Canada (Procureure générale) c. Thouin |
2015 QCCA 2159 |
COUR D’APPEL |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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GREFFE DE
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N° : |
200-09-009012-151 |
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(200-06-000135-114) |
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DATE : |
LE 22 DÉCEMBRE 2015 |
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N° : 200-09-009011-153 |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA |
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APPELANTE - Tiers intervenant |
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c. |
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DANIEL THOUIN ASSOCIATION POUR LA PROTECTION AUTOMOBILE |
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INTIMÉS - Demandeurs |
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ULTRAMAR LTÉE LE GROUPE PÉTROLIER OLCO INC. LES PÉTROLES IRVING INC. / IRVING OIL OPERATIONS LTD. ALIMENTATION COUCHE-TARD INC. DÉPAN-ESCOMPTE COUCHE-TARD INC. COUCHE-TARD INC. LES PÉTROLES CADRIN INC. LES PÉTROLES GLOBAL INC. / GLOBAL FUELS INC. LES PÉTROLES GLOBAL (QUÉBEC) INC. / GLOBAL FUELS (QUÉBEC) INC. PHILIPPE GOSSELIN & ASSOCIÉS LIMITÉE CÉLINE BONIN CAROLE AUBUT CLAUDE BÉDARD DANIEL DROUIN |
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INTIMÉS - Défendeurs |
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N° : 200-09-009012-151 |
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PHILIPPE GOSSELIN & ASSOCIÉS LIMITÉE |
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APPELANTE - Défenderesse |
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c. |
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DANIEL THOUIN ASSOCIATION POUR LA PROTECTION AUTOMOBILE |
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INTIMÉS - Demandeurs |
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ET |
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ULTRAMAR LTÉE LE GROUPE PÉTROLIER OLCO INC. LES PÉTROLES IRVING INC. / IRVING OIL OPERATIONS LTD. ALIMENTATION COUCHE-TARD INC. DÉPAN-ESCOMPTE COUCHE-TARD INC. COUCHE-TARD INC. LES PÉTROLES CADRIN INC. LES PÉTROLES GLOBAL INC. / GLOBAL FUELS INC. LES PÉTROLES GLOBAL (QUÉBEC) INC. / GLOBAL FUELS (QUÉBEC) INC. CÉLINE BONIN CAROLE AUBUT DANIEL DROUIN |
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INTIMÉS - Défendeurs |
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ET |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA |
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INTIMÉE - Tiers intervenant |
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[1] Les appelants se pourvoient contre un jugement interlocutoire rendu le 8 avril 2015 et rectifié le 28 avril 2015 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Bernard Godbout) qui accueille les requêtes des intimés-demandeurs, Daniel Thouin et l'Association pour la protection automobile, pour permission d'interroger l'enquêteur-chef du Bureau de la concurrence, un tiers à l’instance[1].
[2] Pour les motifs du juge Émond, auxquels souscrivent les juges Mainville et Parent, LA COUR :
[3] REJETTE les appels de la Procureure générale du Canada et de Philippe Gosselin & associés limitée, avec dépens dans les deux cas.
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MOTIFS DU JUGE ÉMOND |
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- I -
[4] L’enquêteur-chef du Bureau de la concurrence, organisme de l’État fédéral veillant à l’application de la Loi sur la concurrence[2] « le Bureau », peut-il être contraint de témoigner au préalable dans une instance où l’État fédéral n’est ni poursuivi ni partie? L’État fédéral peut-il s’opposer à la tenue de cet interrogatoire préalable en invoquant une règle de common law lui conférant une immunité résiduelle à l’égard des lois provinciales régissant la procédure civile? L’interrogatoire projeté, qui doit porter sur un dossier d’enquête portant sur plus de 220 000 conversations interceptées et enregistrées et renfermant plus de 630 000 pages de documents, respecte-t-il la règle de proportionnalité, l’un des principes directeurs de la procédure civile québécoise? Cet interrogatoire peut-il se justifier, eu égard à la nature, à la finalité et au degré de complexité du recours collectif entrepris? Dit autrement, l’objectif de la recherche et de la découverte de la vérité se concilie-t-il, en l’espèce, avec la règle de la proportionnalité?[3]
[5] Telles sont les questions que soulève le pourvoi.
- II -
[6]
Au cours de l’année 2004, à la suite d’allégations faisant état d’un
complot ourdi par des pétrolières et des détaillants en vue de fixer le prix de
l’essence à la pompe dans certaines régions du Québec, le Bureau ouvre une
enquête en application de l’article
[7] Dans la foulée d’Octane, deux recours collectifs sont intentés. Le premier est entrepris en 2008 par Simon Jacques, Marcel Lafontaine et l’Association pour la protection automobile « le dossier Jacques ». Il vise les pétrolières, distributeurs et détaillants impliqués dans le complot qui a eu cours dans les régions de Thetford Mines, Victoriaville, Sherbrooke et Magog, soit celui qui a donné lieu à des plaintes pénales à la suite de l’enquête Octane. Le second recours est intenté quelques années plus tard, en novembre 2012, par les intimés Daniel Thouin et l’Association pour la protection automobile « le dossier Thouin ». Ce recours vise les pétrolières, distributeurs et détaillants qui auraient présumément comploté en vue de s’entendre sur le prix de vente de l’essence à la pompe dans 14 autres régions du Québec, mais qui n’ont pas eu à faire face à des plaintes pénales pour les gestes qui leur sont reprochés.
[8]
En 2012, les requérants dans le dossier Jacques demandent au Bureau de
leur communiquer tous les enregistrements des conversations téléphoniques
divulgués aux personnes accusées dans les poursuites pénales, ce que le Bureau
refuse de faire. Persistant dans leur démarche, ils s’adressent à la Cour
supérieure. Ils font valoir que ces enregistrements renferment des informations
pertinentes et qu’ils peuvent, en vertu de l’article
[9] À la suite de cet arrêt, dans leur quête de la vérité, les requérants dans les deux recours collectifs demandent à la Cour supérieure l’autorisation d’assigner l’enquêteur-chef du Bureau. Ils désirent l’interroger sur tous les faits se rapportant à Octane. Ils annoncent également qu’après cet interrogatoire, ils pourraient demander la communication de tous les enregistrements réalisés et documents obtenus dans le cadre de l’enquête, en plus de ceux ayant fait l’objet d’une divulgation dans le cadre des poursuites pénales. Cette démarche s’avère particulièrement importante pour les intimés Thouin et l’Association qui disposent de peu d’information en lien avec la collusion dans les régions touchées par leur recours, l’information obtenue dans le cadre du dossier Jacques à la suite de l’arrêt de la Cour suprême ne concernant en principe que le complot opéré dans les régions de Thetford Mines, Victoriaville, Sherbrooke et Magog.
[10] L’État fédéral (la Procureure générale du Canada « la PGC ») s’oppose à ces demandes. Parce que l’État n’est pas lui-même poursuivi, la PGC plaide que l’enquêteur-chef ne peut être contraint de subir un interrogatoire préalable. Elle fonde sa position sur une règle d’immunité issue de la common law. Cette règle veut que l’État fédéral ne puisse être assujetti aux lois provinciales régissant la procédure, à moins que le législateur fédéral n’ait restreint cette règle d’immunité par une disposition précise de la loi[6]. Or, selon la PGC, ni la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif[7] « LRCE », ni le Règlement sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif[8] « le Règlement », ni aucune autre loi fédérale n’assujettit l’État fédéral à une règle de procédure provinciale régissant les interrogatoires préalables s’il n’est pas lui-même une partie poursuivie. La PGC fait également valoir que l’interrogatoire déroge au principe de proportionnalité.
[11]
Malgré l’opposition de la PGC, la Cour supérieure (l’honorable Bernard
Godbout) autorise l’interrogatoire de l’enquêteur-chef du Bureau, mais
exclusivement dans le dossier Thouin[9].
Il estime qu’il peut être contraint de témoigner dans le cadre d’un
interrogatoire préalable, et ce, bien que le Bureau ne soit pas partie au
litige. Il dit fonder sa conclusion sur l’arrêt rendu par la Cour suprême dans
le dossier Jacques[10].
Il considère que les règles énoncées dans cet arrêt portant sur la
communication de documents en vertu de l’article
[12] Ne voyant pas les choses du même œil, la PGC se pourvoit en appel. Elle est d’avis que le juge ne pouvait se fonder sur l’arrêt prononcé par la Cour suprême dans le dossier Jacques pour écarter son argument portant sur l’immunité dont jouit l’État fédéral dans les instances où il n’est pas lui-même poursuivi. Selon elle, la Cour suprême ne s’est pas prononcée sur la question de l’immunité profitant à l’État fédéral en pareille situation. Elle réitère qu’en l’espèce, l’enquêteur-chef du Bureau ne peut être contraint de témoigner. L’État n’étant pas en l’espèce poursuivi. Elle demande à la Cour de se prononcer sur cette question laissée en suspens. De plus, elle soutient toujours que l’interrogatoire de l’enquêteur-chef du bureau constitue une véritable « expédition de pêche » qui heurte le principe de proportionnalité, d’autant plus que l’ensemble des pièces et enregistrements qui devaient être communiqués dans le cadre du dossier Thouin l’ont été ou sont sur le point de l’être.
[13] L’appelante Philippe Gosselin & associés inc., l’un des distributeurs et détaillants visés par le recours, se porte elle aussi en appel. Elle appuie la position défendue par la PGC en ce qui a trait au non-respect de la règle de proportionnalité. Elle fait également valoir que le juge ne pouvait autoriser l’interrogatoire à cette étape-ci du dossier, les défenses n’étant toujours pas déposées. Quant aux intimées Les pétrolières Ultramar ltée, Le groupe pétrolier Olco inc. et Les pétroles Irving inc. / Irving Oil Operations LTD. de même que les distributeurs Alimentation Couche-Tard inc., Dépan-Escompte Couche-Tard inc. et Couche-Tard inc., elles font flèche de tout bois. Tout en reconnaissant que l’enquêteur-chef pourra être contraint de venir témoigner au procès, elles appuient la position de la PGC, tant en ce qui a trait à l’immunité dont jouit le Bureau dans une instance où il n’est pas poursuivi, qu’à l’égard du non-respect de la règle de proportionnalité.
[14] Les questions que soulève l’appel sont de première importance pour les intimés Thouin et l’Association. À défaut de pouvoir interroger l’enquêteur-chef, leur recours collectif risque d’être tué dans l’œuf, le Bureau étant le seul à détenir la preuve étayant leur thèse, s’il en est.
- III -
[15] L’appel soulève quatre questions que j’entends aborder dans l’ordre suivant :
1) Peut-on soutenir, en se fondant sur l’arrêt Pétrolière Impériale c. Jacques[11], qu’un préposé de l’État fédéral peut être contraint de subir un interrogatoire préalable dans une instance où l’État n’est pas poursuivi?
