Turbide Labbé c. Ministère de la Sécurité publique | 2021 QCCA 1687 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(765-36-000292-211) | |||||
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DATE : | 12 novembre 2021 | ||||
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JEAN-FRANÇOIS TURBIDE LABBÉ | |||||
APPELANT – requérant | |||||
c. | |||||
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MINISTÈRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE | |||||
INTIMÉ – intimé | |||||
et | |||||
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC | |||||
MIS EN CAUSE – mis en cause | |||||
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[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 8 juillet 2021 par la Cour supérieure, district de Richelieu (l’honorable Daniel Royer), lequel accueille partiellement sa requête en habeas corpus (requête amendée du 9 juin 2021), dans laquelle il contestait essentiellement les effets de son isolement cellulaire sur sa santé mentale.
[2] Pour les motifs du juge Cournoyer, auxquels souscrivent les juges Hamilton et Moore, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel, sans les frais de justice.
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| STEPHEN W. HAMILTON, J.C.A. | |
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| BENOÎT MOORE, J.C.A. | |
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| GUY COURNOYER, J.C.A. | |
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Jean-François Turbide Labbé | ||
Non représenté | ||
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Me David Tremblay | ||
BERNARD ROY (JUSTICE QUÉBEC) | ||
Pour l’intimé et le mis en cause | ||
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Date d’audience : | 5 août 2021 | |
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MOTIFS DU JUGE COURNOYER |
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TABLE DES MATIÈRES
I - INTRODUCTION 4
II - MISE EN CONTEXTE 5
III - LES FAITS 8
A - Le classement restrictif de l’établissement de détention de Sorel-Tracy 8
B - L’isolement de l’appelant dans le secteur MS 10
IV - L’ÉVALUATION DE LA SANTÉ MENTALE DE L’APPELANT 12
V - LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE 15
V - ANALYSE 19
A - Le caractère théorique du pourvoi de l’appelant 20
B - La remise en question de l’isolement cellulaire au Canada 22
C - Les contestations constitutionnelles de la LSCMLC 23
D - Le projet de loi C-83 25
E - Le droit correctionnel québécois : l’isolement cellulaire sécuritaire et
la protection de la santé mentale des détenus 27
F - L’habeas corpus et la contestation de l’isolement cellulaire 28
VI - LA PORTÉE DE LA CONTESTATION DE L’APPELANT
DE SES CONDITIONS DE DÉTENTION 30
[4] L’isolement cellulaire d’un détenu restreint sa liberté d’une manière accrue et significative. On considère qu’il s’agit d’une nouvelle incarcération dans une « prison au sein d’une prison ».
[5] Depuis le début des années 1970, cette mesure correctionnelle est controversée et fait l’objet de nombreux rapports et de plusieurs contestations judiciaires en raison des effets délétères de celle-ci sur la santé mentale des détenus.
[6] En décembre 2015, l’Assemblée générale des Nations Unies révise les règles minimales pour le traitement des détenus adoptées en 1995 et intitulées : Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus. Ces règles sont aussi connues sous la désignation Règles Nelson Mandela[1].
[7] Les Règles Nelson Mandela posent un certain nombre de principes qui encadrent l’isolement cellulaire. Celui-ci doit être une mesure de dernier recours; elle doit être autorisée dans une loi ou un règlement de l’autorité compétente; la durée quotidienne d’isolement, de même que la durée de l’isolement cellulaire prolongé doivent être limitées; il doit faire l’objet d’une révision périodique et indépendante; il doit inclure un contact humain réel et l’état de santé du détenu doit être évalué par des professionnels de la santé.
[8] Ces règles s’inspirent des meilleures pratiques correctionnelles et font l’objet d’un large consensus international.
[9] L’influence de ces Règles s’avère considérable. Au Canada, deux cours d’appel se sont appuyées en partie sur celles-ci dans leurs décisions déclarant inconstitutionnelles certaines dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté[2] («LSCMLC») qui encadraient l’isolement cellulaire dans le système correctionnel fédéral.
