St-Pierre et Camillien Charron (1992) inc. |
2013 QCCLP 6776 |
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[1] Le 9 octobre 2012, monsieur Stevens St-Pierre (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles (le tribunal) une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 31 août 2012 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 20 juillet 2012. Elle déclare que le travailleur n’a pas subi une lésion professionnelle le 31 mai 2012.
[3] Le travailleur est présent et représenté à l’audience tenue le 5 novembre 2013 à Baie-Comeau. Les compagnies Camillien Charron (1992) inc., Électricité Garon & Fils inc., Entreprises Boucher & Lortie inc. (Fermée), Ondel inc., Pierre Boily électrique inc., Pierre Landry Électrique inc., Richard Poirier & frères électrique et Synergica électrique inc. sont également représentées à l’audience.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] Le travailleur demande au tribunal de déclarer qu’il a subi une lésion professionnelle le 31 mai 2012.
L’AVIS DES MEMBRES
[5] Le membre issu des associations d’employeurs est d’avis que la requête du travailleur devrait être rejetée. En effet, il estime que le travailleur effectue une grande variété de tâches sur une base journalière, ce qui lui permet de bénéficier de nombreuses pauses et micropauses. Il considère donc que le syndrome du canal carpien bilatéral diagnostiqué n’est pas le reflet d’une maladie professionnelle.
[6] Le membre issu des associations syndicales est plutôt d’avis que la requête du travailleur devrait être accueillie. Il accorde beaucoup d’importance à la description des tâches faite par le travailleur à l’audience. Aussi, il constate que, selon la littérature médicale déposée, la majorité de ces tâches sont exigeantes pour les poignets. Il conclut que la pathologie diagnostiquée est reliée directement aux risques particuliers du travail d’électricien exercé par le travailleur.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[7] Au départ, il paraît opportun de faire un rappel des faits mis en preuve en tenant compte du témoignage du travailleur et des documents au dossier, incluant ceux qui ont été déposés en cours d’audience.
[8] Dès à présent, le tribunal souligne que le témoignage du travailleur est apparu hautement crédible. Il a eu un comportement irréprochable et a répondu aux questions sans réticence apparente et sans chercher non plus à exagérer la portée de ses propos. En conséquence, il n’y a pas lieu de remettre en question la véracité de sa version.
[9] Le travailleur actuellement âgé de 36 ans et droitier exerce le métier d’électricien de construction depuis le début des années 2000. Durant cette période, il a travaillé près de 17 000 heures pour quatorze employeurs différents, principalement dans les domaines commercial, industriel et institutionnel, mais aussi un peu dans le domaine résidentiel. Il a notamment travaillé sur des chantiers dans le Grand Nord durant plusieurs hivers.
[10] Le travailleur n’a pas d’antécédents médicaux se rapportant aux membres supérieurs.
[11] Au printemps 2012, le travailleur commence à ressentir des douleurs et des engourdissements dans les bras ainsi que des paresthésies aux deux mains avec diminution de la force musculaire et de la dextérité manuelle. Les symptômes se manifestent d’abord du côté droit, s’intensifient progressivement et s’étendent ensuite du côté gauche.
[12] Le 31 mai 2012, devant la persistance des symptômes, le travailleur consulte son médecin, le docteur Jean Du Tremblay. Celui-ci rédige une attestation médicale initiale dans laquelle il fait mention d’un diagnostic de syndrome du canal carpien bilatéral sévère.
[13] Le travailleur cesse de travailler à compter de cette date et reçoit divers traitements, notamment une infiltration au poignet droit.
[14] Le 20 juin 2012, à la suggestion du docteur Du Tremblay, le travailleur consulte le docteur Matthias Georg Ziller, neurologue. Ce dernier lui fait passer un examen neurophysiologique. Le compte rendu de cet examen confirme la présence d’un syndrome du canal carpien touchant les nerfs médians droit et gauche. Il y est précisé que l’atteinte est un peu plus marquée du côté gauche.
