Décision

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Ville de Gatineau c. Chartrand

2022 QCCQ 3273

COUR DU QUÉBEC

Division administrative et d’appel

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

GATINEAU

LOCALITÉ DE

GATINEAU

« Chambre civile»

 :

550-80-004958-191

 

 

 

DATE :

2 juin 2022

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

CHRISTIAN BOUTIN, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

VILLE DE GATINEAU

 

Appelante

c.

 

CLAUDE CHARTRAND

CAROLE MONETTE

 

Intimés

et

 

LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC

 

Mis en cause

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 

 

 

CE DONT LE TRIBUNAL EST SAISI

[1]                L’appelante Ville de Gatineau la Ville ») se pourvoit à l’encontre d’une décision du Tribunal administratif du Québec le TAQ »), section des affaires immobilières, rendue le 22 août 2019 par M. le juge administratif Robert Sanche[1], alors saisi d’un recours mû par les intimés en contestation de la valeur inscrite au rôle foncier de leur résidence unifamiliale.

[2]                Par cette décision, le TAQ accueillait leur recours et décidait de modifier la valeur inscrite au rôle d’évaluation en fixant non pas une mais bien deux valeurs, soit l’une (469 700 $) pour la période du 1er janvier 2018 au 30 avril 2019 et l’autre (422 700 $) pour la période du 1er mai 2019 au 31 décembre 2020.

[3]                Le juge administratif Sanche a essentiellement considéré que des inondations survenues respectivement en 2017 puis 2019, et ce, alors que la date de référence du rôle triennal était le 1er juillet 2016, devaient avoir pour effet d’affecter à la baisse la valeur uniformisée de l’unité d’habitation.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[4]                Le 13 décembre 2019, Mme la juge Bouthillette de notre Cour accueillait la demande de permission d’en appeler sollicitée par la Ville et libellait les trois questions en litige comme suit[2] :

  1. Le TAQ a-t-il erré en droit et excédé sa juridiction en déterminant et en fixant de son propre chef deux valeurs à inscrire au rôle d’évaluation, soit entre le 1er janvier 2018 et le 30 avril 2019 et entre le 1er mai 2019 et le 31 décembre 2020, alors qu’il n’était saisi que d’un recours à l’encontre de la valeur déposée pour l’entièreté du rôle triennal?
  2. Le TAQ a-t-il erré en droit et excédé sa juridiction en identifiant l’inondation du printemps 2019 en tant qu’événement justifiant la tenue à jour du rôle d’évaluation, alors :

-          que le recours ne visait pas la mise au rôle, mais bien la valeur inscrite au dépôt d’évaluation?

-          qu’aucune preuve de dommages à la propriété n’a été faite à ce titre?

-          que le décret concernant les zones inondables justifiant la tenue à jour selon le TAQ n’était même pas adopté lors de l’audition au mérite et encore moins en vigueur?

  1. Le TAQ a-t-il erré en droit en appliquant arbitrairement une désuétude économique de 10 % pour tenir compte des inondations de 2017, alors que les terrains comparables retenus par le TAQ et l’expert évaluateur de la Ville étaient eux-mêmes affectés par l’inondation de 2017?

[5]                Le Tribunal fait ici remarquer que les intimés n’ont aucunement participé au processus d’appel, et ce, tant au stade de la demande de permission d’en appeler[3] que lors de l’audition au mérite de l’appel.  Malgré qu’ils ont été informés de l’appel par notification, ils n’ont de fait pas déposé de mémoire auprès du Tribunal, la Ville procédant donc seule.

LE CONTEXTE

[6]                L’unité d’évaluation en question est la résidence des intimés, sise au [...], dans le secteur Masson-Angers de la Ville de Gatineau.

[7]                Après avoir reçu notification de la valeur d’évaluation déposée au rôle d’évaluation triennal pour les années 2018-2019-2020, fixée à 526 200 $[4], les intimés déposent, en date du 9 avril 2018, une demande de révision administrative[5] auprès de la Ville, par laquelle ils requièrent de cette dernière que la valeur soit réduite de 100 000 $ afin d’être fixée à 426 200 $.

[8]                Les intimés, qui ont été victimes d’une inondation survenue en 2017, indiquent ce qui suit dans leur demande de révision : « Terrain surévalué zone 0-20 ans – conséquence physique sur le bâtiment ».

[9]                Le 16 août 2018, l’évaluateur de la Ville, M. Julio César Gonzalez Ramos (« M. Gonzalez »), répond[6] à leur demande de révision. Il leur propose de réduire la valeur uniformisée de leur résidence à 472 600 $[7].

[10]           Les intimés sont en désaccord avec pareille modification, qui est essentiellement à mi-chemin (472 600 $) entre la valeur initialement déposée (526 200 $) et ce qu’ils demandent (426 200 $), de telle sorte qu’ils déposent une requête introductive d’instance d’un recours[8] auprès du TAQ en date du 4 octobre 2018.

[11]           Dans la rubrique intitulée « Motifs » de leur requête, les intimés indiquent : « Refus de l’évaluation révisée de la Ville de Gatineau ne reflète pas notre nouvelle réalité suite aux inondations 2017. Une baisse supplémentaire à celle suggérer (sic) d’au moins 50 000 $ [est] demandée ».

[12]           Dans un document explicatif[9] joint à leur demande, les intimés écrivent : 

Notre terrain est sur le bord de la rivière des Outaouais. En 2011, nous avons obtenu un permis de construction neuve de la Ville de Gatineau en zone 20-100 [ans]. Suite aux inondations [de] 2017, nous sommes dans la zone d’inondation 0-20 ans. Le chemin du Fer-à-Cheval traverse notre terrain. Il y a une grande partie de notre terrain qui est du marécage (non utilisable).

LA DÉCISION ENTREPRISE

[13]           Les intimés ne déposeront aucune preuve documentaire ni avant ni lors de l’audition du 27 juin 2019 devant le TAQ. Ils y ont allégué qu’il leur fut impossible de trouver un évaluateur acceptant un mandat de leur part « car il y a conflit d’intérêt avec la Ville de Gatineau »[10]. Ils ne déposeront aucune preuve justifiant des dommages qu’ils allèguent avoir subis.

