Ordre des ergothérapeutes du Québec c. Office des professions du Québec |
2021 QCCS 4019 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE QUÉBEC |
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N° : |
200-17-030669-204 |
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DATE : |
23 septembre 2021 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
PIERRE OUELLET, j.c.s. (JO 0291) |
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ORDRE DES ERGOTHÉRAPEUTES DU QUÉBEC
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Demandeur |
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c. |
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OFFICE DES PROFESSIONS DU QUÉBEC
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Défendeur |
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ALAIN BIBEAU
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Mis en cause |
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JUGEMENT (sur demande de pourvoi en contrôle judiciaire) |
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Mise en situation
[1]
À la
suite d’une importante réforme du Code des professions[1] (C.P.) concernant entre
autres le nombre de mandats que peut solliciter le président d’un ordre
professionnel, l’Ordre des ergothérapeutes du Québec (l’Ordre) et l’Office des
professions du Québec (l’Office) s’affrontent devant notre Cour quant à la
portée du nouvel article
[2] L’Ordre attaque la légalité d’une décision[2] de l’Office, rendue en date du 18 novembre 2019, lui ordonnant de procéder à la tenue d’une nouvelle élection pour le poste de président alors que le mis en cause, Alain Bibeau (Bibeau)* vient d’être réélu pour un quatrième mandat à la présidence de cet ordre le 8 octobre précédent.
[3] Dans une argumentation très élaborée, l’Ordre plaide principalement :
Ø La décision de l’Office ne contient aucune justification, ce qui la rend invalide en vertu du cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov[3].
Ø L’interprétation de l’Office quant à l’application de l’article 63, contenue dans la résolution[4] indiquant ses orientations à l’égard du renouvellement des mandats à la présidence, est erronée. La nouvelle disposition ne peut avoir quelque effet rétroactif ou rétrospectif. La limitation à trois mandats à titre de président ne s’applique qu’aux situations futures, de sorte que les mandats exercés par un président avant l’entrée en vigueur de la loi (juin 2017) ne lui sont pas opposables lors de la computation des mandats faisant maintenant l’objet d’une limitation.
Ø
L’Office
ne pouvait ordonner une tenue d’élection parce que le secrétaire de l’Ordre n’a
pas transmis l’avis prévu au deuxième alinéa de l’article
Ø Au surplus, à la même époque (2018-2019) l’Office n’a pas appliqué de façon constante et uniforme sa nouvelle orientation. Il a permis aux présidents de deux autres ordres (hygiénistes dentaires et acupuncteurs) de se présenter et d’être réélus pour un 4e et 8e mandat respectivement.
[4] De son côté, l’Office plaide que ses interventions et sa décision d’ordonner une nouvelle élection à cet ordre professionnel sont bien fondées suivant son devoir de protection du public. Entre autres, son avocat nous soumet :
Ø La loi n’est pas rétrospective, étant d’application immédiate à compter de son entrée en vigueur le 8 juin 2017[5].
Ø La décision de l’Office dans le cadre de ses responsabilités de chien de garde des ordres professionnels et incidemment de la protection du public revêt tous les attributs d’une décision raisonnable au sens des arrêts Vavilov et Dunsmuir[6].
Ø La position de l’Office a été exposée de façon précise et complète à l’Ordre au cours de nombreuses correspondances débutant en août 2018 jusqu’à la décision de novembre 2019 de sorte qu’elle est suffisamment justifiée pour respecter les exigences de la jurisprudence en matière de motivation.
Ø L’argumentaire de l’Ordre quant à la nécessité d’un avis préalable de la part de son secrétaire comme condition sine qua non pour que l’Office puisse décréter une élection à la présidence ne tient pas. Il ne s’agit pas d’une condition préalable, mais seulement d’une consultation de l’Office auprès du secrétaire quant aux modalités de la tenue de l’élection.
Ø
Concernant
les deux autres ordres professionnels où les présidents ont été réélus pour un
mandat dépassant la limite du nouvel article
Situation du mis en cause Bibeau
[5] Ergothérapeute de profession, Bibeau s’implique dans son ordre professionnel à compter de 2006, devient membre du conseil d’administration en décembre 2009, est élu président en décembre 2010 et sera réélu pour deux autres mandats triennaux en décembre 2013 et 2016[7].
[6] À la suite de l’entrée en vigueur de la réforme de la gouvernance en 2017, l’Ordre modifie sa structure de direction : l’on scinde les responsabilités de directeur général et de président, de sorte qu’à compter du 8 juin 2018, Bibeau exerce dorénavant les seules responsabilités de président. Philippe Boudreau devient directeur général et secrétaire[8].
[7] Dès l’été 2018, considérant que le mandat du président Bibeau se termine en décembre 2019, l’Ordre entreprend plusieurs échanges avec l’Office, dont la transmission de deux opinions juridiques émises par ses avocats.
1.- La dÉcision de l’office et sa motivation
1.1.- Les Échanges entre l’Ordre et l’Office d’aoÛt 2018 À novembre 2019
[8]
Le 10
août 2018, l’Office adopte des orientations[9] concernant
l’interprétation du nouvel article
«D’ADOPTER
les orientations suivantes en ce qui a trait à l’interprétation du nouveau
premier alinéa de l’article
- Tout mandat exercé ou entrepris avant le 8 juin 2017 par une personne à titre de président d’un ordre professionnel doit être comptabilisé pour déterminer si cette personne est éligible à une élection subséquente à ce titre ;
- La limite de 3 mandats à titre de président vise, au 1er alinéa, l’ensemble des mandats exécutés par une personne au cours de sa vie.»
[9]
Le 10
août, le président Bibeau adresse une lettre[10] au vice-président de
l’Office et y joint une opinion juridique que l’Ordre a obtenue de ses avocats
concernant la portée du nouvel article
«Ma démarche est motivée en ce sens et il m’apparaît important, considérant les incidences potentiellement systémiques et négatives telles qu’elles semblent se dessiner aujourd’hui, que cet enjeu d’interprétation de l’article 63 soit réfléchi d’une manière approfondie et éclairée.»