[10] S’appuyant sur le rapport d’un psychologue qui constate les effets de l’isolement cellulaire sur sa santé mentale, l’appelant, détenu dans l’attente de son procès à l’établissement de détention Sorel-Tracy, demande par habeas corpus sa libération de l’isolement cellulaire qui lui est imposé, car les modalités de son isolement ne respectent pas les enseignements récents de la jurisprudence canadienne. Il soutient que celles-ci constituent un traitement cruel et inusité.
[11] L’appelant ne conteste pas que son comportement justifie qu’il soit isolé de la population générale des détenus, ce que le dossier démontre d’ailleurs amplement, mais il estime toutefois que les exigences constitutionnelles minimales qui doivent encadrer son isolement n’ont pas été respectées.
[12] Bien qu’extrêmement sensible aux impacts de l’isolement de l’appelant sur sa santé mentale, la Cour supérieure conclut que la détention de l’appelant n’est pas cruelle et inusitée. Elle accueille toutefois en partie sa demande d’habeas corpus et ordonne aux autorités correctionnelles « de procéder dans des délais raisonnables à une alternative, à Sorel ou ailleurs, aux conditions de détention de M. Turbide-Labbé le privant de contacts humains significatifs, en personne et au téléphone ».
[13] Devant notre cour, le pourvoi de l’appelant soulève pour la première fois une contestation constitutionnelle de l’isolement cellulaire d’un détenu.
[14] Pour les motifs qui suivent, j’estime que, même si le pourvoi est théorique en raison du fait que l’appelant a été transféré dans un autre établissement de détention, il convient de le trancher.
[15] Avant d’aborder le résumé des faits, une mise en contexte s’impose.
[16] Le dossier ne permet pas aisément de tirer des conclusions fermes et précises à l’égard des différentes périodes de détention de l’appelant[3], les conditions entourant celles-ci et le fondement légal de chacune d’entre d’elles.
[17] Une telle remarque se révèle néanmoins nécessaire dès maintenant, car il importe de reconnaître le défi qui se dresse devant les juges de la Cour supérieure qui doivent trancher les demandes d’habeas corpus visant une situation d’isolement cellulaire dans le système correctionnel québécois, exercice qui n’est pas facile en raison de l’absence de règles claires.
[18] En effet, le système correctionnel québécois distingue, d’une part, l’isolement préventif lié à la contrebande[4] et, d’autre part, le confinement[5] et la réclusion[6] qui résultent d’un manquement disciplinaire.
[19] Mais, contrairement au système correctionnel fédéral, il n’existe aucune disposition légale ou réglementaire spécifique qui encadre la prise de décisions des autorités correctionnelles à l’égard de l’isolement cellulaire discrétionnaire, c’est-à-dire l’isolement cellulaire rendu nécessaire pour la sécurité au sein d’un établissement de détention, celle des autres détenus ou celle du détenu lui-même.
[20] Interrogé à l’audience, le procureur du ministère de la Sécurité publique et du procureur général reconnaît qu’il n’existe aucun encadrement spécifique de l’isolement cellulaire discrétionnaire dans la Loi sur le système correctionnel du Québec (« LSCQ ») et son règlement d’application (« RLSCQ »), pour les situations qui ne relèvent pas des articles 31 et 74 du RLSCQ.
[21] À son avis, les décisions en cette matière relèvent du pouvoir discrétionnaire conféré au directeur de l’établissement par le deuxième alinéa de l’article 30 de la LSCQ, pouvoir discrétionnaire qui doit s’exercer dans le respect des exigences de la Charte[7] :
Le directeur de l’établissement est responsable de la garde des personnes qui y sont admises jusqu’à leur libération définitive ou leur transfèrement dans un autre établissement.