[15] À cette époque, le travailleur dépose à la CSST une réclamation dans laquelle il allègue que la pathologie diagnostiquée est une maladie professionnelle reliée à l’exercice de son métier. Il joint à sa réclamation une annexe dans laquelle il apporte certaines précisions au sujet de l’évolution de sa condition et des conditions d’exercice de son travail.
[16] Le 19 juillet 2012, une agente d’indemnisation analyse la réclamation du travailleur et conclut que le syndrome du canal carpien diagnostiqué n’est pas de nature professionnelle. Voici certains extraits de son analyse :
Concernant les risques particuliers du travail :
- Aucune démonstration de répétition de mouvement (extension et flexion des poignets) sollicitant continuellement les régions affectées (doigts et poignets) puisque le travailleur effectue des tâches variées sollicitant des structures anatomiques distinctes. De plus, l’exécution des ces tâches implique le repos des structures atteintes lorsque le travailleur passe d’une tâche à l’autre;
- Aucune démonstration de mouvements de préhension et de manutention de façon répétée et excessive sur des périodes de temps prolongées;
- Il n’y a aucune position soutenue ou mouvements répétitifs au niveau des doigts et des poignets, aucun maintien de posture contraignante ou de maintien de position statique sur des périodes de temps prolongées au niveau des doigts et des poignets;
- Le travailleur a le contrôle sur sa cadence, aucune cadence imposée tel que celle d’une machine ainsi, la variété de mouvements favorise des pauses et des micro-pauses permettant la récupération des muscles et des tendons sollicités;
- Aucune démonstration de force et d’effort de façon soutenue et extrême;
- Il n’est pas suffisant que la douleur se soit manifestée au travail pour conclure qu’il s’agit d’une lésion professionnelle;
- Aucune démonstration que la maladie (tunnel carpien bilatéral) est reliée aux risques particuliers du travail d’électricien. Nous ne retrouvons pas de facteurs de risques suffisants en lien avec les structures anatomiques atteintes.
[…]
Pour ces raisons, la réclamation en lien avec le diagnostic de tunnel carpien bilatéral n’est pas acceptable […].
[sic]
[17] Le 20 juillet 2012, la CSST rend une décision par laquelle elle donne suite à l’analyse de son agente d’indemnisation. Cette décision est ultérieurement confirmée à la suite d’une révision administrative, d’où le présent litige.
[18] Vers la fin de l’été ou le début de l’automne 2012, le travailleur subit des chirurgies aux deux poignets. Il demeure ensuite en convalescence.
[19] Au printemps 2013, le travailleur recommence à travailler comme électricien.
[20] À l’audience, le travailleur commente chacun des emplois d’électricien exercés depuis son entrée sur le marché du travail. Il en décrit les principales tâches en fonction des divers domaines dans lesquels il a travaillé, soit le commercial, l’industriel, l’institutionnel et le résidentiel. Il mime au passage les gestes et certaines des postures de travail devant être adoptées. Une énumération complète de chacune des tâches décrites et mimées deviendrait fastidieuse. Néanmoins, il convient d’en faire une brève présentation :
- il transporte du matériel et des outils sur le site des travaux, par exemple des rouleaux de fils pesant 80 livres et plus, des paquets de tuyaux dont le poids peut atteindre plus d’une centaine de livres, des boîtes de matériaux, des panneaux électriques et des outils (certaines perceuses à béton pèsent plus de 50 livres);
- dans le commercial et l’institutionnel, il pose des tuyaux pour le filage, généralement près des plafonds; pour ce faire, il détache les paquets de tuyaux avec un couteau ou avec des pinces, perce les murs du bâtiment avec une perceuse à béton pour poser des ancrages, fixe l’ancrage dans les murs avec un marteau, installe les sangles dans l’ancrage, dépose les tuyaux dans les sangles, relie les tuyaux (ils sont reliés avec une bague fixée avec des vis), coupe certains tuyaux avec une scie à fer et en plie certains avec un plieur (un « bender ») à tuyaux;
