Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

SNC-Lavalin inc. c. Société québécoise des infrastructures (Société immobilière du Québec)

2015 QCCA 1153

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-008095-132

(200-17-006068-050)

 

DATE :

8 juillet 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

NICHOLAS KASIRER, J.C.A.

GUY GAGNON, J.C.A.

CLAUDE C. GAGNON, J.C.A.

 

 

SNC-LAVALIN INC.

APPELANTE / INTIMÉE INCIDENTE - Défenderesse

c.

 

SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE DES INFRASTRUCTURES, autrefois connue comme étant la SOCIÉTÉ IMMOBILIÈRE DU QUÉBEC

INTIMÉE / APPELANTE INCIDENTE - Demanderesse

et

CENTRE DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DE TROIS-RIVIÈRES

INTIMÉ / APPELANT INCIDENT - Intervenant

et

LES LABORATOIRES SHERMONT INC.

IMS EXPERTS-CONSEILS INC.

INTIMÉES / INTIMÉES INCIDENTES - Défenderesses

et

HERVÉ POMERLEAU INC.

MICHEL PELLERIN

RICARD ET MATHIEU, ARCHITECTES

INTIMÉS - Défendeurs

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L'appelante SNC-Lavalin inc. (« SNC ») se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure rendu le 18 juin 2013 (l'honorable Danielle Blondin)[1], lequel :

Sur la demande principale

·        la condamne solidairement avec l’intimée IMS Experts-Conseils inc. (« IMS ») à payer à l’intimée Société québécoise des infrastructures (« SQI ») 6 668 849,30 $ avec intérêts à compter du 26 août 2005, date de la signification de la requête introductive d’instance, en plus de l’indemnité additionnelle;

·        détermine la part respective de la responsabilité entre ces intimés dans une proportion de 100 % pour SNC et 0 % pour IMS, avec les dépens contre SNC;

·        rejette le recours de SQI contre les intimés Hervé Pomerleau inc. (« Pomerleau »), Les laboratoires Shermont inc. (« Shermont ») et Michel Pellerin, Ricard et Mathieu, Architectes (les « Architectes »), avec les dépens contre SNC;

Sur l’intervention

·        condamne SNC à payer au Centre de santé et de services sociaux de Trois-Rivières (« CSSSTR ») 2 086 294,86 $, avec intérêt et l'indemnité additionnelle à compter du 22 décembre 2006, date de la signification de l'intervention[2], avec les dépens contre SNC incluant les frais d'experts en faveur de CSSSTR et des autres intimés.

[2]           Pour leur part, SQI et CSSSTR ont formé un appel incident qualifié par eux de « subsidiaire » dans lequel ils recherchent, selon le résultat de l’appel principal, une condamnation solidaire contre Shermont, SNC et IMS, tant sur la demande principale que sur l’intervention.

LE CONTEXTE

[3]           La Corporation d’hébergement du Québec (CHQ) est propriétaire du Centre Cloutier-Durivage (le « Centre »), un établissement du CSSSTR.

[4]           En 1998, elle met sur pied un projet d’agrandissement et de réaménagement du Centre, soit la construction d’une annexe pour héberger des personnes âgées à mobilité réduite, un centre de jour, un CLSC et autres services connexes (« l’aile E »).

[5]           Shermont est aux droits de Laboratoire Laviolette inc. pour avoir acquis cette société en 2001. Elle œuvre dans les domaines de l’analyse des sols et du génie des matériaux. En septembre 1998, ses services sont requis pour préparer une étude géotechnique préalable pour notamment déterminer les capacités portantes des sols sur lesquels doit être construite l’aile E. En mai 2001, elle reçoit aussi le mandat pour le contrôle qualitatif des matériaux requis pour ce projet.

[6]           IMS et SNC sont deux sociétés d’ingénieur-conseil. Elles se sont associées dans le but de mener à terme le projet de construction de l’aile E (« IMS/SNC »). À l’intérieur de ce consortium, il est décidé que la première se chargera de l’administration du projet, de la surveillance des travaux, de la réalisation des plans de la structure d’acier du toit et des aménagements extérieurs. La seconde sera responsable de la conception de la structure et des fondations.

[7]           La conception architecturale, la coordination des services professionnels du projet et la surveillance des travaux en collaboration avec IMS/SNC sont données à un autre consortium formé des Architectes.

[8]           En juin 2001, les travaux de construction sont confiés à l’entrepreneur général Pomerleau.

[9]           Au printemps 2003, dès le début de l’occupation du nouveau bâtiment, des fissures apparaissent près des plafonds, les portes des chambres ne ferment plus et les planchers se révèlent anormalement inclinés. Les travaux correctifs exécutés par Pomerleau n’y changent rien.

[10]        En 2004, les experts mandatés par les différents intervenants concluent que la nouvelle construction s’enfonce graduellement dans le sol du côté sud et qu’en l’absence de mesures correctrices majeures le phénomène ira en s’accentuant jusqu’à entraîner la perte totale du bâtiment. Selon ces expertises, le vice qui affecte l’ouvrage est causé par des fondations inadéquates pour le type de sol sur lequel elles reposent, sol composé en partie d’un dépôt argileux normalement consolidé (ou faiblement surconsolidé).

[11]        Le 24 mars 2005, le CHQ met en demeure chacun des intervenants de procéder aux travaux de réhabilitation de l’immeuble. Devant leur refus d’agir, il intente son action en justice le 25 août suivant.

[12]        Les travaux de réhabilitation de l’aile E, au coût de 7 122 422,95 $, s’échelonnent de décembre 2008 jusqu’à l’été 2010. À l’époque, c’est la Société immobilière du Québec[3] qui se porte réclamante pour ces sommes, en plus des coûts encourus durant la durée des travaux liés au déplacement et au réaménagement des services de santé offerts à partir de l’aile E. Cette portion de la réclamation, dont la SQI s’est désistée en 2007, est reprise par le CSSSTR par le biais d’une intervention agressive autorisée le 27 novembre 2007[4].

[13]        Il ressort des procédures que le litige oppose principalement SNC à Shermont.

[14]        Chez SNC, la conception des fondations de l’aile E a été initialement confiée à l’ingénieur Raymond Bleau (« Bleau »). Il se retire du projet au mois d’août 1999, alors que celui-ci est suspendu pour des raisons budgétaires. Au printemps 2000, SNC remplace Bleau par l’ingénieur Adel Zaki (« Zaki »), lequel finalisera la conception en privilégiant des fondations dites superficielles (ou conventionnelles).

[15]        Pour sa part, Shermont, par l’entremise de l’ingénieur André Harnois et de son fils l’ingénieur Marc-André Harnois (« Harnois »), a produit deux rapports géotechniques (si on exclut le rapport préliminaire du 6 octobre 1998). Le rapport « final » du 30 octobre 1998[5] fait état des capacités portantes des sols qui varient en fonction du type de semelles et de leurs dimensions. Il signale également la présence d’un dépôt d’argile silteuse grise. Comme Shermont n’a procédé à aucun test œdométrique, le niveau de consolidation de ce dépôt n’est pas précisé. La pression de préconsolidation de l’argile n’est pas non plus calculée.

[16]        Le 4 décembre 1998, Bleau écrit à Shermont (Laboratoire Laviolette) pour lui signaler que des modifications au sommaire du bâtiment avaient été apportées concernant le sous-sol. En prévision des effets du gel, il désire être informé sur les profondeurs recommandées pour les semelles de fondation, les capacités portantes et les tassements susceptibles de découler de cette modification.

[17]        Avant que Shermont ne réagisse à cette missive, Bleau revient à la charge dans une lettre du 15 décembre suivant. Cette fois, il s’interroge sur la découverte d’un dépôt d’argile « faiblement surconconsolidé » ayant « une consistance très molle » à l’endroit projeté pour la construction de l’aile E. Il a recueilli cette information dans une étude géotechnique de 1980 préparée par le Laboratoire Choisy (le « rapport Choisy ») qui, à l’époque, avait servi aux fins de la construction de l’aile adjacente à celle projetée. Il informe aussi Shermont de son choix d’implanter des semelles de plus grande dimension (3 m x 3 m) et de l’ajout d’un remblai de 800 mm. Il désire savoir si ces nouvelles données viennent modifier le rapport final du 30 octobre 1998.

[18]        Dans un rapport complémentaire du 22 décembre 1998, Shermont conclut que les données apparaissant dans le rapport Choisy n’imposent pas de modifications aux résultats contenus dans celui du 30 octobre. Elle en profite pour préciser les capacités portantes calculées pour des semelles plus larges, tel que demandé par Bleau. Il appert toutefois qu’il existe entre eux un malentendu relativement à l’étendue des modifications apportées au projet, Harnois ayant l’impression que seul le vide technique en avait été retiré et que l’aile E était toujours dotée d’un sous-sol :

[…] Les modifications ne comportant pas de vide technique, les semelles filantes périphériques de la partie sans sous-sol seront situées à l’abri du gel, […].[6]

[Nous soulignons.]