[10] Le 27 août, la secrétaire de l’Office transmet une lettre[11] à l’ensemble des directeurs généraux et secrétaires des ordres professionnels aux fins de les informer du contenu de la décision de l’Office et conclut ainsi :
«Ces deux orientations guideront donc l’Office dans son action et nous vous informons qu’un projet de règlement transmis qui irait à l’encontre de celles-ci ne pourra être approuvé sans modifications préalables.»
[11] Le 24 septembre, Claude Leblond, vice-président de l’Office, fait suite à la lettre du président Bibeau. Il y réitère le contenu de la décision du 10 août décrivant les orientations de l’Office et la mise au point transmise, fin août, à tous les ordres et conclut ainsi :
«Bien que
les orientations de l’Office ont été adoptées le 10 août dernier, l’opinion
juridique de Me Sylvestre a néanmoins été prise en considération. Je
vous informe que l’Office ne partage pas ses conclusions et qu’en conséquence,
il ne modifiera pas les orientations prises quant à l’interprétation de
l’article
[12] Le 8 octobre 2019, Bibeau est réélu par acclamation président de l’Ordre, son nouveau mandat devant débuter le 6 décembre suivant. Le secrétaire de l’Ordre Boudreau en informe le vice-président Leblond[13].
[13] Dans la semaine suivante, ce dernier transmet une nouvelle lettre[14] au secrétaire Boudreau. Il y rappelle la position de l’Office concernant la portée de l’article 63 : M. Bibeau a déjà accumulé trois mandats à titre de président, de sorte qu’il était inéligible lors de la récente élection. Il invite l’Ordre à corriger la situation et conclut :
«Par ailleurs, en cas défaut d’apporter les correctifs appropriés, soyez informé que l’Office pourrait ordonner la tenue d’une nouvelle élection au poste de président.»
[14] Le 25 octobre, le secrétaire de l’Ordre Boudreau réplique en transmettant à nouveau l’opinion juridique des avocats (Sylvestre et Associés) de mars 2018 en plus de celle d’un autre cabinet d’avocats (Joli-Coeur Lacasse). Il y réitère la position de l’Ordre à l’effet que Bibeau a été légalement réélu et l’informe qu’il soumet la demande de l’Office au conseil d’administration de l’Ordre lors d’une prochaine séance extraordinaire[15].
[15] Trois jours plus tard, le vice-président Leblond répond dans une lettre[16] de trois pages. Il y commente les deux opinions juridiques reçues de l’Ordre, explique en quoi l’Office ne partage pas ces avis et aborde l’interprétation de l’Office. D’entrée de jeu, dans sa lettre, il confirme la position de l’Office :
«Concernant les orientations prises par l’Office des professions du Québec et exprimées à l’ensemble des ordres, il n’est pas de notre intention d’y revenir pour les justifier. Nous sommes d’avis que le législateur ne souhaitait pas déroger au principe de l’effet immédiat de la loi et qu’il n’a pas accordé d’exception pour les personnes ayant exercé un mandat à la présidence d’un ordre avant l’adoption de la loi.
Nous croyons ainsi que le premier
alinéa de l’article
[16] À la suite de cette communication de l’Office, le conseil d’administration de l’Ordre adopte deux résolutions[17] après avoir pris connaissance du rapport de son secrétaire et de la présentation de l’avocat de l’Ordre :
«RÉSOLUTION. Que l’Ordre reconnaît la validité de l’élection de M. Alain Bibeau à la présidence de l’Ordre à l’automne 2019.
RÉSOLUTION. Que Me Sébastien Tisserand soit mandaté pour informer la présidente de l’Office des professions du Québec, Mme Diane Legault, de la position de l’Ordre sur la validité des élections à la présidence de l’Ordre tenue à l’automne 2019 et qu’elle soit invitée à discuter de la situation avec des représentants de l’Ordre.»
[17] Dès le lendemain, conformément au mandat reçu du conseil d’administration de l’Ordre, Me Tisserand transmet une correspondance[18] à la présidente de l’Office, Mme Diane Legault. Il réfère aux deux opinions juridiques préparées par les avocats de l’Ordre, soumet que la position de l’Office ne repose pas sur une opinion juridique indépendante et invite cette dernière à trouver une solution. Enfin, il confirme que l’Ordre entend s’adresser à la Cour si l’Office devait ordonner une nouvelle élection.
[18]
Peu
après, l’Office ordonne la tenue d’une élection à la présidence[19]. Dans les attendus, on
réfère au fait que Bibeau a déjà cumulé trois mandats au moment de sa
réélection en vertu de l’article
[19] Dans la semaine suivante, l’Office informe l’Ordre de sa décision[20]. Entre autres, nous pouvons y lire :
«Les membres de l’Office des professions du Québec ont pris connaissance de la lettre des procureurs de l’Ordre, datée du 8 novembre dernier, ainsi que des deux opinions juridiques qui l’accompagnent. Avec respect, l’Office ne partage pas l’interprétation soumise.
(…)
Nous tenons à souligner qu’au-delà d’un débat juridique, les membres de l’Office, et moi-même au premier chef, souhaitons que la décision de l’Ordre s’inspire des principes de saine gouvernance, qui commandent un renouveau au sein de toute instance décisionnelle.»
1.2.- Position des parties et décision
[20] L’Ordre plaide que la décision de l’Office n’est pas motivée contrairement à ce qu’exige la jurisprudence, même lorsqu’il s’agit d’une décision de nature administrative :
Ø Il reconnaît que l’Office a répondu aux différentes missives qu’elle lui a transmises.
Ø
Toutefois,
ayant reçu les deux opinions juridiques rédigées par ses avocats, l’Office
n’explique pas le raisonnement juridique soutenant son interprétation quant à
l’application de l’article
Ø Bref, il ne fait que s’en tenir à ses orientations adoptées en août 2018 et transmises à tous les ordres professionnels.
[21] De son côté, l’Office nous soumet que cette décision est suffisamment motivée, en tenant compte de l’ensemble des communications échangées entre août 2018 et novembre 2019, du fait qu’il s’agit d’une décision de nature administrative et non pas d’une décision quasi judiciaire dans le cadre d’un débat contradictoire.