[14]           Du reste, il est néanmoins admis que la propriété a subi deux inondations en 2017 puis 2019.

[15]           Leur preuve consistera uniquement en leurs témoignages. Le juge administratif écrit d’ailleurs, au paragraphe 17 de la décision entreprise, que « les requérants n’ont pas vraiment fait de preuve sur la valeur du bâtiment, se contentant de mentionner qu’ils se déclarent satisfaits d’une valeur d’environ 250 000 $, comme celle déposée ou recommandée dans la réponse de l’évaluateur ».

[16]           Puis le juge administratif indique (au par. 19) que « la plupart des paramètres retenus par M. Gonzalez [l’évaluateur de la Ville] pour déterminer cette valeur, n’ont pas vraiment été contredits par les requérants, sauf peut-être la désuétude fonctionnelle due à l’affaissement de la façade ». Du coup, il ajoute (au par. 20) que « les requérants n’ont soumis aucun estimé pour régler le problème (…) ».

[17]           Un peu plus loin (au par. 39), il écrit que « leur témoignage et les conclusions émises sont teintés par l’ensemble des événements qu’ils ont subis, soit une première inondation en 2017, alors qu’ils n’en avaient jamais connus auparavant puisque la dernière remonte à 1974, et une 2ème en 2019 ». Puis il commente ainsi : « Il est probable que s’il n’y avait eu qu’une seule inondation, leurs inconvénients auraient été moindres et leur témoignage plus clair ».

[18]           Au paragraphe 38 de ses motifs, il note que « les requérants estiment finalement que la valeur de leur terrain a une valeur (sic) de 173 000 $, soit 100 000 $ de moins que la valeur déposée ou 50 000 $ de moins que la valeur recommandée ».

[19]           Quant à la Ville, celle-ci présente une preuve par expertise devant le TAQ en déposant le rapport de l’évaluateur Gonzalez[11], qui avait, rappelons-le, initialement proposé aux intimés de réduire la valeur uniformisée de leur résidence à 472 600 $[12].

[20]           Au terme de son étude, M. Gonzalez recommandera au TAQ de faire baisser la valeur uniformisée déposée de 526 400 $[13] qu’elle était à 524 700 $[14].  Le juge administratif écrira (au par. 13) : « ce n’est que le fruit du hasard si la nouvelle conclusion de M. Gonzalez se rapproche de la valeur déposée, d’où sa recommandation de réduire la valeur au rôle ».

[21]           Le Tribunal fait ici remarquer que l’analyse, par M. Gonzalez, de terrains comparables comprenait de fait des terrains situés eux-aussi en zone inondable tout comme la résidence des intimés[15]. Nous y reviendrons dans le cadre de l’analyse de la troisième question en litige.

[22]           Le juge administratif Sanche rendra sa décision le 27 août 2019.

[23]           Il identifie (au par. 16) deux questions en litige, à savoir :

-          quelle est la valeur réelle du bâtiment?

-          est-ce que l’inondation survenue en 2017 et celle de 2019 sont des événements dont il faut tenir compte dans l’établissement de la valeur du terrain?

[24]           S’agissant de la première question qui concerne la valeur du bâtiment et qui ne fait pas l’objet de l’appel, il détermine (aux par. 17 à 24) la valeur du bâtiment à 271 200 $ au terme d’un ajustement dû essentiellement à la superficie habitable de l’unité sujette par rapport aux comparables utilisés par l’évaluateur Gonzalez.

[25]           Puis il aborde la seconde question relative à la valeur du terrain.

[26]           Il relate tout d’abord que l’évaluateur Gonzalez lui fait remarquer lors de son témoignage que la date de référence du rôle triennal est le 1er juillet 2016 pour ensuite affirmer, sans toutefois approfondir ni même aborder une explication, que sa position est ‘ nébuleuse ’ (au par. 25).

[27]           Il écrit (au par. 27) : « de son analyse de la valeur des terrains [comparables], M. Gonzalez semble n’avoir considéré aucun impact (…) ». Puis il indique (au par. 29) qu’il « est étonnant de constater que, dans son analyse de la valeur des bâtiments, M. Gonzalez considère une dépréciation supplémentaire de 10 %, dans sa méthode du coût, et un ajustement de 10 % dans sa méthode de comparaison pour tenir compte des inondations ».

[28]           Dans la même veine, il note (au par. 44) que « même si M. Gonzalez n’affecte pas la valeur du terrain pour tenir compte de l’inondation, en appliquant une baisse de 10 %, dans le cadre de son analyse du bâtiment, il admet implicitement que l’inondation a un impact sur les valeurs et qu’il doit la considérer ».

[29]           Il y voit, comme le dit l’expression consacrée, « deux poids deux mesures ». Il écrit en effet (au par. 30) qu’une « inondation affecte un immeuble dans son ensemble et pas seulement le bâtiment comme semble le considérer M. Gonzalez ». Puis il ajoute (au par. 31) qu’« il ne fait aucun doute qu’une inondation est un événement qui affecte la désirabilité d’un immeuble et par conséquent sa valeur ».

[30]           Il prend alors la position suivante (au par. 32) : « une inondation et l’imposition d’un décret interdisant toute construction sont des événements qui doivent être considérés et qui sont prévus aux paragraphes 6 et 19 de l’article 174 LFM[16] ». 

[31]           Le Tribunal fait ici remarquer que le décret auquel fait référence le juge administratif, sans toutefois le nommer[17], n’était pas encore adopté en date de l’audition[18] devant le TAQ. Nous y reviendrons lors de l’étude de la seconde question en litige.

[32]           Le juge administratif mentionne (au par. 33) que le terrain des intimés, qui lorsqu’ils l’ont acheté, était considéré dans une zone d’occurrence de 20-100 ans, se trouvait ‘ maintenant ’ en zone 0-20 ans. Il ne précise toutefois pas depuis quand, par rapport à la date de référence du 1er juillet 2016.

[33]           Il réitère (au par. 45) que la survenance de l’inondation en 2017 constitue « un type de désuétude économique [qui] n’affecte pas seulement le bâtiment, mais l’immeuble dans son ensemble ». Il estime (au par. 45) « raisonnable cette baisse de 10 % suite à l’inondation de 2017 ».