- dans l’industriel, il a procédé au montage et à la pose de « chemins de câbles » en aluminium; il s’agit de boîtes dans lesquelles les fils électriques passent; cette configuration remplace l’usage des tuyaux; les sections d’une longueur de dix pieds sont reliées par des unions; il devait poser huit boulons par union avec des clés à cliquets (des « rochets »), couper les sections avec des rectifieuses (des « buffers »), les fixer dans des ancrages dans le béton en utilisant la même méthode que pour les tuyaux et y faire passer de gros fils électriques;
- il pose des boîtes de jonctions dans les plafonds pour les fils électriques; dans le commercial, l’industriel et l’institutionnel, elles sont fixées dans le béton à l’aide d’ancrages (il doit donc percer le béton pour poser les ancrages);
- il tire les fils électriques; cette activité requiert un effort physique important; dans le commercial et l’institutionnel, les fils sont généralement dans les tuyaux, dans l’industriel, ils peuvent être dans des « chemins de câbles »; il doit parfois les tirer sur des distances atteignant 200 pieds;
- il branche les fils dans les boîtes de jonctions; pour ce faire, il coupe les fils avec des pinces ou avec une scie à fer, il les dénude d’une main ou de l’autre avec des pinces à dénuder ou avec un couteau d’électricien et les fixe dans la boîte en utilisant des marettes (il « twiste » trois ou quatre fils par marette, d’abord à la main et ensuite avec une pince); il précise qu’il peut y avoir 30 fils par boîte de jonctions;
- il pose des panneaux électriques; il doit alors procéder au raccordement des fils dans le panneau, ce qui implique de dénuder les fils, les tirer, les positionner dans le bon angle, les visser sur leur connecteur, apposer et enlever des attaches (« ties-raps ») et apposer des étiquettes identificatrices; il précise qu’à l’exception du résidentiel, les panneaux ont jusqu’à 88 circuits distincts à trois fils chacun;
- il pose des transformateurs, ce qui implique à peu près le même genre de tâches que pour la pose de panneaux électriques;
- dans le résidentiel, il a surtout fait du remplacement d’entrées électriques, changeant les boîtes électriques de 100 ampères pour des 200 ampères; ce travail s’effectuait généralement en équipe de deux électriciens, l’un à l’intérieur l’autre à l’extérieur; à l’intérieur, il faut débrancher l’ancienne installation (la boîte électrique) et rebrancher la nouvelle; celle-ci est fixée dans un support avec une clé à impacts ou une « drill »; à l’extérieur, il faut débrancher les fils du compteur et notamment percer le béton avec une perceuse à béton.
[21] Le travailleur affirme que le travail d’électricien est un travail manuel qui implique une sollicitation quasi constante des mains et des poignets. Il souligne devoir travailler dans des positions contraignantes et non confortables, parfois avec les bras dans les airs ou au-dessus des épaules, généralement en utilisant les deux mains. Il explique porter habituellement des gants. Il spécifie avoir travaillé durant huit hivers sur des chantiers dans le Grand Nord où il a dû travailler en étant exposé à des températures extrêmement froides. Il devait alors porter des gants « doublés épais ».
[22] En cours d’audience, le représentant du travailleur dépose trois documents, soit un extrait du site internet de la Direction de la santé publique de Montréal portant sur le syndrome du canal carpien[1], un extrait du site internet du Centre canadien d’hygiène et de sécurité du travail portant également sur le même sujet[2] et un extrait du site internet de la Corporation des maîtres électriciens du Québec[3].
[23] L’extrait du site internet de la Direction de la santé publique de Montréal identifie ainsi les facteurs et cofacteurs de risque associés au syndrome du canal carpien :
- les mouvements répétitifs du poignet ou de la main, incluant les activités avec le poignet en extension ou en flexion, celles impliquant une déviation radiale ou cubitale répétée ou continue et les mouvements répétés avec les doigts ;
- les mouvements de préhension et de manutention, incluant la préhension répétée d’objets avec pinces digitales, la préhension d’objets avec tractions répétées ou rotation du poignet, la préhension pleine main, les gestes de cisaillement et l’application d’une pression avec la main ;
- les cofacteurs de risque comprennent le travail avec le membre supérieur en flexion ou en abduction, l’utilisation d’outils vibrants ou à percussion, le port de gants et l’exposition au froid.