[22] Ayant révisé l’ensemble de ces échanges et considéré les représentations des avocats, le Tribunal est d’opinion que la décision est suffisamment motivée eu égard à la nature de la décision et à la mission de l’Office. Il doit voir à une saine application de l’ensemble des lois professionnelles, et ce, à un moment où le législateur vient d’adopter une importante réforme du système de gouvernance des ordres professionnels.
[23] Eu égard à l’enseignement de la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov[21], le Tribunal est d’opinion que la décision de l’Office d’ordonner une nouvelle élection ne souffre pas de lacunes graves, de sorte qu’il n’est pas en mesure de conclure qu’elle ne satisferait pas «aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence»[22].
[24] En conclusion, l’énoncé de la Cour suprême quant à la motivation d’un décideur administratif spécialisé, lorsqu’il interprète et applique sa loi constitutive, s’applique précisément au présent dossier :
«[119] Les décideurs administratifs ne sont pas tenus dans tous les cas de procéder à une interprétation formaliste de la loi. Comme nous l’avons déjà expliqué, il n’est pas toujours nécessaire de motiver formellement une décision. Dans les cas où il faut en fournir, les motifs peuvent revêtir diverses formes. Et même lorsque l’interprétation à laquelle se livre le décideur administratif est exposée dans des motifs écrits, elle pourrait sembler bien différente de celle effectuée par la cour de justice. L’expertise spécialisée et l’expérience des décideurs administratifs peuvent parfois les amener à s’en remettre, pour interpréter une disposition, à des considérations qu’une cour de justice n’aurait pas songé à évoquer, mais qui enrichissent et rehaussent bel et bien l’interprétation.»
[25] Le Tribunal, siégeant en révision judiciaire, se doit de déterminer si la décision de l’Office rencontre les attributs de la raisonnabilité. D’ailleurs, l’Ordre reconnaît que c’est à cet exercice que nous devons nous prêter[23].
2.- L’interprÉtation de l’article 63 par l’Office est-elle dÉraisonnable ?
[26] Avant la réforme de 2017, le premier alinéa de l’article 63 se lisait comme suit :
«63. Le président et les administrateurs, à l’exception de ceux que nomme l’Office en application de l’article 78, sont élus conformément à un règlement adopté en vertu de l’article 65. Ils sont élus aux dates et pour les mandats n’excédant pas quatre ans fixés par règlement pris en vertu du paragraphe b de l’article 93 ; ils sont rééligibles sauf s’ils ont accompli le nombre maximum de mandats consécutifs que peut déterminer l’ordre dans ce même règlement.»
[27] La nouvelle mouture du premier alinéa mis en place par le projet de loi 98, introduit une limite quant au nombre de mandats :
«35. L’article 63 de ce code est modifié par le remplacement du premier alinéa par le suivant :
«Le président et les autres administrateurs sont élus aux dates et pour les mandats d’au moins deux ans mais n’excédant pas quatre ans fixés par règlement pris en vertu du paragraphe b de l’article 93 ; ils sont exigibles à une réélection sauf s’ils ont accompli le nombre maximum de mandats consécutifs que peut déterminer l’ordre dans ce même règlement. Le président ne peut toutefois exercer plus de trois mandats à ce titre.»
[28] Les avocats des deux parties reconnaissent que cette nouvelle disposition n’a pas d’effet rétroactif en ce sens que le mandat du président en exercice peut être complété. En conséquence, point n’est besoin de se référer à des autorités quant à la présomption de non-rétroactivité d’une loi.
2.1.- Position des parties
[29] L’approche de l’Ordre consiste à plaider que la nouvelle loi ne peut s’appliquer qu’à des situations futures à compter de son entrée en vigueur. Si le législateur entendait donner un effet rétrospectif à la nouvelle disposition quant au nombre de mandats, il devait insérer une disposition spécifique à cet effet. En l’absence d’une telle mention, le compteur repart à zéro ce qui signifie que Bibeau pouvait solliciter trois nouveaux mandats à compter de 2019.
[30] L’Office plaide plutôt qu’il ne s’agit aucunement d’une situation de rétrospectivité. Sauf disposition au contraire, la loi nouvelle est d’application immédiate.
[31] De façon plus détaillée, la position de l’Ordre quant à la non-application à Bibeau de l’interdiction de solliciter un quatrième mandat à titre de président s’articule ainsi :
Ø L’Office n’a pas suivi le principe moderne d’interprétation des lois comme le prévoit la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov (par. 117).
Ø En émettant ses orientations, il reconnaît que la Loi comporte des ambiguïtés, d’où la nécessité d’appliquer correctement les règles d’interprétation des lois.
Ø Or, la présomption de non-rétrospectivité s’applique justement parce que l’interprétation faite par l’Office a pour effet de causer des conséquences préjudiciables à un événement antérieur, c’est-à-dire d’empêcher Bibeau de se présenter à nouveau parce qu’il a déjà rempli trois mandats comme président.
Ø Dans le présent cas, la protection du public pourrait se justifier en matière disciplinaire et d’inspection professionnelle, mais non pour de simples règles de gouvernance.
Ø En conséquence, la décision de l’Office de déclarer Bibeau inéligible est déraisonnable.
[32] De son côté, l’avocat de l’Office nous présente une toute autre approche :
Ø C’est le principe de l’effet immédiat de la nouvelle législation qui s’applique. En conséquence, le débat quant au caractère rétroactif ou rétrospectif ne s’avère pas pertinent.
Ø Bibeau ne peut plaider qu’il était en droit de s’attendre à ce que la loi qui auparavant ne limitait pas le nombre de mandats ne sera jamais modifiée. En conséquence, il ne peut plaider bénéficier de droits acquis.
Ø De toute façon, en ce qui concerne la non-rétrospectivité, la situation du président sortant Bibeau découle de ses caractéristiques et de son statut et non pas d’un événement antérieur ce qui serait le cas pour une personne qui a commis une infraction qui entraîne une sanction pénale.