[34]           Il établit (au par. 46) la valeur du terrain, « suite à l’inondation de 2017 », à 198 500 $, soit 90 % de la valeur recommandée de 220 500 $.

[35]           Puis il mentionne (au par. 47) qu’en « ajoutant la valeur du bâtiment établit (sic) précédemment, la valeur réelle totale s’établit donc à 469 700 $, et ce, effectif au 1er janvier 2018 », précise-t-il.

[36]           Il impute la baisse de 10 % à la première inondation de 2017 en notant (au par. 46) que « la dernière remontant à plus de 40 ans, il est normal de penser que cela ne se reproduira pas de façon régulière et que la diminution des valeurs suite à cet événement se limitera à ce 10 % ».

[37]           Et le juge administratif d’ajouter (au par. 48) qu’il « applique un ajustement supplémentaire de 10 % à la valeur de l’immeuble suite à l’événement qui est constitué de l’inondation survenue en mai 2019, soit deux [ans] seulement après celle de 2017 ».

[38]           Le juge administratif mentionne par ailleurs ce qui suit (au par. 49) :

Avec le réchauffement de la planète et advenant le cas où les inondations se reproduisent plus régulièrement, il est possible que le marché soit affecté de façon plus importante. Dans le cas contraire, avec le temps les gens auront tendance à oublier et l’effet provoqué par les inondations aura tendance à s’estomper. Seul le futur permettra de le dire et de le spécifier.

[39]           Il fixe donc (au par. 50) la valeur « effective au 1er mai 2019 » à 422 700 $[19].

[40]           Puis il ajoute (au par. 51) :

Considérant l’écart entre la valeur déposée et celles obtenues par le Tribunal suite à son analyse individualisée de l’unité d’évaluation des requérants, le Tribunal estime qu’il doit modifier la valeur inscrite au rôle afin d’éviter un préjudice réel, le tout conformément à l’article 144 de la LFM.

[41]           Enfin, le dispositif de sa décision donne acte des deux valeurs qu’il a établies pour deux dates différentes dans un même rôle triennal :

DÉTERMINE la valeur réelle de l’unité d’évaluation à 469 700 $ effectif au 1er janvier 2018 et à 422 700 $ effectif au 1er mai 2019.

[42]           Voilà donc la teneur de la décision entreprise.

LA NORME DE CONTRÔLE

[43]           Depuis le prononcé de l’arrêt Vavilov[20] par la Cour suprême, il est bien établi que la Cour du Québec, lorsqu’elle siège en appel d’une décision d’un tribunal administratif, doit recourir aux normes applicables en appel telles que définies dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen[21].

[44]           Dans la présente affaire, le Tribunal siège en appel, tel que prévu à l’article 159 de la Loi sur la justice administrative[22].

[45]           C’est donc la norme de la décision correcte qui trouve application relativement aux questions de droit, par exemple lorsque la question soulève essentiellement l’interprétation d’une disposition législative ou règlementaire.

[46]           Quant aux questions relevant de l’appréciation, par le juge administratif, de la preuve offerte ou des questions dites mixtes de faits et de droit, la norme de l’erreur manifeste et déterminante trouvera alors application.

[47]           Enfin, si, d’une question mixte de faits et de droit, un principe juridique est facilement isolable[23], l’on aura alors recours, eu égard à la conclusion du premier décideur sur l’application dudit principe, à la norme de la décision correcte tout comme pour les pures questions de droit.

[48]           Il est maintenant temps de traiter des trois questions en litige déterminées lors de l’octroi de la permission d’en appeler.

[49]           Le Tribunal procédera dans l’ordre prévu.

ANALYSE

QUESTION 1 : Le TAQ a-t-il erré en droit et excédé sa juridiction en déterminant et en fixant de son propre chef deux valeurs à inscrire au rôle d’évaluation, soit entre le 1er janvier 2018 et le 30 avril 2019 et entre le 1er mai 2019 et le 31 décembre 2020, alors qu’il n’était saisi que d’un recours à l’encontre de la valeur déposée pour l’entièreté du rôle triennal?

[50]           Il s’agit d’une pure question de droit de telle sorte que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique.

[51]           Il convient dans un premier temps de rappeler que l’article 138.5 LFM stipule que « la personne qui a fait la demande de révision peut, si elle n’a pas conclu une entente en vertu de l’article 138.4[24], former devant le Tribunal [le TAQ] un recours ayant le même objet que la demande ».

[52]           Or en l’espèce, la demande de révision administrative ne concernait que la valeur uniformisée déposée au rôle triennal d’évaluation. Les intimés y demandaient une modification à la baisse de la valeur afin que celle-ci soit déterminée et fixée à 426 200 $, et ce, pour toute la durée du rôle et indistinctement pour les trois années visées. Leur intérêt pour déposer une telle demande émane du dépôt du rôle[25].

[53]           L’objet de la demande de révision administrative se limitait donc à la contestation de la valeur uniformisée déposée au rôle et ne consistait pas en une demande de tenue à jour dudit rôle suite à une modification non effectuée par l’évaluateur municipal[26].

[54]           Partant, la portée de la juridiction du TAQ était tributaire de la nature de la demande de révision administrative déposée auprès de la Ville (article 138.5 LFM).

[55]           Rappelons à ce sujet les mots suivants de M. le juge Barbe, dans l’affaire Montréal (Ville de) c. Waldman[27] :

[69] Il faut rappeler, ici, que depuis la loi de 1996, le TAQ est essentiellement devenu une instance d’appel de la décision de l’évaluateur municipal qui a, lui-même, fait une révision administrative de sa décision initiale basée sur une évaluation de masse. Depuis cette législation, le TAQ ne peut se saisir d’autres questions que celles qui ont d’abord été soumises et décidées par l’évaluateur municipal dans le cadre de sa révision administrative.

[70] En conséquence, le TAQ, par ses décisions TAQ 1 et TAQ 2, commet une erreur de droit flagrante en s’attribuant une juridiction qu’il n’a pas, faisant ainsi fi des prescriptions d’ordre public de la L.F.M.