[19]        Bleau a aussi communiqué avec Shermont à quelques reprises durant le mois de janvier 1999, notamment en vue de s’assurer de la validité des conclusions du rapport complémentaire du 22 décembre 1998. La preuve fait voir que l’incompréhension de Harnois quant aux modifications véritables apportées au projet initial (retrait du vide technique et retrait du sous-sol) ne sera jamais dissipée lors des échanges subséquents survenus entre les deux ingénieurs.

[20]        Zaki, qui reprend les rênes de la conception du projet au printemps 2000, n’a aucune communication de nature technique ni avec son prédécesseur Bleau ni avec Shermont. Il agit dans la plus complète ignorance des conversations survenues entre Bleau et Harnois, de l’existence du rapport Choisy et des préoccupations de Bleau soulevées par ce rapport relativement à l’impact de la présence d’un dépôt d’argile normalement consolidé à l’endroit projeté pour la construction.

[21]        C’est en omettant de tenir compte d’une partie importante de l’historique du dossier qu’il accepte de concevoir des semelles qui, dans certains cas, excèdent les dimensions, l’espacement et les profondeurs considérés dans les rapports de Shermont. Pour ce faire, il procède à un simple exercice d’extrapolation linéaire à partir des capacités portantes révélées dans ces rapports, sans pour autant consulter Shermont sur la justesse de ce procédé.

[22]        Contrairement à l’engagement de Bleau contenu dans le devis sommaire du 11 mars 1999, aucun plan portant sur la conception finale des fondations ne sera jamais remis à Shermont pour examen et analyse.

[23]        SNC a prétendu et prétend toujours avoir conçu les fondations de l’aile E conformément à l’analyse géotechnique réalisée par Shermont, dont elle soutient que les calculs se sont révélés erronés au niveau de la capacité portante des sols appelés à supporter les charges du bâtiment, et ce, principalement en raison du fait que ces calculs ignoraient la présence d’un dépôt d’argile normalement consolidé. Les erreurs de Shermont seraient, selon elle, la cause directe et immédiate de la perte de l’immeuble.

[24]        Shermont rétorque que les fondations conçues par Zaki ne tenaient pas compte des paramètres considérés dans ses rapports du 30 octobre et du 22 décembre 1998. Elle ajoute que ses recommandations ont été ignorées par SNC tant au niveau de la dimension des semelles, de leur profondeur, de leur espacement entre elles, de même que les charges maximales pouvant reposer sur celles-ci. Par conséquent, les tassements survenus sous l’aile E auraient pour cause la seule conception déficiente et non conforme aux règles de l’art des semelles mises en place par SNC.

[25]        Shermont ajoute que toute erreur qu’elle aurait pu commettre dans l’évaluation des capacités portantes des sols est de toute façon sans lien causal avec la perte du bâtiment puisque SNC, en recourant à un exercice d’extrapolation non conforme aux règles de l’art, a conçu sans consulter des fondations différentes de celles envisagées au départ.

LE JUGEMENT DONT APPEL

[26]        La juge a conclu que les dommages subis par SQI et CSSSTR résultaient de la seule erreur de SNC en raison de ses plans déficients. Elle précise que, même si Shermont a fourni des capacités portantes erronées, il y a eu rupture du lien de causalité dès l’instant où les ingénieurs de SNC ont choisi d’écarter les paramètres de Shermont pour concevoir des fondations dont les caractéristiques étaient étrangères à celles considérées par cette dernière.

[27]        Au final, elle rejette le recours contre Pomerleau et les Architectes. En ce qui concerne IMS, bien qu’elle ne puisse échapper à la solidarité en raison de l’article 2118 C.c.Q., la juge lui attribue 0 % de responsabilité.

I)        L’appel principal

LES MOYENS D’APPEL

[28]        Précisons au départ que SNC ne remet pas en cause les conclusions de la juge qui ne retient aucune faute à l’égard de Pomerleau, des Architectes ni contre IMS pour sa surveillance des travaux.

[29]        L’inscription en appel de SNC énumère sept moyens d’appel qu’il convient de reprendre :

1.         La juge de première instance a-t-elle commis une erreur de droit en ne motivant pas suffisamment sa décision?

2.         La juge de première instance a-t-elle commis une erreur mixte de fait et de droit en concluant à des fautes et erreurs contenues dans les plans de [SNC]?

3.         La juge de première instance a-t-elle commis une erreur mixte de fait et de droit en concluant à la responsabilité de [SNC] pour n’avoir pas suffisamment questionné la validité des recommandations de Shermont?

4.         La juge de première instance a-t-elle commis une erreur mixte de fait et de droit en concluant à l’application de la notion de novus actus interveniens?

5.         La juge de première instance a-t-elle commis une erreur mixte de fait et de droit dans le cadre de l’évaluation des dommages réclamés par le CSSSTR?

6.         La juge de première instance a-t-elle commis une erreur de droit dans le cadre de l’évaluation des intérêts sur les dommages réclamés par [SQI]?

7.         La juge de première instance a-t-elle commis une erreur de droit dans le cadre de l’évaluation des dépens et de l’application de l’ordonnance de type Bullock Order?

[30]        Aux fins de l’analyse qui va suivre, il y a lieu de regrouper sous un même titre les moyens 2 et 3.

ANALYSE

1)   Le jugement est-il suffisamment motivé?

[31]        SNC soutient que la juge a manqué à son obligation de motiver suffisamment sa décision en omettant de commenter, d’analyser et de trancher la preuve profane et la preuve d’expert qui lui ont été présentées. Elle plaide que le jugement est silencieux quant aux allégations soumises par les parties. Elle se plaint aussi de l’absence de syllogisme juridique à l’appui des conclusions auxquelles la juge parvient, rendant ainsi impossible leur examen en appel.

[32]        Forte de cette prétention, SNC soutient que ces lacunes autorisent la Cour à réexaminer l’ensemble de la preuve et à tirer ses propres conclusions sans égard pour celles retenues par la juge.

[33]        Les principes applicables en matière d’obligation de motiver sont bien connus et SNC a raison de rappeler qu’il s’agit là d’une obligation fondamentale. Essentiellement, les motifs doivent être suffisants pour comprendre le fondement de la décision et permettre sa révision en appel[7]. Partant, l’intervention de la Cour sera justifiée uniquement lorsque les motifs seront à ce point laconiques qu’ils feront obstacle à un exercice de révision valable[8]. Pour déterminer s’ils sont suffisants, les motifs doivent être examinés dans leur ensemble tout en tenant compte du contexte. Par ailleurs, l’obligation de motiver comporte ses propres limites[9]. Ainsi, un jugement peut être concis et rendre parfaitement justice aux parties sans que le juge ait à rendre compte de chaque témoignage et répondre à chaque prétention[10].

[34]        En l’espèce, force est de reconnaître que la section du jugement intitulée « Analyse et décision », qui tient sur huit paragraphes, est plutôt succincte et un renvoi plus immédiat à la preuve acceptée au soutien des conclusions aurait contribué à renforcer le caractère persuasif des motifs.

[35]        Cela dit et pour paraphraser le mémoire d’appel de SQI, ce premier moyen d’appel consiste en une invitation à réétudier de novo une preuve abondante et technique administrée en première instance, qui s’est étendue durant plus de six ans. Voyons s’il y a lieu de s’adonner à un tel exercice.

