[1] Le 12 janvier 2015, la Cour rejetait l’appel déposé par l’appelante contre un jugement de la Cour supérieure rejetant sa requête en oppression et son action dérivée et la condamnant à verser aux intimés 63 084,72 $ à titre de remboursement partiel de leurs honoraires extrajudiciaires et 2 000 $ de dommages moraux à quatre d’entre eux[1].
[2]
Aux termes de ce même arrêt, la Cour réservait également sa compétence
en vue de déterminer si l’appel devait être déclaré abusif au sens des articles
[3] Les conclusions de l’arrêt sont ainsi rédigées :
[3] REJETTE l’appel avec dépens;
[4] RÉSERVE
sa compétence aux fins de déterminer si l’appel doit être déclaré abusif au
sens des articles
[5] PERMET à l’appelante de défendre ses choix procéduraux avant de déterminer, de façon définitive, si son pourvoi a donné lieu à une utilisation déraisonnable et abusive de la procédure d’appel, et, à cette fin, AUTORISE l’appelante, après avoir fait signifier copie aux intimés, de déposer au greffe, au plus tard le 6 février 2015, en cinq exemplaires, un exposé d’au plus dix pages et ses sources, dans un format 21,5 cm x 28 cm (8½ x 11 pouces), rédigé à au moins un interligne et demi (sauf quant aux citations qui doivent être à interligne simple et en retrait). Le caractère à l’ordinateur est de 12 points et il n'y a pas plus de 12 caractères par 2,5 cm.
[6] AUTORISE les intimés, après avoir fait signifier copie à l’appelante, de déposer au greffe, au plus tard le 6 mars 2015, en cinq exemplaires, un exposé d’au plus dix pages et ses sources, dans un format 21,5 cm x 28 cm (8½ x 11 pouces), rédigé à au moins un interligne et demi (sauf quant aux citations qui doivent être à interligne simple et en retrait). Le caractère à l’ordinateur est de 12 points et il n'y a pas plus de 12 caractères par 2,5 cm.
[4] Les raisons ayant amené la Cour à vouloir se prononcer sur le caractère abusif de l’appel sont énoncées dans les motifs du juge Émond, aux paragraphes [200] à [209] :
[200] Le pourvoi de Monique Charland soulevait essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, des questions de faits. Elle a voulu refaire l’ensemble du procès, sans pointer ni alléguer de façon précise les erreurs manifestes et déterminantes qu’aurait pu commettre la juge. Ce faisant, elle a invité la Cour à réévaluer l’ensemble de la preuve et à substituer sa propre opinion à celle de la juge, en faisant valoir qu’elle n’avait pas pris en considération certaines contradictions, sans prendre soin de les identifier. Or, considérant les principes applicables en appel, il s’agissait là d’un pari audacieux.
[201] En effet, il n’appartenait pas à la Cour de réévaluer l’ensemble de la preuve, d’apprécier la crédibilité des témoins et de tirer ses propres inférences. Il ne lui incombait également pas de déceler elle-même les erreurs que la juge a pu commettre pour justifier une intervention et substituer sa propre opinion. Placés devant la même preuve, certains auraient peut-être pu conclure autrement, sur quelques rares aspects du litige. Mais, dans le contexte global de l’affaire, les conclusions de la juge apparaissent justifiées.
[202] Je garde par ailleurs à l’esprit que la décision de la juge est non seulement fondée sur le comportement des parties avant l’institution des procédures, mais également sur celui de Monique Charland au cours des procédures. Sa conclusion selon laquelle son recours s’avère disproportionné et abusif laisse voir qu’elle a considéré les intimés comme étant les véritables victimes dans cette affaire. Et il est vrai que le recours a exigé beaucoup d’efforts, de temps et d’argent de la part des parties. Il en a également exigé beaucoup du système judiciaire.
[203] De tels investissements étaient-ils raisonnables eu égard aux enjeux réels de l’affaire?
[204] À l’instar de la juge de première instance, je ne le crois pas.
[205]
J’ajoute que le non-respect de la règle de proportionnalité s’est
perpétué en appel, alors que Monique Charland a fait fi de l’article
[206] Comme le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Hryniak, notre système de justice civile repose sur le principe voulant que le processus décisionnel doive être juste et équitable, résultat qui ne peut être atteint si la procédure est disproportionnée par rapport à la nature du litige et aux intérêts en jeu.
[207]
Pour ces motifs, je propose de rejeter le pourvoi de l’appelante
et, me fondant sur les articles
[208] À cette fin, je suggère d’autoriser l’appelante à produire un exposé additionnel d’un maximum de 10 pages, sans annexes, et ce, au plus tard le vendredi 30 janvier 2015. S’ils le souhaitent, les intimés pourront produire également un tel exposé, au plus tard le vendredi 13 février 2015.
[209] À la suite de la production de ces exposés, la Cour verra à déterminer si la procédure d’appel de l’appelante s’avère ou non déraisonnable et abusive.