[22] Ainsi, de l’avis de l’intimé et du mis en cause, « le directeur d’un établissement de détention est la personne en autorité pour émettre des directives s’appliquant à cet établissement pour toutes les personnes incarcérées, que ce soit pour leur classement sécuritaire, leur régime de vie ou leur placement au sein des secteurs de vie »[8].
[23] Il a également été question, lors des témoignages devant le juge de première instance, des Politiques, instructions et procédures administratives du réseau correctionnel du Québec[9]. Aucune d’entre elles n’a été produite devant lui ni devant la cour, et les autorités correctionnelles ne s’appuient pas sur celles-ci pour justifier la légalité des décisions prises quant aux conditions de détention de l’appelant.
[24] De plus, le dossier correctionnel de l’appelant, qui devrait normalement permettre de suivre avec précision ses périodes de détention ainsi que les conditions précises l’entourant, ne semble pas avoir été produit devant le juge et n’est pas produit devant la Cour[10].
[25] Dans ces circonstances, la détermination du caractère raisonnable de la décision des autorités correctionnelles constitue une difficulté, car il faut rechercher les normes juridiques qui encadrent la décision contestée et dresser d’une manière fiable les conditions de détention auxquelles un détenu a été assujetti afin d’y arriver.
[26] Bien entendu, la prudence encadre l’intervention judiciaire en droit carcéral en raison tant du « souci de ne pas indûment alourdir ou bloquer le processus de l'administration carcérale »[11] que du défi indéniable que constitue pour le personnel la gestion de comportements pouvant mettre en péril leur sécurité ainsi que celle de tous les détenus.
[27] Cela dit, au début des années 1980, la Cour suprême abandonne néanmoins la règle de la « non-intervention » dans les affaires correctionnelles et étend le contrôle judiciaire au processus décisionnel des autorités carcérales afin de s’assurer que la primauté du droit soit respectée à l’intérieur des murs des prisons canadiennes[12].
[28] Par ailleurs, la détermination du caractère raisonnable d’une décision prise par les autorités correctionnelles appelle la déférence, car il s’agit d’une décision « prise par un décideur possédant une expertise relative à un pénitencier en particulier »[13]. L’adoption de la norme raisonnable se justifie en raison du fait que l’examen d’une décision « selon une norme autre que la norme de la décision raisonnable pourrait bien entraîner une microgestion des prisons par les tribunaux »[14].
[29] Toutefois, même si le principe de la retenue judiciaire s’applique, le contrôle judiciaire d’une décision des autorités correctionnelles n’est pas une simple formalité et doit s’exercer avec rigueur[15].
[30] Je précise que le pourvoi concerne uniquement les conditions de détention de l’appelant affectant sa liberté résiduelle et les questions qu’il soulève dans sa contestation à la lumière du rapport psychologique qu’il a produit. Rien de plus, rien de moins.
[31] Même s’il existe une similitude entre les questions soulevées par l’appelant avec certaines de celles qui doivent être résolues dans le cadre d’actions collectives autorisées par la Cour supérieure[16], ces dossiers devront être instruits à la lumière du cadre juridique qui leur est applicable et de la preuve qui sera présentée.
[32] L’appelant est détenu dans l’attente de son procès à l’égard de plusieurs infractions criminelles depuis le 11 novembre 2019.
[33] Il a d’abord été détenu 13 mois à l’établissement de détention de Québec, où il dit avoir été en isolement cellulaire[17]. Il a ensuite été transféré à l’établissement de détention de Rivières-des-Prairies, où il a été placé plusieurs semaines dans une cellule anti-suicide. En janvier 2021, l’appelant allègue qu’il est en isolement depuis déjà 15 mois.
[34] De janvier 2021 au 14 mai 2021, l’appelant est hébergé dans un secteur régulier de l’établissement, ce qui lui permet de sortir de sa cellule de 8 h à 22 h 30 et d’avoir des contacts humains. Durant cette période, il fait l’objet d’un suivi régulier par un médecin et une infirmière spécialisée.