[36]        La juge tout au long de son résumé des faits commente la preuve et évalue adéquatement le bien-fondé des allégations des parties, et ce, même s’il eût été préférable que de telles remarques se retrouvent dans la section « analyse ». Cela dit, elle n’en tire pas moins des déterminations factuelles pertinentes à l’appui des conclusions contenues à cette section, de sorte que, contrairement à la prétention de SNC, il est possible de comprendre les fondements du jugement entrepris. Voici quelques exemples qui s’avèrent essentiels à son raisonnement :

·        Au paragraphe 29, la juge retient que Shermont n’a jamais reçu le plan modifié du projet, cette dernière ayant de tout temps travaillé avec le plan qui lui avait été fourni le 29 septembre 1998, lequel faisait état de la présence d’un sous-sol et d’un vide technique. Harnois a compris de ses discussions de décembre 1998 avec Bleau que seul le vide technique était retiré du projet initial;

·        au paragraphe 42, la juge reconnaît que le 7 décembre 1998 Shermont a été avisée de certains changements au projet (et ce, même s’il existe à cette date une incompréhension de la part de Shermont sur l’étendue de ces changements);

·        le rapport du 30 octobre 1998 fait état de la présence d’une couche d’argile (paragr. 44). Il spécifie aussi la dimension et la profondeur des semelles à l’origine de l’analyse (paragr. 45);

·        ce même rapport mentionne que Shermont doit être avisée de tout changement apporté au projet (paragr. 47);

·        au paragraphe 54, la juge écrit : « [l]a preuve établit toutefois que Raymond Bleau et Marc-André Harnois ont une perspective différente de ces changements : Harnois croit que seul le vide technique initialement prévu au sud et à l'est du sous-sol apparaissant au document EBC-8 plan 2 a été retiré alors que Bleau sait à cette époque qu'une grande partie du sous-sol et le vide technique ont été éliminés et que le projet ne comporte plus qu'un sous-sol d'environ 500 m2 près de l'immeuble existant (EBC-8, plan 3) »;

·        au paragraphe 57, elle note que le rapport Choisy fait état de la présence d’argile faiblement surconsolidée, que Bleau estime que cela équivaut à une interdiction d’ajouter des charges supplémentaires sur le dépôt d’argile et que cette problématique soulève un doute sérieux chez lui;

·        au paragraphe 61, elle considère que les notes manuscrites de Harnois confirment la prise en compte du rapport Choisy par Shermont. Toutefois, la preuve ne permet pas de déterminer si cet ingénieur a réalisé des calculs plus spécifiques concernant l'état de consolidation de l'argile;

·        au paragraphe 64, elle souligne que la lecture du rapport complémentaire du 22 décembre 1998 concerne la partie sans sous-sol où le vide technique prévu à l’origine a été éliminé du projet;

·        Bleau affirme que Harnois lui aurait confirmé que les semelles pouvaient être placées à 3,5 m de profondeur. Or, au paragraphe 68, la juge estime qu’aucun écrit de Shermont ne fait état de cet entretien et qu’aucune démarche n’a été effectuée par Bleau en vue d’obtenir une confirmation écrite de Shermont soutenant un tant soit peu cette affirmation. Bref, la prétention de Bleau n’est pas acceptée;

·        au paragraphe 69 la juge retient que le 27 janvier 1999 Shermont a informé SNC que les éléments modifiés du projet tels que décrits dans le rapport du 22 décembre 1998 tiennent compte du rapport Choisy (la juge souligne cette information) et qu’il appartient à SNC, une fois les descentes de charges réalisées, de déterminer si elles respectent les capacités portantes calculées et, le cas échéant, de proposer un système adapté de fondations;

·        au paragraphe 70, la juge détermine que SNC n’a pas donné suite à la lettre de Shermont du 27 janvier 1999 et que cette dernière ne sera plus consultée par la suite, et ce, en dépit du fait que Bleau entretenait encore des doutes au sujet de la validité des conclusions avancées par Shermont;

·        au paragraphe 72, la juge explique que, dans son devis préliminaire du 11 mars 1999, SNC a avisé CHQ que son plan de fondations allait ultérieurement être présenté à Shermont pour examen. Au paragraphe 74, la juge en vient à la conclusion que SNC a conçu des fondations qui excèdent les dimensions et les profondeurs considérées par Shermont et que, contrairement aux intentions de Bleau, les plans de SNC n’ont jamais été soumis à Harnois pour examen;

·        au paragraphe 78, la juge retient que Zaki et son équipe ont conçu des fondations de 4, 6 et 10 mètres de dimension en procédant simplement par extrapolation sans consulter Harnois. De plus, Zaki n’a eu aucune conversation de nature technique avec Bleau concernant le projet (paragr. 84);

·        la juge écrit au paragraphe 81 : « François Picher a aussi travaillé sur le dimensionnement des murs de refend et de la semelle élargie (radier). À ce sujet, aucune note de calcul détaillé n’a pu être retracée par SNC même si l’ingénieur se souvient d’avoir fait des calculs, perte qui paraît assez étrange pour les autres parties dans les circonstances » [référence omise];

·        au paragraphe 85, la juge considère que Zaki ignorait tout des questionnements et des doutes de Bleau et n’était pas au fait que les fondations de l’aile E allaient être construites sur une argile faiblement surconsolidée;

·        au paragraphe 87, la juge note qu’en septembre 2000, Marc-André Harnois a mis en garde Pierre-André Roy (SNC) quant au caractère inapproprié de procéder par extrapolation et que des calculs additionnels pourraient s’avérer nécessaires. En dépit de l’engagement de Roy de consulter Harnois sur cette question, SNC est demeurée inactive sur ce plan;

·        au paragraphe 121, la juge détermine que le vice qui a affecté l’ouvrage a été causé par des fondations inadéquates pour le type de sol situé sous le site de la construction;

·        à la note en bas de page no 69 de son jugement, la juge indique que le rapport Quéformat du 6 décembre 2005 démontre que les contraintes induites dans l’argile s’accroissent significativement dès que la dimension et la profondeur des semelles sont augmentées. L’expert de SNC Claude Gou a vainement tenté de démontrer que la dimension et la profondeur des semelles n’ont eu aucun impact sur les tassements. La juge a rejeté cette prétention; et,

·        au paragraphe 225, la juge signale que des trois experts en structure entendus, seul Alain Déom a soutenu que l’extrapolation est admise et conforme aux règles de l’art, sauf en présence d’une argile normalement consolidée[11]. Pourtant, Bleau était bien au fait de la présence de ce type de sol. Or, ni lui et ni ses successeurs n’ont transmis leurs plans à Shermont pour vérification en dépit de cette problématique.

[37]        Les faits déterminants retenus par la juge procurent à cette Cour une assise suffisante pour évaluer efficacement la justesse des conclusions du jugement selon lesquelles SNC a fait défaut de respecter les limitations imposées par Shermont, que le relais d’informations était incomplet entre les ingénieurs de SNC et que les extrapolations étaient contraires aux règles de l’art lorsqu’en présence d’un dépôt d’argile normalement consolidé. Il en est de même de cette autre conclusion portant sur la rupture du lien de causalité qui a conduit la juge à ne tenir responsable que SNC pour la perte du bâtiment. À la lecture du jugement, on comprend aussi aisément sur quelles bases la juge retient les prétentions de SQI, de CSSSTR et de Shermont.

[38]        Par ailleurs, on ne peut reprocher à la juge, pour rendre plus commode la rédaction et la lecture du jugement, de s’être inspirée des résumés des témoignages d’expert préparés par les avocats des parties. Même s’il est regrettable qu’elle n’ait pas procédé par renvoi à la preuve de façon plus systématique, comme l’aurait souhaité SNC, ce manquement n’autorise toutefois pas à refaire le procès et à reprendre l’analyse complète de la preuve en appel[12]. Considéré dans son ensemble, le jugement satisfait à la norme de l’article 471 C.p.c. et permet son examen complet.

[39]        SNC ne peut donc échapper à son fardeau en appel, soit celui d’établir que les conclusions de fait de la juge de première instance sont, selon la formule consacrée, entachées d’une erreur manifeste et déterminante, c’est-à-dire d’une erreur qui compromet suffisamment le dispositif du jugement entrepris pour justifier sa réformation[13]. Puisque son argument fondé sur l’absence de motivation échoue, SNC n’a d’autre choix que de démontrer que l’appréciation des faits sur lesquels la juge fonde ses conclusions est entachée d’une erreur révisable. Voyons ce qu’il en est.

2)   La juge a-t-elle erré dans l’appréciation des faits en concluant que les plans conçus par SNC contenaient des erreurs et en concluant qu’elle ne s’était pas suffisamment interrogée sur la validité des recommandations de Shermont?

[40]        SNC s’attaque aux conclusions énoncées au paragraphe 340 du jugement[14] et tente de faire la démonstration que les semelles qu’elle a conçues respectent, tant par leur dimension, leur profondeur et leur positionnement, les paramètres géotechniques contenus dans les deux rapports de Shermont. Elle plaide aussi que le relais d’informations entre Bleau et Zaki n’a pas été déficient et que, de toute façon, le suivi du dossier à l’interne n’est pas en lien avec les tassements constatés. Bref, l’exécution de son mandat ne serait pas à l’origine de la ruine du bâtiment.

[41]        Confronté à une preuve contradictoire, il ne suffisait pas pour SNC de sélectionner aux fins du pourvoi tout ce qui aurait pu être interprété différemment, à l’exclusion de tout le reste, afin de réitérer une thèse déjà tenue pour non fondée par la juge de première instance[15]. SNC devait pointer avec précision une erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation de la preuve retenue par la juge. Sa démonstration sous ce rapport ne convainc pas.