[5] À la suite de cet arrêt, les parties ont déposé leur exposé additionnel.
[6] Pour sa part, l’appelante y explique pourquoi elle a pris la décision de passer outre aux Règles de la Cour d’appel du Québec en matière civile[3], en déposant un mémoire qui, par un habile procédé de renvois à la procédure introductive d’instance réamendée de 114 pages et à l’inscription en appel amendée de 35 pages, contenait un exposé tenant sur près de 200 pages. Voici ce qu’elle écrit :
6. Cette Honorable Cour reproche à l’Appelante d’avoir inclus par référence les faits se trouvant dans sa Requête Introductive d’Instance Ré-amendée (2) datée du 15 janvier 2012 et les questions en litige contenues à son Inscription en Appel Amendée datée du 3 avril 2013.
7. L’Appelante et ses procureurs comprennent les indications données par cette Honorable Cour à cet égard et s’assureront de s’y conformer à l’avenir.
8. Sans vouloir minimiser de quelque manière ce manquement, l’Appelante désire indiquer à cette Honorable Cour que ce choix rédactionnel a été fait uniquement dans le but d’alléger la rédaction du mémoire de l’appelante.
9. En effet,
considérant que l’article
[Transcription intégrale - Nous soulignons]
[7]
Elle prend également soin de préciser ne pas avoir agi de mauvaise foi,
de façon malicieuse ou avec l’intention de nuire. Elle demande à la Cour de
considérer ces éléments dans l’éventualité où elle déciderait que le
non-respect des Règles de la Cour constitue, en l’espèce, une
utilisation excessive ou déraisonnable de la procédure, au sens de l’article
3. Dans un
premier temps, l’Appelante désire indiquer à cette Honorable Cour que,
contrairement aux types de situations que l’on retrouve, entres autres, dans
les décisions jurisprudentielles relatives aux affaires Industries Cover
Inc. (Syndic des) 2115 QCCS 136 (voir Onglet No. 1) et Thériault-Martel
c. Savoie
4. Même si l’Appelante comprend à la lecture de l’arrêt de cette Honorable Cour dans la présente affaire que ce type d’agissements ne constitue plus la seule source de droit donnant ouverture à des dommages pour abus de procédure, l’Appelante soumet néanmoins respectueusement que le caractère malicieux et intentionnel ou non des actes reprochés au plaideur pourraient être pris en considération dans la gradation des sanctions pouvant s’appliquer en l’instance.
[Transcription intégrale]
[8] D’entrée de jeu, il convient de préciser que l’abus dont il est question ici n’est pas celui pouvant résulter d’une demande en justice manifestement mal fondée, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il ne met également pas en cause la bonne foi de l’appelante. Celle-ci avait le droit de porter le jugement de première instance en appel, même sur les questions de faits, mais en tenant compte du rôle limité de la Cour d’appel quant aux déterminations factuelles de la juge de première instance.
[9] La question consiste plutôt à déterminer si l’appelante a utilisé la procédure d’appel de manière déraisonnable ou excessive.
[10]
Comme le souligne le juge Émond aux paragraphes [188] à [193] de ses
motifs, l’abus décrit à l’article
[188] L’article 54.1 établit que l’abus peut non seulement résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole, dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent, mais également de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice :
54.1. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d'office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu'une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive. L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics. |
54.1. A court may, at any time, on request or even on its own initiative after having heard the parties on the point, declare an action or other pleading improper and impose a sanction on the party concerned.
The procedural impropriety may consist in a claim or pleading that is clearly unfounded, frivolous or dilatory or in conduct that is vexatious or quarrelsome. It may also consist in bad faith, in a use of procedure that is excessive or unreasonable or causes prejudice to another person, or in an attempt to defeat the ends of justice, in particular if it restricts freedom of expression in public debate. |
[Je souligne]
[189]
En distinguant la notion de « mauvaise foi » de celles
de l’utilisation de la procédure de manière « excessive » ou
« déraisonnable » ou « de manière à nuire à autrui »,
l’article 54.1 déroge à la définition de l’abus de droit de l’article
[190] À ce sujet, les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore écrivent :
L'article
[Références omises] [Je souligne]
[191] Dans l’arrêt El-Hachem c. Décary, la Cour applique ces principes. Elle distingue les concepts de témérité et mauvaise foi. Elle reconnaît qu’une partie peut faire preuve de témérité ou d’un comportement blâmable excessif ou injuste dans l’exercice d’un recours, sans pour autant faire preuve de mauvaise foi. Le comportement blâmable n’exige pas, en soi, la démonstration de la mauvaise foi ou de l’intention de nuire :
[9] Un « comportement blâmable » dans l’exercice d’un recours, c’est aussi, même sans mauvaise foi ou intention de nuire, faire preuve de témérité, par exemple en formulant des allégations qui ne résistent pas à une analyse attentive et qui dénotent une propension à une surenchère hors de toute proportion avec le litige réel entre les parties. En l’occurrence, il est certain qu’un facteur aggravant tient au fait que de telles allégations ont été présentées en demande reconventionnelle dans le cadre d’un recours qui, envisagé de manière réaliste et pratique, avait la simplicité d’une modeste action sur compte.