[35] Le 14 mai 2021, l’appelant est de nouveau mis en isolement, avec deux heures et de demie de temps hors cellule.
[36] Le 19 mai 2021, il est transféré à l’établissement de détention de Sorel-Tracy, afin qu’il puisse bénéficier de quatre heures de temps hors cellule.
[37] Avant de présenter les faits à l’origine de l’habeas corpus, il convient d’exposer succinctement le fonctionnement de ce qu’on appelle le classement restrictif à l’établissement de détention de Sorel-Tracy.
[38] Dans cet établissement, les détenus sont placés dans différents secteurs selon leur besoin d’encadrement sécuritaire. Ils font l’objet d’un classement sécuritaire, soit faible, moyen ou élevé. Pour ces trois catégories, les détenus se retrouvent dans le « secteur régulier » de l’établissement de détention. Il existe deux autres types de classement pour les détenus ayant des besoins particuliers : le classement spécifique et le classement restrictif. Ce dernier s’adresse notamment aux personnes incarcérées ayant des mesures sécuritaires qui nécessitent un encadrement général plus strict. Ces mesures sont imposées lorsqu’un détenu présente des comportements violents et problématiques.
[39] L’appelant est soumis à des mesures sécuritaires. De ce fait, il est hébergé dans un secteur de classement restrictif, appelé le « secteur MS ».
[40] Un comité de classement réévalue le classement et les mesures sécuritaires tous les 14 jours. Si la personne incarcérée a eu un comportement approprié dans le secteur MS, elle pourra réintégrer un secteur régulier de l’établissement. Si son comportement nécessite toujours un encadrement restrictif, elle devra rester dans le secteur MS pour 14 jours d’observation supplémentaires.
[41] Dans le secteur MS se trouvent des cellules d’isolement pour les détenus ayant fait l’objet d’une sanction disciplinaire. Les conditions de détention entre ce secteur d’isolement et le secteur MS sont sensiblement identiques : les horaires des postes informatiques sont les mêmes et, surtout, il n’y a aucun contact humain avec d’autres détenus. Les seuls contacts se font à travers la porte ou le passe-plat.
[42] Selon la preuve, les différences sont les suivantes : les détenus du secteur MS ont plus de temps hors cellule (environ quatre heures, plutôt qu’une), ce qui permet plus de temps pour téléphoner, et les détenus du secteur régulier peuvent prendre leur douche sans restriction, alors que ceux en isolement ont droit à trois douches par semaine.
[43] Ainsi, selon l’appelant, le secteur MS, dans son ensemble, est un secteur d’isolement, ce que les autorités correctionnelles contestent[18].
[44] Comme il a déjà été dit, l’appelant ne conteste pas le fait d’être tenu à l’écart de la population générale des détenus.
[45] Tel que je comprends son recours, il conteste plutôt la durée de son isolement cellulaire et les conditions qui s’y rattachent en invoquant tant la protection des articles
[46] Étant détenu depuis plus de 60 jours en isolement, il demande que sa détention soit déclarée illégale. De manière plus globale, l’appelant cherche à faire déclarer que ses conditions de détention sont contraires aux exigences de la Charte.
[47] Le 19 mai 2021, lorsqu’il est transféré à l’établissement de Sorel-Tracy, l’appelant est placé par erreur dans une cellule d’isolement, puisque le personnel de l’établissement a reçu une mauvaise information selon laquelle celui-ci a fait l’objet d’une sanction disciplinaire. Le 21 mai 2021, l’appelant est transféré dans le secteur MS. Selon son témoignage, la cellule dans laquelle il est placé est insalubre. Il demande des produits de nettoyage, ce qu’on lui refuse. Il réclame alors à retourner dans une cellule propre, soit celle d’isolement.