[42]        La juge saisie d’une preuve hautement technique s’est vu présenter différentes expertises à l’appui des positions respectives des parties. Il lui appartenait de leur attribuer une valeur probante[16]. Elle avait aussi toute la discrétion nécessaire pour retenir en tout ou en partie certaines des opinions scientifiques mises en preuve[17].

[43]        À ce chapitre, la preuve a démontré de façon concluante que les semelles conçues par SNC dérogeaient du point de vue de leurs dimensions[18] aux paramètres considérés par Shermont et que ces dérogations découlaient d’un exercice d’extrapolation effectué à partir des données contenues à ses rapports. Comme les charges de la structure se sont avérées plus lourdes que celles pouvant être supportées selon les calculs de Shermont, cette nouvelle réalité a incité SNC à concevoir des semelles de plus grande dimension en vue de répartir plus adéquatement ces charges.

[44]        Or, la preuve d’expert prépondérante fait voir qu’en cette matière les exercices d’extrapolation sont à proscrire notamment lorsque le sol est composé d’argile normalement consolidée ou faiblement surconsolidée, comme c’était le cas pour l’emplacement choisi pour l’aile E. Il a également été démontré qu’il y avait lieu d’apporter une attention particulière à la profondeur et à l’espacement des semelles en présence d’un sol de cette nature, puisque ces paramètres sont susceptibles d’influer sur les contraintes exercées sur le dépôt argileux[19]. La juge s’est fondée en partie sur ces déterminations pour apprécier la conduite professionnelle de SNC.

[45]        Il s’avère que SNC, grâce au rapport Choisy, était consciente de l’existence d’un dépôt d’argile sous l’aile E. Or, cette information détenue par Bleau n’a jamais été relayée à Zaki qui n’a aucunement considéré ce paramètre crucial dans l’élaboration de sa conception des fondations. La juge a aussi dûment considéré cette preuve.

[46]        Sur cette question, il existe une démonstration convaincante selon laquelle Bleau n’a jamais partagé avec Zaki ses connaissances du projet et notamment ses appréhensions quant à la présence du fameux dépôt argileux. Il s’agit d’informations qui devaient impérativement être relayées à ce dernier au moment où la conception des fondations a changé de main.

[47]        Un exemple percutant de l’absence de communications et de l’insuffisance de l’archivage des projets au sein de SNC, du moins à l’égard de celui en cause, provient de ce commentaire lapidaire du témoin Zaki selon lequel « les choses anciennes, ce n’étaient pas dans mon mandat »[20].

[48]        La juge n’a donc pas commis d’erreur d’appréciation de la preuve au moment de conclure que peu importe les fautes ayant pu être commises par Shermont, Zaki aurait dû savoir que les fondations allaient reposer sur de l’argile normalement consolidée, cette information étant disponible « à l’interne ». Il s’agit là de la première faute de SNC.

[49]        La seconde faute est la conséquence de la première. En négligeant de tenir compte des informations à portée de main contenues au rapport Choisy, Zaki s’est autorisé à procéder par extrapolation pour établir les capacités portantes. Comme on l’a vu, une importante preuve d’expert a dénoncé ce procédé lorsque le sol est caractérisé par un dépôt argileux.

[50]        La troisième faute de SNC consiste à avoir négligé de communiquer avec Shermont dès l’instant où elle a réalisé que les nouvelles charges envisagées nécessitaient des semelles plus larges que celles considérées initialement. Pourtant, Shermont l’avait formellement avisée que :

« Toute variation rencontrée lors des travaux en regard des conditions du sous-sol et toute modification susceptible d’affecter l’intégrité des ouvrages devront nous être communiquées pour évaluation et révision, s’il y a lieu […] ».[21]

[51]        Quant à l’argument de SNC fondé sur la diligence dont a fait montre Bleau au moment de s’enquérir auprès de Shermont des conséquences de la présence d’un dépôt d’argile dans le sol, celui-ci ne fait que mettre en évidence l’absence de diligence de Zaki sur ce même point. Il a ignoré les recommandations et les mises en garde de Shermont au moment de constater que les semelles et les capacités admissibles considérées par cette dernière ne permettaient pas de supporter les charges du bâtiment projeté. Ce manquement a été déterminant pour la suite des choses.

[52]        Par ailleurs, comme le souligne la juge, la question de la diligence est un faux débat dans la mesure où une des fautes de SNC réside dans l’extrapolation des capacités portantes, en l’espèce un procédé téméraire provoqué par un relais d’informations déficient au sein de l’entreprise.

[53]        De plus, SNC n’explique pas pourquoi Zaki n’a pas soumis ses plans de conception des fondations à Shermont pour vérification, comme l’avait pourtant annoncé Bleau dans son devis sommaire du 11 mars 1999. Elle n’explique pas davantage les raisons qui l’ont amenée à ne pas considérer la recommandation verbale de Shermont selon laquelle il était hasardeux de procéder par extrapolation.

[54]        Bref, l’argument portant sur la diligence de Bleau ne permet pas de contrer celui des intimés selon lequel la perte du bâtiment résulte uniquement de l’erreur contenue dans les plans des semelles conçus par SNC. Comme le souligne l’auteur Jacques Deslauriers, il ne suffit pas à l’ingénieur de démontrer qu’il a fait preuve de diligence pour éviter sa responsabilité. Il y a plus[22] :

2522.   Pour se libérer de cette présomption [2118 C.c.Q.], il ne suffit pas à l’architecte, l’entrepreneur ou l’ingénieur de démontrer qu’ils ont pris les moyens raisonnables pour éviter cette perte, puisqu’ils ont une obligation de résultat. L’architecte et l’ingénieur doivent démontrer que la perte ne résulte ni d’une erreur de leur plan ni d’un manquement dans la surveillance des travaux. Ils doivent faire une preuve spécifique de la cause de la perte, cause qui doit évidemment les mettre hors de cause.

[55]        Pour toutes ces raisons, la Cour est d’avis que la juge n’a pas commis d’erreur manifeste et déterminante en concluant que SNC a commis des fautes dans l’élaboration de ses plans, lesquels ne respectaient pas les rapports géotechniques de Shermont. Elle n’a pas non plus erré en déterminant que les tassements subis sous l’aile E résultaient d’erreurs de conception de la part de SNC. Par conséquent, sa démonstration en appel ne suffit pas à l’exonérer.

3)   La juge a-t-elle erré en appliquant le principe du novus actus interveniens?

[56]        SNC reproche à la juge d’avoir appliqué de manière erronée et non motivée la notion de novus actus interveniens, plus précisément en statuant qu’il y a eu, d’une part, rupture du lien de causalité entre l’erreur alléguée contre Shermont (évaluation des capacités portantes) et le préjudice subi et, d’autre part, les erreurs contenues dans les plans de SNC et ce même préjudice. La juge se serait donc méprise en faisant reposer 100 % de la responsabilité sur les épaules de SNC, sans tenir compte de la faute contributive de Shermont.

[57]        Toujours selon SNC, Shermont aurait omis de procéder à la caractérisation de l’argile, négligé d’estimer la pression de préconsolidation de celle-ci et fait défaut de calculer la capacité portante du sol en fonction de cette donnée. Si Shermont avait agi selon les règles de l’art et les termes du contrat qui prescrivaient de procéder à des essais œdométriques, elle se serait aperçue que le dépôt d’argile était normalement consolidé, de sorte qu’il ne pouvait tolérer aucune contrainte additionnelle.

[58]        Elle ajoute qu’avant même son intervention, les capacités portantes calculées par Shermont étaient déjà dépassées.

[59]        Quant aux fautes qui lui sont reprochées, SNC est d’avis qu’elles ne constituent aucunement un novus actus interveniens, mais tout au plus des facteurs aggravants qui ne libèrent pas Shermont de sa responsabilité primaire.

[60]        Rappelons les conclusions de la juge sur ce point :

[339]    Selon plusieurs experts, il était impossible de concevoir l'aile E telle que construite sur la base des données fournies par Shermont. Raymond Bleau et ses successeurs au dossier pouvaient et devaient aussi savoir ça. Ils ont poursuivi leurs calculs qui mettaient en place un autre système ou type de fondations. À ce sujet, l'ingénieur Robert de Quéformat écrit dans son rapport de 2004.

« Plusieurs des fondations présentées au tableau II sont profondes ou de grandes dimensions particulièrement dans le cas du radier qui fait plus de 100 mètres carrés. Bien que plus faibles que la valeur de 150 kPa indiquée sur le plan S-01, les charges mortes données au tableau II produisent toutefois des augmentations de contraintes significatives au niveau du dépôt argileux normalement consolidé et produiront donc des tassements importants. » p. 16

[340]    Pour les raisons qu'invoque la demanderesse, le Tribunal est d'avis que les fautes et erreurs dans les plans de SNC proviennent principalement de leur défaut de respecter les limitations imposées par les ingénieurs en sol [Shermont], les relais d'informations étaient incomplètes (sic) entre les ingénieurs et les extrapolations sont contraires aux règles de l'art en présence d'un dépôt d'argile normalement ou simplement surconsolidé.