[Référence omise] [Je souligne]
[192] Ces principes s’appliquent également dans les cas où il y a une utilisation déraisonnable ou excessive de la procédure.
[193] Celui qui utilise ou multiplie les procédures de façon déraisonnable pour faire valoir ses droits, même s’il le fait de bonne foi et sans intention malveillante, peut malgré tout être tenu responsable du préjudice qu’il cause à la partie adverse. En de tels cas, la conduite blâmable, insouciante ou négligente peut être sanctionnée, ces termes ne visant qu’à déterminer l’intensité de la faute génératrice de responsabilité.
[11] Il ajoutait que le comportement de la partie à qui l’on reproche d’avoir utilisé la procédure de façon déraisonnable doit être évalué sous l’œil de la personne prudente et diligente qui, en considérant les coûts et le temps exigés, la finalité de la demande, l’importance des principes qu’elle soulève ou de l’intérêt en jeu, conclurait à une utilisation déraisonnable ou excessive de la procédure :
[197] […] il y aura abus si une personne prudente et diligente, au regard du déroulement de l’instance et du procès, conclurait à une utilisation excessive ou déraisonnable de la procédure et donc, à la faute ou à la négligence de son auteur, en considérant les coûts et le temps exigés, la finalité de la demande, l’importance des principes qu’elle soulève ou de l’intérêt en jeu.
[Nous soulignons]
[12] En usant d’un artifice qui ne pouvait être décelé par le greffe sans effectuer une analyse exhaustive du contenu de son mémoire, c’est-à-dire un procédé de renvois à la procédure introductive d’instance réamendée de 114 pages pour énoncer les faits et à l’inscription en appel amendée de 35 pages pour reprendre ses moyens d’appel et les questions en litige, l’appelante a déjoué les règles. Elle a produit et fait un exposé tenant sur près de 200 pages alors que les Règles de la Cour d’appel énoncent que la partie appelante doit, dans un mémoire d’un maximum de 30 pages[4], « expose[r] succinctement les faits »[5] et « expose[r] de manière concise les questions en litige »[6]. Elle ne fait référence au jugement de première instance qu’à quelques occasions. Elle a plutôt tenté de refaire l’entièreté du débat déjà fait en première instance, entraînant les intimés dans un appel démesuré et inutilement coûteux.
[13] Pourtant, la règle applicable est bien connue. En appel, la Cour ne procède pas à un réexamen complet de la preuve. À moins d’erreurs manifestes et déterminantes, elle doit s’en tenir aux conclusions de fait retenues par le juge. En effet, les faits dans un dossier d'appel sont ceux retenus par le juge après l'administration d'une preuve contradictoire. Ces faits se distinguent de ceux allégués dans une requête introductive d'instance. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une défense écrite nie plusieurs faits allégués et en ajoute d'autres. En somme, les allégations d’une procédure ne constituent pas une preuve.
[14] De l’avis de la Cour, une telle façon de faire, en plus d’être non respectueuse des règles de pratique de la Cour, constitue une utilisation déraisonnable et excessive de la procédure d’appel.
[15] Considérant l’intérêt financier relativement limité du litige — la valeur des actions convoitées était d’à peine 60 000 $ — et la finalité de la demande qui ne soulevait pas de véritables questions de principe, force est de constater que l’appel était un exercice empreint d’ambition excessive et d’insouciance, qui a entraîné les intimés dans un débat disproportionné et parfois totalement inutile.
[16] L’appelante invoque sa bonne foi pour justifier son utilisation excessive, déraisonnable et négligente de la procédure. Il s’avère ici difficile, dans les circonstances particulières de l’affaire, d’imputer à l’appelante l’usage abusif de la procédure d’appel qui découle du choix rédactionnel de ses avocats.
[17] Il est par ailleurs impossible pour cette Cour de se prononcer sur les dommages qu’ont pu encourir les intimés puisque la preuve au dossier ne permet pas de les fixer.
[18] Vu ce contexte, il paraît opportun de déclarer l’avocat de l’appelante solidairement responsable du paiement des dépens accordés aux intimés.
[19] À l’instar des enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Young c. Young, la condamnation personnelle d’un avocat aux dépens peut être de mise lorsque, par exemple, les procédures dans lesquelles l’avocat a agi ont été marquées par la production de documents répétitifs et non pertinents, de requêtes excessives[7].
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[20] PREND ACTE de la reconnaissance d’une erreur dans le choix rédactionnel des avocats de l’appelante;
[21] CONDAMNE les avocats de l’appelante, solidairement avec cette dernière, au paiement des dépens octroyés aux intimés en appel.
[1]
Charland c. Lessard,
[2] Article
[3] RLRQ, c. C-25, r. 14.
[4]
Article
[5]
Article
[6] Ibid.
[7] Young c. Young,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.