2) Dans la négative, la PGC peut-elle s’opposer à l’interrogatoire de l’enquêteur-chef au motif que l’État fédéral n’est pas poursuivi ni partie à l’instance? En d’autres termes, l’État fédéral jouit-il d’une immunité?
3) Si l’État fédéral ne jouit pas d’une immunité, l’interrogatoire projeté de l’enquêteur-chef, lequel doit porter sur tous les faits se rapportant à Octane, déroge-t-il au principe de proportionnalité?
4) Dans le contexte où les pétrolières et détaillants intimés n’ont pas encore déposé leur défense, l’interrogatoire de l’enquêteur-chef pouvait-il être autorisé? Cet interrogatoire s’avère-t-il prématuré?
- IV -
[16]
Dans son jugement, le juge conclut que l’enquêteur-chef du Bureau peut
être contraint de subir un interrogatoire préalable même si l’État fédéral
n’est pas visé par le recours collectif. Pour justifier sa conclusion, il se
réfère aux principes dégagés par la Cour suprême dans l’arrêt Pétrolière
Impériale c. Jacques. Bien que cet arrêt porte exclusivement sur les règles
régissant la production de documents entre les mains d’un tiers non-partie au
litige [art.
[18] […] l’argument du Procureur général du Canada selon lequel un représentant de l’État ne peut être assujetti à un interrogatoire préalable dans une instance où l’État n’est pas partie.
[19] Dans
l’arrêt Pétrolière Impériale c. Jacques, la Cour suprême confirme
que l’État doit communiquer aux demandeurs l’ensemble des communications
interceptées au cours de l’enquête « Octane », conformément à
l’article
[20] Ainsi,
on peut considérer que l’absence d’immunité de l’État en ce qui concerne l’article
[17]
À mon avis, le parallèle est un peu court. S’il est vrai qu’au
paragraphe [50] de l’arrêt Pétrolière Impériale c. Jacques, la Cour
suprême indique que « [l’]on conçoit facilement que les procureurs des
intimés souhaiteront interroger un représentant de l’État, tiers en possession
des enregistrements des communications interceptées, afin de satisfaire aux
conditions d’admissibilité d’une telle preuve matérielle » lors de
l’instruction, il demeure qu’elle ne s’est pas spécifiquement prononcée sur
l’immunité dont bénéficierait l’État fédéral à l’égard d’un interrogatoire
préalable tenu dans le cadre d’une instance régie par des règles de procédure
provinciale où l’État n’est pas lui-même poursuivi. Son analyse porte
essentiellement sur le caractère confidentiel des enregistrements effectués
dans le cadre d’Octane au sens de l’article
[18]
Incidemment, je note qu’au paragraphe [80] de l’arrêt, la Cour prend
soin de préciser que l’application de l’article
[19] Il est bien connu qu’au Canada, le principe d’égalité des citoyens souffre d’exceptions lorsque les droits ou la responsabilité de l’État fédéral sont en jeu. Ces exceptions confèrent à l’État et à son administration des privilèges et des immunités les soustrayant à l’application des lois auxquelles tous les citoyens sont normalement soumis. Les règles régissant ces exceptions sont d’origine coutumière. Elles datent de l’époque où la royauté était la source de tous les droits. Elles visaient à maintenir, sous la forme de prérogatives, les droits dont disposaient les souverains au bénéfice de l’État, afin de permettre à ses organes administratifs d’accomplir leur mission d’intérêt public. Au fil du temps, ces règles coutumières ou prérogatives ont été reconnues et définies par les tribunaux pour devenir des règles de common law, en droit anglais et canadien[12].
[20]
Aujourd’hui, la plupart des règles de common law qui reconnaissent des
droits, privilèges et immunités à l’État fédéral ont été encadrées et
restreintes par des lois du parlement fédéral. Toutefois, il s’en trouve
toujours qui ne l’ont pas été. En ces cas, ces règles continuent de s’appliquer
sans restriction aucune. Ce principe découle d’une autre règle de common law,
plus large. Cette règle veut que les droits, prérogatives et immunités de
l’État fédéral ne puissent être restreints que par une disposition expresse de
la loi, ou encore par « implication nécessaire » ou déduction
logique, lorsqu’une loi dégage l’intention manifeste du législateur de
restreindre une prérogative ou l’immunité de l’État ou lorsque la loi n’aurait
aucun sens si l’État n’y était pas assujetti[13].
Cette règle a d’ailleurs été reprise par le législateur fédéral, à l’article
17. Sauf indication contraire y figurant, nul texte ne lie Sa Majesté ni n’a d’effet sur ses droits et prérogatives. |
17. No enactment is binding on Her Majesty or affects Her Majesty or Her Majesty’s rights or prerogatives in any manner, except as mentioned or referred to in the enactment. |
[21]
Dans l’arrêt Alberta Government Telephones c. Canada (Conseil de la radiodiffusion
et des télécommunications canadiennes), la Cour suprême explique la portée
de la règle d’interprétation énoncée à l’article
À mon avis, compte tenu des affaires PWA et Eldorado, la portée des termes "mentionnée ou prévue" doit s'interpréter indépendamment de la règle de common law supplantée. Toutefois, les réserves exprimées dans l'arrêt Bombay, précité, sont fondées sur de bons principes d'interprétation que le temps n'a pas complètement effacés. Il me semble que les termes "mentionnée ou prévue" contenus à l'art. 16 peuvent comprendre: (1) des termes qui lient expressément la Couronne ("Sa Majesté est liée"); (2) une intention claire de lier qui, selon les termes de l'arrêt Bombay, "ressort du texte même de la loi", en d'autres termes, une intention qui ressorte lorsque les dispositions sont interprétées dans le contexte d'autres dispositions, comme dans l'arrêt Ouellette, précité, et (3) une intention de lier lorsque l'objet de la loi serait "privé [...] de toute efficacité" si l'État n'était pas lié ou, en d'autres termes, s'il donnait lieu à une absurdité (par opposition à un simple résultat non souhaité). Ces trois éléments devraient servir de guide lorsqu'une loi comporte clairement une intention de lier la Couronne.
[22] Les principales mesures législatives qui encadrent et restreignent les droits, privilèges et immunités de l’État fédéral se retrouvent à la LRCE et au Règlement. Cette Loi et ce Règlement atténuent plusieurs règles conférant des privilèges et immunités à l’État fédéral afin de le rendre imputable de ses faits et gestes. Mais la LRCE et le Règlement ne les éliminent pas tous. Dans plusieurs cas, l’État fédéral continue toujours de jouir de privilèges et immunités, en l’absence de dispositions législatives les restreignant. Par exemple, plusieurs estiment que parfois les règles de droit provinciales régissant le droit substantif et la procédure, comme le Code civil du Québec et le Code de procédure civile, ne peuvent être invoquées contre l’État fédéral. À cet égard, l’État fédéral jouirait toujours de certaines immunités. À ce sujet, les auteurs Baudoin, Deslauriers et Moore écrivent[16] :
1-127 - Historique - À l'origine, en droit public britannique, le principe de la totale irresponsabilité de la Couronne, et donc de son immunité en responsabilité civile extracontractuelle, était consacré par la maxime « The King can do no wrong ». Étant lui-même la source première, la fontaine de la justice, le Souverain ne pouvait pas, en effet, être traduit devant ses propres tribunaux. Aucune cour de justice n'avait donc le pouvoir de l'obliger à comparaître devant elle. Le Canada, à l'origine, a fidèlement suivi ce principe, partie du droit public britannique qui lui fut transmis. Toutefois, après la Confédération, une série de règles furent mises sur pied par le législateur fédéral pour atténuer les rigueurs et les injustices résultant de cette immunité, jusqu'à ce que soit adopté, en 1953, le premier texte qui s'efforçait de placer la Couronne fédérale sur le même pied qu'un individu ordinaire. Cette Loi sur la responsabilité de la Couronne, qui abolissait l'ancien système de la pétition de droit - suivant lequel le citoyen devait s'adresser à Sa Majesté pour lui demander l'autorisation gracieuse de la poursuivre -, est devenue en 1985 la Loi sur la responsabilité de l'État puis, en 1990, la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif. Elle a finalement été modifiée en 2001 en vue de son harmonisation avec le droit civil québécois. Malgré cette évolution historique, il faut bien admettre que le nouveau régime statutaire ne ramène pas Sa Majesté du chef du Canada au rang du simple citoyen ni sur le plan du fond, ni sur celui de la procédure.
[Je souligne - Références omises]
[23] Les positions défendues par les parties en l’instance illustrent ce phénomène. La PGC soutient que les préposés de l’État fédéral ne peuvent être interrogés au préalable dans une procédure où l’État n’est pas poursuivi. Bien que la LRCE prévoie que l’État fédéral est assujetti aux règles de procédure provinciales dans les instances dont le tribunal est saisi (article 27), et qu’elle habilite le gouverneur en conseil à adopter des règlements pour prescrire des règles de pratique et de procédure applicables lors de poursuites qui l’intéressent à titre de partie ou autrement (article 34), elle fait valoir que, dans l’état actuel de la législation, aucune disposition de la LRCE n’assujettit expressément l’État fédéral aux règles de pratique ou de procédure provinciales applicables en matière d’interrogatoires préalables dans les instances où il n’est pas directement poursuivi.
[24] Pour appuyer son interprétation de la LRCE ou du Règlement, la PGC invoque plusieurs précédents, à savoir : l’arrêt Canada Deposit Insurance Corporation v. Prisco[17] de la Cour d’appel de l’Alberta, deux jugements de la Cour supérieure du Québec, l’un dans l’affaire Festival canadien des films du monde c. Téléfilm Canada[18], l’autre dans l’affaire Conseil québécois sur le tabac et la santé c. JTI-Macdonald Corp.[19], ainsi qu’un jugement de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, Faltenhine c. Bragg Communications Inc.[20]. Néanmoins, elle reconnaît que la jurisprudence portant sur la question est contradictoire tel que le démontrent les arrêts Temelini v. Wright[21] et Lantheus Medical Imaging Inc. v. Atomic Energy of Canada Ltd.[22] de la Cour d’appel de l’Ontario, où cette Cour conclut, en se fondant sur l’article 27 de la LRCE, que l’État fédéral est assujetti aux règles de procédure du tribunal saisi d’un litige, sans égard au fait qu’il soit ou non poursuivi.
[25] L’on s’en doute, les intimés Thouin et l’Association ne partagent pas le point de vue exprimé par la PGC. Selon eux, la LRCE assujettit l’État fédéral aux règles de pratique et de procédure provinciales applicables aux litiges dont les tribunaux sont saisis, dont celles applicables en matière d’interrogatoires préalables, et ce, sans égard au fait que l’État soit ou non poursuivi, ou partie à l’instance. Ils fondent leur position sur l’article 27 de la LRCE. Ils reprennent à leur compte l’interprétation de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt précité Temelini v. Wright. En outre, ils font valoir que l’article 7 du Règlement, qui doit être lu en conjonction avec l’article 34 de la LRCE, prévoit expressément, sinon par implication nécessaire, que l’État fédéral est assujetti aux règles de procédure provinciales qui régissent les interrogatoires préalables dans toute instance, et ce, qu’il soit ou non poursuivi ou partie à cette instance.