[341]    Comme la demanderesse, le Tribunal conclut que même si les ingénieurs en sol ont fourni des capacités portantes erronées, il y a rupture du lien de causalité quand les ingénieurs en structure écartent les paramètres des ingénieurs en sol et conçoivent des fondations indépendamment de la volonté et de la connaissance de Shermont, lesquelles s'avèrent inadéquates et fautives. Alors, seuls les ingénieurs en structure sont responsables des tassements réels de l'immeuble dus aux fondations inadéquates qu'ils ont conçues.

[Nous soulignons.]

[61]        La juge a-t-elle mal appliqué les principes du novus actus interveniens? La Cour est d’avis que non.

[62]        Les règles en matière de rupture du lien de causalité sont bien connues. Récemment, notre collègue la juge St-Pierre a fait la synthèse des principes applicables en cette matière en ces termes[23] :

[24]      Afin de recourir à la théorie du novus actus interveniens, et comme l'écrivent les auteurs Baudouin et Deslauriers, il faut identifier une trame factuelle qui comporte les deux éléments essentiels que voici :

·         une disparition complète du lien entre le premier événement (ici, la sortie de route ou l’accident d’automobile) et le dommage subi (l’amputation de la jambe droite et les dommages y relatifs); et

·         la création d'un lien nouveau entre la faute reprochée (ici, la négligence, l’incurie ou l’insouciance de la SQ à localiser l’endroit où cet accident d’automobile s’est produit et l’occupant qui en a été la victime) et ce dommage.

[25]      C’est d’ailleurs ce que notre Cour dans Lacombe en 2003, dans Ville de Laval en 2012 et dans Pullan en 2013 énonce :

Extraits de Ville de Laval

[64]       À mon avis, le premier juge a correctement rejeté l'application du novus actus interveniens dans les circonstances révélées par la preuve (paragr. [344] à [359]). Comme la cour l'a déjà souligné, pour conclure à une rupture du lien causal, il faut à la fois l'arrêt complet du lien entre la faute initiale et le dommage et la relance d'un nouveau lien avec le préjudice en raison d'un acte sans rapport direct avec la faute initiale [Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720, paragr. 59 (C.A.).]. La doctrine va dans le même sens [Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, Vol. I - Principes généraux, 7e éd., Cowansville, Éd. Yvon Blais, 2007, paragr.1-631.].

[65]       Ce n'est manifestement pas le cas ici. Quoi qu'en dise la Ville, il n'y a jamais eu disparition complète du lien entre la faute d'omission reprochée à ses policiers et les dommages subis. Au mieux, ce qu'identifie la Ville relève d'une faute « contributoire » (sic) pouvant mener à un partage de responsabilité.

Extrait de Pullan

[51]       Dans ces circonstances, la théorie de la causalité adéquate et le critère de la prévision raisonnable auraient dû conduire le juge à estimer qu'il n'y avait pas eu rupture de causalité, et, encore moins, rupture complète du lien causal, au sens où notre cour l'a décidé encore récemment : […]

[26]      Ainsi, en l’absence de rupture nette, de disparition complète de lien entre le premier événement et le dommage, on ne peut parler de novus actus interveniens, mais tout au plus de fautes contributoires (sic), de partage de responsabilité : […]

[…]

[28]      D’ailleurs, au sein du corpus jurisprudentiel où le novus actus interveniens est mentionné, il faut se méfier d’une tendance à traiter des situations de fautes contributoires (sic) ou de partage de responsabilité comme s’il s’agissait de cas de novus actus interveniens. Dans Lacombe c. André, le juge Baudouin nous en prévient, rappelant encore une fois la première condition essentielle d’application de cette théorie, soit une rupture complète et véritable de lien causal entre le premier événement (ou faute) et le préjudice : […].

[63]        La juge a en l’espèce bien cerné la règle du novus actus interveniens. En fait, le véritable reproche de SNC tient à sa prétention selon laquelle la juge aurait mal interprété la preuve du lien causal. Pour avoir gain de cause sur une question de cette nature, SNC devait identifier une erreur manifeste et déterminante portant sur un aspect de la preuve dont il faut souligner son caractère hautement factuel[24].

[64]        La détermination par la juge selon laquelle il y a eu, dans un premier temps, un arrêt complet du lien entre la faute de Shermont et le préjudice et, dans un deuxième temps, la création d’un nouveau lien entre la faute de SNC et ce même préjudice prend solidement appui sur la preuve.

[65]        Si tant est que Shermont a produit des calculs erronés sur les capacités portantes, ceux-ci sont devenus sans relation avec la perte du bâtiment à la suite du comportement unilatéral de SNC. Dès l’instant où cette partie a choisi de s’écarter des paramètres originaux pour concevoir des fondations sans lien ni aucune mesure avec ce qui avait été considéré au soutien des rapports géotechniques, la véritable question n’était plus de savoir ce qui aurait pu arriver si on avait suivi à la lettre les plans de Shermont, mais bien plutôt de décider si la conception des semelles mise de l’avant par SNC a provoqué à elle seule les désordres subis à l’aile E. Or, après avoir relaté minutieusement la preuve, la juge a répondu à cette dernière question par l’affirmative.

[66]        Quitte à le redire, la preuve fait aussi voir que SNC a été informée par Shermont des risques reliés aux calculs par extrapolation.

[67]        SNC ne peut non plus se rabattre sur le simple fait que Shermont a commis une erreur en ne procédant pas à des essais œdométriques. Tout d’abord, SNC était à même de constater qu’une telle étude ne faisait pas partie des rapports de Shermont. Si cette question était d’une si grande importance, on se demande bien comment SNC a accepté de s’investir dans le projet sans posséder cette donnée qu’elle juge aujourd’hui cruciale. Ensuite, la preuve fait voir que Bleau, en prenant connaissance du rapport Choisy, était bien au fait de la présence d’un dépôt d’argile faiblement surconsolidé sous le site de l’érection de l’aile E. Cette information, pour une raison inexplicable, n’a pas été transmise à Zaki, qui a choisi de procéder par extrapolation alors que les circonstances ne le permettaient pas.

[68]        La juge n’a donc pas commis d’erreur en concluant que l’absence de qualification de l’argile dans les rapports de Shermont ne pouvait être la cause directe des tassements. C’est plutôt le choix de Zaki de concevoir des fondations sans le concours de Shermont qui a conduit à l’échec du projet. En dépit du fait que l’opinion de cette dernière devenait incontournable si les charges de la structure allaient être plus importantes que prévu et que les capacités initialement envisagées n’allaient plus être respectées, SNC a choisi d’aller de l’avant avec sa propre conception sans plus de consultation.

[69]        En résumé sur ce dernier point, une lecture attentive de la preuve permet de constater l’existence d’une brisure complète et entière entre la faute initiale alléguée contre Shermont et le préjudice subi par SQI. La juge a plutôt observé la relance du préjudice qui cette fois a pris la forme de la conduite fautive de SNC sans rapport direct avec la faute initiale. Il n’y a donc pas ici de rattachement causal des fautes l’une à l’autre.

[70]        Si l’on s’en tient seulement aux moyens présentés dans son inscription en appel et développés dans son mémoire, l’appel de SNC doit être rejeté. Elle a tout d’abord échoué à démontrer que le jugement entrepris était vicié par une motivation insuffisante. Quant aux autres arguments avancés dans l’inscription en appel, ceux-ci portent essentiellement sur les déterminations factuelles de la juge. Or, dans son exposé de 50 pages, SNC ne pointe aucune erreur manifeste et déterminante ayant conduit à la conclusion de la juge selon laquelle cette partie devait supporter seule la responsabilité pour la perte du bâtiment.

[71]        Rappelons aussi que l’argumentaire de SNC ne conteste pas la détermination de la juge selon laquelle Pomerleau et les Architectes ne sont pas responsables de la perte du bâtiment.

[72]        Finalement, SNC ne discute pas en appel de la conclusion du jugement selon laquelle IMS n’a commis aucune faute[25]. Certes, comme l’a écrit la juge, en raison de sa participation dans le consortium IMS/SNC, IMS ne peut échapper à la solidarité prévue à l’article 2118 C.c.Q. Toutefois, comme la preuve établit qu’elle n’a pas commis d’erreur dans son obligation de surveillance ni dans la confection de ses plans, la juge est d’avis qu’il incombe à SNC, en application de la règle énoncée à l’article 469 C.p.c., de supporter seule toute la responsabilité.