[56]           N’étant saisi que d’une demande visant à contester la valeur déposée au rôle et non pas d’une demande de tenue à jour dudit rôle, le TAQ s’est mépris quant à la portée du recours introduit devant lui et a dès lors agi sans même posséder juridiction en s’autorisant, alors qu’il n’était pas requis de ce faire, à fixer deux valeurs pour un même rôle d’évaluation. Ce faisant, le TAQ a également décidé ultra petita.

[57]           Cela engendre également comme conséquence que la Ville a ainsi été placée devant un fait accompli et aura été privée de son droit d’être entendue et de pouvoir soumettre toute preuve pertinente, incluant le témoignage de son expert à ce sujet. En effet, le rapport de M. González déposé auprès du TAQ ne portait que sur la valeur déposée au rôle d’évaluation puisque tel était l’objet du recours initial.

[58]           Pareille situation justifie à elle seule l’intervention du Tribunal et commande en soi la réformation de la décision entreprise.

[59]           Cela dit, le Tribunal se penchera néanmoins sur la seconde question en litige autorisée par madame la juge Bouthillette.

QUESTION 2 : Le TAQ a-t-il erré en droit et excédé sa juridiction en identifiant l’inondation du printemps 2019 en tant qu’événement justifiant la tenue à jour du rôle d’évaluation, alors :

-          que le recours ne visait pas la mise au rôle, mais bien la valeur inscrite au dépôt d’évaluation?

-          qu’aucune preuve de dommages à la propriété n’a été faite à ce titre?

-          que le décret concernant les zones inondables justifiant la tenue à jour selon le TAQ n’était même pas adopté lors de l’audition au mérite et encore moins en vigueur?

[60]           Cette question en est également une de droit. Le Tribunal appliquera en conséquence la norme de la décision correcte.

[61]           Nous venons de voir, dans l’analyse de la première question, que le TAQ a rendu une décision à propos d’une question à l’égard de laquelle il n’avait pas validement été saisi et pour laquelle il ne possédait pas juridiction.

[62]           Le Tribunal est d’avis qu’à supposer même que le TAQ avait juridiction, les inondations ne constituaient pas un événement justifiant la tenue à jour du rôle d’évaluation.

[63]           Voici pourquoi.

[64]           Nous avons vu, lorsque nous passions en revue la décision entreprise[28], que le juge d’instance écrivait, au paragraphe 32 de ses motifs, « quune inondation et l’imposition d’un décret interdisant toute construction sont des événements qui doivent être considérés et qui sont prévus aux paragraphes 6 et 19 de l’article 174 LFM ».

[65]           Cet article 174 LFM constitue la pierre d’assise de la tenue à jour du rôle d’évaluation, qui permet et même oblige l’évaluateur municipal à modifier une inscription contenue au rôle d’évaluation si l’un ou l’autre des événements qui y sont décrits survient.

[66]           Une vingtaine de cas de figure y sont prévus, le juge administratif référant à ceux prévus aux paragraphes 6 et 19 de l’article 174 LFM. Ceux deux paragraphes se lisent comme suit :

174.  L’évaluateur modifie le rôle d’évaluation foncière pour :

(…)

6. refléter la diminution de valeur d’une unité d’évaluation à la suite de l’incendie, de la destruction, de la démolition ou de la disparition de tout ou partie d’un immeuble faisant partie de l’unité.

(…)

19. refléter la diminution ou l’augmentation de valeur d’une unité d’évaluation découlant de l’imposition ou de la levée, à l’égard d’un immeuble faisant partie de l’unité, d’une restriction juridique aux utilisations possibles de l’immeuble.

[67]           Ce pouvoir de mise à jour du rôle doit être interprété restrictivement[29] puisqu’il constitue une brèche au principe d’immuabilité du rôle triennal d’évaluation, consacré à l’article 76 LFM, lequel prévoit que le rôle :

(…) demeure en vigueur pendant tout exercice pour lequel il est fait, même s’il fait l’objet d’une demande de révision, d’un recours devant le Tribunal, d’une proposition de correction ou d’un recours en cassation ou en nullité, totale ou partielle, sous réserve de l’article 183[30].

[68]           L’immuabilité du rôle en cours d’exercice est en effet un principe cardinal en matière de fiscalité municipale.

[69]           Dans l’arrêt Groupe Champlain inc. c. Châteauguay (Ville de)[31], prononcé en 2007 sous la plume de M. le juge Chamberland, la Cour d’appel enseigne que « l’article 174 LFM déroge au principe de l’immuabilité du rôle en cours d’exercice, un principe consacré à l’article 76 LFM et dont l’objectif est d’ordre public puisqu’il assure aux contribuables et aux municipalités un minimum de sécurité financière »[32].

[70]           Dans l’affaire Waldman précitée[33], M. le juge Barbe fait état, également en 2007, d’un « important corpus jurisprudentiel qui a reconnu le principe de l’immuabilité du rôle et de la stabilité des finances municipales »[34].

[71]           Il ajoute qu’il « n’y a aucun doute que les dispositions législatives pertinentes visent à assurer la stabilité des finances de la municipalité et des contribuables et la juste répartition des charges fiscales »[35].

[72]           Le principe de l’immuabilité du rôle d’évaluation trouve également son substrat dans la volonté du législateur d’introduire un élément de certitude et de cohérence dans l’application de la fiscalité municipale[36]. 

[73]           Il vise de fait à assurer la sécurité de l’assiette fiscale[37], pour reprendre l’expression consacrée.

[74]           En 2018, dans l’arrêt Ville de Montréal c. Diaco[38], la Cour d’appel réitère, cette fois sous la plume de M. le juge Dufresne, l’importance du principe d’immuabilité en ces termes[39] :

Le rôle d’évaluation foncière, une fois les délais de révision ou d’appel expirés, est considéré immuable, sauf les cas prévus par la loi qui donnent ouverture à une modification pour un immeuble donné. L’objectif d’immuabilité du rôle est d’ordre public. Il assure un minimum de sécurité financière aux contribuables et à la municipalité. Le rôle de perception des taxes prend assise sur le rôle d’évaluation foncière. Il en est en quelque sorte le miroir, tel que l’indique par exemple l’article 184 L.f.m. en matière de modification du rôle.