[26] Afin d’évaluer les prétentions des parties, j’analyserai dans un premier temps les dispositions pertinentes de la LRCE (sa Partie II et plus particulièrement les articles 21 à 27 et 34) et du Règlement (l’article 7), en les interprétant dans leur contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical des termes utilisés qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet et l’intention du législateur[23]. J’adopterai ainsi le principe moderne d’interprétation législative privilégié par la Cour suprême et défini par le professeur Elmer A. Driedger dans l’extrait suivant[24] :
[TRADUCTION] Aujourd’hui, il n’y a qu’un principe ou qu’une approche : les termes de la loi doivent être lus dans leur contexte global, selon leur sens grammatical et ordinaire en harmonie avec l’économie générale de la loi, avec son objet et avec l’Intention du législateur.
[27] Dans un second temps, j’examinerai la jurisprudence contradictoire à laquelle les parties nous réfèrent, depuis la plus ancienne jusqu’à la plus récente, en tenant compte du contexte législatif applicable au moment où chacune de ces décisions a été rendue. Je conclurai l’analyse en conciliant mon interprétation de la LRCE et du Règlement avec la jurisprudence portant sur cette question, ce qui m’amènera forcément à prendre position en regard des points de vue divergents qui en émanent, en retenant que l’État fédéral est assujetti aux règles de procédure provinciale régissant les interrogatoires préalables.
a) La LRCE et le Règlement :
[28] La LRCE comprend deux parties. La première est intitulée « Responsabilité civile ». Elle énonce les règles générales suivant lesquelles la responsabilité de l’État fédéral peut être engagée. La seconde est intitulée « Contentieux administratif ». Elle décrit les règles de procédure auxquelles l’État fédéral est assujetti. Celles-ci concernent la compétence des tribunaux appelés à entendre les poursuites intentées contre l’État (art. 21 et 22), la procédure applicable aux poursuites intentées contre l’État (art. 23 à 26), la procédure applicable aux instances dont un tribunal est saisi (art. 27), les dépens (art. 28), l’exécution des jugements (art. 29 et 30), l’intérêt sur les condamnations (art. 31 et 31.1), les offres de paiement (art. 31.2), les règles de prescription (art. 32 et 33), les pouvoirs dévolus au Gouverneur en conseil pour adopter des règles de procédure ou de preuve applicables dans les dossiers intéressant l’État, à titre de partie ou autrement (art. 34), et les organismes mandataires de l’État fédéral (art. 35 et 36).
[29] En raison de la formulation utilisée par le législateur, la plupart des dispositions de la Partie II, à l’exception des articles 27, 33 et 34, énoncent des règles de procédure qui ne peuvent s’appliquer qu’aux poursuites exercées contre l’État fédéral. À titre illustratif, le législateur utilise les termes et expressions suivantes : « les réclamations visant l’État » (art. 21), « une demande visant l’État » (art. 22), « les poursuites visant l’État » (art. 23) « les poursuites exercées contre lui [l’État] » (art. 24 et 25), « le procès instruit contre l’État » (art. 26), « dans toute poursuite à laquelle l’État est partie » (art. 28), « les dépens adjugés à l’État » (art. 28), « les jugements rendus contre l’État » (art. 29), « toute instance visant l’État » (art. 31), « aux jugements rendus contre l’État » (art. 31.1), « lors des poursuites auxquelles l’État est partie » (art. 32) et « dans toute action ou autre procédure engagée par ou contre l’État » (art. 36).
[30] Par contre, aux articles 27, 33 et 34, le législateur ne précise pas si les règles qui y sont énoncées s’appliquent aux seules instances où l’État fédéral est poursuivi, ou au contraire, si elles s’appliquent dans tous les cas, que l’État soit ou non partie à l’instance.
[31] À titre illustratif, l’article 27 énonce que : « [s]auf disposition contraire de la présente loi ou de ses règlements, l’État fédéral est assujetti aux règles de procédure provinciales dans les instances dont le tribunal est saisi » sans préciser si l’expression « les instances » visent exclusivement celles où l’État est poursuivi. L’article 33 se fait encore plus avare de précisions. Il dispose que : « [s]auf disposition expresse contraire, la présente loi n’a pas pour effet de modifier les règles de preuve ou présomptions établissant le degré d’obligation imposé à l’État par les lois fédérales » sans même utiliser le terme « instance ». Enfin, contrairement à l’ensemble des autres dispositions de la Partie II, l’article 34 LRCE habilite expressément le Gouverneur en conseil à adopter des règlements pour prescrire des règles de preuve et de procédure dans les poursuites intéressant l’État, à titre de partie ou autrement.
[32] Quant au Règlement, il énonce des règles particulières applicables aux poursuites intentées devant un tribunal provincial en vertu de la Partie II. À l’exception des articles 7 et 8, l’ensemble des dispositions du Règlement énonce des règles de procédure qui, là encore, en raison des termes utilisés par le législateur, ne peuvent s’appliquer qu’aux instances où l’État fédéral est poursuivi. Celles-ci ont trait à la signification des procédures à l’État (art. 4), au délai dont jouit l’État pour produire une défense (art. 5), à l’exécution d’un jugement prononcé contre l’État (art. 6), à l’acquiescement à une demande entreprise contre l’État ou confession de jugement par l’État (art. 9), à la computation des délais de procédure, l’État bénéficiant d’un délai additionnel de 14 jours par rapport aux particuliers, à l’interdit d’ordonnances de cautionnement contre l’État et à l’exclusion des règles de taxation provinciales entre la PGC et ses mandataires (art. 12).
[33] En ce qui a trait aux articles 7 et 8 du Règlement, ils énoncent des règles qui concernent les interrogatoires préalables (art. 7) et la production de listes de documents (paragr. 8(1)) ou la production de documents (paragr. 8(2)). Contrairement aux autres dispositions du Règlement, ces articles ne précisent pas de façon expresse si les règles qu’ils énoncent s’appliquent aux seules instances où l’État est poursuivi, ou si elles s’appliquent dans tous les cas, que l’État soit ou non partie à l’instance. Cet aspect est totalement occulté. Par contre, le second paragraphe de l’article 8 énonce que, lorsque les règles de procédure provinciales accordent à une partie le droit d’obtenir contre l’État ou de l’État des documents pour examen, ces documents peuvent être obtenus en vertu d’une ordonnance du tribunal. Vu les termes utilisés au second paragraphe de l’article 8, la PGC concède qu’il trouve application dans les instances où l’État n’est pas partie.
[34] Il faut dire qu’en raison de l’arrêt Jacques de la Cour suprême, il aurait été difficile de soutenir le contraire.
[35] Afin de ne pas alourdir indûment le texte, je ne citerai ci-après que les articles 27, 33 et 34 de la LRCE ainsi que l’article 7 du Règlement, à l’égard desquels porte l’analyse. L’ensemble des dispositions pertinentes de la LRCE et du Règlement étant toutefois reproduit en annexe de mes motifs :
Les articles 27, 33 et 34 LRCE :
27. Sauf disposition contraire de la présente loi ou de ses règlements, les instances suivent les règles de pratique et de procédure du tribunal saisi.
[…]
33. Sauf disposition expresse contraire, la présente loi n’a pas pour effet de modifier les règles de preuve ou présomptions établissant le degré d’obligation imposé à l’État par les lois fédérales.
[…]
34. Le gouverneur en conseil peut, par règlement :
a) prescrire des règles de pratique et de procédure applicables lors des poursuites intéressant l’État, à titre de partie ou autrement, ainsi que fixer les tarifs d’honoraires et les dépens;
b) établir des modèles ou formulaires relatifs à ces poursuites;
c) régir la délivrance des certificats de jugements rendus contre l’État;
d) appliquer aux poursuites intéressant l’État, à titre de partie ou autrement, toute règle de preuve applicable entre particuliers;
e) d’une façon générale, prendre toute mesure nécessaire relativement aux poursuites intéressant l’État, à titre de partie ou autrement. |
27. Except as otherwise provided by this Act or the regulations, the rules of practice and procedure of the court in which proceedings are taken apply in those proceedings.
[…]
33. Except as otherwise expressly provided in this Act, nothing in this Act affects any rule of evidence or any presumption relating to the extent to which the Crown is bound by an Act of Parliament.
[…]
34. The Governor in Council may make regulations
(a) prescribing rules of practice and procedure in respect of proceedings by, against or involving the Crown, including tariffs of fees and costs;
(b) prescribing forms for the purposes of proceedings referred to in paragraph (a);
(c) respecting the issue of certificates of judgments against the Crown;
(d) making applicable to any proceedings by, against or involving the Crown all or any of the rules of evidence applicable in similar proceedings between subject and subject; and
(e) generally respecting proceedings by, against or involving the Crown. |
L’article 7 du Règlement :
* * *
[36] La PGC fait valoir que les dispositions de la Partie II, à l’exception de l’article 27, expriment de façon expresse la volonté du législateur d’assujettir l’État fédéral aux règles de procédure provinciales dans les seuls cas où il est lui-même poursuivi. Elle fonde son interprétation sur les expressions: « les réclamations visant l’État » (art. 21), « une demande visant l’État » (art. 22), « les poursuites visant l’État » (art. 23), « les poursuites exercées contre lui [l’État] » (art. 24 et 25), « le procès instruit contre l’État » (art. 26), « dans toute poursuite à laquelle l’État est partie » (art. 28), « les dépens adjugés à l’État » (art. 28), « les jugements rendus contre l’État » (art. 29), « lors des poursuites auxquelles l’État est partie » (art. 32), « lors des poursuites intéressant l’État » (art. 34) et « dans toute action ou autre procédure engagée par ou contre l’État » (art. 36) qui y sont utilisées.
[37] Selon elle, l’article 27 doit se lire en considérant la volonté exprimée par le législateur dans la plupart des autres dispositions de la Partie II. Malgré le fait que législateur ne précise pas, à l’article 27, que les instances visées ont trait « aux poursuites visant l’État ou exercées contre l’État », elle suggère de lire cette disposition comme si ces expressions y étaient inscrites. Elle fait valoir que les règles de procédure applicables aux instances dont le tribunal est saisi, au sens de l’article 27, ne peuvent être que celles où l’État est poursuivi. À son avis, une analyse contextuelle de cette disposition, en l’interprétant dans le contexte global de la Partie II, en suivant le sens ordinaire des mots qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet et l’intention du législateur, mène inexorablement à cette seule conclusion. En somme, bien qu’elle estime que l’article 27 ne soulève aucune difficulté d’interprétation, elle le lit en ajoutant des termes qui n’y apparaissent pas.
