Gagnier et Tribunal administratif du logement | 2022 QCCFP 6 |
COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||||
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DOSSIER N° : | 1302359 | |||||
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DATE : | 1er mars 2022 | |||||
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DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF : | Denis St-Hilaire, membre suppléant | |||||
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ANDRÉ GAGNIER | ||||||
Partie demanderesse | ||||||
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT | ||||||
Partie défenderesse
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PATRICK SIMARD | ||||||
Partie intervenante | ||||||
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DÉCISION INTERLOCUTOIRE (Article 119, Loi sur la fonction publique, RLRQ, c. F-3.1.1 et article 81.20, Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1) | ||||||
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[1] Le 16 octobre 2021, Me André Gagnier dépose à la Commission de la fonction publique (Commission) une plainte de harcèlement psychologique, en vertu de l’article 81.20 de la Loi sur les normes du travail[1], contre son employeur le Tribunal administratif du logement (TAL).
[2] La plainte fait notamment état du comportement de Me Patrick Simard, président du TAL, qui serait à l’origine de cette situation de harcèlement.
[3] Elle est accompagnée d’un document de 6 pages exposant les motifs au soutien de cette plainte.
[4] Le 14 décembre 2021, le TAL dépose une demande de précisions mentionnant que la plainte de Me Gagnier représente « un énoncé d’hypothèses et de conjectures » qui nécessiterait des informations additionnelles afin de pouvoir assurer sa défense pleine et entière.
[5] Plus particulièrement, le TAL demande à la Commission d’émettre une ordonnance interlocutoire afin de contraindre le plaignant à préciser :
1) Les faits et gestes reprochés par le plaignant et dont il prétend être personnellement une victime;
2) Le nom des personnes ayant commis ces faits et gestes;
3) Le nom des témoins de ces faits et gestes;
4) La date et le lieu où se sont produits ces faits et gestes.
[6] Le plaignant s’oppose à cette demande.
[7] Il mentionne que depuis le dépôt de sa plainte pour harcèlement psychologique, d’autres évènements sont survenus, et ils s’inscrivent dans la même démarche qu’il reproche au TAL. Sa plainte sera donc amendée pour faire état de ces nouveaux faits formant la trame du harcèlement. Il propose ainsi d’attendre cette plainte amendée avant d’insister pour les précisions demandées au motif que la plainte originale serait vague.
[8] La Commission doit répondre à la question en litige suivante : les précisions demandées par le TAL lui sont-elles nécessaires pour qu’il puisse adéquatement se préparer à l’audience?
[9] La Commission répond par la négative à cette question et juge qu’il n’est pas nécessaire d’émettre l’ordonnance de précisions demandée par le TAL.
CONTEXTE ET ANALYSE
[10] La jurisprudence a énoncé au fil du temps les critères qui servent à se positionner sur une demande de précisions et a mis en lumière son importance dans la conduite d’un dossier, autant pour les parties impliquées que pour le décideur qui aura à trancher le litige[2].
[11] Ces critères sont notamment détaillés dans la décision L’Espérance c. Korman[3] :
[7] Quant à la jurisprudence, elle a énoncé les critères relatifs à une demande de précisions.
[8] Ce qu'est une requête pour obtenir des précisions:
- Elle sert à éviter une surprise de la part du demandeur;[2]
- elle sert à permettre au défendeur de plaider intelligemment;[3]
- elle vise à permettre à chaque partie de connaître avec une précision raisonnable les faits que la partie adverse tentera de prouver au procès;[4]
- elle vise à permettre une défense pleine et entière;[5]
- elle vise à encadrer le litige qui sera soumis à l'appréciation du tribunal.[6]
[9] Ce que n'est pas une requête pour obtenir des précisions:
- elle ne peut forcer le demandeur à révéler tous ses moyens de preuve[7] ni le contenu de documents privilégiés et confidentiels[8];
- elle ne doit pas servir à évaluer la probabilité de succès de la preuve de la partie adverse[9];
- elle ne constitue pas une demande d'expliquer ce qui a déjà été expliqué!
[Transcription textuelle]
[12] Ainsi, la demande de précisions ne doit pas servir à avantager une partie au détriment de l’autre. Bien au contraire, elle doit permettre de les placer en quelque sorte, dans une situation d’équilibre raisonnable relativement à la préparation d’une éventuelle audition sur le fond du dossier.