Ø Dans les dispositions transitoires du projet de loi 98, le législateur a prévu que presque toutes les dispositions sont d’application immédiate à compter de l’entrée en vigueur, de façon à ce que le public bénéficie du nouveau processus de gouvernance des ordres professionnels.[24]
2.2.- Analyse et décision
[33] À l’audience, les avocats des deux parties ont commenté amplement à peu près tous les mêmes arrêts et jugements. Pour le Tribunal, la réponse à la question en litige qui nous est soumise se retrouve dans l’arrêt Da Costa[25] et le jugement de notre collègue, le juge Gaudet, dans Applebaum[26].
[34] Da Costa est assujetti à la législation qui régit la distribution des produits et services financiers. En 2006, la Chambre de la sécurité financière dépose une plainte à son encontre comprenant 27 infractions commises entre 1997 et 2004.
[35] L’instruction devant le comité se tient en 2007 et 2008 et ce dernier le déclare coupable de toutes les infractions, le 1er mars 2010.
[36] Le débat concerne la quotité des pénalités que le comité peut lui imposer. En décembre 2009, bien après la commission des manquements et même une fois l’enquête terminée devant le comité, le législateur modifie, de façon substantielle, le niveau des amendes tant minimales que maximales.
[37] Mme la juge Thibault, à compter du paragraphe 29, procède à une intéressante révision de la doctrine et la jurisprudence en matière d’interprétation des lois pour ce qui est des notions de rétroactivité et de rétrospectivité.
[38] L’extrait[27] suivant nous permet de bien comprendre ce qu’est l’effet rétrospectif d’une loi :
«[30] Les auteurs traitent aussi d’une autre modalité d’application de la loi dans le temps, l’effet « rétrospectif » de la loi. Dans cette éventualité, le législateur modifie uniquement les conséquences futures des faits accomplis avant la loi nouvelle et respecte celles qui se sont réalisées antérieurement :
Il y a effet rétroactif lorsque la loi nouvelle modifie les conséquences juridiques de faits accomplis avant son entrée en vigueur. L’effet rétroactif normal modifie toutes les conséquences juridiques des faits en question, à quelque moment qu’ils se produisent. Le législateur peut cependant ne modifier que les conséquences futures de faits accomplis, en respectant les conséquences qui se sont réalisées antérieurement à l’entrée en vigueur : c’est qu'on appelle l’effet rétrospectif.[…]
[Emphase dans l’original]
[…]
Le terme « effet rétrospectif » a été retenu par Elmer A. Driedger et Jacques Héron pour désigner cette modalité d’application de la loi dans le temps particulière selon laquelle la loi ne modifie que les effets à venir d’un fait accompli, sans remettre en cause le régime juridique antérieur de ce fait. L’effet rétrospectif suppose donc que la loi nouvelle opère une scission entre les effets d’un fait qui est accompli au moment du changement législatif : les effets antérieurs au changement sont régis par la loi ancienne, mais les effets postérieurs sont régis par la loi nouvelle.
[…]
En pratique, cela signifie que, s’il y a une forte présomption à l’encontre de l’effet rétroactif, la présomption à l’encontre de l’effet rétrospectif se révèle plus faible, car elle se confond avec la présomption du maintien des droits acquis, laquelle possède un poids très relatif (…).[…]»
[Références omises]
[39] Puis elle se réfère à l’arrêt Brosseau[28] de la Cour suprême qui concerne l’application de la loi albertaine s’appliquant au commerce des valeurs mobilières. La Cour suprême souligne les distinctions à faire lorsqu’une loi a pour but de protéger le public.
[40] Toujours dans Da Costa, la juge Thibault résume ainsi l’enseignement de la Cour suprême :
«[34] La lecture des extraits de l’arrêt Brosseau permet de faire certains constats :
1. Le principe de la non-rétroactivité s’applique à la loi qui produit un effet préjudiciable par rapport à un événement antérieur à son entrée en vigueur;
2. Si la peine imposée par la loi en question ne vise pas à constituer une punition pour l'événement passé, le principe de la non-rétroactivité ne s’applique pas. Cette distinction est fondée sur l’idée qu’une loi qui traite dans l’avenir de gestes passés ne peut être considérée comme une loi rétroactive si l’événement passé ne produit des effets différents qu’à compter de l’entrée en vigueur de la loi (effet rétrospectif).
i. Dans cette sous-catégorie des effets qui ne sont pas interdits par le principe de la non-rétroactivité, on retrouve les lois qui imposent une peine liée à un événement passé, lorsque le but de la peine n'est pas de punir, mais de protéger le public.
ii. Pour déterminer si une loi vise à punir, il faut « se tourner vers l'objet de la loi ». S’il s’en dégage que l'intention du législateur est de punir ou de pénaliser une personne pour ce qu'elle a fait, le principe de la non-rétroactivité s’applique. En effet, il s’agit d’un cas classique d’effet rétroactif d’une loi, c’est-à-dire qu’on ajoute une nouvelle conséquence à un événement antérieur à l’entrée en vigueur de la loi.»
[41] Enfin concernant la règle à suivre en matière d’interprétation des lois, elle écrit :
«[36] Le principe moderne d’interprétation des lois adopté par la Cour suprême veut qu’« [a]ujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ».
[42] À l’audience, les avocats nous réfèrent longuement aux publications de deux auteurs réputés en matière d’interprétation des lois, E. Driedger et P.A. Côté.
[43] L’auteur Driedger[29] décrit ainsi l’effet rétroactif par rapport à l’effet rétrospectif :
«A retroactive statute is one that operates backwards, that is to say, it is operative as of a time prior to its enactment. It makes the law different than what it was during a period prior to its enactment. A statute is made retroactive in one of two ways: either it is stated that it shall be deemed to have come in force at a time prior to its enactment, or it is expressed to be operative with respect to past transactions as of a past time (…). A retrospective statute, on the other hand, changes the law only for the future, but it looks to the past and attaches new prejudicial consequences to a completed transaction (…) A retrospective statute operates as of a past time in the sense that it opens up a closed transaction and changes its consequences, although the change is effective only for the future.»