[38] En ce qui a trait à l’article 7 du Règlement, elle soutient qu’il ne peut trouver application dans les instances où l’État n’est pas poursuivi. Si le législateur avait voulu qu’un préposé de l’État puisse être contraint de témoigner lors d’un interrogatoire préalable dans une instance où il n’est pas partie, il l’aurait, dit-elle, précisé. Cela d’autant plus que l’article 34 habilite le Parlement à adopter des règlements en ce sens. Incidemment, elle plaide qu’un règlement adopté pour permettre l’interrogatoire préalable d’un fonctionnaire dans une instance où l’État n’est pas partie doit le préciser de façon expresse. Comme l’article 7 du Règlement ne renferme aucune précision en ce sens, elle fait valoir qu’il ne peut servir de fondement à un tel interrogatoire. Elle ajoute que l’article 7, dans son libellé actuel, a été adopté à une époque où l’article 34 n’habilitait le Parlement qu’à prescrire des règles de procédure applicables aux poursuites exercées contre l’État et qu’il n’a, par la suite, jamais été modifié.
[39] Les intimés Thouin et l’Association voient les choses différemment. D’une part, ils font valoir que la règle énoncée à l’article 27 s’applique dans toutes les instances dont le tribunal est saisi, sans nécessiter que l’État soit l’une des parties poursuivies. Si le législateur avait voulu restreindre la règle aux seules instances où l’État fédéral est poursuivi, il l’aurait mentionné comme il le fait d’ailleurs dans toutes les autres dispositions de la Partie II. D’autre part, ils plaident que l’article 7 du Règlement, bien qu’adopté avant les modifications apportées à l’article 34 en 2006, doit se lire en considérant le nouveau texte de l’article 34. En d’autres mots, ils soutiennent que le législateur n’était pas tenu de modifier l’article 7 du Réglement pour préciser que l’État fédéral est assujetti à un interrogatoire préalable dans une instance où il n’est pas partie, l’article 34 de la Loi permettant de l’inférer.
[40] Je reconnais d’emblée que l’interprétation proposée par la PGC voulant que l’ensemble des dispositions de la Partie II, y incluant l’article 27, ne s’applique qu’aux instances où l’État est poursuivi, est simple et paraît a priori séduisante. À plus forte raison du fait qu’elle trouve appui dans une partie de la jurisprudence. Néanmoins, je ne peux la retenir. S’il est vrai que l’usage de termes tels que « les réclamations visant l’État », « une demande visant l’État », « les poursuites visant ou exercées contre l’État », « le procès instruit contre l’État » dans la plupart des autres dispositions de la Partie II peut amener le lecteur à croire que l’article 27 ne s’applique, lui aussi, qu’aux seules instances où l’État est poursuivi, une analyse qui va au-delà de cette généralisation m’amène à écarter une telle interprétation. L’absence de termes exprès pour limiter l’application de l’article 27 aux seules instances où l’État est poursuivi n’est pas anodine.
[41] L’article 27 est la dernière disposition de la section « Procédure » de la Partie II de la LRCE. Tous les articles de cette section qui le précèdent débutent par des expressions telles que « les poursuites visant l’État », « dans les poursuites exercées contre lui, l’État » et « le procès instruit contre l’État ». En raison des termes utilisés, ces dispositions ne s’appliquent qu’aux instances où l’État est poursuivi. Par contre, lorsque vient ensuite l’article 27, le législateur omet d’utiliser une expression similaire. Au contraire, il utilise les termes « les instances » sans les définir ou les restreindre. Plus encore, l’article 27 débute par la périphrase « Sauf disposition contraire de la présente loi » pour indiquer qu’il énonce une règle générale. Que conclure? À mon avis, une seule réponse s’impose. L’article 27 énonce une règle générale voulant que dans toute instance susceptible d’impliquer l’État, à titre de partie poursuivie ou autrement, les règles de procédure applicables sont celles du tribunal saisi du litige.
[42] Mais, diront certains, ne devrait-on pas lire l’article 27 comme si, après les termes « les instances », l’expression « où l’État est poursuivi » y était inscrite? Cette mention ne s’infère-t-elle pas du fait que les autres dispositions qui précèdent l’article 27 précisent qu’elles ne s’appliquent qu’aux seules instances où l’État est poursuivi? Une telle inférence, dans le contexte global de la Partie II, en suivant le sens ordinaire des mots qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet et l’intention du législateur, ne s’impose-t-elle pas? Je ne le crois pas. Le législateur n’omet pas de définir les termes « les instances » utilisés à l’article 27 par simple oubli. S’il avait voulu que la règle énoncée à l’article 27 ne s’applique qu’aux instances où l’État est partie ou poursuivi, il l’aurait précisé, comme il le fait d’ailleurs de façon systématique à pas moins de 14 reprises dans les autres dispositions de la Partie II. Contrairement à ce que plaide la PGC, j’estime que cette omission est révélatrice.
[43] En somme, je suis d’avis que la Partie II de la LRCE renferme à la fois une règle générale, des règles d’exception applicables aux seules instances où l’État est poursuivi, et une disposition habilitante permettant au Gouverneur en conseil d’adopter des règles de preuve et de procédure lors des instances intéressant l’État. La règle générale se retrouve à l’article 27. En vertu de cette règle, l’État fédéral reconnaît que la procédure qui lui est applicable dans toute instance est celle du tribunal saisi du litige, sans égard au fait qu’il y soit ou non partie. Quant aux règles d’exceptions applicables aux instances où l’État est poursuivi, elles se trouvent dans les autres articles de la Partie II, à l’exclusion des articles 33 et 34. Ces règles visent à reconnaître, préserver ou moduler certains droits, privilèges et immunités de l’État fédéral dans les poursuites intentées contre lui. Enfin, l’article 34 habilitant le Gouverneur en conseil à adopter des règles de preuve et de procédure additionnelles se veut un complément aux règles énoncées aux articles 27 et 33.
[44] Reste l’article 7 du Règlement. Vise-t-il à permettre l’interrogatoire d’un préposé de l’État dans toute instance comme le soutiennent les intimés Thouin et l’Association? Doit-il être lu de concert avec l’article 34 LRCE qui parle de règlements prescrivant la procédure applicable aux instances intéressant l’État, à titre de partie ou autrement, auquel cas il y aurait redondance avec l’article 27 qui s’en remet à la procédure du tribunal saisi? Ou au contraire, concerne-t-il seulement les interrogatoires préalables d’un préposé de l’État dans une instance où celui-ci est partie, comme le prétend la PGC? Dans une telle éventualité, doit-on le lire avec l’article 34 tel que rédigé au moment où l’article 7 a été adopté, étant compris qu’à cette époque, le Gouverneur en conseil n’était habilité à adopter des règlements que pour les seules instances où l’État était poursuivi? Ou doit-on le lire avec l’article 34 tel qu’il est actuellement rédigé?
[45] Voilà les principales questions que soulèvent les parties en fonction de l’interprétation qu’elles donnent à cette disposition. Pour ma part, je l’interprète de façon fort différente.
[46] Selon moi, l’article 7 du Règlement ne doit pas être lu qu’avec l’article 34 LRCE, mais également avec l’article 27, lequel reconnaît, au même titre que l’article 34, l’application des règles de procédure du tribunal saisi du litige dans les instances intéressant l’État, qu’il soit ou non partie au litige. J’ajoute que l’article 7 ne vise pas à déterminer si un préposé de l’État peut être interrogé au préalable puisqu’en vertu de l’article 27 LRCE, cette question est régie par le Code de procédure civile du Québec. L’article 7 du Règlement précise simplement que, lorsque les règles de procédure provinciales autorisent l’interrogatoire d’un préposé d’une personne morale dans une instance opposant celle-ci à un individu, la même règle s’applique à l’État ou à un organisme mandataire de l’État, le sous-procureur chef est celui qui désigne le fonctionnaire appelé à témoigner. Cette disposition ne vise aucunement à déterminer dans quels cas un fonctionnaire peut être interrogé.
b) La jurisprudence :
[47] Depuis près de vingt ans, les questions touchant l’immunité de l’État fédéral à l’égard des règles de procédure provinciales, dont celles régissant les interrogatoires préalables, ont donné lieu à de nombreux litiges devant les tribunaux. Il en a résulté une jurisprudence inconsistante et contradictoire. De part et d’autre, les parties puisent abondamment dans cette jurisprudence afin d’appuyer leur thèse. Aux fins de régler le pourvoi, je porterai mon attention sur les décisions qui se sont prononcées sur la portée des articles 27 et 34 LRCE. Il s’agit, dans l’ordre, de l’arrêt Canada Deposit Insurance Corporation v. Prisco[25] de la Cour d’appel de l’Alberta, de l’arrêt Temelini v. Wright[26] de la Cour d’appel de l’Ontario, du jugement de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse dans l’affaire Faltenhine c. Bragg Communications Inc.[27], du jugement de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Conseil québécois sur le tabac et la santé c. JTI-Macdonald Corp.[28] et de l’arrêt Lantheus Medical Imaging Inc. v. Atomic Energy of Canada Ltd.[29] de la Cour d’appel de l’Ontario.
(i) Canada Deposit Insurance Corporation v. Prisco :
[48] Dans l’arrêt Canada Deposit Insurance Corporation v. Prisco rendu en 1997, la Cour d’appel de l’Alberta était appelée à décider si une ancienne ministre des Finances du gouvernement fédéral pouvait être contrainte de témoigner au préalable dans le cadre d’une action intentée par la Société d’assurance-dépôts du Canada, une société mandataire de l’État fédéral, et l’État fédéral lui-même, contre les administrateurs d’une institution financière qui avait fait faillite. L’un des défendeurs à l’action cherchait à interroger l’ancienne ministre qui avait été impliquée dans la fermeture de l’institution financière. Il arguait que l’État fédéral était assujetti aux règles provinciales régissant la procédure, dont celles relatives aux interrogatoires préalables. Il s’appuyait sur les articles 27 de la LRCE, 7 du Règlement et sur la règle 200 des Règles de la Cour de l’Alberta, laquelle prévoyait qu’un administrateur ou employé d’une société partie à un litige peut être interrogé au préalable.