[24] Voici un extrait de ce site qui porte de manière plus précise sur l’étiologie de la compression du nerf médian :
1. Compression du nerf médian dans le canal carpien
· Elle peut être associée à des :
o pathologies qui modifient le cadre du canal carpien
[…].
o pathologies qui augmentent le volume des structures
Internes du canal
[…].
o pathologies systémiques ou états de santé particuliers
[…].
o Sollicitations musculo-squelettiques
§ mouvements de flexion, d’extension ou de déviation
latérale du poignet ainsi que ceux où l’on retrouve des
mouvements de préhension avec une application de force
des doigts ou de la main, sont les plus à risque. Le risque
est plus grand si la fréquence des gestes est élevée, si la
force appliquée est grande ou que les sollicitations sont
faites sur une période de temps prolongée.
§ Activités avec les bras en flexion ou en abduction et
l’utilisation d’outils vibrants ou à percussion, peuvent
contribuer à l’apparition du SCC, soit en augmentant la
charge musculo-squelettique ou en affectant l’irrigation
distale des membres supérieurs.
[…]
[25] Dans l’extrait du site internet du Centre canadien d’hygiène et de sécurité du travail, on indique ce qui suit à propos des facteurs de risque associés au syndrome du canal carpien :
Le syndrome du canal carpien est plus particulièrement associé à certains facteurs, notamment les suivants :
· les mouvements répétitifs de la main,
· les positions non naturelles de la main,
· la préhension serrée,
· le stress mécanique exercé sur la paume des mains,
· les vibrations.
[26] En ce qui a trait à l’extrait du site internet de la Corporation des maîtres électriciens du Québec, il y est mentionné que le syndrome du canal carpien est l’une des « maladies professionnelles qui affectent le plus le métier d’électricien ». Il y est également spécifié que l’apparition des premiers symptômes « peut se faire 10, 20 ou même 30 ans plus tard ».
[27] Cet historique étant présenté, examinons maintenant le cadre légal permettant de disposer de la requête du travailleur.
[28] La lésion professionnelle est définie de la façon suivante à l’article 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[4] (la loi) :
« lésion professionnelle » : une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation;
__________
1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1; 2009, c. 24, a. 72.
[29] En vertu de cette définition, la lésion professionnelle englobe trois catégories de lésions distinctes, soit :
1° la blessure ou la maladie qui résulte d’un accident du travail;
2° la maladie professionnelle;
3° la récidive, rechute ou aggravation d’une lésion professionnelle antérieure.
[30] En l’instance, le travailleur soutient que le syndrome du canal carpien bilatéral diagnostiqué est une maladie professionnelle. Il ne prétend pas avoir été victime d’un accident du travail ni d’avoir subi une récidive, rechute ou aggravation.
[31] C’est donc uniquement sous l'angle d'une maladie professionnelle que la réclamation doit être analysée. Cette notion est définie de à l’article 2 de la loi :
« maladie professionnelle » : une maladie contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui est caractéristique de ce travail ou reliée directement aux risques particuliers de ce travail;
__________
1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1; 2009, c. 24, a. 72.
[32] L’article 29 établit une présomption de maladie professionnelle dans certaines circonstances et au regard de certaines maladies énumérées dans une annexe à la loi. Cependant, le diagnostic de syndrome du canal carpien n’est pas visé par ces dispositions.
[33] À défaut de pouvoir bénéficier de la présomption de l’article 29 de la loi, un travailleur peut, pour faire reconnaître l’existence d’une maladie professionnelle, se prévaloir de l’article 30 qui énonce ce qui suit :
30. Le travailleur atteint d'une maladie non prévue par l'annexe I, contractée par le fait ou à l'occasion du travail et qui ne résulte pas d'un accident du travail ni d'une blessure ou d'une maladie causée par un tel accident est considéré atteint d'une maladie professionnelle s'il démontre à la Commission que sa maladie est caractéristique d'un travail qu'il a exercé ou qu'elle est reliée directement aux risques particuliers de ce travail.
