Décision

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Éditions Genex inc. c. RNC Media inc.

2014 QCCA 1628

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-024694-143

(500-17-083912-140)

 

DATE :

9 SEPTEMBRE 2014

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L'HONORABLE

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

ÉDITIONS GENEX INC.

PATRICE DEMERS

GENEX COMMUNICATIONS INC.

REQUÉRANTS - défendeurs

c.

 

RNC MEDIA INC.

INTIMÉE - demanderesse

 

 

JUGEMENT

 

 

[1]           Les requérants cherchent à se pourvoir contre l'ordonnance d'injonction provisoire prononcée le 22 août 2014 par la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Stéphane Sansfaçon), leur interdisant d'employer à quelque fin et de quelque manière que ce soit la marque « Dream Team » et leur enjoignant d'en cesser l'emploi. Cette ordonnance se décline en plusieurs conclusions et, conformément à l'article 753 C.p.c., le juge en fixe la durée à 10 jours (terme qui arrive à échéance le 1er septembre 2014).

[2]           Le 28 août 2014, les requérants signifient et produisent au greffe de la Cour une « requête des défendeurs pour permission d'en appeler d'un jugement interlocutoire et pour suspendre l'exécution dudit jugement (Articles 29, 494 et 511 C.p.c.) », requête dont l'audience est d'abord fixée au 2 septembre 2014, puis reportée, en raison d'un nouvel avis de présentation, au 4 septembre. Notons au passage que cette requête, malgré son intitulé, ne comporte pas de conclusion demandant la suspension de l'injonction elle-même. Elle ne comporte qu'une demande de « suspendre les procédures de première instance jusqu'au jugement sur appel », ce qui n'est pas la même chose. D'ailleurs, disons immédiatement que si même on pouvait envisager d'accorder la permission d'appeler, rien ne justifierait que l'on suspende le cours des procédures de première instance. Au contraire, les parties ont tout intérêt à ce que le débat se poursuive et que soit tranché au plus tôt le litige qui les oppose.

[3]           Ceci dit, y a-t-il lieu d'autoriser le pourvoi?

[4]           Une réponse négative s'impose.

[5]           On connaît la règle applicable aux permissions d'appeler des ordonnances d'injonction interlocutoire provisoire, permissions régies par les articles 29 et 511 C.p.c. : seules des circonstances tout à fait exceptionnelles pourront mener à l'octroi d'une telle permission, les fins de la justice, au sens de l'article 511 C.p.c. s'y opposant généralement. L'injonction provisoire, en effet, est de nature discrétionnaire, elle a une durée fort limitée (ce qui rend l'appel presqu'inévitablement caduc) et elle ne lie pas les juges appelés soit à la renouveler soit à prononcer l'ordonnance de sauvegarde prévue par l'article 754.2 C.p.c., l'injonction interlocutoire ou l'injonction permanente. Dans la quasi-totalité des cas, ces caractéristiques font obstacle, en principe et en pratique, à l'autorisation d'appel. À ce propos, voir par exemple : Québec (Procureur général) c. Mathers, J.E. 97-1015; Syndicat des routiers autonomes du Québec inc. c. Québec (Procureur général), J.E. 99-2135 (où l'on rejette la requête malgré certaines déficiences dans la rédaction des conclusions); Vincor (Québec) inc. c. Maison des futailles, s.e.c., 2009 QCCA 887, B.E. 2009BE-501; Boulerice c. Dupuis, 2009 QCCA 885, J.E. 2009-977; Halperin c. Laliberté, 2009 QCCA 1363; Robert c. Raymor Industries inc., 2009 QCCA 1166, B.E. 2009BE-633; Cégep de l'Outaouais c. Beauséjour, 2012 QCCA 834, J.E. 2012-1039.

[6]           Cela étant, on voit plus mal encore comment pourrait être accordée la permission d'appeler d'une ordonnance d'injonction provisoire désormais échue, ce qui est précisément ce que demandent ici les requérants. De ce point de vue, la situation de ces derniers se distingue donc nettement de celle qui est en jeu dans les affaires Magasin Croft inc. c. Gestion Cyrille et Gilles inc., J.E. 97-1814, Teknor Ordinateurs industriels inc. c. Raffo, J.E. 99-1542, Québec (Procureur général) c. 1509-8783 Québec inc., [1995] R.D.J. 504, ou Bureau c. Fédération des caisses d'économie Desjardins du Québec, J.E. 2000-2155, alors que l'injonction provisoire est toujours en vigueur au moment où l'on accorde la permission d'en appeler tout en ordonnant de surseoir à son exécution.