[13] Le concept de défense pleine et entière, bien que tiré du droit criminel, est souvent utilisé pour justifier une telle demande. En droit civil, il sera davantage question de la notion d’équité procédurale.
[14] Elle constitue, en certains cas, une mesure qui permet de connaître les reproches ou les allégations de l’autre partie lorsqu’ils demeurent vagues, imprécis ou incomplets. La demande de précisions découle directement des principes de justice naturelle et des exigences de l’équité procédurale.
[15] La requête ne doit pas conduire à une demande de divulgation de la preuve.
[16] Dans Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MEDAC) et société Financière Manuvie[4] le tribunal utilise des critères fort éclairants afin d’éviter qu’une requête en précision soit utilisée à des fins stratégiques qui auront pour effet de forcer la divulgation de la preuve.
[28] Le Tribunal retient les six critères suivants pour trancher de la suffisance des allégations :
1. Le Code de procédure civile impose à la partie demanderesse l'obligation de dénoncer suffisamment les faits à la base de sa réclamation. Le niveau de précision des allégations doit être suffisant pour que la partie adverse puisse raisonnablement comprendre ce que l'autre partie a l'intention de prouver[11]. L'objectif est d'éviter que la partie adverse soit prise par surprise et ne puisse être en mesure de préparer une défense intelligente[12]. Un acte de procédure n'est pas un mémoire à l'appui d'une réclamation[13], sa fonction est de délimiter et encadrer le litige[14].
2. La requête en précisions ne peut être utilisée par la partie défenderesse afin de forcer la partie demanderesse à lui révéler tous ses moyens de preuve[15]. Le but d'une telle requête n'est pas d'autoriser la partie défenderesse à imposer à son adversaire l'obligation de dévoiler comment il entend prouver ses faits ou avec quelle preuve il entend les prouver[16]. La requête du défendeur doit se limiter aux faits nécessaires à la préparation de sa défense[17], c'est-à-dire uniquement les faits principaux et non les faits secondaires[18]. La vérification par la partie défenderesse des détails précis à la base des faits allégués relève plutôt de l'interrogatoire au préalable avant défense[19].
3. Un acte de procédure doit être considéré dans son ensemble lorsque vient le temps de trancher de la suffisance des allégations. Un paragraphe ne doit pas être isolé du reste de la procédure, car le tribunal doit déterminer du caractère précis ou non d'une allégation en fonction de la totalité de l'acte[20].
4. Les parties sont maîtres de leur dossier[21]. La communication des pièces ne relève pas de la discrétion de la partie adverse; celle-ci ne peut s'immiscer dans la manière dont l'autre partie désire faire sa preuve[22]. On ne peut forcer la partie adverse à communiquer une pièce que s'il ressort « clairement des allégations d'une partie qu'elle entend invoquer une pièce lors de l'audience »[23].
5. Le tribunal ne peut refuser une demande de précisions au seul motif que les faits sur lesquels elles sont demandées sont connus de la partie adverse[24]. Cependant, il y aura exception à cette règle lorsqu'il est clair que la partie adverse est censée être beaucoup plus au courant des précisions demandées que la partie requérante[25].
6. L'article 2 du Code de procédure civile doit guider le tribunal dans son analyse de la suffisance des allégations. Le tribunal doit interpréter libéralement les allégations en faveur de la partie dont elles émanent. Le but de la requête en précisions est de faire apparaître le droit et non de nuire à la partie adverse en paralysant son recours[26].
[Transcription textuelle]
[17] La Commission rappelle que, dans ce litige, le fardeau de la preuve repose sur le plaignant. C’est ce dernier qui doit établir, selon la règle de la prépondérance de la preuve, qu’il a été victime de harcèlement psychologique. Pour ce faire, il doit démontrer à la Commission la présence des cinq éléments énumérés dans l’article 81.18 de la LNT :
1) une conduite vexatoire;
2) qui se manifeste par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés;
3) hostiles ou non désirés;
4) qui porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique;
5) qui entraîne un milieu de travail néfaste.