[75]           L’année suivante, soit en 2019, c’est dans l’affaire 9185-6617 Québec inc. c. Ville de Longueuil[40] que la Cour d’appel souligne à nouveau le principe de l’immuabilité du rôle d’évaluation :

[18] En effet, le TAQ prend en compte le principe de l’immutabilité consacré à l’article 76 LFM dont l’objet est de « procurer une stabilité et une prévisibilité du fardeau fiscal non seulement pour les finances municipales, mais aussi pour les contribuables ». Il détermine également que les motifs de tenue à jour précisés à l’article 174 LFM doivent être interprétés restrictivement puisque dérogeant à ce principe de l’immutabilité.

[19] Cette formulation rejoint l’opinion de la Cour dans l’arrêt Groupe Champlain inc. c. Châteauguay (Ville de), opinion selon laquelle les modifications au rôle d’évaluation foncière prévues à l’article 174 LFM dérogent au principe d’immuabilité et que leur caractère exceptionnel commande une interprétation restrictive. Cette position de la Cour a d’ailleurs été récemment réaffirmée dans l’arrêt Ville de Montréal c. Diaco.

[76]           En 2020, dans l’affaire Villa Notre-Dame inc. c. Ville de Sainte-Agathe-des-Monts[41], M. le juge Lortie rappelait que la mise ou tenue à jour du rôle était affaire d’exception face au principe d’immuabilité du rôle :

[91] Ainsi, il est depuis longtemps reconnu que l’article 76 LFM consacre le principe d’immuabilité du rôle. Cela se justifie notamment par la protection de la stabilité des finances municipales. Cet objectif est d’ordre public puisqu’il assure aux contribuables et aux municipalités un minimum de sécurité financière.

[92] En outre, « [l]e caractère exceptionnel de l’article 174 LFM commande une interprétation restrictive ». Autrement dit, la mise à jour constitue une exception au principe d’immuabilité.

[77]           L’objectif d’ordre public du principe d’immuabilité était également rappelé par M. le juge Barbe dans l’affaire Ville de Montréal c. Waldman[42] :

[119] Le principe est bien connu en matière d'évaluation foncière que ce qui pourrait être interprété comme la correction d'une iniquité fiscale, doit plutôt céder le pas à un objectif plus important auquel les dispositions d'ordre public de la L.F.M. donnent priorité, pour assurer la sécurité de l'assiette fiscale et l'immuabilité du rôle d'évaluation.

[78]           Comme le rappelait M. le juge administratif Boileau dans l’affaire Faucher c. C.U.Q.[43], il est primordial non seulement de préserver l’assiette fiscale des municipalités et protéger celles-ci contre des diminutions mais également de prémunir les citoyens contre des augmentations, lesquelles, dans un sens comme dans l’autre, pourraient être rétroactives ne serait-ce que du principe d’immuabilité du rôle :

La Loi sur la fiscalité municipale n'est pas une rue à sens unique; les révisions et corrections, dans un sens comme dans l'autre, après le dépôt du rôle annuel, sont strictement encadrées par des dispositions d'ordre public. Hors de ces dispositions strictissimi juris, l'utilité qu'il y aurait à corriger des erreurs et à rétablir l'équité fiscale doit céder le pas à un objectif plus important auquel la loi donne la priorité: la sécurité de l'assiette fiscale et l'immuabilité des rôles des exercices passés. En dehors des quelques cas prévus par la loi, les contribuables et les municipalités bénéficient d'une sécurité quant à leurs finances et sont à l'abri des risques qu'impliqueraient des révisions rétroactives.

[79]           C’est donc en gardant ces enseignements à l’esprit qu’il convient d’appliquer l’article 174 LFM lorsque vient le temps de décider si un événement justifie ou non la tenue à jour du rôle d’évaluation. 

[80]           En d’autres mots, n’est pas aisément remué le rôle d’évaluation. Pour ce faire, il faut être clairement dans l’une des situations prévues aux différents paragraphes de l’article 174 LFM.

[81]           En l’espèce, le juge administratif s’autorise des paragraphes 6 et 19 de cette disposition afin de procéder à l’établissement non pas d’une mais bien deux nouvelles valeurs durant la période triennale du rôle pertinent.

[82]           Qu’en est-il?

[83]           Le juge administratif réfère tout d’abord au paragraphe 6 de l’article 174, lequel prévoit que :

174.  L’évaluateur modifie le rôle d’évaluation foncière pour:

[…]

6° refléter la diminution de valeur d’une unité d’évaluation à la suite de l’incendie, de la destruction, de la démolition ou de la disparition de tout ou partie d’un immeuble faisant partie de l’unité; 

[84]           Or, ni incendie, ni destruction, ni démolition ou disparition de la résidence des intimés n’est survenue au printemps 2019.

[85]           La Cour d’appel nous rappelait, dans l’arrêt 9185-6617 Québec inc. c. Ville de Longueuil précité[44], que la notion de destruction, de laquelle participent finalement celles de démolition et de disparition de même qu’un incendie, réfère à « l’idée d’anéantissement partiel ou complet de l’immeuble ».

[86]           C’est bel et bien de la destruction physique de l’immeuble dont il doit s’agir et non pas de la « destruction de sa valeur »[45].

[87]           Or, il est manifeste, de la revue du dossier d’appel, qu’aucune preuve d’anéantissement ne fut administrée devant le TAQ.

[88]           Ajoutons, tel que le confirmait la Cour supérieure dans l’affaire Procureure générale du Québec c. Cour du Québec (Division administrative et d’appel)[46], qu’il ne saurait y avoir ‘destruction’ lorsque l’immeuble « sert à son usage »[47] et « rempli sa fonction ». La Cour cite avec approbation la décision du TAQ dans cette affaire à l’effet que « ce ne sera qu’au moment effectif de la démolition qu’il y aura lieu de modifier la valeur inscrite au rôle, et ce, en conformité avec l’article 174 (6) LFM ».

[89]           Le premier juge erre donc en droit lorsqu’il conclut que le paragraphe 174 (6) LFM s’applique.

[90]           Il convient maintenant de traiter du paragraphe 174 (19) LFM, auquel réfère également le juge administratif dans sa décision.