[48] À plusieurs reprises, l’appelant mentionne au personnel qu’il ne va pas bien et qu’il a besoin d’aide, mais en vain. En réaction à ces fins de non-recevoir, l’appelant barricade les fenêtres de sa cellule et en saccage une autre. Le 26 mai 2021, il est placé en isolement pour 72 heures dans une cellule capitonnée de soins de santé. L’appelant raconte alors que cette cellule est « couverte d’excréments, sale, dégoûtante ». Il détruit la cellule. Il est alors retransféré, le 29 mai 2021, dans une cellule d’isolement.
[49] À partir de cette date, l’appelant a accès à un téléphone IP dans sa cellule d’isolement. Il souhaite donc y rester et ne veut pas intégrer le secteur MS, où il perdrait ce privilège.
[50] Le 10 juin 2021, l’appelant présente une demande d’habeas corpus.
[51] À partir du 13 juin 2021, l’appelant demande à être transféré au secteur MS. Il n’obtient aucune réponse. Le 18 juin 2021, il reçoit une offre de placement dans le secteur MS assortie de certaines conditions. L’appelant présente une contre-offre à laquelle aucune suite n’est donnée.
[52] Durant les jours qui suivent, l’appelant continue d’avoir des comportements problématiques et menace de briser des biens de l’établissement.
[53] Le 30 juin 2021, le classement sécuritaire de l’appelant est révisé. Même si les autorités carcérales semblent partiellement reconnaître que l’appelant ne présente aucun comportement violent envers autrui, aucune agression physique ni propos injurieux envers les agents correctionnels, les méfaits envers les biens de l’établissement expliquent que son classement reste restrictif et qu’il doit demeurer dans le secteur MS.
[54] Ce jour-là, alors qu’il est encore dans une cellule d’isolement, l’appelant reçoit une deuxième offre de placement dans le secteur MS. Celui-ci dit l’avoir acceptée dans un document qui ne serait jamais parvenu au directeur des opérations. Le 5 juillet 2021, une troisième offre de placement dans le secteur MS est acheminée à l’appelant. Le directeur des opérations ne reçoit aucune réponse de sa part.
[55] L’audition de la requête en habeas corpus se déroule les 7 et 8 juillet 2021. Le jugement est rendu le 8 juillet 2021[19].
[56] L’appelant prétend que son transfert d’une cellule d’isolement au secteur MS ne changerait pas ses conditions de détention, puisque, dans les deux cas, aucun contact humain significatif n’est possible. Ainsi, à son avis, même s’il était transféré, la situation d’isolement cellulaire perdurerait.
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[57] Avant d’entreprendre la description de l’évaluation de la santé mentale de l’appelant, je crois utile de référer à certains passages de la décision rendue le 11 décembre 2020 par le juge Dionne de la Cour supérieure à la faveur d’une contestation antérieure par l’appelant de ses conditions de détention à l’Établissement de Québec dans le cadre de laquelle il contestait pareillement son « isolement solitaire prolongé ». Le juge Dionne s’exprimait ainsi :
LA SANTÉ DU REQUÉRANT
[121] La preuve révèle que le requérant a été la cible d’une sévère agression en novembre 2019 à l’EDQ ayant conduit à son isolement en protection administrative vu son refus de se retrouver dans un secteur de protection.
[122] Son comportement en détention a aussi contribué à ce qu’il se retrouve en confinement à plusieurs occasions suite à des manquements à la discipline ou pour des gestes d’automutilation ou des propos de nature suicidaire.
[123] En mars 2020, le requérant demande de l’aide considérant que son état psychologique se dégrade (Pièce R-3).
[124] En août 2020, il demande ce qu’il advient de ses rendez-vous avec le « plasticien » (Pièce R-4).
[125] Il ressort également de la preuve que le requérant n’aurait vu un médecin qu’à 2 reprises depuis sa présente incarcération et l’aumônier qu’une seule fois.
[126] À l’audience, il explique que dès janvier 2020, il a demandé toute l’aide possible que l’on pouvait lui apporter. Il ajoute avoir besoin de soins médicaux et se dit mentalement brisé. Il s’agit là pour lui de sa principale demande. Bref, il dit vouloir être soigné physiquement et mentalement.
