sphère d’activité, comme l’arbitre l’a fait, pour tenter de diminuer l’importance des fonctions exercées par les gardiens de l’Assemblée nationale, au risque de nuire à la cohérence et à l’efficacité du système de sécurité mis en place à l’Assemblée.

[102]     L’intimé soutient, avec raison selon moi, qu’une faille dans l’administration des mesures de sécurité, que ce soit au niveau du contrôle de l’identité des personnes qui veulent accéder à l’enceinte, du contrôle de l’accès aux différentes zones, de la surveillance visuelle des lieux (par le biais notamment des caméras), de la gestion des alarmes ou encore dans le contrôle des personnes qui assistent aux travaux dans les tribunes, peut avoir pour résultat une entrave aux travaux de l’Assemblée ou des commissions.

[103]     Les trois gardiens visés dans la présente affaire ont posé des gestes déplacés au cours de l’exercice de leurs fonctions. En ce faisant, ils ont rompu le lien de confiance avec le président de l’Assemblée, ce qui justifiait leur congédiement par ce dernier agissant dans le cadre de son privilège parlementaire de gestion du personnel dans un contexte concernant des questions de sécurité.

[104]     Je tiens à rappeler ici que dans l’arrêt Vaid[51], Satnam Vaid était le chauffeur du président de la Chambre des communes. Il s’agissait là d’une fonction fort différente de celles des gardiens de l’Assemblée nationale, car le travail de chauffeur ne contribuait aucunement à l’exercice par la Chambre des communes de ses fonctions législatives et délibératives.

[105]     En terminant, je note que l’appelant invoque les articles 110 et 120 de la Loi sur l’Assemblée nationale au soutien de son pourvoi :

110. Sous réserve de la présente loi, la gestion de l’Assemblée continue de s’exercer dans le cadre des lois, règlements et règles qui lui sont applicables.

 

Toutefois, le Bureau peut, par règlement, déroger à ces lois, règlements et règles en indiquant précisément les dispositions auxquelles il est dérogé et les dispositions qui s’appliqueront en leur lieu et place.

 

120. Tout membre du personnel de l’Assemblée, à l’exception d’un employé occasionnel, fait partie du personnel de la fonction publique, qu’il soit nommé en vertu de la Loi sur la fonction publique (chapitre F3.1.1) ou par dérogation en vertu du deuxième alinéa de l’article 110, à moins que, dans ce dernier cas, le Bureau ne l’en exclue.

 

Le secrétaire général exerce, à l’égard du personnel de l’Assemblée, les pouvoirs que la Loi sur la fonction publique attribue au sous-ministre.

110. Subject to this Act, the Assembly shall continue to be managed within the scope of the Acts, regulations and rules applicable.

 

The Office may, however, by regulation, derogate from the applicable Acts, regulations and rules by specifically indicating the provisions derogated from and the provisions that are to apply in their place and stead.

 

120. Every member of the personnel of the Assembly, except a casual employee, is a member of the personnel of the civil service, whether appointed under the Public Service Act (chapter F-3.1.1) or by derogation by virtue of the second paragraph of section 110, unless, in the latter case, the Office excludes him therefrom.

 

The Secretary General has, in respect of the personnel of the Assembly, the powers vested in a deputy minister by the Public Service Act.

[106]     Or, dans l’arrêt Association des juristes de l’État c. Québec (Procureur général) (Secrétariat du Conseil du Trésor)[52], la Cour a déterminé, en se fondant sur l’arrêt Vaid, que les privilèges parlementaires ont préséance sur ces dispositions législatives.

[107]     Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel, avec frais de justice contre l’appelant.

 

 

 

BENOÎT MORIN, J.C.A.

 



[1]     Assemblée nationale et Syndicat de la Fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ), Tribunal d’arbitrage, n° 2033, 29 juillet 2014, Pierre A. Fortin.

[2]     Chagnon c. Fortin, 2015 QCCS 883, [jugement dont appel].

[3]     Stockdale c. Hansard (1839), 9 Ad. & E.1, 112 E.R. 1112, p. 1192.

[4]     Directive 421 - Classification des emplois du personnel ouvrier, section 451.

[5]     New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319 [New Brunswick].

[6]     Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, 2005 CSC 30.

[7]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9, paragr. 52 [Dunsmuir].

[8]     Id., paragr. 53.

[9]     Commission scolaire de Montréal c. Alliance des professeures et professeurs de Montréal, J.E. 2008-1224 (C.A.), autorisation de pourvoi à la Cour suprême refusée, 4 décembre 2009, 32763; Doré c. Barreau de Québec, [2012] 1 RCS 395, 2012 CSC 12, paragr. 45; SIIIACQ c. Centre hospitalier régional de Trois-Rivières, 2012 QCCA 1867, paragr. 23 et 24.