[91]           Cette disposition stipule que :

174.  L’évaluateur modifie le rôle d’évaluation foncière pour:

[…]

19° refléter la diminution ou l’augmentation de valeur d’une unité d’évaluation découlant de l’imposition ou de la levée, à l’égard d’un immeuble faisant partie de l’unité, d’une restriction juridique aux utilisations possibles de l’immeuble

[92]           Le pouvoir de mise à jour de l’évaluateur municipal, entraînant la modification de la valeur à la hausse ou à la baisse, requiert ici, comme condition de mise en œuvre, l’imposition ou la levée d’une ‘restriction juridique’.

[93]           Concrètement, une telle ‘restriction juridique’ correspond à l’adoption d’une règle de droit par une autorité compétente, loi comme règlement.

[94]           L’étude du projet de paragraphe 19 en commission parlementaire, sans être liante pour le Tribunal, lui est néanmoins fort instructive. L’on peut y lire[48] :

[…] Et le dernier paragraphe 19° est un paragraphe que l'on ajoute dans le présent projet de loi, qui concerne la levée ou l'imposition d'une restriction juridique aux usages d'un immeuble; donc, autrement dit, un changement de zonage. Si, par exemple, un zonage agricole commence ou se termine à l'égard d'une unité, il va y avoir une augmentation ou une baisse de valeur. Même chose pour un zonage municipal; si, autrefois, on avait le droit de faire n'importe quoi avec son immeuble, puis que, tout à coup, arrive une règle de zonage qui fait en sorte qu'on ne peut l'utiliser qu'à une fin particulière, il risque d'y avoir une baisse ou une hausse de valeur.

[Le Tribunal souligne]

[95]           Par ailleurs et à propos de la strophe « à l’égard d’un immeuble » que l’on retrouve au paragraphe 174 (19) LFM, rappelons l’affaire Leasehold Construction Corp. c. Mirabel (Ville de)[49], dans laquelle la demanderesse invoquait que le transfert des vols internationaux de l’aéroport de Mirabel vers l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau constituait une ‘ contrainte juridique ’ au sens de ce paragraphe.

[96]           Le TAQ rejeta alors, à bon droit, cette prétention en ces termes :

[25] En second lieu, pour pouvoir conclure à l'application du paragraphe 19° de l'article 174, il ne suffit pas d'identifier une disposition normative qui limite une utilisation quelconque. Encore faut-il qu'elle vise directement l'immeuble lui-même. C'est ce que le Tribunal infère du libellé « à l'égard d'un immeuble faisant partie de l'unité », tel qu'énoncé au paragraphe 19° précité.

[26] Or, il est évident que l'objet de la décision d'A.D.M., en date du 20 février 1996, ne vise pas à limiter l'utilisation de l'immeuble en cause. Quant au zonage, l'immeuble est situé dans une zone où sont permises toutes les activités commerciales, industrielles ou utilitaires reliées aux activités aéroportuaires. Le règlement de zonage n'a pas été amendé et, de l'aveu même de la requérante (6), l'utilisation d'entreposage d'attente sous contrôle douanier est encore permise en dépit du transfert des vols internationaux à Dorval.

[Le Tribunal souligne]

[97]           En d’autres termes, il n’y avait pas de doute dans cette affaire que le transfert des vols vers Montréal avait eu un effet sur la vocation des immeubles de Mirabel. Cet impact n’était toutefois pas la conséquence d’une contrainte légale suite à l’adoption d’une disposition législative ou normative[50]. 

[98]           Le Tribunal rappelle ici que le corollaire du principe d’immuabilité du rôle d’évaluation est que le pouvoir de l’évaluateur quant à la mise à jour de celui-ci doit être interprété restrictivement.

[99]           Dans l’affaire Les Entreprises Zouki’s inc. c. Ville de Montréal[51], le TAQ appliquait un raisonnement similaire et refusait de considérer que la non-réalisation d’un projet de cinéma constituait une ‘restriction juridique au sens du paragraphe 174 (19) LFM.

[100]       Puis, d’une façon encore plus similaire à la présente situation, le TAQ refusait de considérer, dans l’affaire Morrissette c. Victoriaville[52], qu’une inondation[53] constituait un événement assimilable à une restriction juridique au sens du paragraphe 174 (19) LFM :

[18] Partant, l’inondation du 5 août 2003 n’est pas un événement de la nature des exceptions prévues au paragraphe 6 de l’article 174 de la Loi. Il faut alors s’interroger à savoir si la découverte d’une susceptibilité à l’inondation peut équivaloir à l’imposition d’une restriction juridique, au sens du paragraphe 19 du même article.

[19] Il ressort de la jurisprudence qu’une restriction juridique à l’utilisation d’un immeuble ne peut résulter que d’une loi ou d’un règlement l’édictant spécifiquement. Ainsi en fut-il décidé dans l’affaire Leasehold Construction.

[Le Tribunal souligne]

[101]       On se rappellera en l’espèce que le juge administratif référait certes, au paragraphe 32 de ses motifs, non seulement à une inondation mais également à « l’imposition d’un décret interdisant toute construction », sans même le désigner.

[102]       Toutefois, il importe de rappeler que le décret en question, soit le Décret no 817-2019 concernant la déclaration d’une zone d’intervention spéciale afin de favoriser une meilleure gestion des zones inondables (le « Décret »)[54], n’était pas encore adopté lors de l’audition[55] devant le TAQ et de la prise en délibéré de l’affaire.

[103]       De ce fait, l’appelante n’aura pas eu la possibilité de se faire entendre à propos du Décret avant que le juge administratif n’en fasse l’un des motifs de sa décision.

[104]       Cela constitue, in se, un obstacle dirimant au maintien de la décision du TAQ et justifie l’intervention du Tribunal.

[105]       Par ailleurs, le Décret fixait « un régime de contrôle intérimaire d’ici à ce qu’un nouveau cadre normatif soit élaboré par le gouvernement et mis en œuvre par les municipalités » et imposait « un moratoire sur la construction et la reconstruction pour la période qui précède l’élaboration d’un nouveau cadre normatif soit élaboré par le gouvernement et mis en œuvre par les municipalités ».

[106]       Le Décret stipule qu’ :

est compris dans la zone d’intervention spéciale tout territoire qui est situé à l’intérieur d’un périmètre délimité, en date du 12 juillet 2019, sur les cartes diffuées sur le site Web du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques et accessibles à l’adresse suivante : http://www.cehq.gouv.qc.ca/zones-inond/carto-zones-inondees-2017-2019.htm.

