[1] Les appelantes se pourvoient contre un jugement rendu le 3 septembre 2014 et rectifié le 25 septembre 2014 par la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Jacques Blanchard)[1], qui rejette leur recours en réclamation d’indemnités d’assurances et en dommages contre l’intimée.
Contexte
[2] Le 4 mai 2009, l’usine de transformation de volaille de l’appelante 9124-4541 Québec inc. (9124), exploitée par sa filiale, l’appelante Volaille Acton Vale inc. (VAV), est la proie des flammes. Dans les jours qui suivent, un refoulement d’eau se produit dans un bâtiment adjacent à l’usine, lequel abrite les bureaux administratifs de VAV.
[3] L’intimée considère que l’incendie et le refoulement d’eau n’ont endommagé que partiellement les biens de 9124 qu’elle assure.
[4] Elle verse donc à 9124 des indemnités pour les dommages à l’usine, aux équipements et aux bureaux totalisant 392 549 $, alors que 9124 en réclame 5 110 000 $, soit la protection maximale prévue au contrat d’assurance pour ces trois éléments.
[5] Par ailleurs, VAV réclame de l’intimée 700 000 $ en pertes d’exploitation, soit la limite de protection d’assurances à ce titre, ainsi que 386 186 $ pour les marchandises détruites à la suite de l’incendie. L’intimée reconnaît cette dernière réclamation, qu’elle acquitte, mais conclut que VAV n’a subi aucune perte d’exploitation.
[6] La réclamation pour pertes d’exploitation de l’autre appelante, Nutri-Caille ltée (NC), qui s’élève à 517 837 $, subit le même sort. Précisons que NC est aussi une filiale de 9124 qui procède, sur un autre site, à l’élevage et à l’abattage de la volaille destinée à l’usine de transformation.
[7] Enfin, VAV et NC n’ayant jamais repris leurs activités, 9124 perd les quotas d’exploitation détenus à ces fins. Elle tient l’intimée responsable de cette perte qu’elle évalue à 2 164 291,51 $.
[8] Le jugement conclut que les sommes versées par l’intimée aux appelantes les indemnisent adéquatement et rejette leurs réclamations totalisant un peu de plus de huit millions de dollars.
Questions en litige
[9] Le pourvoi soulève des questions de fait qui, pour l’essentiel, consistent à déterminer si l’intimée doit verser des indemnités supplémentaires pour :
a) L’usine de transformation;
b) Les équipements;
c) Les bureaux administratifs;
d) Les pertes d’exploitation de VAV et de NC;
e) La perte des quotas.
Analyse
[10] Avant d’examiner ces questions, il convient de rappeler certains principes de base en matière d’assurance de dommages. L’auteur Didier Lluelles énonce en ces termes l’objectif fondamental de l’indemnité :
L’assurance de dommages a pour but essentiel de procurer à l’assuré une indemnisation pour les dommages résultant de la réalisation du risque.
Elle ne peut, par conséquent, avoir d’autre vocation que celle de réparer un préjudice; l’assuré ne pourrait l’envisager comme un moyen d’épargne ni à plus forte raison comme une source d’enrichissement.
L’assureur de dommages ne s’engage qu’à réparer le préjudice subi au moment du sinistre et pas plus.[2]
[Soulignements ajoutés]
[11] Le formulaire « ASSURANCE DES BIENS - BÂTIMENTS ET/OU CONTENU » prévoit en ce sens que :
En cas de pertes ou de dommages causés à un bien assuré pendant la durée du contrat, par un risque assuré, l’assureur indemnisera l’assuré des pertes ou dommages directs ainsi causés […].[3]
[Soulignement ajouté]
[12] En corollaire, l’assuré doit agir avec diligence pour protéger les biens en cas de sinistre, comme le prévoit l’article 13.2.3 des « Dispositions Générales » du contrat d’assurance :
13.2.3. [L’assuré doit] Se charger de protéger, dans la mesure du possible et aux frais de l’Assureur, les biens assurés contre tout danger de perte ou dommage supplémentaire, sous peine d’assumer les dommages imputables à son défaut.
L’Assuré ne peut abandonner le bien endommagé en l’absence de convention à cet effet.[4]
[13] Il s’agit en quelque sorte d'une variante de l’obligation de minimiser les dommages, qui s’impose en matières contractuelle et extracontractuelle, comme l’énonce l’article 1479 C.c.Q.
[14] Enfin, comme les appelantes s’attaquent aux conclusions factuelles que le juge tire de la preuve, elles doivent démontrer la présence d’erreurs manifestes et déterminantes pour justifier l’intervention de la Cour[5].
[15] Voyons ce qu’il en est.
[16] Les appelantes plaident que les dommages constatés à l’usine, qui exigeaient sa démolition complète, sont attribuables au défaut de l’intimée de prendre les mesures requises pour éviter l’aggravation des dommages causés par l’incendie. Elles reconnaissent que l’incendie n’a causé, initialement, que des dommages partiels à l’usine. Le fardeau de démontrer cette aggravation des dommages repose sur les appelantes.