[7]           Les requérants soutiennent néanmoins que les effets de l'ordonnance prononcée par le juge Sansfaçon perdurent malgré qu'elle soit échue, d'où la nécessité de l'appel. Ainsi en irait-il de la conclusion figurant au paragraphe 7a) du dispositif, qui statuerait sur le fond du litige (au sens du premier paragraphe du premier alinéa de l'article 29 C.p.c.) en reconnaissant la marque de commerce Dream Team, alors qu'il n'existerait pas de telle marque de commerce et que, le cas échéant, elle n'appartiendrait pas aux parties (à tout le moins pas à l'intimée).

[8]           L'argument ne convainc pas. Le libellé de cette conclusion du jugement de première instance n'emporte pas la reconnaissance, sur le fond, de l'existence ou de la propriété d'une marque de commerce et même si l'usage du terme « marque » pouvait être reproché au juge, il serait sans aucune conséquence durable, étant fondé sur le constat d'une « apparence de droit », apparence qui peut parfaitement être dissipée aux stades ultérieurs de l'instance.

[9]           On notera d'ailleurs que le renouvellement de l'ordonnance du juge Sansfaçon a été refusé par la Cour supérieure, le 29 août dernier, de sorte que, au jour de l'audition de la présente requête, le 4 septembre, aucune injonction n'était en vigueur. La Cour supérieure a cependant entendu, le 3 septembre, une demande de sauvegarde (ou peut-être s'agit-il d'une nouvelle demande d'injonction provisoire, ce n'est pas parfaitement clair) et elle doit rendre jugement prochainement. Cela étant, autoriser l'appel du jugement du juge Sansfaçon paraît n'être d'aucune utilité.

[10]        Il se trouve cependant qu'une requête pour outrage au tribunal et délivrance d'une ordonnance de comparaître a été produite par l'intimée le 27 août 2014. L'on comprend des explications de l'avocate des requérants que l'appel envisagé se veut, en réalité, un moyen d'échapper à cette procédure, soit en faisant casser l'injonction provisoire, soit en la faisant modifier de manière à ce qu'en rétrospective on ne puisse plus faire grief à ses clients de l'avoir enfreinte.

[11]        Par exemple, et je reprends en mes termes les propos de l'avocate des requérants, la conclusion 8a) du jugement contesté ordonne aux requérants de « remettre à RNC toutes les copies des éditions 2000 à 2014 des Calendriers Dream Team toujours en leur possession ». Cette conclusion serait imprécise, car elle ne permettrait pas de savoir si les requérants devaient physiquement livrer les calendriers en question à l'intimée ou s'ils pouvaient simplement, comme ils l'ont fait, les mettre à son entière disposition tout en la laissant elle-même en prendre possession. Si, la permission d'appeler étant accordée, la Cour devait intervenir pour préciser la conclusion 8a) du jugement du juge Sansfaçon, l'on saurait exactement à quoi s'en tenir, d'où, soutient-on, l'intérêt d'autoriser le pourvoi.

[12]        L'argument doit être rejeté. Si les requérants ont pour objectif d'échapper à l'outrage, ils ont, en l'espèce, d'autres moyens pour le faire de manière efficace, et notamment en faisant valoir le caractère vague, imprécis ou ambigu des ordonnances du juge de première instance (ou encore en faisant valoir, en ce qui concerne la conclusion 8d) du jugement - autre exemple -, qu'ils sont même allés plus loin que ce que leur ordonnait le juge, puisque, affirment-ils, ils ont carrément mis leur page Facebook hors service, ce qui respecterait l'esprit de l'ordonnance, à défaut de sa lettre).

[13]        Pour le reste, je me contenterai de rappeler que, si outrage il y a eu (ce sur quoi je ne me prononce aucunement), il faut considérer que celui-ci demeurerait et pourrait être sanctionné même dans l'hypothèse où l'ordonnance serait cassée par la Cour. Comme l'explique la juge McLachlin dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, p. 973 à 975 (la juge McLachlin était dissidente dans cette affaire, mais non pas sur ce point, et ses propos ont été confirmés dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, paragr. 51 et 74) :

            Le point de vue suivant lequel on doit obéir même à une ordonnance judiciaire invalide tant qu'elle n'est pas annulée par les voies de justice est appuyé aussi par la jurisprudence canadienne antérieure à la Charte et par la common law. La position en common law a été ainsi résumée :

    [TRADUCTION]  Il est bien établi qu'on ne saurait répondre à une accusation d'outrage au tribunal en faisant valoir que l'injonction a été accordée par erreur ni même en alléguant sa nullité. Ce qu'il convient de faire est de présenter une requête attaquant l'injonction ou de former un appel et la cour ne permettra pas que l'injonction soit attaquée accessoirement dans le cadre de procédures pour outrage au tribunal. Là aussi, cependant, les tribunaux ont examiné la sagesse ou la validité de l'ordonnance primitive en décidant de la sanction appropriée.