[73]        Pour parvenir à ce résultat, la juge rejette l’argument de SNC selon lequel le régime de responsabilité de l’article 2118 C.c.Q. ne s’applique pas à une firme de génie-conseil agissant par l’entremise d’une société par actions[26].

[74]        SNC n’en a pas appelé de cette conclusion et n’a pas davantage plaidé ce point dans la partie - exposé - de son mémoire d’appel.

[75]        Lors de l’appel, SNC a plaidé inopinément que le régime de responsabilité de l’ingénieur qui dirige ou surveille les travaux ne peut pas s’appliquer à une société par actions comme SNC-Lavalin inc. Soutenant que seuls les ingénieurs, personnes physiques, sont visés par l’article 2118 C.c.Q., SNC avance que l’intimée SQI aurait dû poursuivre individuellement les ingénieurs Bleau et Zaki si elle voulait profiter du régime de responsabilité prévu à cette disposition.

[76]        Cependant, SNC ne cite aucune autorité qui soutient directement cette thèse nouvelle.

[77]        Elle s’appuie plutôt sur un courant jurisprudentiel - bien connu par ailleurs - qui porte sur un point différent[27]. Cette jurisprudence enseigne qu’un ingénieur, personne physique, ne peut éluder l’application de l’article 2118 C.c.Q. en se cachant derrière le voile corporatif. Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore retiennent de ces mêmes jugements cités par l’appelante que : « [i]l importe peu, par ailleurs, pour l’application de l’article 2118 C.c.Q., que l’ingénieur ait contracté en son propre nom ou par l’intermédiaire d’une société par actions »[28]. SNC cherche à détourner cet enseignement à son avantage en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas : qu’une firme de génie-conseil pourrait, elle, se cacher derrière le voile corporatif aux fins de l’article 2118 C.c.Q. pour éluder sa responsabilité découlant des erreurs commises par les ingénieurs à son emploi.

[78]        D’abord, il ne faut pas perdre de vue que dans la présente affaire les fautes attribuées à SNC ne se limitent pas aux seules erreurs de ses ingénieurs. À titre d’exemple, la juge retient que c’est l’organisation déficiente du travail professionnel mise en place chez SNC (absence de relais d’informations) qui fonde en grande partie sa responsabilité. Les intimés ont dit qu’il s’agissait d’un cas de « mémoire corporative » défaillante reposant sur le manque d’organisation des services de génie-conseil dispensés par les ingénieurs de cette entreprise. La juge a accepté cette proposition.

[79]        Plus fondamentalement, l’argument mis de l’avant par SNC ignore complètement la politique législative sur laquelle repose le régime d’ordre public prévu aux articles 2118 C.c.Q. et suivants[29]. La présomption de responsabilité pour perte de l’ouvrage dans les cinq ans de la fin des travaux vise essentiellement à protéger les propriétaires et le public en général contre les dangers des ouvrages immobiliers mal construits. Outre la protection accrue par rapport au droit commun de la responsabilité, ces dispositions encouragent, par leur seul effet dissuasif, les entrepreneurs, ingénieurs et architectes appelés à diriger ou à surveiller les travaux, à prendre les précautions nécessaires au moment de poser les gestes auxquels leur mandat les oblige.

[80]        La position maintenant avancée par SNC surprend. Du simple fait que certains actes professionnels seraient posés par ses employés et que le texte de l’article 2118 C.c.Q. ne précise pas qu’il vise aussi les personnes morales, elle en déduit que ce régime de responsabilités ne s’applique pas à sa situation. Il ne lui rebute pas de soutenir que les ingénieurs travaillant sous sa gouverne sont astreints à la présomption de l’article 2118 C.c.Q., alors que sa personnalité morale lui éviterait toute responsabilité personnelle sous ce régime.

[81]        La jurisprudence accepte sous l’article 2118 C.c.Q. de tenir responsables l’entrepreneur et les architectes qui ont choisi de se constituer en société par actions aux fins de rendre leur prestation[30]. SNC n’est pas en mesure de distinguer sa situation de celle de ces intervenants[31]. Rappelons que c’est le consortium IMS/SNC qui a contracté avec SQI et CSSSTR et non les ingénieurs œuvrant au sein de ce consortium.

[82]        Certes, la Loi sur les ingénieurs confère aux membres de cette profession des actes exclusifs. Elle mentionne aussi qu’un ingénieur peut exercer ses activités professionnelles au sein d’une société par actions[32]. La loi ne va cependant pas jusqu’à prévoir que l’ingénieur agissant par l’entremise d’une personne morale est à l’abri de toute responsabilité professionnelle. Compte tenu des objectifs de l’article 2118 C.c.Q., la même logique s’impose - à plus forte raison - à l’égard d’une firme de génie-conseil qui pose des actes réservés sous le couvert d’un statut corporatif. La protection conférée par cette disposition vise au premier chef l’intérêt du client, peu importe le véhicule juridique utilisé pour accomplir l’acte professionnel à l’origine de la responsabilité alléguée.

[83]        À supposer même que ce nouvel argument ait été valablement invoqué en appel par SNC, ce que nous ne décidons pas, il est de toute façon non fondé tout comme celui portant sur la question du novus actus interveniens.

4)   La juge a-t-elle erré dans l’évaluation des dommages réclamés par CSSSTR?

[84]        SNC plaide que CSSSTR n’a pas été en mesure d’établir l’existence d’une relation causale entre les dommages qu’elle réclame et les désordres survenus à l’aile E.

[85]        Elle ajoute que CSSSTR a manqué à son obligation de minimiser ses dommages en omettant de procéder à une attrition des malades en vue de permettre la réalisation des travaux correctifs, c’est-à-dire en cessant temporairement d’accepter de nouveaux bénéficiaires durant ce laps de temps, voire même en arrêtant d’offrir des services à sa clientèle vulnérable pour la durée des travaux. Sur ce dernier point, SNC cite à l’appui de sa prétention une certaine jurisprudence selon laquelle le droit à des services de santé n’est pas absolu et qu’il doit être évalué en fonction de l’organisation et des ressources matérielles et financières dont dispose l’établissement qui les rend.

[86]        Ces prétentions sont sans valeur.

[87]        La Loi sur les services de santé et les services sociaux[33] et la jurisprudence[34] reconnaissent que le droit de recevoir des services de santé est sujet à certaines limitations, notamment en raison des ressources humaines, matérielles et financières limitées dont disposent les établissements qui donnent ces services. Les articles 5, 6 et 13 de la Loi prévoient notamment que :

5. Toute personne a le droit de recevoir des services de santé et des services sociaux adéquats sur les plans à la fois scientifique, humain et social, avec continuité et de façon personnalisée et sécuritaire.

5. Every person is entitled to receive, with continuity and in a personalized and safe manner, health services and social services which are scientifically, humanly and socially appropriate.

6. Toute personne a le droit de choisir le professionnel ou l'établissement duquel elle désire recevoir des services de santé ou des services sociaux.

Rien dans la présente loi ne limite la liberté qu'a un professionnel d'accepter ou non de traiter une personne.

6. Every person is entitled to choose the professional or the institution from whom or which he wishes to receive health services or social services.

Nothing in this Act shall restrict the freedom of a professional to accept or refuse to treat a person.

13. Le droit aux services de santé et aux services sociaux et le droit de choisir le professionnel et l'établissement prévus aux articles 5 et 6 s'exercent en tenant compte
des dispositions législatives et réglementaires relatives à l'organisation et au fonctionnement de l'établissement ainsi que des ressources humaines, matérielles et financières dont il dispose.

13. The right to health services and social services and the right to choose a professional and an institution as provided in sections 5 and 6 shall be exercised within the framework of the legislative and regulatory provisions relating to the organizational and operational structure of the institution and within the limits of the human, material and financial resources at its disposal.

[88]        Cependant, c’est à tort que SNC reprend à son avantage l’exception énoncée à l’article 13 et la détourne de sa finalité première. Cette exception est énoncée au seul bénéfice des établissements de santé qui doivent composer avec des ressources limitées et, le cas échéant, procéder à des choix d’allocation de ces ressources. Ainsi, l’établissement qui se voit empêché d’accorder un ou des services particuliers en raison d’un manque de ressources financières ne peut être poursuivi en justice si son incapacité à prodiguer ces soins résulte de ce manque de ressources. En aucun cas l’exception ne saurait être invoquée par un tiers fautif en vue de diminuer sa propre responsabilité quant aux dommages qu’il pourrait être appelé à payer à un établissement de santé, sous prétexte que cet établissement n’a aucune obligation de donner des services lorsque ses ressources ne lui permettent pas de le faire.

[89]        Autrement dit, si la loi prévoit que le droit à des services de santé est intimement lié aux ressources dont dispose l’établissement qui les accorde, rien dans celle-ci ni dans la jurisprudence citée par SNC n’indique que cet établissement devrait cesser de donner ces mêmes services en raison de la faute d’un tiers qui le prive de ses ressources.