__________
1985, c. 6, a. 30.
[34] Pour établir qu'une maladie est « caractéristique » d'un travail, un travailleur doit démontrer qu'un nombre significatif de personnes travaillant dans des conditions semblables aux siennes en sont également affectées ou que la maladie est plus présente chez ce type de travailleur que dans la population en général ou dans un groupe témoin. En somme, il s'agit de démontrer que le type de travail effectué a cette particularité que la maladie évoquée s'y trouvera présente plus fréquemment qu'ailleurs. Cette preuve peut être faite de plusieurs façons, notamment par des études statistiques et épidémiologiques, mais elle doit nécessairement porter sur un nombre significatif de personnes tendant ainsi à éliminer une simple association fortuite[5].
[35] En l’espèce, la preuve présentée - de nature épidémiologique ou autre - ne démontre pas que le syndrome du canal carpien est caractéristique du travail d’électricien exercé par le travailleur.
[36] Il reste à vérifier si la preuve permet de relier directement cette pathologie aux risques particuliers de ce travail. C’est ce que le travailleur prétend.
[37] À ce stade-ci, il faut rappeler que c'est sur la base de la prépondérance de preuve que le tribunal doit déterminer si l'existence d'un lien de causalité a été établie entre la lésion diagnostiquée et les tâches de l’emploi du travailleur. Comme le souligne la Cour d’appel dans l’affaire Société de l’assurance automobile du Québec c. Viger[6], un tel degré de preuve n’exige pas nécessairement une certitude scientifique. Ce principe avait précédemment été énoncé par le juge Gonthier de la Cour Suprême du Canada dans l’affaire Laferrière c. Lawson[7], dans les termes suivants :
[...] un juge sera influencé par les avis d’experts scientifiques exprimés sous forme de probabilités statistiques ou d’échantillonnages, mais il n’est pas lié par ce genre de preuve. Les conclusions scientifiques ne sont pas identiques aux conclusions juridiques. Récemment, notre Cour a dit clairement dans l’arrêt Snell c. Farrell [1990] 2 R.C.S. 311, que « la causalité n’a pas à être déterminée avec une précision scientifique » (p. 328) et qu’« il n’est pas essentiel que les experts médicaux donnent un avis ferme à l’appui de la théorie de la causalité du demandeur » (p. 330) [...].
[38] Par ailleurs, indépendamment des différentes thèses scientifiques pouvant être évoquées, le tribunal doit toujours rendre sa décision en fonction de la preuve médicale et factuelle qui lui est présentée[8].
[39] Quant à l’appréciation de la preuve devant être effectuée au regard de la notion de risques particuliers, le soussigné adhère à la position suivante exprimée par le tribunal dans l’affaire Pierre et Sérigraphie SSP[9] :
[41] À quoi réfère le législateur lorsqu’il invoque ainsi des risques particuliers? La Commission des lésions professionnelles croit qu’il faut éviter d’assimiler cette notion à celle prévue à l’annexe I à la section des lésions musculo-squelettiques, alors que la partie qui veut bénéficier de la présomption doit prouver que le travail comprend des mouvements répétitifs ou de pressions sur des périodes de temps prolongées. C’est pourquoi les arguments de l’employeur sur le sujet paraissent inappropriés car, selon la Commission des lésions professionnelles, ils procèdent d’une telle confusion.
[42] La preuve qui doit ici être faite quand on invoque cette notion des risques particuliers doit plutôt comprendre une analyse des structures anatomiques atteintes par la maladie, une identification des facteurs de risques biomécaniques, physiques et/ou organisationnels sollicitant ces structures, identifier, s’il y en a, les caractéristiques personnelles, regarder l’importance de l’exposition, que ce soit en termes de durée, d’intensité ou de fréquence et finalement, vérifier la relation temporelle.