[10]     Dunsmuir, supra, note 5, paragr. 62.

[11]     Par exemple : Association des juristes de l’État c. Québec (Procureur général) (Secrétariat du Conseil du Trésor), 2013 QCCA 1900, paragr. 32; Pankiw c. Canada (Commission des droits de la personne), [2007] 4 F.C.R. 578, 2006 CF 155, paragr. 55 et 56.

[12]    Dunsmuir, supra, note 5, paragr. 54.

[13]    Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville de), [2015] 2 RCS 3, 2015 CSC 16.

[14]    Dunsmuir, supra, note 5, paragr. 55.

[15]    Fernand Morin et Rodrigue Blouin, Droit de l'arbitrage de grief, 6e éd., avec la collaboration de Jean-Yves BRIÈRE et Jean-Pierre VILLAGGI, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, p. 639 et 640.

[16]    Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. ATA, [2011] 3 RCS 654, 2011 CSC 61, paragr. 33-34.

[17]    Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament (21st ed. 1989), p. 69.

[18]    New Brunswick, supra, note 3, p. 378-379.

[19]    New Brunswick, supra, note 3; Vaid, supra, note 4; voir aussi Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876.

[20]    New Brunswick, supra, note 3, p. 385.

[21]    New Brunswick, supra, note 3, p. 387.

[22]    Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 320.

[23]    New Brunswick, supra, note 3.

[24]    Fielding c. Thomas, [1896] A.C. 600; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, supra, note 20, p. 325, nV-1.216.

[25]    Assemblée nationale du Québec, La procédure parlementaire du Québec, 3e éd., 2012 [Assemblée nationale].

[26]    Id., p. 89; H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, supra, note 20; Droit constitutionnel, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 320; Benoît Pelletier, La modification constitutionnelle au Canada, Scarborough, Carswell, 1996, p. 101-102. 

[27]    Loi sur l’assemblée nationale, RLRQ, c. A-23.1.

[28]    Charrette c. Vallières, 2010 QCCS 4424.

[29]    Québec (Procureur général) c. Confédération des syndicats nationaux (CSN), 2011 QCCA 1247.

[30]    Michaud c. Bissonnette, [2006] R.J.Q. 1552, 1558 (C.A.)

[31]    Vaid, supra, note 4, paragr. 29 (8).

[32]    Payson c. Hubert, 1904, 34 R.C.S. 400, 1904 CanLII 68 (SCC).

[33]    New Brunswick, supra, note 3.

[34]    New Brunswick, supra, note 3, p. 374.

[35]    New Brunswick, supra, note 3, p. 387-388.

[36]    Jurisprudence parlementaire de Beauchesne : règlement annoté et formulaire de la Chambre des communes du Canada, 6e éd., Toronto, Carswell, 1991, paragr. 38-42.

[37]    Charrette c. Vallières, supra, note 26.

[38]    Assemblée nationale, supra, note 23, p. 63.

[39]    Vaid, supra, note 4, paragr. 55-70.

[40]    Vaid, supra, note 4, paragr. 62.

[41]    Vaid, supra, note 4, paragr. 46.

[42]    Vaid, supra, note 4, paragr. 20.

[43]    Vaid, supra, note 4, paragr. 29 (11).

[44]    Vaid, supra, note 4, paragr. 29.

[45]    Vaid, supra, note 4, paragr. 29-30.

[46]    Vaid, supra, note 4, paragr. 25.

[47]    Dans son mémoire, l’intimé reprend le libellé de la loi telle qu’elle existait entre 1876 et 1982 sous les articles 9, 44, 122, 127, 51 puis 61 : « Si une plainte ou remontrance est faite à l’orateur, au sujet de l’inconduite ou de l’incompétence d’un officier, employé, messager, portier ou serviteur de l’Assemblée législative, l’orateur peut faire une enquête sur la conduite ou les aptitudes de cette personne.

Si, à la suite de cette enquête, l’orateur est convaincu que cette personne s’est rendue coupable d’inconduite ou qu’elle est inhabile à remplir sa charge, il peut […] la  suspendre ou la démettre, selon le cas ».

[48]    Vaid, supra, note 4, paragr. 58-60.

[49]    Vaid, supra, note 4, paragr. 59.

[50]     Zundel c. Boudria, 46 O.R. (3d) 410, [1999] O.J. no. 4244. Requête pour permission d’appeler à la Cour suprême du Canada rejetée, CSC 29-06-2000, n° 27655.

[51]     Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, 2005 CSC 30.

[52]     2013 QCCA 1900, paragr. 23 à 31.

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