[90]        Sur cette question, SNC ne peut avoir gain de cause en appel en alléguant simplement « que le CSSSTR n’a pas été en mesure de présenter une preuve crédible, détaillée et claire qui pouvait être appréciée afin de déterminer l’existence d’une relation causale entre ces dommages réclamés et les désordres de l’aile E », et ce, sans plus d’explications.

5)   La juge a-t-elle erré en droit dans la détermination de la date de départ du calcul des intérêts sur les dommages réclamés par SQI?

[91]        La juge refuse d’ordonner le départ du calcul des intérêts et de l’indemnité additionnelle depuis le jour de la mise en demeure, comme le veut la règle énoncée à l’article 1618 C.c.Q., retenant plutôt la date de la signification de la requête introductive d’instance (le 26 août 2005).

[92]        Elle rejette du coup l’argument de SNC selon lequel l’intérêt ne devrait courir qu’à compter du mois de juin 2009, moment où les travaux correctifs ont débuté et les dépenses véritablement encourues. Selon la juge, CHQ a été privé à compter de l’année 2003 de la jouissance de l’immeuble pour lequel il avait pourtant acquitté tous les montants dus aux intervenants impliqués dans le projet de construction de l’aile E, sans compter sa collaboration étroite avec ces parties en vue de trouver des solutions aux problèmes de construction. La juge estime que SQI ne doit pas être pénalisée pour sa conduite qualifiée - de patiente et professionnelle - à l’endroit des parties concernées par cette affaire.

[93]        SNC plaide que la décision de la juge est illégale et inéquitable en ce qu’elle équivaut à traiter les intérêts et l’indemnité additionnelle comme étant des dommages pour « privation de jouissance » ou encore équivaudrait à des « troubles et inconvénients ». Or, le tribunal n’a pas été saisi de ces chefs de réclamation. Toujours selon SNC, les intérêts devraient être comptabilisés à compter du mois de janvier 2010, soit à mi-chemin entre le moment où les travaux correctifs ont été amorcés (juin 2009) et la date à laquelle ils ont été complétés (décembre 2010). SNC rappelle que CHQ a bénéficié de l’aile E jusqu’à l’amorce de ces travaux en juin 2009. Elle ajoute qu’il est inéquitable d’allouer des intérêts sur une dépense non encourue, car il en résulte un enrichissement injustifié pour SQI.

[94]        Si SNC n’a pas tort de souligner que les intérêts ne doivent pas constituer une double indemnité pour le créancier et qu’un tribunal doit se garder, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de ne pas « surindemniser » le demandeur, en l’espèce, elle ne fait pas voir que la juge a ici dérogé à ce principe.

[95]        Il convient de rappeler que le tribunal de première instance jouit d’un large pouvoir discrétionnaire au moment de déterminer la date de départ du calcul des intérêts aux termes de l’article 1618 C.c.Q. La Cour a récemment rappelé ce principe dans l’arrêt Roch Lessard 2000 inc.[35]. Par conséquent, notre Cour n’interviendra pour modifier la décision du tribunal de première instance que s’il est démontré que celle-ci résulte d’un exercice discrétionnaire déraisonnable.

[96]        Il n’a pas été établi en appel que le moment où il est ordonné que les intérêts doivent commencer à courir constitue pour autant une forme de double indemnisation dont profiterait injustement SQI. En l’espèce, la juge a exercé son pouvoir de manière raisonnable et rien ne fait voir que son ordonnance est entachée d’une erreur révisable.

6)   La juge a-t-elle erré en prononçant une ordonnance de type Bullock?

[97]        Selon SNC, la juge a fait une application inappropriée de l’ordonnance de type Bullock[36] puisque plusieurs reproches étaient dirigés contre les autres intimés, sans compter qu’elle a reconnu la responsabilité solidaire de IMS et constaté une faute commise par Shermont.

[98]        SNC ajoute que, contrairement au critère applicable à une telle ordonnance, les moyens qu’elle a invoqués n’ont pas fait en sorte que SQI et CSSSTR n’avaient d’autre choix que d’ajouter les autres parties à titre de défendeurs. Au contraire, celles-ci ont été impliquées dès le début des procédures et jamais les demanderesses n’ont réévalué l’utilité, la nécessité ou l’opportunité de continuer le recours à leur endroit.

[99]        Conformément au pouvoir discrétionnaire conféré au tribunal par l’article 477 alinéa 1 C.p.c., l’ordonnance de type Bullock permet au demandeur qui intente une action contre une pluralité de défendeurs de ne pas être responsable du paiement des frais et des dépens de certains défendeurs exonérés à l’issue du procès[37]. Partant, le juge peut imposer au défendeur perdant, en plus du paiement des frais judiciaires du demandeur ayant eu gain de cause, les frais des défendeurs exonérés. Les circonstances justifiant pareille ordonnance sont variées. Elles comprennent notamment la présence d’une présomption légale au bénéfice de la partie demanderesse[38], le caractère raisonnable de la décision du demandeur - dictée par la prudence - de poursuivre une pluralité de défendeurs[39], le fondement similaire des recours contre les défendeurs[40], etc. Notre collègue le juge Morissette résume ainsi l’application de cette règle[41] :

Sans vouloir préciser toutes les circonstances dans lesquelles une telle ordonnance peut être rendue, il suffit de dire qu’elle est possible lorsque les moyens invoqués par la partie défenderesse ont pour effet d’obliger la partie demanderesse à ajouter une autre partie défenderesse.

[100]     En l’espèce, l’ordonnance Bullock rendue à l’encontre de SNC est le résultat d’un exercice tout à fait acceptable du pouvoir discrétionnaire de la juge.

[101]     Pour ce qui est de l’intimée SQI, la jurisprudence reconnaît, depuis l’affaire Clayton c. Mauve[42], qu’une ordonnance de type Bullock peut être donnée lorsque la partie demanderesse bénéficie d’une présomption légale contre chacun des défendeurs[43]. Considérant le régime de responsabilité sous l’article 2118 C.c.Q., c’est à bon droit que la juge a accordé à SQI le bénéfice d’une ordonnance de cette nature puisque sa décision de poursuivre l’ensemble des défendeurs était raisonnable et seulement dictée par la prudence.

[102]     Quant à CSSSTR, l’ordonnance est également justifiée. En présence d’une pluralité de parties potentiellement responsables - individuellement ou solidairement - pour perte du bâtiment, il était prudent pour cette partie d’intervenir à l’instance[44]. La présence de chacune des défenderesses était en l’espèce nécessaire pour une solution complète du litige, dont l’issue était à toutes fins utiles impossible à prévoir avant la tenue du procès[45]. Cela est d’autant plus vrai en raison du comportement de SNC qui, à plusieurs occasions, a tenté de faire porter le blâme sur les autres défendeurs.

[103]     Ce moyen d’appel doit se voir réserver le même sort que les autres.

II)       L’appel incident

[104]     SQI et CSSSTR se sont portées appelantes incidentes « si besoin était ». Dans l’éventualité où le jugement entrepris ne serait pas intégralement confirmé, ces parties désirent obtenir une condamnation solidaire contre SNC, IMS et Shermont.

[105]     Compte tenu des conclusions à l’égard de l’appel principal, les appels incidents sont devenus sans objet.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[106]     ACCUEILLE l'appel à la seule fin de RECTIFIER le paragraphe 409 du jugement pour que désormais il soit ainsi rédigé :

[409]    CONDAMNE la défenderesse SNC-Lavalin inc. à payer au demandeur Centre de santé et des services sociaux de Trois-Rivières la somme de 2 086 294,86 $ avec l’intérêt et l’indemnité additionnelle à compter du 22 décembre 2006, date de la signification de l’intervention.

[107]     Rejette pour le reste l'appel de l’appelante SNC-Lavalin inc. avec dépens en faveur de toutes les parties intimées;

[108]     Rejette l’appel incident de la Société québécoise des infrastructures et du Centre de santé et de services sociaux de Trois-Rivières, sans frais.

 

 

 

 

NICHOLAS KASIRER, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY GAGNON, J.C.A.

 

 

 

 

 

CLAUDE C. GAGNON, J.C.A.

 

Me Pierre Cimon et Me Elif Oral

Norton, Rose

Pour SNC-Lavalin inc.

 

Me Mathieu Comeau et Me Mathieu Leblanc-Gagnon

Fasken, Martineau

Pour Société québécoise des infrastructures et Centre de santé et de services sociaux de Trois-Rivières

 

Me Patrice Morin et Me Catherine Lussier

Borden, Ladner

Pour Les Laboratoires Shermont inc.