[Soulignements ajoutés]
[44] Dans Applebaum[30], le juge Gaudet résume, de façon claire et limpide, l’approche de Driedger :
«[25] Cette distinction entre rétroactivité et rétrospectivité étant posée, Driedger précise qu’il y a également une présomption contre l’effet rétrospectif de la loi, présomption qui s’apparente sans totalement s’y assimiler à la présomption contre l’effet rétroactif.[…]
[26] Il commence par indiquer que la présomption contre l’effet rétrospectif de la loi ne joue que lorsque celle-ci établit une conséquence préjudiciable fondée sur la base de faits passés. Si la conséquence prévue par la nouvelle loi est avantageuse, même si elle se fonde sur des faits déjà accomplis, la présomption contre la rétrospectivité ne jouera pas.[…]
[27] Lorsque la nouvelle conséquence prévue par la loi nouvelle est préjudiciable, ce qui peut être une nouvelle obligation, une nouvelle pénalité ou une nouvelle incapacité (« a new duty, penalty or disability »), Driedger établit une seconde distinction selon que l’élément qui déclenche l’application de cette nouvelle conséquence préjudiciable (ce que Drieger appelle le « fact situation ») est un « état » ou un « statut » ( « a status or characteristic ») par opposition à un « événement » (« an event »).
[28] Dans l’hypothèse où la conséquence préjudiciable édictée par la loi nouvelle se fonde sur un « état » ou un « statut », elle est applicable peu importe que cet « état » ou « statut » ait été créé avant ou après l’entrée en vigueur de la loi modificatrice. Autrement dit, ce n’est pas donner un effet rétrospectif à une loi que de l’appliquer aux personnes dont l’état ou le statut a été constitué avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle et la présomption contre la « non-rétrospectivité » n’a alors aucune prise.
[29] En revanche, lorsque la loi nouvelle est déclenchée par un « événement », alors on lui conférera un effet rétrospectif si on l’applique de manière à imposer un effet préjudiciable à partir d’un événement qui s’est accompli avant son entrée en vigueur :
(…) where the fact situation is an event (the happening or the becoming something), then the enactment would be given retrospective effect if it is applied so as to attach a new duty, penalty or disability to an event that took place before the enactment.[…]
[30] Driedger se demande ensuite comment on doit procéder pour déterminer dans quels cas une conséquence préjudiciable est fondée sur l’existence d’un « événement » antérieur plutôt que sur une « caractéristique » ou un « statut ».[22] Analysant divers cas décidés par les tribunaux de common law, il en vient à la conclusion que la présomption contre l’effet rétrospectif s’applique si la conséquence préjudiciable (c.-à-d. « a new duty, penalty or disability ») vise à punir un acte commis avant l’entrée en vigueur de la loi, mais qu’au contraire, elle ne s’applique pas lorsque cette conséquence préjudiciable est plutôt destinée à protéger le public :
The presumption [against retrospectivity] does not apply if the new prejudicial consequences are intended as protection for the public rather than punishment for a prior event.»[…]
[Références omises]
[45] Ces différentes références suffisent pour nous permettre de disposer des arguments qui nous sont soumis de part et d’autre. Le Tribunal est en mesure de conclure que le premier alinéa de l’article 63 s’applique dès son entrée en vigueur à toute personne qui sollicite à nouveau le poste de président d’un ordre professionnel et voici pourquoi.
[46] Manifestement, le Code des professions constitue une législation qui vise la protection du public[31].
[47] L’article 63 qui concerne l’éligibilité d’un candidat à la présidence ne créé pas une pénalité ou une nouvelle obligation.
[48] Tout au plus, il pourrait s’agir d’une incapacité du fait de devenir inéligible au poste de président, ce qui serait une conséquence préjudiciable selon l’approche de Driedger. Un tel préjudice découlerait d’un statut ou d’un état, soit celui d’avoir déjà cumulé trois mandats comme président. Il ne s’agit pas d’un événement comme peut l’être le fait d’avoir commis un acte répréhensible par le passé et de faire face, par la suite, à une inculpation criminelle ou pénale.
[49] De toute façon, même si cette dernière qualification peut être retenue, il y a une exception qui consiste à se demander si la conséquence préjudiciable découle de l’application d’une disposition législative qui vise à protéger le public :
«The presumption [against retrospectivity] does not apply if the new prejudicial consequences are intended as protection for the public rather than punishment for a prior event.»[32]
[50] Or, c’est justement ce qu’a retenu la Cour d’appel en appliquant à Da Costa la législation nouvelle quant au seuil de l’amende pour des manquements lors de transactions en matière de services financiers.
[51] Comme dit auparavant, l’exception à la présomption de non-rétrospectivité est encore plus évidente dans le présent dossier. Le législateur modifie le Code des professions afin de favoriser le renouvellement à la tête des ordres professionnels dans le cadre de la réforme de leur gouvernance.
[52] À ce sujet, les propos de la ministre Vallée[33], responsable des lois professionnelles, tant lors de l’adoption du principe du projet de loi 98 que de l’étude détaillée en commission parlementaire, le confirment :
«Mme Vallée : […] Alors, l'article 30 prévoit le remplacement du premier alinéa de l'article 63 pour fixer une durée maximale de deux ans au mandat des membres... une durée minimale, pardon, de deux ans au mandat des membres du conseil d'administration et prévoit aussi le nombre maximum de mandats qu'un président pourra exercer, c'est-à-dire trois.
(…)
Mme Vallée : Bien, c'est certain que le libellé n'exclut pas... et puis ça devient toujours un peu délicat. Lorsqu'on a des gens qui s'intéressent à œuvrer au sein de leur conseil d'administration, l'objectif, ce n'est pas de tasser systématiquement les gens après un certain nombre d'années de vie active au sein de l'organisation, mais c'est sûr qu'à la tête d'un ordre, il est important d'avoir une certaine rotation. On doit permettre d'avoir suffisamment de temps... de donner suffisamment de temps au président pour pouvoir réaliser un certain nombre d'engagements, puis en même temps on veut éviter qu'un président demeure de façon indéfinie à la barre de la direction de l'ordre, puis qu'à un moment donné, ultimement, on vienne scléroser l'organisation parce qu'il n'y a pas de volonté de changement. Donc, on tente de trouver un équilibre entre tout ça.