[49] Le juge de première instance avait autorisé cet interrogatoire, mais la Cour d’appel a infirmé cette décision. Se référant à l’arrêt de la Cour suprême P.G. du Québec et Keable c. P.G. du Canada et autres[30], la Cour rappelle d’abord la règle de common law selon laquelle les représentants de l’État fédéral ne peuvent être contraints de témoigner dans le cadre d’un interrogatoire préalable à moins qu’une loi fédérale ne vienne restreindre cette règle. Elle conclut que l’article 7 du Règlement restreint l’immunité de l’État relativement aux interrogatoires préalables de ses dirigeants et fonctionnaires lorsque la procédure provinciale applicable prévoit qu’un dirigeant ou employé d’une société peut être interrogé, mais elle estime que ni l’article 7 du Règlement ni la règle de procédure 200 n’autorisent l’interrogatoire préalable d’un ministre de l’État fédéral. La Cour ne se prononce toutefois pas sur la question de savoir si l’article 27 LRCE énonce une règle générale applicable à toutes les instances, y incluant celles où l’État fédéral n’est pas partie[31] :
8 At common law, the Federal
Crown enjoys an immunity or a prerogative right to refuse to submit to
examinations for discovery. (See A.G. Quebec and Jean C[Ke]able
v. A.G. Canada,
[…]
22 […] The effect of the Federal legislation and regulations regarding examinations for discovery of officers and employees are far from clear. The Respondent submits that the federal Crown Liability and Proceedings Act specifically makes all the rules of practice and procedure in the province apply to the Crown in Right of Canada (s. 27) and it may be that Rule 200, does apply. However, Rule 200 says nothing regarding the Crown as a party, and says nothing about officers of the Crown. It refers specifically to "an officer of a corporate party". The Respondent argues that the provisions of the Provincial statute, the Crown Liability and Proceedings Act, are rules of practise and procedure which extend the meaning of Rule 200 to include the Crown and ministers of the Crown. We agree but only insofar as the Provincial Crown is concerned. The Crown Liability and Proceedings Act by its express terms applies only to the Crown in the Right of Alberta and does not purport to affect the rights of the Federal Crown. Of course, as earlier indicated, the Province cannot legislate to abrogate Federal prerogative rights.
23 The Crown Liability and Proceedings (Provincial Court) Regulations, S.O.R./91-604 (24 Oct. 91), make the Crown subject to the Provincial rules of examination for discovery in limited circumstances. Section 7 of the Regulations states that where the provincial rules of practice and procedure provide that an officer of a corporation may be examined for discovery, the Deputy Attorney General may designate an officer, or after such a designation by the Deputy Attorney General, the court may designate an officer to fulfil the same function. The Crown prerogative right to refuse to submit to discovery is removed for those designated officers. S. 7 of the Regulations puts the designated officer or servant of the Crown, or agency of the Crown, into the same position as an officer or servant of a corporation for the purposes of examination for discovery. Federal legislation provides no machinery for other examinations for discovery as of right. In our respectful view, the learned Chambers Judge erred in interpreting R. 200 as compelling examination for discovery of ministers of the Crown.
[Je souligne]
[50] Outre le rappel des principes généraux portant sur la règle de common law accordant une immunité à l’État en matière d’interrogatoire préalable, cet arrêt présente peu d’intérêt pour la présente affaire.
(ii) Temelini v. Wright :
[51]
Un an plus tard, dans l’arrêt Temelini v. Wright, la Cour d’appel
de l’Ontario était à son tour appelée à se prononcer sur la portée de l’article
27 LRCE, dans le cadre d’un recours institué par un certain Temelini
contre un policier et un employé de la GRC en raison des abus qu’ils avaient
commis à son endroit dans une poursuite criminelle. La Cour devait déterminer
si Temelini pouvait, en se fondant sur l’article 27 de la LRCE et sur
l’article 30.10 des Règles de procédure civile de l’Ontario, une
disposition similaire à l’article
[52] Après avoir procédé à l’analyse des dispositions de la Partie II de la Loi, et plus particulièrement celles de la section « Procédures », la Cour d’appel de l’Ontario en arrive à la conclusion que le principe énoncé à l’article 27 s’applique à l’État fédéral, qu’il soit ou non partie à l’instance. S’exprimant au nom de la Cour, le juge O’Connor écrit[32] :
To what proceedings does s. 27 refer?
The word "proceedings" is not defined in the CLPA. The language of s. 27 does not limit the proceedings to which the section applies. There is no dispute that the word "proceedings" includes actions for damages and that it includes, as well, proceedings brought in the courts of the provinces. A major change in the 1990 amendments to the CLPA, that came into force in 1992, was to extend to the courts of the provinces concurrent jurisdiction with the Federal Court for proceedings brought against the federal Crown. The many references to "proceedings" in the Act very plainly mean proceedings in the courts of the provinces.
The respondents argue, however, that the "proceedings" referred to in s. 27 are limited to proceedings brought by or against the federal Crown and do not include proceedings, such as the appellant's action, in which the Crown is not a party. The ordinary meaning of the language of the section does not contain this limitation. It would therefore be necessary to read into the section the limitation contended for by the respondents.
In determining the scope of the "proceedings" to which s. 27 refers, it is helpful to consider the other provisions in the Act that also refer to "proceedings". In some instances, the application of a specific section is limited to "proceedings against the Crown": see ss. 22(1), 23, 24, 25 and 26. Other sections have a broader application but are nevertheless limited. For example, s. 28 applies to "proceedings to which the Crown is a party" and s. 34(a) gives the Governor in Council authority to make regulations in respect of "proceedings by or against the Crown". In contrast, there are no words limiting the scope of the proceedings to which s. 27 applies. […]
[…]
I would also note that there is nothing in the wording of s. 27 that limits the rules that apply to a proceeding to only those rules that affect the parties to the proceeding. If the section applies to proceedings in which the Crown is not a party, the clear meaning of the language of the section includes those rules, like rule 30.10, that apply to non- parties.
[53] Pour justifier sa conclusion, le juge O’Connor s’appuie en partie sur la règle d’interprétation de la présomption d’uniformité d’expression (presumption of consistent expression)[33] :
[…] The inference, therefore, often called the presumption of consistent expression, is that it was the intent to include in s. 27 more than "proceedings against the Crown" and more than "proceedings to which the Crown is a party".
The presumption of consistent expression leads to the broader interpretation of s. 27 that is consistent with the ordinary meaning of the language of the section. To read into the section the words "in which the Crown is a party" would be inconsistent with what appears to be a careful pattern of expression in delineating to what proceedings particular sections of the CLPA apply.
[54] Il souligne également que cette interprétation de l’article 27 se concilie avec la tendance du droit moderne qui cherche à réduire l’immunité de l’État fédéral lorsqu’il est question de production de documents ou d’interrogatoires à une étape préliminaire, afin de le placer sur un pied d’égalité avec tout justiciable[34] :
This interpretation is also in keeping with the modern legislative trend to remove Crown immunity from pre-trial production and discovery obligations and to move towards putting the Crown on an equal footing with everyone else. […]
Indeed, the desirability of narrowing or removing Crown immunity from pre-trial discovery obligations is demonstrated by the facts of the present case. The appellant is suing two employees of the RCMP based on allegations of conduct carried out in the course of their employment. The master found that the documents in the possession of the RCMP are relevant to the appellant's action and that it would be unfair to require the appellant to go to trial without discovery of these documents. Given that it is open to the RCMP to assert privilege, including public interest privilege, over these documents, there does not appear to be any reasonable policy argument against production. Although the reasonableness of a result is not determinative of how a statutory provision should be interpreted, the acceptability of a particular interpretation is a factor that may weigh in favour of one interpretation rather than another.
[55] Enfin, tout en reconnaissant que le titre anglais de la LRCE pouvait suggérer qu’elle ne s’appliquait qu’aux poursuites entreprises par ou contre l’État « Act respecting the liability of the Crown and proceedings by or against the Crown », il considère que ce titre n’a qu’un poids relatif[35] :
I recognize that an interpretation of the word "proceedings" in s. 27 that includes proceedings in which the Crown is not a party goes beyond what is described in the long title of the CLPA which is as follows:
An Act respecting the liability of the Crown and proceedings by or against the Crown.
The long title may be used to suggest the purpose or scope of legislation but it is not determinative of the interpretation to be attached to any particular provision in the Act. The long title is one of many factors that may be considered and in the end, "the weight to be attached to a title and how it should be used depend on the circumstances of the case": Driedger, supra, at p. 258.
Greater weight may be attached to the long title in those cases where the language of the section, or the language of the section when viewed in the context of the legislation as a whole, produces an ambiguous or uncertain result or a result that is unreasonable or unfair: Schiell v. Morrison, 1930 CanLII 102 (SK CA), [1930] 4 D.L.R. 644 at p. 667, [1930] 2 W.W.R. 737 (Sask. C.A.).
That is not this case. The language of s. 27, particularly when viewed in light of the language of other sections in the Act, is clear and an interpretation that includes proceedings in which the Crown is not a party produces a reasonable and fair result. In my view, the long title of the CLPA ought not to be used to change what I otherwise consider to be the proper interpretation of s. 27.
[56] Je conviens que, dans cet arrêt, la Cour d’appel de l’Ontario utilise un outil d’interprétation (la présomption d’uniformité d’expression) que certains considèrent plus ou moins fiable[36]. Mais, cela n’altère pas pour autant son analyse qui ne se limite pas à l’application de cette règle d’interprétation. Cet arrêt met en perspective le fait que le législateur prend soin, aux articles 21 à 26 de la LRCE, d’énoncer des règles applicables aux seules poursuites intentées contre l’État fédéral (à pas moins de 14 reprises dans la seule Partie II) alors qu’à l’article 27, il omet de faire cette distinction. Comme je l’ai précédemment signalé, et comme le retient la Cour d’appel de l’Ontario, cette omission est révélatrice. J’ajoute que, paradoxalement, c’est plutôt la PGC qui s’inspire de la règle de la présomption d’uniformité d’expression a contrario, en faisant valoir que les termes « les instances » utilisés à l’article 27 doivent s’entendre de toute instance où l’État est poursuivi, parce que les dispositions 21 à 26 ne parlent que des poursuites intentées contre l’État.
[57] En somme, bien que portant sur une demande de communication de documents au stade préliminaire, cet arrêt énonçait déjà l’essentiel de mon analyse portant sur l’article 27 LRCE.
(iii) Faltenhine c. Bragg Communications Inc. :
[58] En 2007, dans l’affaire Faltenhine c. Bragg Communications Inc., la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse est elle aussi appelée à se prononcer sur une demande de communication de documents adressée à l’État fédéral, dans un dossier où il n’est pas lui-même partie. Dans son jugement, le juge refuse d’appliquer les principes énoncés par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Temelini. Il se dit d’avis que la Cour d’appel de l’Ontario n’a pas correctement interprété l’article 27 LRCE, parce qu’elle a accordé trop de poids à la règle d’interprétation de la présomption d’uniformité d’expression, et pas assez à la méthode d’interprétation contextuelle[37]. Il estime plutôt que l’article 27 LRCE doit se lire avec l’article 34 qui, à sa connaissance, n’autorisait le législateur qu’à adopter des règlements prescrivant des règles de procédure dans les poursuites intentées contre l’État, ainsi qu’avec l’article 21, traitant de la compétence des tribunaux provinciaux[38] :
31 Section 34 is really a companion to s. 27. It empowers, in paragraph (c), Governor in Council to prescribe by regulation "rules of practice and procedure in respect of proceedings against the Crown", and it provides other powers in respect of procedure and evidence in Crown proceedings. It is clearly limited to Crown proceedings. Section 27 contrasts with this: "Except as otherwise provided by this Act or the regulations". It seems inconsistent to restrict the rule-making power in s. 34 to Crown proceedings and read the catch-all in s. 27 expansively to cover situations in which the Crown is not a party, is not sought to be made a party, and does not seek to become a party. For example, on the Temelini v. Wright interpretation, rules could not be made under s. 34 to limit discovery of the Crown in cases to which it is not a party.