[18] Les auteurs Poirier et Rivest définissent ainsi une conduite vexatoire[5] :
Une conduite a un caractère vexatoire lorsqu’elle est humiliante ou abusive pour la personne qui la subit. La personne sera diminuée, dénigrée tant sur le plan personnel que professionnel.
[19] Or, dans le document accompagnant sa plainte, Me Gagnier expose longuement les motifs qui l’ont conduit à la déposer et il mentionne plusieurs faits qui lui permettent de soutenir qu’il est victime de harcèlement psychologique.
[20] Il est possible d’en identifier au moins une vingtaine dont la Commission aura éventuellement à en apprécier la véracité et la force probante.
[21] Compte tenu de ce qui précède, la Commission juge que la plainte et le document l’accompagnant permettent au TAL de se préparer adéquatement et intelligemment à l’audience.
[22] En effet, les motifs et les faits exposés par le plaignant sont suffisamment précis pour circonscrire le litige.
[23] Faire droit à cette demande de précisions aurait pour effet de demander à Me Gagnier d’expliquer ce qu’il a déjà expliqué, ou pire encore, d’exposer ses moyens de preuve.
[24] À cet égard, la Commission partage entièrement les propos de l’arbitre François Blais dans l’affaire Commission scolaire des Monts-et-Marées c. Syndicat de l’enseignement de la région de la Mitis[6] :
N’oublions pas que nous en sommes seulement au stade préliminaire, et qu’il ne s’agit pas ici de faire, par le biais des précisions, l’audience avant l’audience comme telle du grief. D’autant plus que si la demande en précisions est rejetée, le cas échéant, cela n’implique pas que la requérante sera forclose de plaider. Elle pourra présenter sa défense après avoir entendu la preuve de l’employeur, et elle aura tout le loisir de contre-interroger les témoins de ce dernier, conformément à ce qui a été décidé dans l’affaire Centre d’accueil Acton Vale et Syndicat des salariés(es) du Centre d’accueil d’Acton Vale, ASSS 2001A-161 (F.Léger), cité par Linda Bernier, Guy Blanchet, Lukasz Granosik et Éric Séguin dans leur ouvrage Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs du travail, 2e éd., m-à-j 2017-2, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, à la page IV/1-4, par. 1.005, 2ième paragraphe.
[25] Avec respect pour l’opinion contraire, je ne suis pas d’avis que la plainte de Me Gagnier est à sa face même un énoncé d’hypothèses et de conjectures comme le prétend le procureur du TAL. La situation est complexe, j’en conviens, mais les situations de harcèlement psychologiques le sont aussi bien souvent.
[26] En conclusion, la Commission juge qu’il n’est pas nécessaire, dans les circonstances, d’émettre une ordonnance de précisions à l’égard de la plainte déposée par Me Gagnier.
POUR CES MOTIFS, LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE :
REJETTE la demande de précisions déposée par le Tribunal administratif du logement.
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Original signé par :
__________________________________Denis St-Hilaire
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Me Laurent Debrun Spiegel Sohmer Procureur de Me André Gagnier | |||
Partie demanderesse | |||
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Me Sébastien Gobeil Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l. Procureur du Tribunal administratif du logement Partie défenderesse
Me Simon-Pierre Hébert BCF S.E.N.C.R.L. Procureur de Me Patrick Simard Partie intervenante
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Date de la prise en délibéré : | 20 janvier 2022 | ||
[1] RLRQ c. N-1.1.
[2] Regroupement des citoyens du secteur des constellations c. Lévis (ville de), 2015 QCCS 4837 (CanLII); Énergie Atomique du Canada ltée c. Hydro Québec, 2013, QCCS 2797 (CanLII); Groupe Maco inc. c. Mecan-Hydro inc., 2014 QCCS 2607 (CanLII); Dion c. Vachon, 2014 QCCQ 2607 (CanLII).
[3] L’Espérance c. Korman, 2007 QCCS 1547 (CanLII).
[4] Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MEDAC) et Société Financière Manuvie, 2012 QCCS 3422 (CanLII).
[5] Guy Poirier et Robert L. Rivest, avec la collaboration de Hélène Fréchette, Les nouvelles normes de protection en cas de harcèlement psychologique au travail : une approche moderne, Cowansville (Québec), Éditions Yvon Blais, 2004, p. 155.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.