 

Me Patrick Henry et Me Catherine du Pont-Thibodeau

Robinson, Sheppard

Pour IMS Experts-Conseils inc.

 

Me Harold Rousselle

Rousselle, Avocats

Pour Hervé Pomerleau inc.

 

Me Samuel Massicotte

Stein, Monast

Pour monsieur Michel Pellerin et Ricard et Mathieu, architectes

 

Date d’audience :

Le 10 juin 2015

 



[1]     Société immobilière du Québec c. Hervé Pomerleau inc., 2013 QCCS 6032 (« jugement entrepris »).

[2]     À cet égard, le dispositif du jugement entrepris contient une erreur, dans la mesure où son paragraphe 409 condamne SNC à payer 2 086 294,86 $ à SQI plutôt qu’au CSSSTR.

[3]     La Société immobilière du Québec, aujourd’hui devenue la SQI, a intégré les activités immobilières du CHQ lors de l’abolition de cet organisme.

[4]     2007 QCCS 5648.

[5]     Rapport no 98-988-1, Pièce D-6.

[6]     Rapport de Shermont (Laboratoire Laviolette) du 22 décembre 1998, Pièce D-9.

[7]     Lecavalier c. 9036-5560 Québec inc., 2015 QCCA 551, paragr. 6.

[8]     R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, p. 883 (paragr. 28); Droit de la famille - 151417, 2015 QCCA 1058, paragr. 7.

[9]     Cojocaru c. British Columbia Women's Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30, paragr. 60; Ducas c. Québec (Ministre de la Solidarité sociale), 2005 QCCA 126, paragr. 3; Berthiaume c. Réno-Dépôt inc., [1995] R.J.Q. 2796 (C.A.), p. 2807 et 2808; Manac inc./Nortex c. The Boiler Inspection and Insurance Company of Canada, 2006 QCCA 1395, paragr. 34.

[10]    Comité d’environnement Ville-Émard (CEVE) c. Domfer Poudres métalliques ltée, 2006 QCCA 1394, paragr. 24 (autorisation de pourvoi à la C.S.C. accueillie, 3 mai 2007, 31841; désistement d’appel le 31 août 2007).

[11]    Pour leur part, les experts Kadanoff et Dandois témoignent qu’ils ne s’aventureraient pas à extrapoler la capacité portante des sols à partir des données contenues dans un rapport géotechnique.

[12]    Manac inc./Nortex c. The Boiler Inspection and Insurance Company of Canada, 2006 QCCA 1395, paragr. 34.

[13]    CHSLD Christ-Roy c. Comité provincial des malades, 2007 QCCA 1068, paragr. 55.

[14]    Voir infra paragr. [60].

[15]    CHSLD Christ-Roy c. Comité provincial des malades, supra, note 13, paragr. 55; Vidéotron, s.e.n.c. c. Bell ExpressVu, l.p., 2015 QCCA 422, paragr. 54.

[16]    Century Insurance Co. N.V. Bocimar S.A., [1987] 1 R.C.S. 1247.

[17]    Lévesque c. Hudon, 2013 QCCA 920, paragr. 69 et 75; Rouillard c. Martin, 2009 QCCA 2321, paragr. 7.

[18]    Tel qu’illustré par le plan produit par l’expert Normand Kadanoff, Pièce DS-91.

[19]    Interrogatoire de l’expert Claude Bédard, 21 novembre 2011, et interrogatoire de l’expert Yves Robert, 14 novembre 2001.

[20]    Contre-interrogatoire d’Adel Zaki, 9 novembre 2011.

[21]    Étude géotechnique préparée par Shermont, 30 octobre 1998, Pièce D-6.

[22]    Jacques Deslauriers, Vente, louage, contrat d’entreprise ou de service, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2013, p. 832-833 (paragr. 2522).

[23]    Gargantiel c. Québec (Procureur général), 2015 QCCA 224. Voir aussi : Site touristique Chute à l'ours de Normandin inc. c. Nguyen (Succession de), 2015 QCCA 924.

[24]    Factory Mutual Insurance Company c. Entreprise MRA Paysagistes inc., 2014 QCCA 1907, paragr. 14 à 16.

[25]    Jugement entrepris, paragr. 342.

[26]    Jugement entrepris, paragr. 337.

[27]    SNC cite, entre autres, Berlinguette c. Construction J.R. ltée, J.E. 88-1121 (C.A.), Fournitures de navires Phoenicia ltée - Phoenicia Ship Supplies Ltd. c. Franchises Plus inc., J.E. 89-1554 (C.S.).

[28]    Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, Baudouin : La responsabilité civile, volume 2 : Responsabilité professionnelle, 8e éd., Cowansville, Éd. Yvon Blais, 2014, n° 2-265. Voir aussi Vincent Karim, Contrats d’entreprise (ouvrages mobiliers et immobiliers : construction et rénovation), 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2011, no 1133, Sylvie Rodrique et Jeffrey Edwards, « La responsabilité légale pour la perte de l’ouvrage et la garantie légale contre les malfaçons » dans Olivier F. Kott et Claudine Roy (dir.), La construction au Québec : perspectives juridiques, Montréal, Wilson & Lafleur, 1998,409 à la p. 424 et Éric Dunberry, « La responsabilité des professionnelles » dans Kott et Roy, ibid., 459 à la p. 470.

[29]    Dans Québec, Commentaires du ministre de la Justice : Le Code civil du Québec, tome II, Québec, Pub. du Québec, 1993, p. 1332, sous l’article 2119 C.c.Q. on mentionne que : « […]. On notera que cet article est d’ordre public : toute clause exclusive ou limitative de responsabilité serait nulle. Ce caractère impératif découle de la nécessité d’assurer la sécurité publique ».

[30]    Baudouin et al., supra, note 28, nº 2-265, citant Barnabé et fils ltée c. Roy, [1947] B.R. 737.

[31]    On notera que dans Clouâtre c. Factory Mutual Insurance Company, 2011 QCCA 1690 - un arrêt cité par l’appelante - au paragraphe 46, la Cour retient qu’une firme de génie-conseil incorporée est solidairement responsable en application de l’article 2118 C.c.Q.

[32]    Loi sur les ingénieurs, RLRQ, c. I-9., art. 28.1.

[33]    Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ, c. S-4.2.

[34]    Ginette Turcotte-Gilbert, C.S. Beauce, no 350-05-000034-841, le 9 mars 1984; Paré c. Centre hospitalier de Dolbeau et al., AZ-93021068 (C.S.); R.D. c. Garneau, 2011 QCCS 2963, paragr. 19; Van Lith (Succession de) c. Résidence de Lachute, 2013 QCCS 4846, paragr. 63.

[35]    Roch Lessard 2000 inc. c. Saint-Augustin (Municipalité de), 2013 QCCA 1606, paragr. 101.

[36]    L’origine des ordonnances de type Bullock nous provient de la common law. Elle trouve aujourd’hui sa source dans la discrétion conférée au juge par l’article 477 C.p.c. : Smith c. Desjardins, 2005 QCCA 1046, paragr. 61 (j. Morissette).

[37]    St-Pierre c. Le, 2012 QCCA 783, paragr. 17; BMO Nesbitt Burns ltée c. Dolmen (1994) inc., 2008 QCCA 851, paragr. 121-122; Côté c. Boiler Inspection and Insurance Company of Canada, 2006 QCCA 1398, paragr. 73 (j. Vézina).

[38]    BMO Nesbitt Burns ltée c. Dolmen (1994) inc., supra, note 37, paragr. 123; Clayton c. Mauve, [1976] C.S. 970, p. 974.

[39]    St-Pierre c. Le, 2012 QCCA 783, supra, note 37, paragr. 17; Smith c. Desjardins, supra, note 36, paragr. 61 (j. Morissette).

[40]    BMO Nesbitt Burns ltée c. Dolmen (1994) inc., supra, note 37, paragr. 123.

[41]    Smith c. Desjardins, supra, note 36, paragr. 61 (j. Morissette).

[42]    Clayton c. Mauve, supra, note 38, p. 974.

[43]    BMO Nesbitt Burns ltée c. Dolmen (1994) inc., supra, note 37, paragr. 123.

[44]    Intervention agressive qui s’est par la suite transformée en demande en justice : voir les paragraphes 394 à 397 du jugement entrepris où la juge explique que le recours de l’intimée CSSSTR était en dernière analyse une demande introductive d’instance en responsabilité extracontractuelle. Ainsi, il est possible d’affirmer que nous sommes en présence de deux ordonnances : l’une au bénéfice de l’intimée SQI (recours contractuel) et une autre au bénéfice de l’intimée CSSSTR (recours distinct sur une base extracontractuelle).

[45]    Hanson c. Ville de Saint-Jean, [1974] R.C.S. 354, 384 (j. Pigeon).

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