(…)
Maintenant, les ordres ont aussi la possibilité de limiter le nombre de mandats, ce qui pourrait peut-être venir rendre cette hypothèse complètement impossible. L'objectif qui est visé, c'est vraiment de ne pas faire de la présidence un poste à vie, qui peut parfois constituer un enjeu assez difficile à surmonter pour les ordres qui sont un petit peu pris dans une... qui sont pris parfois avec des directions qui sont difficiles, puis c'est aussi très difficile par la suite pour la suite des choses, pour la transition, pour la relève. Alors, c'est important d'assurer qu'il y ait un certain mouvement au sein du conseil d'administration, au sein de la direction, entre autres pour assurer la relève au sein de l'ordre.»
[53] À l’audience, l’avocat de l’Ordre nous réfère à l’arrêt Tran[34] au soutien de sa thèse quant à l’application de la présomption de non-rétrospectivité au présent cas.
[54] Avec égards, la trame factuelle et procédurale dans cette affaire ne peut s’appliquer au présent dossier. Résident permanent au Canada, M. Tran est reconnu coupable d’une infraction fédérale et condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis de douze mois. À ce moment, l’infraction est punissable d’une peine maximale de sept ans.
[55] Dans les mois suivants, l’agence des services frontaliers du Canada produit un rapport concluant que Tran doit être interdit de territoire au Canada au motif que le crime pour lequel il a été condamné est passible d’une peine d’emprisonnement d’au moins 10 ans. La Cour suprême casse la décision d’expulsion au motif que la règle de la non-rétrospectivité s’applique. Un amendement à la loi venait d’hausser la durée maximale de la peine à au moins 10 ans, alors qu’au moment de l’infraction et de la déclaration de culpabilité, la durée maximale de la peine était inférieure à 10 ans.
[56] Manifestement, la Cour suprême se trouve à conclure que la conséquence préjudiciable pour Tran découle d’un événement, à savoir l’infraction et la condamnation.
[57] Or dans le cas de Bibeau, nous avons conclu que la conséquence préjudiciable, l’inéligibilité, découle d’un état ou d’un statut, le fait d’avoir déjà complété trois mandats.
[58] Rappelons que le Tribunal, siégeant en contrôle judiciaire, n’a pas à se prononcer sur l’opportunité de la décision de l’Office mais seulement à en contrôler la légalité. Le législateur confie à l’Office la responsabilité d’appliquer le Code des professions dans une perspective de protection du public et le Tribunal n’a pas à substituer son opinion, la déférence doit s’appliquer. La décision de l’Office doit être qualifiée de raisonnable.
3.- La décision d’ordonner une nouvelle élection et l’avis du secrétaire de l’Ordre
3.1.- Position des parties
[59] L’Ordre plaide également que l’Office ne pouvait décréter une nouvelle élection parce qu’il n’a pas reçu un avis du secrétaire de l’Ordre comme le prévoit le deuxième alinéa de l’article 63. Il y a lieu de reproduire les trois derniers alinéas de l’article 63, lesquels seront nécessaires pour notre analyse :
«L’Office peut ordonner la tenue d’une élection à la date qu’il fixe, sur avis du secrétaire d’un ordre, dans les cas suivants:
1° une élection n’a pas eu lieu conformément au premier alinéa ou conformément à la loi constituant l’ordre professionnel;
2° il n’y a pas quorum au Conseil d’administration, pour cause de vacance.
L’Office peut ordonner de nouveau la tenue d’une élection à la date qu’il fixe ou nommer une personne éligible pour remplir un poste vacant pour la durée non écoulée du mandat de l’administrateur qu’elle remplace dans les cas suivants:
1° l’élection qu’il a ordonnée en vertu du deuxième alinéa n’a pas eu lieu;
2° le quorum du Conseil d’administration ne peut être obtenu malgré la tenue de l’élection ordonnée en vertu du deuxième alinéa.
L’Office peut nommer une personne éligible pour remplir un poste vacant pour la durée non écoulée du mandat de l’administrateur qu’elle remplace, dans les cas suivants:
1° l’élection qu’il a ordonnée en vertu du troisième alinéa n’a pas eu lieu;
2° le quorum du Conseil d’administration ne peut être obtenu malgré la tenue d’une élection ordonnée en vertu du troisième alinéa.»
[60] Dans sa demande de pourvoi[35], l’Ordre soutient que le Tribunal doit appliquer la norme de la décision correcte, l’Office ne détenant aucune compétence pour décréter une telle élection, de sorte que la décision doit être annulée. L’Office ne peut se réfugier derrière sa fonction institutionnelle «de veiller à ce que chaque ordre assure la protection du public»[36] en ce que le maintien en poste d’un président ne pose aucun risque à l’encontre de la sécurité ou de la protection du public.
[61] Subsidiairement, même sous la lorgnette de la décision raisonnable, cette décision est déraisonnable parce que l’Office s’est arrogé un droit que le législateur ne lui a pas accordé.
[62] Le deuxième alinéa doit être lu comme signifiant que le secrétaire de l’Ordre doit voir à transmettre une confirmation à l’Office après avoir reçu les bulletins de mise en candidature. S’il constate qu’une personne inéligible vient d’être élue, le président en l’espèce, il doit en informer l’Office qui décrètera une nouvelle élection.
[63] De son côté, l’Office plaide que l’avis dont il est fait état au deuxième aliéna signifie que l’Office consulte le secrétaire de l’Ordre quant aux modalités de la nouvelle élection dont la date. L’interprétation que propose l’Ordre équivaut à conférer au secrétaire un droit de véto quant au déclenchement d’une élection. Ainsi, le secrétaire pourrait constater qu’une personne est inéligible ou que le conseil d’administration a entériné une élection pour un mandat d’une durée plus longue que celle prévue par le règlement. Or, s’il ne transmet pas l’avis à l’Office, ce dernier ne pourrait rien faire même si l’élection contrevient aux dispositions du premier alinéa de l’article 63.