32 In my opinion, s. 21 is almost preclusive of the interpretation in Temelini v. Wright. Section 27 applies "the rules of practice and procedure of the court in which proceedings are taken". Section 21 identifies the courts in which proceedings may be taken. In my opinion, "the court in which proceedings are taken" can only mean a s. 21 court. Section 21 gives jurisdiction to a provincial superior court "where a claim is made against the Crown". It does not give jurisdiction to make an order against the Crown outside of a Crown proceeding.
[59] Ce jugement est cependant entaché d’une erreur qui altère le raisonnement du juge. Au moment où il a été rendu, l’article 34 venait tout juste d’être modifié pour préciser que le Gouverneur en conseil pouvait adopter des règlements pour prescrire des règles de procédure ou de preuve « lors des poursuites intéressant l’État, à titre de partie ou autrement ». Cela dit, malgré cette réserve, ce jugement ne manque pas d’intérêt. Le parallèle que dresse le juge entre les articles 27 et 34 s’avère intéressant. D’une part, on peut penser que le juge aurait conclu, s’il avait tenu compte de l’amendement apporté à l’article 34, que l’article 27 LRCE s’appliquait aux poursuites intéressant l’État, à titre de partie ou autrement. D’autre part, il met en lumière le fait qu’au moment où l’article 34 LRCE a été modifié afin d’habiliter le Gouverneur en conseil à adopter des règlements régissant la procédure lors des instances intéressant l’État, l’arrêt Temelini constituait l’état du droit sur la portée de l’article 27 LRCE.
[60] J’aborderai davantage cette question un peu plus loin, lorsque je traiterai de la règle d’interprétation connue comme étant la « présomption de la stabilité du droit », laquelle veut que « le législateur est présumé ne pas s’écarter du droit existant sans exprimer de façon incontestablement claire son intention de le faire »[39].
(iv) Conseil québécois sur le tabac et la santé c. JTI-Macdonald Corp. :
[61] En 2009, dans le cadre de deux recours collectifs intentés contre trois sociétés productrices de cigarettes, la Cour supérieure du Québec était également appelée à se prononcer sur la portée de l’article 27 LRCE (Conseil québécois sur le tabac et la santé c. JTI-Macdonald Corp.[40]), mais cette fois sur la question précise qui nous occupe, à savoir si un dirigeant de l’État fédéral peut être contraint de témoigner dans une instance où il n’est pas impliqué en tant que partie poursuivie. Dans ce jugement, l’analyse du juge porte essentiellement sur les opinions divergentes de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Temelini v. Wright et de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse dans Faltenhine c. Bragg Communications Inc. Voici, sommairement résumés, les faits qui ont donné lieu au débat.
[62] À la fin des années 90, le Conseil québécois sur le tabac et la santé ainsi que deux ex-fumeurs intentent deux recours collectifs contre trois sociétés productrices de cigarettes. Les requérants reprochent aux sociétés défenderesses d’avoir mis en marché des produits qu’elles savaient dangereux pour la santé et qui ont causé de graves maladies à des millions de fumeurs. Étant d’avis que l’État fédéral constitue une personne impliquée dans la commission des gestes qui leur sont reprochés, les sociétés poursuivies le poursuivent en garantie. Puis, elles lui signifient un subpoena duces tecum afin d’interroger avant défense l’un de ses préposés dans le cadre de l’action principale, sans requérir une autorisation préalable du tribunal. Elles sont d’avis que, en sa qualité de défendeur en garantie, l’État est partie à l’instance et que de ce fait, son préposé peut être interrogé de plein droit.
[63]
À la suite de la signification des subpoenas duces tecum, l’État
(la PGC) demande au Tribunal de les casser. Il fait valoir deux moyens
en lien avec l’immunité. D’une part, il avance que les sociétés productrices de
tabac auraient dû, avant d’assigner son préposé, obtenir l’autorisation d’un
juge en vertu de l’article
[64] De leur côté, les sociétés productrices de tabac font valoir, en s’appuyant sur l’arrêt Temelini v. Wright, que la LRCE restreint l’immunité de l’État fédéral en pareille situation, l’article 27 assujettissant l’État aux règles de procédure provinciales dans toutes les instances, qu’il soit ou non partie à celles-ci. Relativement au jugement Faltenhine c. Bragg Communications Inc., elles plaident qu’il ne pouvait constituer un précédent valable, le juge ayant fondé sa décision sur l’article 34 sans tenir compte des modifications qui lui avaient été apportées en 2006. Elles ajoutent qu’au moment où le législateur avait amendé l’article 34 pour permettre au Gouverneur en conseil d’adopter des règlements prescrivant des règles de procédure dans les dossiers intéressant l’État, à titre de partie ou autrement, il n’était pas sans connaître l’état du droit applicable au terme de l’arrêt Temelini v. Wright.
[65] Dans son jugement, le juge ne retient pas les prétentions des sociétés défenderesses. Selon lui, les modifications apportées à l’article 34 LRCE rendent l’arrêt Temelini v. Wright et la décision Faltenhine c. Bragg Communications Inc. obsolètes. Procédant à sa propre analyse, il conclut que les modifications apportées à l’article 34 LRCE sont venues renforcer l’idée voulant que la règle énoncée à l’article 27 ne s’applique qu’aux instances où l’État fédéral est une partie poursuivie. Selon lui, le législateur a confié au Gouverneur en conseil la responsabilité de déterminer dans quels cas les règles de procédure provinciales allaient s’appliquer à l’État. Il écarte également l’argument selon lequel le droit moderne tend à restreindre les règles d’immunité, plutôt qu’à les maintenir. Selon lui, une telle façon d’interpréter un texte de loi contrevient à la règle d’interprétation énoncée à l’article 17 de la Loi d’interprétation[41] :
[27] […] The amendment to s. 34 affects not only Faltenhine, but also, and moreso, Temelini.
[28] Rendered before the amendment, Temelini's presumption of consistent expression analysis requires that there be no language in the Act that specifically refers to proceedings where the Crown is not a party. The introduction of the word "involving", therefore, removes the foundation on which that analysis is based. Today, that case could not be decided in the same way, at least for the same reasons.
[29] What would be the result today were one to apply the presumption of consistent expression to the amended Act?
[30] By introducing the word "involving", was Parliament not adopting "a particular way of expressing a meaning", i.e., the description of proceedings to which the Crown is not a party? Thus, by adding that word to s. 34, but not to s. 27, Parliament appears, albeit in an indirect way, to have reinforced the exclusion of non-party proceedings from the ambit of s. 27. This would appear to answer the question at hand. At the very least, it opens the door to looking elsewhere for guidelines to interpret that provision.
[31] In any event, Parliament is clearly saying that it prefers that the Governor in Council control the rules of practice and procedure for such proceedings, which is not illogical if it is the Federal Government's intention to reduce Crown prerogatives.
[32] As part of their submissions, the Companies urge the Court to opt in favour of the modern trend to decrease Crown immunities, as mentioned in Temelini. They argue that the modern view would see s. 27 as permitting non-party discovery of the Crown, unless a specific provision, presumably created under the Governor in Council's regulation-making powers, prohibits it.
[33] With respect, this would turn s.
[Je souligne]
[66] Il estime qu’une analyse contextuelle de l’article 27 LRCE, c’est-à-dire une analyse qui tient compte des dispositions qui le précèdent, soit les articles 21 à 26 de la Partie II, ainsi que de l’article 34, mène inexorablement à une seule conclusion : l’article 27 LRCE ne peut viser que les instances où l’État est une partie poursuivie. Se référant plus précisément aux expressions « claim is made against the Crown » et « proceedings against the crown » utilisées aux articles 21 à 26, il conclut que l’article 27 LRCE doit se lire comme si ces mêmes expressions y étaient mentionnées. Si le législateur avait voulu restreindre l’immunité de l’État fédéral dans toutes les instances, y incluant celles où il n’est pas partie, il l’aurait indiqué en ajoutant, après les termes « les instances », l’expression « intéressant l’État à titre de partie ou autrement » qui se retrouve à l’article 34. Voici comment il énonce sa position[42] :
[39] Finally, we arrive at an analysis of the Act based on the entire context principle.
[40] We note that s. 27 is the last provision in Part II of the Act, entitled "PROCEEDINGS". In reading that Part, one cannot escape the rhythm created by the six other sections making up that Part:
21(1) In all cases where a claim is made against the Crown, …
22(1) Where in proceedings against the Crown any relief is sought …
23(1) Proceedings against the Crown may be taken …
23(2) Where proceedings are taken against the Crown …
24 In any proceedings against the Crown, the Crown may …
25 In any proceedings against the Crown, judgment shall not …
26 In any proceedings against the Crown, trial shall be …
[41] Coming in close pursuit of those provisions, s. 27's language: "… the rules of practice and procedure of the court in which the proceedings are taken apply in those proceedings" cannot but be coloured by them. As we have seen, one must read these words "harmoniously with the scheme of the Act, the object of the Act, and the intention of Parliament". Given the language of sections 21 through 26, the intention of Parliament appears to be clearly expressed. In such a context, it would be most "unharmonious" to attempt to apply the words of s. 27 to proceedings other than those covered by every other provision of this Part.
[67] À mon avis, et je le dis avec égards pour les tenants de l’opinion contraire, la méthode d’interprétation contextuelle ne mène pas à une semblable interprétation de l’article 27. Il me paraît difficile d’inférer de l’utilisation des expressions « les réclamations visant l’État », « une demande visant l’État », « les poursuites visant ou exercées contre l’État », « le procès instruit contre l’État » aux articles 21 à 26 nécessite que l’article 27 soit lu comme si cette expression y apparaît. Pour ma part, j’en infère une interprétation diamétralement opposée. Comme je l’ai déjà mentionné, le législateur utilise déjà ces expressions à 14 reprises dans la seule Partie II. S’il avait voulu, à l’article 27, énoncer un principe applicable aux seules poursuites exercées contre l’État fédéral, il l’aurait également indiqué comme il le fait ailleurs. En somme, l’application de cette même méthode d’interprétation contextuelle m’amène à une conclusion bien différente.
[68] Cela dit, bien que je ne partage pas les motifs du juge, sa décision s’avère néanmoins intéressante. À l’instar du jugement rendu dans l’affaire Faltenhine, le juge interprète l’article 27 en se référant à l’article 34 LRCE. Mais, contrairement au jugement Faltenhine, il ne retient pas que les articles 27 et 34 doivent se lire ensemble, ou qu’ils énoncent des mesures complémentaires [dans Faltenhine, le tribunal s’est dit d’avis que l’article 27 édictait un principe général voulant que les règles de procédure provinciales ne s’appliquent qu’aux seules instances où l’État fédéral est poursuivi et que l’article 34 venait le compléter en habilitant le Gouverneur en conseil à prescrire des règles de procédure additionnelles dans les instances où l’État est poursuivi]. Le juge considère plutôt que les articles 27 et 34 visent l’atteinte d’objectifs différents. Selon lui, seuls les règlements adoptés en vertu de l’article 34 peuvent assujettir l’État aux règles de procédure provinciales dans les instances où il n’est pas partie.