[107]       Cela étant, preuve n’a pas été faite que la résidence des intimés se trouvait à l’intérieur dudit périmètre.

[108]       De plus, il ne fut aucunement question du ‘nouveau cadre normatif’ auquel le Décret réfère.

[109]       En conséquence, le Tribunal ne peut conclure, pas plus que ne le pouvait le TAQ, à l’égard de l’immeuble des intimés, à l’augmentation ou à la diminution de sa valeur due à l’imposition d’une ‘restriction juridique’ à son utilisation possible.

[110]       De tout cela, le Tribunal retient que même si le TAQ possédait juridiction afin de statuer sur la tenue à jour du rôle, ni le paragraphe 6 ni le paragraphe 19 de l’article 174 LFM ne pouvaient justifier sa décision.

[111]       Le premier juge a donc erré en droit lorsqu’il affirmait, au paragraphe 32 de la décision entreprise, qu’une « inondation et l’imposition d’un décret interdisant toute construction sont des événements qui doivent être considérés et qui sont prévus aux paragraphes 6 et 19 de l’article 174 LFM ».

[112]       Bien que les réponses données aux deux premières questions en litige soient décisives quant au sort du pourvoi, le Tribunal traitera brièvement de la dernière question autorisée par madame la juge Bouthillette.

QUESTION 3 : Le TAQ a-t-il erré en droit en appliquant arbitrairement une désuétude économique de 10 % pour tenir compte des inondations de 2017, alors que les terrains comparables retenus par le TAQ et l’expert évaluateur de la Ville étaient eux-mêmes affectés par l’inondation de 2017?

[113]       Cette question soulève l’appréciation, par le juge d’instance, de la preuve offerte. C’est donc la norme de l’erreur manifeste et déterminante qui trouvera application.

[114]       Le juge administratif s’exprime comme suit, au paragraphe 45 de la décision entreprise :

« [45] Le Tribunal estime cependant que ce type de désuétude économique n’affecte pas seulement le bâtiment, mais l’immeuble dans son ensemble. Il estime raisonnable cette baisse de 10 % suite à l’inondation de 2017. En effet, la dernière remontant à plus de 40 ans, il est normal de penser que cela ne se reproduira pas de façon régulière et que la diminution des valeurs suite à cet évènement se limitera à ce 10 % ».

[115]       Le TAQ retient l’analyse des ventes de terrains comparables effectuée par M. Gonzalez tout en appliquant une baisse pour désuétude de 10 %.

[116]       Or le TAQ omet toutefois de considérer que l’analyse de M. Gonzalez comprenait elle-même des terrains également situés en zone inondable[56], tout comme la résidence des intimés.

[117]       Ce faisant, le TAQ a commis une erreur manifeste et déterminante en ce qu’il procède de fait à une double imputation pour évaluer l’impact des inondations de 2017, et ce, alors que sa mission, au terme de l’article 46 LFM, est de procéder à déterminer la valeur réelle de l’unité d’évaluation.

[118]       Le Tribunal infirmera donc la décision du TAQ.

La détermination par le Tribunal de la valeur uniformisée de l’immeuble des intimés

[119]       Cela étant et considérant l’article 164 de la Loi sur la justice administrative[57],  selon lequel la Cour connaît de l’appel selon la preuve faite devant le TAQ, il y a lieu de déterminer la valeur uniformisée de l’immeuble des intimés pour le rôle triennal en litige.

[120]       S’agissant du bâtiment, rappelons que la Ville n’a pas porté en appel la conclusion du juge administratif qui avait établi sa valeur à 271 000 $[58] en considérant son aire habitable de même qu’une dépréciation de 10 % plus élevée que celle suggérée par M. Gonzalez.

[121]       Le Tribunal maintient, au vu de la preuve offerte et du fait de l’absence de contestation à ce sujet par la Ville, cette conclusion du TAQ.

[122]       Quant au terrain, en annulant la dépréciation de 10 % apportée par le juge administratif à la valeur retenue par M. Gonzalez qui, nous l’avons vu, avait retenu des comparables qui étaient également situés en zone inondable 0-20 ans, l’on revient à la valeur de 220 500 $.

[123]       Ainsi, le Tribunal fixe et détermine la valeur totale uniformisée de l’immeuble des intimés à 491 700 $ en date du 1er juillet 2016, pour le rôle d’évaluation triennal de 2018-2019-2020, soit 271 200 $ pour le bâtiment et 220 500 $ pour le terrain, soit la valeur soutenue par la preuve offerte et non contestée en appel.

[124]       En définitive, le Tribunal est d’avis qu’il y a donc lieu d’intervenir en accueillant l’appel, en cassant la décision du TAQ et en déterminant et fixant la valeur uniformisée de l’unité d’évaluation à 491 700 $, et ce, selon les paramètres mentionnés au paragraphe précédent.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[125]       ACCUEILLE l’appel;

[126]       INFIRME la décision rendue le 22 août 2019 par le Tribunal administratif du Québec, section des affaires immobilières, dans le dossier SAI-Q-236585-1810;

[127]       ET, de la preuve offerte devant le TAQ et procédant à rendre la décision qui aurait dû être rendue :

[128]       DÉTERMINE ET FIXE la valeur uniformisée de l’unité d’évaluation, en date du 1er juillet 2016, soit la date de référence du rôle triennal 2018-2019-2020, à 491 700 $, cette somme étant ventilée comme suit, à savoir 220 500 $ représentant la valeur de terrain et 271 200 $ représentant la valeur du bâtiment;

[129]       LE TOUT sans frais de justice vu l’absence de contestation en appel.

 

 

 

 

 

 

 

CHRISTIAN BOUTIN J.C.Q.

 

 

Me Simon Frenette

DHC Avocats

Pour l’appelante Ville de Gatineau

 

 

 

Date d’audition :

20 avril 2022

 


[1] 2019 QCTAQ 08848; Dossier no SAI-Q-236585-1810.

[2] Ville de Gatineau c. Chartrand, 2019 QCCQ 8408.

[3] Jugement de madame la juge Bouthillette, au par. 2 et 17.