[40] Cela étant, pour les motifs ci-après énoncés, la preuve prépondérante permet de relier directement le syndrome du canal carpien bilatéral diagnostiqué aux risques particuliers du travail d’électricien exercé par le travailleur.
[41] Premièrement, même si le travailleur est droitier, selon son témoignage, il utilise ses deux mains pour accomplir la quasi-totalité des tâches de son travail.
[42] Deuxièmement, lors de l’audience, le travailleur a décrit et mimé les mouvements effectués dans l’exécution des principales tâches de son travail. Au cours de cette démonstration, le tribunal a remarqué que ses mains et ses poignets sont constamment sollicités. Ainsi, à titre d’illustration et sans restreindre la généralité de ce qui précède :
- lors du transport du matériel et des outils sur le site des travaux, s’il transporte les objets sur ses épaules, il fait soit des mouvements de flexion des poignets (par exemple, lors du transport d’un paquet de tuyaux, où il met une main autour du paquet) soit des mouvements d’extension (par exemple, lors du transport de boîtes de matériaux); il peut transporter ce matériel sur une épaule ou sur l’autre, donc les deux mains et les deux poignets sont sollicités;
- s’il transporte plutôt le matériel et les outils dans ses mains, il effectue alors un mouvement de préhension pleine main avec application de force des doigts et des mains;
- lorsqu’il effectue la pose des tuyaux et des « chemins de câbles » servant au filage, il travaille régulièrement avec les poignets en extension et aussi souvent avec les poignets en flexion;
- il effectue des mouvements répétés de déviation radiale et de déviation cubitale pour dénuder les fils électriques;
- la manipulation du marteau pour la pose des ancrages, des pinces pour couper les fils, des tournevis pour visser différentes pièces et du plieur à tuyaux implique de nombreux mouvements de préhension, la plupart avec force ou application d’une pression avec les mains;
- lorsqu’il tire les fils dans les tuyaux et les « chemins de câbles », il effectue aussi des mouvements de préhension pleine main avec grande force, et ce, autant avec la main gauche que la droite;
- la pause de marettes autour des fils électriques implique des mouvements répétés des mains et des poignets et l’usage d’une pince pour terminer le travail (c’est-à-dire assurer la bonne tenue de la marette) implique l’application d’une pression avec les mains.
[43] Troisièmement, selon la littérature médicale, les mouvements de flexion, d’extension ou de déviation latérale du poignet ainsi que ceux où l’on retrouve des mouvements de préhension avec une application de force des doigts ou de la main sont les plus à risque dans les cas de compression du nerf médian. Or, c’est justement le genre de mouvements que le travailleur effectue dans l’exercice de son travail.
[44] Quatrièmement, il y a ici présence plus ou moins constante de plusieurs des cofacteurs de risque identifiés par la littérature médicale, soit à certains moments le travail avec les membres supérieurs en flexion ou en abduction, le port de gants, l’exposition au froid et l’utilisation d’outils vibrants ou à percussion.
[45] Cinquièmement, même si le travailleur n’est pas astreint à une cadence de travail imposée, selon son témoignage, il a toujours conservé un rythme soutenu, voulant conserver une bonne réputation auprès des employeurs.
[46] Sixièmement, au plan temporel, l’exposition professionnelle du travailleur est relativement importante, soit près de 17 000 heures de travail échelonnées sur une douzaine d’années.
[47] Septièmement, rien ne suggère que le travailleur pratique une activité personnelle pouvant être associée à la présence du syndrome du canal carpien et selon son témoignage, il ne présente aucune prédisposition personnelle pouvant être liée à l’apparition d’une telle pathologie, comme le diabète et l'hypothyroïdie.