[64] En conclusion, l’Office soumet que sa décision doit également être étudiée sous l’angle de la décision raisonnable.
3.2.- Analyse et dÉcision
3.2.1- La norme applicable
[65] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême procède à une mise à jour et à une simplification des normes de contrôle en droit administratif. Elle met de côté la norme de la décision correcte appliquée auparavant aux questions de compétence[37]. En conséquence, sauf exceptions (tel manquement à une règle de justice naturelle), la Cour statue que notre analyse, à l’étape de la révision judiciaire, «a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable»[38].
[66] Toutefois, la Cour prend bien soin de préciser qu’en matière d’interprétation de sa loi habilitante par un tel décideur :
«[68] La norme de la décision raisonnable ne permet pas aux décideurs administratifs d’interpréter leur loi habilitante à leur gré et ne les autorise donc pas à élargir la portée de leurs pouvoirs au-delà de ce que souhaitait le législateur. Elle vient plutôt confirmer que le régime législatif applicable servira toujours à circonscrire les actes ainsi que les pouvoirs des décideurs administratifs. Même dans les cas où l’interprétation que le décideur donne de ses pouvoirs fait l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, un texte législatif formulé en termes précis ou étroits aura forcément pour effet de restreindre les interprétations raisonnables que le décideur peut retenir — en les limitant peut-être à une seule.»
[67] Avec égards, l’Ordre ne nous a aucunement démontré en quoi nous devrions mettre de côté cette présomption quant à l’application de la norme de la décision raisonnable.
3.2.2.- L’Ordre pouvait-il ordonner la tenue d’une Élection ?
[68] Rappelons que dans le cadre du pourvoi qui nous est présenté, le Tribunal n’a pas à déterminer quelle est l’interprétation la plus appropriée à donner à cet article de la loi, mais plutôt si la décision de l’Office de considérer que l’avis du secrétaire de l’Ordre n’est pas une condition sine qua non pour décréter la tenue d’une nouvelle élection revêt les caractéristiques d’une décision raisonnable.
[69] Eu égard aux arguments des deux parties et après une analyse plus poussée des trois derniers alinéas de l’article 63 en ayant en tête l’objectif prévu par ce Code, soit la protection du public, le Tribunal doit se référer à un grand principe en matière d’interprétation tel que décrit dans la Loi d’interprétation[39] :
«41.1. Les dispositions d’une loi s’interprètent les unes par les autres en donnant à chacune le sens qui résulte de l’ensemble et qui lui donne effet.»
[70] Dans ces trois alinéas à l’article 63, le législateur prévoit un processus successif :
Ø L’alinéa 2 constitue le premier niveau d’intervention quant à un ordre pour la tenue d’une élection.
Ø Dans l’éventualité où l’élection ordonnée en vertu de l’alinéa précédent n’a pas eu lieu ou que le quorum au conseil d’administration n’est pas atteint, l’Office décrète «de nouveau la tenue d’une élection» (alinéa 3).
Ø Et dans l’hypothèse où une élection ordonnée en vertu de l’alinéa précédent n’a pas eu lieu ou n’a pas permis d’obtenir le quorum, l’Office nomme une personne pour occuper le poste vacant (alinéa 4).
[71] Manifestement, le législateur a mis en place un processus complet qui prévoit, de façon successive, les différentes étapes pour les interventions de l’Office selon l’évolution de la situation.
[72] Or, retenir la proposition de l’Ordre ferait en sorte que tout ce processus ne pourrait être enclenché que si une condition sine qua non est remplie : l’avis du secrétaire.
[73] Ceci signifie que même si l’Office constate qu’une élection a été tenue en contravention à la loi, il serait paralysé et ne pourrait ordonner une nouvelle élection, et ce, parce que le secrétaire ne lui a pas, dans un premier temps, transmis un avis.
[74] Or, si l’Office ne peut décréter une élection dans un cas prévu à l’alinéa 2, elle ne pourra pas non plus le faire en vertu des alinéas 3 et 4, son pouvoir d’intervention étant freiné dès le départ en l’absence de l’ordonnance prévue au deuxième alinéa.
[75] Une telle interprétation équivaut à donner un droit de véto au secrétaire d’un ordre empêchant l’Office d’exercer les pouvoirs qui lui sont conférés de par sa loi constitutive, soit de veiller à ce que les ordres professionnels se conforment au Code des professions.
[76] Le législateur n’a pu vouloir une telle impasse.
[77] De plus, dans sa demande de pourvoi (par. 36), l’Ordre plaide que l’Office s’ingère dans l’autonomie et l’indépendance institutionnelle dont jouit chaque ordre professionnel.
[78] Avec égards, le Tribunal ne peut retenir cet argument. Autonomie et indépendance dans la gestion de ses affaires ne peuvent signifier qu’un ordre détient le pouvoir de décider si l’Office pourra intervenir en vertu de l’article 63 pour ordonner la tenue d’une élection. Ce serait un non-sens que le législateur ait pu vouloir une telle situation.
[79] Enfin, comme dans notre conclusion au chapitre précédent, le Tribunal se doit de conclure au caractère raisonnable de la décision de l’Office de décréter une nouvelle élection. L’Ordre se devait de démontrer le caractère déraisonnable de cette décision, il n’a pas rencontré son fardeau.
4.- L’incohérence dans l’application de la loi
[80] Sous le titre La demande de sursis, l’Ordre plaide au soutien du motif de l’apparence de droit, que l’Office n’est pas intervenu de manière constante dans l’application de l’article 63 lors de situations similaires à celles du président Bibeau[40].
[81] Il soulève qu’en 2017, des président(e)s de deux ordres professionnels sont été réélus pour un quatrième mandat dans un cas (hygiénistes dentaires) et un huitième mandat (acupuncteurs).
[82] Notons que cette demande de sursis n’a jamais été plaidée. Le Tribunal retient que ces situations nous sont plaidées pour soutenir l’argument que l’Office ne peut plaider être intervenu dans le cas de la réélection de Bibeau au motif de la protection du public. Pourquoi l’a-t-il fait dans certains cas et non dans d’autres ?