[4] Soit 273 100 $ pour le terrain et 253 100 $ pour le bâtiment.

[5] Mémoire de l’appelante (M.A.), p. 53, demande D-5545.

[6] M.A., p. 54.

[7] Soit 224 500 $ pour le terrain et 248 100 $ pour le bâtiment.

[8] M.A., p. 57.

[9] M.A., pp. 151-153.

[10] Document explicatif des intimés, M.A., p. 153.

[11] M.A., pp. 154 et ss.

[12] Soit 224 500 $ pour le terrain et 248 100 $ pour le bâtiment.

[13] Soit 273 100 $ pour le terrain et 253 100 $ pour le bâtiment.

[14] Soit 220 500 $ pour le terrain et 304 200 $ pour le bâtiment.

[15] M.A., p. 83, Rapport de M. Gonzalez en date du 1er février 2019, p. 25.

[16] Loi sur la fiscalité municipale, RLRQ, c. F-2.1 (« LFM »).

[17] Il s’agit du Décret no 817-2019 concernant la déclaration d’une zone d’intervention spéciale afin de favoriser une meilleure gestion des zones inondables, Gazette officielle du Québec, 151ème année, 15 juillet 2019, Partie 2, no 28B, p. 2569B, lequel décret est entré en vigueur le jour de sa publication.

[18] Tenue le 27 juin 2019.

[19] Soit 178 600 $ pour le terrain et 244 100 $ pour le bâtiment.

[20] Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65; Ville de Sherbrooke c. Laboratoires Charles River Services précliniques Montréal, 2022 QCCA 263, par. 37.

[21] 2002 CSC 33.

[22] RLRQ, c. J-3.

[23] Teal Cedar Products Ltd. c. British Columbia, 2017 CSC 32.

[24] Ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[25] Boivin c. Ville de Montréal, J.E. 2002-1746 (C.A.).

[26] M.A., p. 54, demande de révision administrative, case 3 intitulée « Origine, objets et motifs de la révision demandée ».  Voir art. 131.2 LFM.

[27] 2007 QCCQ 2510, aux par. 69-70, voir également par. 60. Voir également Communauté urbaine de Montréal c. Québec (Tribunal administratif), 2001 CanLII 25028 (QC CS), aux par. 36 à 38.

[28] Au par. 30 du présent jugement.

[29] Groupe Champlain inc. c. Châteauguay (Ville de), 2007 QCCA 169, au par. 49; Buanderie centrale de Montréal inc. c. Montréal (Ville de), [1994] 3 R.C.S. 29; Ville de Montréal c. Diaco, 2018 QCCA 157, au par. 50.

[30] Ce dernier article ne trouvant pas application en l’espèce.

[31] 2007 QCCA 169.

[32] Au par. 48.

[33] Montréal (Ville de) c. Waldman, 2007 QCCQ 2510.

[34] Au par. 13.

[35] Au par. 12.

[36] Buanderie centrale de Montréal inc. c. Montréal (Ville de), [1994] 3 R.C.S. 29.

[37] Montréal (Ville de) c. Waldman, 2007 QCCQ 2510, au par. 32.

[38] 2018 QCCA 157, au par. 34.

[39] Au par. 46.

[40] 2019 QCCA 1663.  Voir également le récent jugement de M. le juge Bélanger dans l’affaire Centre communautaire religieux hassidique c. Lépine et Ville de Boisbriand, 700-17-017770-214, 22 février 2022, aux par. 19 et ss.

[41] 2020 QCCQ 9451.

[42] Au par. 119.

[43] 1985 BREF 245, confirmé la Cour d’appel : AZ-890110055, le 8 décembre 1988.

[44] 2019 QCCA 1663, au par. 22.

[45] 9185-6617 Québec inc. c. Ville de Longueuil, au par. 12.

[46] 2018 QCCS 3579.  Madame la juge Soldevila de la Cour supérieure était alors saisie d’un pourvoi en contrôle judiciaire, qu’elle a rejeté, à l’encontre d’un jugement de la Cour du Québec (2017 QCCQ 3558) qui avait rejeté l’appel d’une décision du TAQ.  Le Tribunal reproduit ici les motifs du TAQ, lesquels ont été avalisés par la Cour supérieure.

[47] Le Tribunal rappelle ici la transcription des notes sténographiques de l’audition du 27 juin 2019 devant le TAQ, M.A. p. 248, transcription p. 40, lignes 1 et ss., où les intimés font état de travaux qu’ils ont dû faire tout en indiquant : « mais ce n’était rien de majeur, parce qu’on a été là tout le temps ».

[48] Commission permanente de l’aménagement et des équipements, le 7 juin 1994, relativement à la Loi modifiant la Loi sur la fiscalité municipale et d’autres dispositions législatives, L.Q., 1994, chapitre 30, art. 49.

[49] [2001] T.A.Q. 517.

[50] Morrissette c. Victoriaville, 2005 CanLII 69129 (QC TAQ).

[51] 1999 CanLII 28603 (QC TAQ). 

[52] 2005 CanLII 69129 (QC TAQ). 

[53] Survenue le 5 août 2003.

[54] Sa loi habilitante est la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, RLRQ, ch. A-19.1, art. 158 et 159, en vertu desquels le Gouvernement peut, par décret, déclarer toute partie du territoire du Québec zone d’intervention spéciale dans le but de résoudre un problème d’aménagement ou d’environnement dont l’urgence ou la gravité justifie, de l’avis du gouvernement, une intervention.

[55] Laquelle a eu lieu le 27 juin 2019.  Le Décret, daté du 12 juillet 2019, est entré en vigueur le 15 juillet 2019. Il a fait l’objet d’une publication (art. 2807 du Code civil du Québec) : Gazette officielle du Québec, Partie 2, 15 juillet 2019, 151ème année, no 28B, p. 2569B.

[56] M.A., p. 83, Rapport d’évaluation de M. Gonzalez, 1er février 2019, p. 25.

[57] RLRQ, ch. J-3.

[58] Obtenue de la façon suivante, soit : 330 398 $ de coût de remplacement moins (-) 47 % de dépréciation totale au lieu de 37 % plus (+) coût de la remise et du garage (89 208 $) = 271 191,74 $, arrondi à 271 200 $.

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