[69]
Pour ma part, j’estime que les articles
(v) Lantheus Medical Imaging Inc. v. Atomic Energy of Canada Ltd. :
[70] Vient enfin l’arrêt Lantheus Medical Imaging Inc. v. Atomic Energy of Canada Ltd. de la Cour d’appel de l’Ontario. Dans cette affaire, Lantheus Medical Imaging Inc. cherchait à obtenir de la société Énergie Atomique du Canada Ltd. des documents contenant de l’information qui allait lui être utile dans une poursuite intentée contre ses assureurs aux États-Unis. Ayant obtenu une « letter of request » d’un tribunal américain, elle tenta de la faire homologuer par un tribunal ontarien, conformément à l’article 60 de la Loi sur la preuve de l’Ontario, afin de l’opposer à Énergie atomique du Canada Ltd. Celle-ci s’est toutefois opposée à cette demande en invoquant l’immunité profitant à l’État fédéral à l’égard des règles de procédure provinciales dans les instances où il n’est pas partie. Le juge saisi de la demande a refusé d’homologuer la « letter of request », d’où l’appel de Lantheus Medical Imaging Inc.
[71] Dans son arrêt, la Cour d’appel de l’Ontario infirme le jugement de première instance. Se référant à l‘arrêt Temelini v. Wright, elle réitère que l’article 27 LRCE restreint les droits et prérogatives de l’État fédéral à l’égard des règles de procédure provinciales. Elle ajoute que cette restriction ne s’applique pas aux seules instances où l’État est poursuivi, mais bien à toute instance. La Cour reprend les propos du juge O’Connor lorsqu’il affirme que l’interprétation des termes « les instances » de l’article 27 LRCE vise toutes les instances dont un tribunal est saisi, sans égard au fait que l’État soit ou non poursuivi. Elle reprend à son compte le commentaire du juge O’Connor selon lequel une telle interprétation correspond à la tendance législative moderne qui cherche à réduire les règles accordant une immunité à l’État fédéral, afin de placer celui-ci sur un pied d’égalité avec le simple citoyen, à tout le moins dans les affaires commerciales[43] :
43 In Temelini, this court concluded that s. 27 of the CLPA
constituted the necessary federal authority pursuant to s.
44 O'Connor J.A., at paras. 49 and 50 of Temelini, stated that such an interpretation was "in keeping with the modern legislative trend to ... move towards putting the Crown on an equal footing with everyone else" and noted the "desirability of narrowing or removing Crown immunity from pre-trial discovery obligations ..."
45 In my view, an interpretation that s. 60 of the OEA is a "rule of practice and procedure" is similarly in keeping with the modern legislative trend of moving towards putting the Crown on an equal footing with everyone else, at least in commercial matters.
48 I conclude that the procedure for enforcing a LoR set out in s. 60 of the OEA is correctly understood as a rule of practice and procedure, and that the Crown is therefore bound by it pursuant to s. 27 of the CLPA.
(vi) Autres décisions :
[72] Je termine cette revue de la jurisprudence en mentionnant que les parties nous ont référés à plusieurs autres arrêts et décisions des tribunaux canadiens portant sur la LRCE et le Règlement (Thornhill v. Dartmouth Broadcasting Limited (1981)[44], Waverley (Village) v. Nova Scotia (Minister of Municipal Affairs)[45], Gardiner v. New Cap Inc.[46], Maplehurst Properties Ltd. v. Canada (Attorney General)[47], Corbett v. Samsports.Com Inc.[48], Canada (Procureur général) c. Charbonneau[49] et Énergie atomique du Canada ltée c. Hydro Québec)[50]. Cependant, ces décisions sont d’une pertinence relative puisque, dans plusieurs cas, l’État était partie à l’instance, ou encore les demandes visaient l’État des provinces plutôt que l’État fédéral. Pour cette raison, je n’en traite pas.
c) Conclusion :
[73] L’analyse de l’ensemble des dispositions de la LRCE et de la jurisprudence me convainc que le législateur a restreint, par le biais de l’article 27 LRCE, l’immunité dont bénéficiait l’État fédéral à l’égard des règles de procédure provinciales, et ce, non seulement dans les cas où l’État est poursuivi, mais également dans ceux qui l’intéressent autrement. Si le législateur avait voulu que la règle énoncée à l’article 27 ne s’applique qu’aux instances où l’État est une partie poursuivie, il l’aurait précisé comme il le fait d’ailleurs dans toutes les autres dispositions de la section « Procédures » et à 14 reprises dans la Partie II. Contrairement à d’autres, j’infère qu’en choisissant de ne pas limiter le mot « instances » à l’article 27, le législateur a exprimé sa volonté de restreindre l’immunité de l’État fédéral à l’égard des règles de procédure provinciales, pour le placer sur un pied d’égalité avec les autres justiciables, « sauf disposition contraire de la LRCE ».
[74] J’ajoute qu’en modifiant l’article 34 afin d’habiliter le Gouverneur en conseil à adopter des règlements prescrivant des règles de procédure lors des instances intéressant l’État, à titre de partie ou autrement, le législateur a pris acte de l’interprétation donnée à l’article 27 de la LRCE par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Temelini v. Wright, lequel constituait, à l’époque où ces modifications ont été apportées, la principale autorité pancanadienne sur cette question. Il faut présumer que le législateur connaissait l’État du droit au moment où il a modifié l’article 34 et que s’il avait voulu remettre en question les principes énoncés dans l’arrêt Temelini v. Wright, il aurait modifié l’article 27 plutôt que d’apporter des modifications au seul article 34 de la LRCE. Une telle conclusion s’appuie sur le principe de la présomption de stabilité du droit que l’auteur Pierre-André Côté définit ainsi[51] :
1793. S’il se présente un doute dans l’interprétation d’une loi, un juge peut être justifié, toutes choses étant égales par ailleurs, de préférer le sens qui assure la continuité avec le droit existant à celui qui suppose une rupture avec celui-ci. Le juge Cory, s’exprimant au nom de la majorité dans Rawluk c. Rawluk, a écrit:
« Il est banal mais juste d’affirmer qu’en règle générale le législateur est présumé ne pas s’écarter du droit existant [traduction] “sans exprimer de façon incontestablement claire son intention de le faire” (Goodyear Tire & Rubber co. of Canada v. T. Eaton Co., [1956] R.C.S. 610, à la p. 614). »
1794. Cette présomption est d’autant plus forte que le changement paraît important : l’auteur du texte étant censé connaître le droit existant, il est peu vraisemblable qu’il ait voulu y introduire, sans le dire, des changements importants.
1795. La jurisprudence donne au principe d’interprétation dont il est ici question des formulations très variées. Dans son extension la plus grande, il signifierait que le droit n’est pas modifié au-delà de ce que la loi énonce de façon explicite :
« [O]n ne doit pas présumer qu’une loi modifie le droit au-delà de ce qu’elle déclare expressément. »
1796. Il y aurait donc une « présomption contre toute modification implicite du droit » en vertu de laquelle « on ne peut présumer que le Parlement a l’intention de déroger au droit existant plus qu’il ne le déclare expressément ».
[Références omises]
[75] En ce sens, l’arrêt Temelini v. Wright, dont les principes furent repris et réitérés par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Lantheus Medical Imaging Inc. v. Atomic Energy of Canada Ltd., me paraît toujours avoir une autorité fiable et pertinente.
[76] Quant à l’article 7 du Règlement, je l’interprète de façon différente des parties. Celles-ci lui prêtent un sens qu’il n’a pas. Cette disposition ne détermine pas dans quelles situations un préposé de l’État peut être interrogé, c’est-à-dire dans les cas où l’État est partie ou non aux procédures. Cette question est réglée par l’article 27 LRCE. L’article 7 énonce simplement qu’un préposé ou un dirigeant de l’État peut être appelé à témoigner dans le cadre d’un interrogatoire préalable lorsque la procédure provinciale prévoit qu’un dirigeant ou un employé d’une personne morale partie à un litige peut être interrogé, et qu’en un tel cas, le fonctionnaire ou le préposé de l’État ou de l’organisme mandataire de l’État qui sera interrogé est celui que le sous-procureur général ou le tribunal, par ordonnance, désignera à cette fin.
[77] En conclusion, il me paraît important d’insister sur les propos du juge O’Connor concernant la tendance du droit moderne portant sur l’immunité de la Couronne fédérale : « the modern legislative trend to remove Crown immunity from pre-trial production and discovery obligations and to move towards putting the Crown on an equal footing with everyone else »[52].
[78] À mon avis, cette tendance du droit moderne hostile à l’extension des prérogatives de l’État constituait un élément important à considérer aux fins d’analyser la portée de l’article 27 LRCE.
[79] Un interrogatoire préalable devant porter sur une enquête ou sur un dossier d’enquête renfermant plus de 220 000 conversations interceptées et enregistrées et plus de 630 000 pages de documents respecte-t-il la règle de la proportionnalité? Constitue-t-il une « expédition de pêche » destinée à justifier une demande qui s’appuie sur peu d’éléments de preuve et plusieurs inférences? Ainsi posée, la question donne à l’exercice projeté une image à la fois spectaculaire et déraisonnable. Mais, cette image est-elle trompeuse? Dans le contexte d’un recours collectif entrepris pour le compte de plusieurs centaines de milliers de consommateurs prétendument floués par des fournisseurs de pétrole qui se seraient concertés pour s’entendre sur le prix de vente de l’essence à la pompe, un tel exercice est-il aussi suspect qu’il puisse paraître à première vue? Peut-il se justifier par le fait que les consommateurs ne peuvent se plaindre de tels comportements que s’ils ont accès à l’information colligée par le Bureau, seul organisme capable d’enquêter à l’égard de tels comportements?
[80] Ces quelques questions illustrent combien la règle de proportionnalité nécessite une appréciation contextuelle, en tenant compte de la nature de la demande, de sa finalité et de la complexité du litige.
[81] Qui de mieux placé que le juge chargé de la gestion particulière d’un dossier pour procéder à cette appréciation?
[82] En l’espèce, le juge de première instance, chargé de la gestion particulière de l’instance, a estimé qu’il était dans l’intérêt des parties et d’une saine administration de la justice que l’examen des faits et des documents se rapportant au litige puisse se faire au préalable, afin d’accélérer le déroulement du procès. À cette fin, il a considéré que l’interrogatoire n’allait peut-être pas être aussi important qu’il n’y paraissait à première vue, les requérants devant obtenir une grande quantité d’information provenant de la preuve divulguée dans le dossier Jacques. Une telle décision fondée sur des considérations pratiques que le juge gestionnaire a évaluées mérite une grande déférence. En pareil cas, la Cour d'appel ne saurait intervenir « que s'il est démontré une erreur de droit qui priverait une partie de ses droits »[53]. Ici, les appelants ne soulèvent rien de tel. Ils invitent plutôt la Cour à substituer sa propre opinion à celle du juge gestionnaire, ce qu’elle ne peut faire.