[83] La présence de ces allégations dans la procédure du demandeur a amené l’Office à produire une volumineuse documentation pertinente à ses décisions concernant quatre ordres professionnels, et ce, en 2017 et 2018.
[84] À l’audience, se référant à la documentation, l’avocat de l’Office nous démontre que dans deux cas, à savoir les technologues professionnels et les géologues, il a soit ordonné la tenue d’une élection, soit obtenu que le conseil d’administration de l’ordre concerné procède à une nouvelle élection[41].
[85] Toutefois, dans le cas des acupuncteurs et des hygiénistes dentaires, il n’est pas intervenu malgré qu’une personne au poste de président ait été réélue bien au-delà d’un troisième mandat.
[86] Sans nous prononcer sur le bien-fondé des décisions prises ou non dans ces deux cas, le Tribunal est satisfait des explications qui lui sont données à l’audience à savoir que dans un cas, la présidente nouvellement élue a démissionné au cours de l’année suivante entraînant une nouvelle élection et que dans l’autre cas, le mandat se terminait également au cours de l’année suivante.[42]
[87] En conséquence, le Tribunal, à titre d’obiter, n’ayant pas entendu une preuve et des représentations complètes quant à ces deux situations, peut envisager qu’il s’agisse d’un exercice raisonnable de sa discrétion de la part de l’organisme chargé de l’application du Code des professions.
[88] De toute façon, cela ne peut servir d’assise à un quelconque droit dont pourrait se prévaloir l’Ordre des ergothérapeutes au soutien de son recours dans le présent dossier.
[89] Le Tribunal devait se demander si la décision de l’Office de décréter une nouvelle élection au poste de président de l’Ordre des ergothérapeutes est raisonnable et il est en mesure de conclure en ce sens.
[90] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[91] REJETTE la demande de pourvoir en contrôle judiciaire ;
[92] Avec frais de justice en faveur de l’Office des professions du Québec.
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PIERRE OUELLET, j.c.s. |
Me Julien Sapinho Me Sylvain Généreux Therrien Couture Joli-Cœur 2001, avenue McGill College, Bureau 900 Montréal (Québec) H3A 1G1 Pour le demandeur
Me Luc Chamberland Me Mylina Perron-Simard Beauvais Truchon Casier 65 Pour le défendeur |
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Date d’audience : 28 avril 2021
[1] RLRQ, c. C-26; Loi modifiant diverses lois concernant principalement l’admission aux professions et la gouvernance du système professionnel, L.Q. 2017, c. 11, désignée comme étant le projet de loi no 98.
* Afin de faciliter la lecture du présent jugement, le Tribunal pourra utiliser le nom de famille des personnes impliquées sans insérer le prénom ou le préfixe monsieur ou madame en n’ayant aucunement l’intention de leur manquer de respect ou de faire preuve de familiarité.
[2] Pièce P-13, Décision 2019-353.
[3]
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov,
[4] Pièce D-1, Décision 2018-226, 10 août 2018.
[5] Préc., note 1, art. 155.
[6]
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick,
[7] Demande de pourvoi, allégations nos 8 à 15 non contestées.
[8] Pièce P-4, Avis de nomination publié le 17 mai 2018.
[9] Pièce D-1, préc. note 4.
[10] Pièce D-4.
[11] Pièce D-2.
[12] Pièce D-3.
[13] Pièce P-6, courriel du 11 octobre.
[14] Pièce P-9, 16 octobre.
[15] Pièce P-10.
[16] Pièce P-11, Lettre de l’Office au directeur général et secrétaire, Philippe Boudreau, 28 octobre.
[17] Pièce P-7, Procès-verbal de la 2e séance extraordinaire du conseil d’administration, 7 novembre 2019.
[18] Pièce P-12, 8 novembre.
[19] Pièce P-13, Décision no 2019-353, 18 novembre 2019.
[20] Pièce P-14, 26 novembre, lettre du vice-président de l’Office adressée au directeur général et secrétaire.
[21] Préc. note 3, par. 100, 102 et 119.
[22] Id., par. 100.
[23] Plan d’argumentation du demandeur, section III, par. 6 à 13 et 26.
[24] Article 155.
[25]
Thibault c. Da Costa,
[26]
Ville de Montréal c. Applebaum,
[27] Da Costa, préc. note 25, par. 30.
[28]
Brosseau c. Alberta Securities Commission,
[29] E. Driedger, « Statutes: Retroactive Retrospective Reflections » (1978) 56 R. B. Can. 264. La substance de cet article a ensuite été reprise par l’auteur dans la seconde édition de son ouvrage portant sur l’interprétation des lois (Construction of statutes, 2e éd., Butterworths, Toronto,1983, p. 185 et suiv.).
[30] Préc. note 26, par. 25-30.
[31] RLRQ, c. C-26, préc. note 1, art. 12.
[32] Driedger, préc. note 29, page 203.
[33] QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats de l'Assemblée nationale, 1re sess., 41e légis., 27 septembre 2016, « Projet de loi n° 98 Adoption du principe », 15h50 (Mme Vallée) ;
QUÉBEC, ASSEMBLÉE NATIONALE, Journal des débats de la Commission des institutions, 1re sess., 41e légis., 4 avril 2017, « Étude détaillée du projet de loi n° 98, Loi modifiant diverses lois concernant principalement l’admission aux professions et la gouvernance du système professionnel », 11h40 (Mme Vallée).
[34]
Tran c. Canada (SPPC),
[35] Demande introductive d’instance, par. 59 à 61.
[36] RLRQ, c. C-26, préc. note 1, art. 12.
[37] Vavilov, préc. note 3, par. 67.
[38] Id., par. 23.
[39] RLRQ, c. I-16, art. 41.1.
[40] Demande introductive d’instance, par. 43 à 46.
[41] Pièces D-16 et D-28.
[42] Pièce D-30, Acupuncteurs, pièces D-6 à D-9, Hygiénistes dentaires.
AVIS :
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du plumitif s'avère une précaution utile.