[48] Huitièmement, par rapport aux arguments soulevés à l’audience par la représentante de certains employeurs, le tribunal souligne ce qui suit :
- le fait qu’une pathologie soit multifactorielle n’empêche pas sa reconnaissance à titre de maladie professionnelle[10];
- il est vrai que le travailleur a effectué des tâches variées depuis qu’il travaille comme électricien, mais il n’en demeure pas moins que ses mains et ses poignets ont constamment été sollicités par l’exercice de ce travail;
- le dépôt d’une expertise médicale au soutien d’une réclamation pour maladie professionnelle n’est pas obligatoire, surtout qu’en l’espèce, de la littérature médicale a été produite en cours d’audience;
- le simple fait que l’examen neurophysiologique du mois de juin 2012 suggère que la compression du nerf médian soit un peu plus marquée du côté gauche n’est pas déterminant, d’autant plus que les symptômes se sont d’abord manifestés du côté droit et que la sollicitation professionnelle est bilatérale.
[49] Somme toute, le travailleur a prouvé que le syndrome du canal carpien bilatéral diagnostiqué s’est développé par le fait ou à l’occasion de son travail d’électricien et est relié aux risques particuliers de ce travail.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de monsieur Stevens St-Pierre, le travailleur;
INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 31 août 2012 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur a subi une lésion professionnelle le 31 mai 2012.
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Raymond Arseneau |
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Me Jean-Sébastien Deslauriers |
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F.I.P.O.E. |
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Représentant de la partie requérante |
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Me Chantale Lemay |
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G.P.I. QUÉBEC INC. |
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Représentante de EBI Électric inc. |
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Me Priscilla Boisier |
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GESTESS INC. |
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Représentante de D.G. Tech inc. et T.B.C. Constructions inc. |
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Me Annie Nadon |
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LEBLANC, LAMONTAGNE ET ASSOCIÉS |
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Représentante de Camillien Charron (1992) inc., Électricité Garon & Fils inc., Entreprises Boucher & Lortie inc. (fermé), Ondel inc., Pierre Boily électrique inc., Pierre Landry Électrique inc., Richard Poirier & frères électrique et Synergica électrique inc.
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[1] DIRECTION DE LA SANTÉ PUBLIQUE DE MONTRÉAL, prévention en pratique médicale : Le syndrome du canal carpien [En ligne], http://www.santepub-mtl.qc.ca/mdprevention/Formation/canalcarpien/etiologie.html (page consultée le 31 mai 2005).
[2] CENTRE CANADIEN D'HYGIÈNE ET DE SÉCURITÉ AU TRAVAIL, Syndrome du canal carpien, [En ligne], http://www.cchst.ca/reponsessst/diseases/canal (page consultée le 31 mai 2005).
[3] [En ligne], http://www.mutuellescmeq.ca/Syndrome-du-canal-carpien.html (page consultée le 11 janvier 2013).
[4] L.R.Q., c. A-3.001.
[5] Entreprises d'émondage LDL inc. et Rousseau, C.L.P. 214662-04-0308, 4 avril 2005, J.-F. Clément; Hébert et SNOC (1992) inc., C.L.P. 397532-62B-0911, 4 août 2010, M. Watkins; D'Amours et Distributions Gina Rivière-du-Loup (1989) inc., 2013 QCCLP 810.
[6] C.A. Montréal, 500-09-008169-997, 18 août 2000, jj. Michaud, Robert, Forget; ce principe a été réitéré dans de nombreuses décisions du tribunal, entre autres, récemment dans l’affaire Blanchard et Drakkar & Associés inc., 2013 QCCLP 1188.
[7] [1991] 1 R.C.S. 541.
[8] Les Industries Mailhot inc. et Lefrançois, C.L.P. 81760-63-9608, 30 juillet 1999, C. Bérubé; ce principe a été réitéré dans de nombreuses décisions du tribunal, notamment dans l’affaire Jomphe et Chemin de fer Matapédia et du Golfe, C.L.P. 359535-01A-0809, 14 décembre 2010, M. Séguin.
[9] C.L.P. 122654-62-9909, 15 mai 2000, S. Mathieu.
[10] Tremblay (Succession de) et Alcan inc., [2007] C.L.P. 577 (formation de trois juges administratifs); voir aussi Pelletier et Reboitech inc., [2001] C.L.P. 423.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.