[17] Or, le juge, après avoir soupesé la preuve, notamment les expertises sur cette question, se dit convaincu que :
[151] Par ailleurs, la dégradation de l’usine telle que constatée par les experts des parties en décembre 2009 et avril 2010 ne peut être attribuée à l’incendie du 4 mai 2009, mais par la présence d’humidité dans ses locaux et sa structure ainsi que par des infiltrations d’eau, dont la majeure partie des zones se situent dans des secteurs qui n’ont pas été touchés par l’incendie.[6]
[18] Les appelantes soutiennent que cette conclusion est erronée au motif que l’usine était exploitée, jusqu’au moment de l’incendie, sous l’œil attentif des autorités sanitaires et qu’au surplus, l’intimée avait accordé une garantie « valeur à neuf » sur ce bâtiment.
[19] Ces arguments sont sans fondement. La preuve démontre qu’il n’entrait pas dans la mission des autorités sanitaires de vérifier l’intégrité structurelle de l’usine, outre le fait que certaines anomalies avaient déjà été constatées. Par ailleurs, l’inspection visuelle de l’usine par un représentant de l’assureur n’emporte pas la renonciation d’examiner le bâtiment à la suite de l’incendie afin de vérifier l’étendue des dommages qui en découlent. La protection « valeur à neuf » signifie simplement que si l’assuré remplace le bien, il peut obtenir son plein remboursement, selon les conditions énoncées au contrat d’assurance. Cela ne permet pas de présumer l’état du bien s’il n’y a pas de remplacement. À titre d’exemple, l’état de vétusté du bien non remplacé justifie l’utilisation d’un facteur de dépréciation de ce bien.
[20] Le juge explique de manière convaincante les raisons pour lesquelles il accepte les conclusions de l’expert Chabot, tant en ce qui concerne l’antériorité des atteintes à la structure de l’usine qu’à la probabilité de sa réhabilitation à l’été 2009. Le juge fait notamment référence à de nombreuses photographies qui démontrent l’état des lieux entre mai et juillet 2009. Les appelantes ne font voir aucune erreur à cet égard.
[21] Notons également que le constat du juge selon lequel la seule preuve concernant l’évaluation des dommages causés à l’usine émane de l’intimée est fondée, les appelantes ayant adopté la position que la perte était totale et justifiait le versement de l’indemnité maximale prévue au contrat d’assurance.
[22] Enfin, c’est à tort que les appelantes soutiennent que l’intimée avait pris à sa charge la protection et la réparation de l’usine. Le juge conclut que, dès son intervention le 5 mai 2009, la représentante de l’intimée demande aux appelantes de barricader les ouvertures pratiquées par les pompiers. En outre, les appelantes retiennent dans les jours qui suivent les services d’un entrepreneur qui doit procéder aux réparations nécessaires à la suite de l’incendie. Elles ne laissent jamais entendre à l’intimée à ce moment qu’elles considèrent que l’usine doit être entièrement reconstruite. Dans ce contexte, les appelantes ne peuvent plaider l’inaction de l’intimée, le juge retenant plutôt leur laxisme.
[23] Les appelantes soutiennent que l’ensemble des équipements de l’usine aurait dû être considéré comme perte totale. Le juge rejette cette demande. Il appuie ses conclusions sur l’expertise du chimiste Dumont ainsi que sur le rapport de la firme spécialisée en nettoyage appelée sur les lieux par l’intimée à l’été 2009. Cette entreprise spécialisée s’est engagée à effectuer le nettoyage complet des équipements et du bâtiment en assortissant son offre de service d’une garantie de conformité aux normes sanitaires en vigueur.
[24] Le juge explique les motifs qui l’amènent à préférer l’expertise du chimiste Dumont à celles des experts Fauvel et Boucher, soumises par les appelantes. Sa conclusion est à l’abri de toute intervention.
[25] Comme pour l’usine, les appelantes admettent que le refoulement d’eau n’a que partiellement endommagé les bureaux administratifs. Elles réclament cependant sa perte complète au motif que l’intimée aurait négligé de procéder aux réparations requises et les aurait, de surcroit, empêché de procéder aux travaux qui auraient permis d’éviter l’aggravation des dommages.
[26] Accordant plus de crédibilité au témoignage de la représentante de l’intimée, madame Asselin, qu’à ceux des représentants des appelantes, le juge conclut que l’intimée n’a été avisée du refoulement d’eau dans les bureaux administratifs que le 4 juin 2009. Il retient également que 9124 n’a pas procédé aux travaux de réparation pour lesquels elle avait été autorisée dès le 16 juillet 2009[7], laissant s’aggraver les dommages résultant du refoulement d’eau. S’appuyant sur le témoignage de l’expert Chabot, le juge est convaincu qu’à cette époque, l’immeuble abritant les bureaux pouvait être réparé. Il note aussi que, le 24 août 2009, le représentant de l’intimée Lessard rappelle à celui des appelantes l’importance de procéder aux réparations à l’immeuble pour éviter toute aggravation de dommages[8].