[83] Je reconnais que l’interrogatoire de l’enquêteur-chef peut ressembler, à certains égards, à une expédition de pêche. Par le biais de cet interrogatoire, les intimés Thouin et l’Association cherchent à obtenir d’un tiers non-partie au litige une partie de la preuve des faits qu’ils allèguent dans leur procédure. Cela peut paraître inhabituel. Mais, dans le contexte où les reproches adressés aux pétrolières, distributeurs et détaillants ont trait à des ententes secrètes et concertées sur le prix de l’essence à la pompe en vue de flouer des centaines de milliers de consommateurs, une telle démarche s’explique et se justifie. Le Bureau, en tant qu’organisme étatique spécialisé dans les enquêtes visant à mettre à jour de tels complots, est probablement le seul à pouvoir collecter et détenir l’information sur de tels agissements. Ne serait-ce du Bureau, le simple citoyen pourrait être à la merci des personnes qui se prêtent à de telles activités, étant lui-même incapable d’en faire la preuve.
[84] Aussi, refuser l’interrogatoire préalable de l’enquêteur-chef dans un recours collectif dûment autorisé par le tribunal relativement à une affaire de collusion alléguée pourrait favoriser les intérêts des individus ou sociétés qui, par des ententes secrètes, fixent le prix de biens et de services au préjudice de l’ensemble des consommateurs. Priver les consommateurs de l’information détenue par le Bureau pourrait rendre, en certains cas, de tels recours illusoires. Le Bureau effectue des enquêtes au bénéfice de la population. Sous réserve des règles légales au contraire, dont celles qui protègent la vie privée, l’information provenant de ces enquêtes peut être obtenue dans le cadre d’interrogatoires préalables. J’ajoute que l’opposition à la tenue d’un tel interrogatoire au stade préliminaire, parce qu’il contreviendrait à la règle de proportionnalité, alors que tous conviennent qu’il pourrait se tenir à l’instruction et compliquer son déroulement, relève d’un opportunisme stratégique de mauvais aloi.
[85] Contrairement à ce que plaident les appelants, c’est plutôt le refus d’autoriser l’interrogatoire qui contreviendrait à la règle de proportionnalité.
[86] Cela dit, je formule un commentaire additionnel. Conscient que le principe de la recherche de la vérité n’est pas illimité et qu’en vertu du droit moderne régissant la procédure civile, il doit être modulé en considérant un autre principe directeur, celui de la proportionnalité[54], le juge de première instance a fait preuve de prudence en déterminant le cadre de l’interrogatoire projeté. Par son jugement, il ne permet pas à Thouin et à l’Association d’obtenir la communication de documents. Pour l’instant, il les autorise seulement à interroger l’enquêteur-chef pour obtenir des précisions sur les éléments de l’enquête qui pourraient toucher les territoires visés par le présent recours collectif et, le cas échéant, sur les documents et enregistrements pertinents. Les motifs du juge à ces égards sont clairs et explicites :
[24] Cependant, on ne peut ignorer qu’à ce moment-ci et dans un avenir rapproché, les demandeurs disposeront d’une grande quantité d’information qu’ils auront obtenue dans le cadre du déroulement du recours no 200-06-000102-080 (dossier « Jacques »).
[25] D’ailleurs, les demandeurs eux-mêmes s’interrogent à savoir si l’information dont ils disposent et celle qui leur sera éventuellement communiquée concerne en partie le présent dossier.
[26] Les demandeurs devront faire cette vérification préalablement à toute autre démarche.
[27] Par la suite, ils pourront, le cas échéant, interroger l’enquêteur-chef du Bureau de la concurrence pour obtenir l’information nécessaire à l’obtention des éléments de preuve pouvant se rapporter au présent litige.
[28] Toutefois, il serait prématuré à ce moment-ci d’ordonner la communication de la transcription des communications interceptées autres que celles ayant fait l’objet de la divulgation de la preuve ainsi que la communication de tous les documents au dossier du Bureau de la concurrence recueillie dans le cadre de l’enquête « Octane ».
[87] Les avocats de Thouin et de l’Association sont conscients de ces limites. Ils se sont d’ailleurs engagés, à l’audience devant nous, à restreindre l’interrogatoire de l’enquêteur-chef aux quatre derniers points du plan d’interrogatoire (pièce R-8) déposé en première instance. Ainsi, les questions adressées à l’enquêteur-chef viseront essentiellement à déterminer si les enregistrements ont trait à la fixation des prix de l’essence sur le territoire visé par le recours, s’ils ont tous été communiqués aux accusés qui ont fait l’objet de plaintes pénales, ou s’il y en a d’autres qui ne l’ont pas été, s’il existe une preuve documentaire qui concerne la fixation des prix de l’essence sur le territoire visé par le recours, si cette preuve a été communiquée aux accusés qui ont fait l’objet de plaintes pénales, ou s’il y a d’autres documents qui ne l’ont pas été, etc. Dans ces circonstances, je ne peux conclure que l’interrogatoire projeté puisse être assimilé à une enquête sans fin en vue de découvrir la vérité qui pourrait contrevenir au principe de proportionnalité.
[88] J’ajoute que si des difficultés surgissent lors de cet interrogatoire, les parties pourront s’adresser au juge gestionnaire de l’instance afin de les faire trancher.
[89]
L’appelante Philippe Gosselin & associés inc. et les intimées Les
pétrolières Ultramar ltée, Le groupe pétrolier Olco inc. et Les pétroles Irving
inc. / Irving Oil Operations LTD. de même que les distributeurs Alimentation
Couche-Tard inc., Dépan-Escompte Couche-Tard inc., Couche-Tard inc., et enfin
la PGC, bien que cela la concerne moins, font valoir que l’interrogatoire de
l’enquêteur-chef ne pouvait être autorisé à cette étape du dossier, les
défenses n’étant toujours pas produites. Ils fondent leur position sur les
paragraphes
1045. Le tribunal peut, en tout temps au cours de la procédure relative à un recours collectif, prescrire des mesures susceptibles d'accélérer son déroulement et de simplifier la preuve si elles ne portent pas préjudice à une partie ou aux membres; il peut également ordonner la publication d'un avis aux membres lorsqu'il l'estime nécessaire pour la préservation de leurs droits. |
1045. The court may, at any stage of the proceedings in a class action, prescribe measures designed to hasten their progress and to simplify the proof, if they do not prejudice a party or the members; it may also order the publication of a notice to the members when it considers it necessary for the preservation of their rights. |
[90]
Je partage le point de vue des intimés Thouin et l’Association. Non
seulement l’article
- V -
[91] Pour ces motifs, je propose de rejeter les appels de la Procureure générale du Canada et de Philippe Gosselin & associés limitée avec dépens dans les deux cas.
|
|
|
|
JEAN-FRANÇOIS ÉMOND, J.C.A. |
ANNEXE
Articles 21 à 36 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif[56] : PARTIE II CONTENTIEUX ADMINISTRATIF
Les articles 7 et 8 du Règlement sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif[57] sont libellés ainsi :
[1]
Thouin c. Ultramar ltée,
[2] L.R.C. (1985), c. C-34.
[3]
L’appelante Procureure générale du Canada a reconnu, à l’audience, que
l’enquêteur-chef pourrait être interrogé lors de l’instruction. Voir
également : Pétrolière Impériale c. Jacques,
[4]
Jacques c. Pétroles Irving inc.,
[5] Pétrolière Impériale c. Jacques, supra, note 2.
[6]
P.G. du Qué. et Keable c. P.G. du Can. et autres,
[7] L.R.C. (1985), c. C-50.
[8] (1991) 125 Gaz. Can. II, 3757.
[9]
Thouin c. Ultramar ltée,
[10] Pétrolière Impériale c. Jacques, supra, note 2.
[11] Ibid.
[12]
Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet,
[13]
Ibid., no IX.86, p. 750; Pierre Issalys et Denis Lemieux, L’action
gouvernementale. Précis de droit des institutions administratives, 3e
éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, no 15.13, p. 1338; Friends of the Oldman River Society c. Canada
(Ministre des Transports),
[14] L.R.C. (1985), c. I-21.
[15]
Alberta Government Telephones c.
Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes),
[16] Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1, Cowansville, Édition Yvon Blais, 2014, no 1-127, p. 108.
[17] (1997), 206 A.R. 283 (Alta. C.A.).
[18]
[19]
J.E. 2010-357 (C.S.),
[20] (2007), 257 N.S.R. (2d) 156 (N.S.S.C.), 2007 NSSC 229.
[21] (1999), 44 O.R. (3d) 609 (Ont. C.A.).
[22]
(2013), 115 O.R. (3d) 161 (Ont. C.A.),
[23]
Rizzo
& Rizzo Shoes Ltd. (Re),
[24] Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1983, p. 87.
[25] Supra, note 16.
[26] Supra, note 20.
[27] Supra, note 19.
[28] Supra, note 18.
[29] Supra, note 21.
[30] Supra, note 5.
[31] Canada Deposit Insurance Corp. v. Prisco (1997), supra, note 16.
[32] Temelini v. Wright, supra, note 20.
[33] Ibid.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36]
Pierre-André Côté,
[37] Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), supra, note 22.
[38] Faltenhine v. Bragg Communications Inc. (Eastlink Cable Systems) (2007), supra, note 19.
[39] Goodyear Tire & Rubber co. of Canada v. T. Eaton Co., [1956] R.C.S. 610, à la p. 614.
[40] Supra, note 18.
[41] Ibid.
[42] Ibid.
[43] Lantheus Medical Imaging Inc. v. Atomic Energy of Canada Ltd. (2013), supra, note 21.
[44] (1981), 45 N.S.R. (2d) 111 (N.S.S.C.).
[45] (1993), 123 N.S.R. (2d) 46 (N.S.S.C.).
[46] (1997), 71 A.C.W.S. (3d) 29 (N.S.S.C.).
[47] (1997), 69 A.C.W.S. (3d) 619 (N.S.S.C.).
[48] (2007), 417 A.R. 15 (Alta. C.A.),
[49] [2012] R.J.Q.
847 (C.S.),
[50]
[51] P.-A. Côté, supra, note 35, no 1793 et s., p. 584 et s.
[52] Temelini v. Wright, supra, note 20.
[53] Denis Ferland et Benoît Emery, Précis de procédure civile du Québec, 4e éd., vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 578.
[54] Frédéric Bachand, « Les principes généraux de la justice civile et le nouveau Code de procédure civile », allocution prononcée à la Cour d’appel du Québec le 23 octobre 2015, à paraître dans (2016) 61 McGill Law Journal n° 2.
[55]
Imperial Tobacco Canada Ltd. c. Létourneau,
[56] Supra, note 6.
[57] Supra, note 7.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.