Voir R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (1983), à la p. 259, et la jurisprudence qui y est citée.

            D'un autre côté, on peut soutenir que, dans le cours normal des choses, il ne devrait pas y avoir d'emprisonnement pour désobéissance à une ordonnance fondée sur un article inconstitutionnel. Selon ce point de vue, la révision de la déclaration de culpabilité d'outrage au tribunal peut être demandée au moment où l'on conteste l'ordonnance parce que, si l'ordonnance est théoriquement valide jusqu'à ce qu'elle soit annulée, il serait injuste de maintenir une déclaration de culpabilité d'outrage au tribunal lorsque la conduite en question consiste à exercer des droits constitutionnels énoncés par les tribunaux. Pendant que la constitutionnalité de la loi est soumise à révision, il conviendrait de demander le sursis, sous condition, de l'exécution de la peine, comme cela se fait souvent lorsque des déclarations de culpabilité en matière pénale sont portées en appel.

            À mon avis, tant qu'elle n'aura pas été annulée, l'ordonnance qui a été rendue en l'espèce par le Tribunal en 1979 et inscrite dans le livre des jugements et ordonnances de la Cour fédérale, demeure valide indépendamment de la violation de la Charte. Il doit en être ainsi. S'il est permis de désobéir aux ordonnances judiciaires parce qu'on croit que leur fondement est inconstitutionnel, on va vers l'anarchie. Le recours des citoyens est non pas de désobéir aux ordonnances illégales mais à demander en justice leur annulation. 

            En l'espèce, les appelants demandent l'annulation de l'ordonnance, pour cause d'atteinte déraisonnable à leur liberté d'expression, ainsi que l'annulation des déclarations de culpabilité et des peines résultant de la violation de l'ordonnance. À mon avis, bien que notre Cour ait compétence pour faire droit à ces demandes en vertu du par. 24(1) de la Charte, qui l'autorise à accorder une réparation convenable dans le cas de violations de la Constitution, les deux demandes doivent être considérées indépendamment l'une de l'autre.

            Comme je conclus à l'invalidité de la disposition législative sur laquelle est fondée l'ordonnance du Tribunal, l'ordonnance ne peut être maintenue. J'accorde donc la demande d'annulation de l'ordonnance du Tribunal. L'annulation ne prend toutefois effet qu'à partir de la date où le présent arrêt est rendu. Pour les fins des procédures pour outrage au tribunal, l'ordonnance doit être considérée comme valide jusqu'à son annulation par les voies de justice. Par conséquent, l'invalidité éventuelle de l'ordonnance ne constitue pas un moyen de défense opposable à la déclaration de culpabilité d'outrage au tribunal.

            Le maintien de la déclaration de culpabilité en l'espèce doit cependant être distinguée de la situation dans laquelle, comme dans l'arrêt R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, il a été décidé que la preuve avait été obtenue illégalement, bien qu'elle ait été recueillie en vertu d'une autorisation qui n'avait pas été annulée. L'infraction d'outrage au tribunal ne dépend pas de la validité de la loi sur laquelle elle est fondée mais sur l'existence d'une ordonnance judiciaire prononcée par une cour compétente. Je confirmerais donc les déclarations de culpabilité des appelants.

[14]        Si cela est vrai en matière de contestation constitutionnelle, cela doit l'être ici, a fortiori, alors que l'on s'en prend à l'opportunité de l'ordonnance prononcée par le juge Sansfaçon. Voir aussi : Modernfold Ltée c. New Castle Products (Canada) Ltd., (1972) C.A. 790. Ce ne serait pas moins vrai s'il s'avérait que soit fondé l'argument des requérants voulant que l'injonction ait été prononcée sans droit à cause d'une faille procédurale dans la manière dont l'intimée a saisi la Cour supérieure (faille qui ne ressort pas du dossier que j'ai en main, il faut le dire).

[15]        Pour le reste, rien dans la requête dont je suis saisie ou dans les arguments avancés à l'audience par les requérants ne montre l'existence des circonstances exceptionnelles qui seules auraient permis d'accorder la permission d'appeler de l'injonction provisoire prononcée le 22 août dernier, si même cette requête avait été présentée en temps utile, ce qui n'est pas le cas.


[16]        Pour ces motifs, la requête est rejetée, avec dépens.

 

 

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

Me Michèle Frenière

LAPOINTE ROSENSTEIN MARCHAND MELANÇON

Pour les requérants

 

Me Éric C. Lefebvre

NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA

Pour l'intimée

 

Date d’audience :

Le 4 septembre 2014

 

AVIS :
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