[27] Dans ces circonstances, il estime que 9124 ne peut réclamer l’indemnité correspondant à la perte totale du bâtiment et accepte l’évaluation des dommages causés par le refoulement d’eau en mai 2009. Les appelantes ne démontrent aucune erreur manifeste et déterminante à cet égard.
[28] Selon le juge, l’usine et les bureaux administratifs pouvaient être réhabilités à l’été 2009. À cette époque, les appelantes n’ont pas manifesté leur opposition à la demande de l’intimée concernant la démolition sélective de l’usine[9]. Au contraire, elles y ont acquiescé, mais elles ont par la suite négligé d’exécuter les travaux requis, malgré l’embauche d’un entrepreneur à cette fin.
[29] Ces constats amènent le juge à conclure que les appelantes n’auraient subi aucune perte d’exploitation à la suite de l’incendie du 4 mai 2009 si elles avaient procédé comme prévu, les travaux pouvant être parachevés en huit semaines, auxquelles s’ajoutent quatre semaines pour le nettoyage.
[30] Dans ce contexte, le juge procède à un examen soigné de la situation financière de VAV et NC avant l’incendie, ainsi qu’à l’analyse de leurs résultats d’exploitation postérieurs, afin de déterminer les pertes encourues par VAV et NC au cours de cette période de douze semaines. L’analyse prend appui sur l’opinion des experts de l’intimée, que le juge préfère à celle des experts des appelantes. Il résulte de cet examen que VAV et NC n’ont subi aucune perte d’exploitation pour la période de douze semaines qui était nécessaire à la reprise de leurs activités commerciales.
[31] Au-delà de leur désaccord avec le choix du juge concernant les expertises comptables, les appelantes ne pointent aucune erreur manifeste et déterminante justifiant d’écarter le raisonnement du juge à cet égard.
[32] Il convient de souligner que la valeur des quotas ne fait pas l’objet d'une protection d’assurance. Toutefois, 9124 réclame cette perte, qu’elle évalue à 2 164 291,51 $, au motif que VAV et NC n’ont pas été en mesure de reprendre leurs exploitations d’élevage, d’abattage et de transformation de la volaille par la faute de l’intimée, ce qui aurait, par conséquent, entraîné la perte des quotas.
[33] Les appelantes estiment que l’intimée, par ses représentants, a fait preuve d’incompétence et de mauvaise foi, donnant ainsi ouverture à sa réclamation en dommages.
[34] Selon le juge, les représentants de l’intimée ont agi de bonne foi, dans le respect des obligations de l’intimée. Cette conclusion trouve largement appui dans la preuve.
[35] Ce constat suffit pour rejeter la réclamation pour la perte de quotas. Le juge ajoute qu’il s'agit en outre d'un dommage indirect qui résulte du défaut des appelantes de minimiser leurs dommages. Elles auraient pu reprendre leurs activités dans les délais de réhabilitation démontrés par la preuve, évitant ainsi la perte des quotas.
[36] Les appelantes ne démontrent aucune erreur manifeste et déterminante dans cette analyse.
[37] Considérant le sort de l’appel, la demande en intervention volontaire présentée en début d’audience par Corporation Puissance-Pouvoir Hébraique/Hebrew Strength-Power Corporation, au motif qu’elle détiendrait une hypothèque mobilière sur le produit d’assurance dévolu aux appelantes, devient sans objet.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[38] DÉCLARE sans objet la requête en intervention volontaire de Corporation Puissance-Pouvoir Hébraïque/Hebrew Strength-Power Corporation.
[39] REJETTE l’appel, le tout avec frais de justice.
[1] 9124-4541 Québec inc. c. Intact, compagnie d'assurances, 2014 QCCS 4250 [Jugement entrepris].
[2] Didier Luelles, Précis des assurances terrestres, 5e éd., Montréal, Thémis, 2009, p. 343.
[3] Id., p. 241.
[4] P-6 : Copie des formulaires pertinents aux couvertures émises.
[5] Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235.
[6] Jugement entrepris, paragr. 151.
[7] Pièce D-1; cette lettre mentionne que les travaux pourront débuter dès que l’évaluateur de l’intimée aura effectué le relevé des dommages, ce qui survient le 20 juillet 2009. Cela explique la conclusion du juge que les travaux pouvaient être entrepris par les appelantes à compter du 21 juillet 2009.
[8] Pièce D-8, p. 2.
[9] Procédé par lequel on démolit la partie d'un bâtiment la plus endommagée, en s’éloignant jusqu’à atteindre les parties intactes.
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