[127] L’article
[128] Considérant ce qui précède, il est surprenant de constater que les appels à l’aide du requérant, malgré son comportement en détention, semblent être restés, à toutes fins pratiques, lettre morte[20].
[Soulignement ajouté]
[58] La contestation de l’appelant était appuyée d’une évaluation de sa santé mentale préparée par le psychologue Randolph Stephenson au sujet des effets de l’isolement auquel il a été assujetti.
[59] Le dépôt du rapport fait l’objet d’une objection, mais le juge l’autorise, car selon lui, le rapport « peut avoir une certaine pertinence limitée », « pas mal limitée », mais « ce n’est pas non pertinent complètement »[21].
[60] La lecture du rapport révèle que celui-ci semble avoir été préparé en vue d’une audience disciplinaire, mais le dossier ne permet pas de le déterminer avec assurance.
[61] La reproduction de certains passages du rapport s’avère essentielle, car les conclusions qui y sont formulées exigeaient que le juge examine la contestation de l’appelant selon une perspective globale en raison des conséquences que les périodes d’isolement cellulaire ont eues sur la santé mentale de ce dernier.
[62] Le psychologue fait une revue de la littérature pertinente.
[63] Il réfère notamment au Rapport intérimaire du Rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ( « le rapport Mendez »)[22], un rapport influent[23] qui porte sur la question de savoir si l’isolement cellulaire prolongé constitue en lui-même une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant.
[64] Le psychologue réfère au paragraphe qui suit du rapport Mendez :
[D]es effets néfastes sur la santé peuvent intervenir après seulement quelques jours en isolement cellulaire, et chaque jour de plus passé dans ces conditions ajoute aux risques sanitaires encourus. Des experts qui ont étudié les conséquences de l'isolement cellulaire ont recensé trois éléments inhérents à ce type de détention : isolement social, stimulation environnementale minimale et possibilités d'interaction sociale réduites au minimum. Il ressort en outre des recherches menées que l'isolement cellulaire semble entraîner des troubles psychotiques particuliers, qui ont été dénommés psychoses des prisons. Les symptômes peuvent être notamment les suivants : anxiété, dépression, colère, troubles cognitifs, altération de la perception, paranoïa, psychose et automutilation.
[65] L’auteur résume les faits et explique ensuite sa compréhension des conditions de l’isolement de l’appelant :
Compréhension clinique
Monsieur est exposé de façon prolongée à de l'isolement administratif (ou une autre forme d’isolement) durant environ 14 mois dans divers centres de détention du Québec, dont le centre de détention de Québec, le centre de détention de Saint-Jérôme et le centre de détention de Rivière-des-Prairies. Durant cette période d’isolement, il est privé de contact social et de stimulations diverses dont la lumière de l’extérieur. Il est exposé dans sa cellule durant une certaine période à la présence continuelle de lumière artificielle. Il est soumis à des mesures de sécurité restrictive (S5) lorsqu'il se déplace pour aller prendre une douche deux fois par semaine. Il vit des périodes durant lesquelles, il n'a pas accès à un matelas ou une couverture durant des périodes de froid. Il est forcé de passer 23 heures par journée de 24 heures dans sa cellule parce que la Direction veut le protéger d’autres détenus.
[…]
Monsieur présente des troubles cognitifs durant la période d'isolement qui se manifeste par de la difficulté à se concentrer, des problèmes avec sa mémoire, un processus de pensée parfois confus et une désorientation temporelle.
Il est atteint de distorsions perceptives qui se manifestent par une désorientation dans le temps et dans l'espace, de la dépersonnalisation ou de la déréalisation, des hallucinations affectant ses sens visuel et auditif.
Monsieur est sujet durant la période d’isolement à des épisodes de paranoïa et de psychose qui se manifeste par pensées récurrentes et persistantes (ruminations) souvent à caractère violent et vengeur dirigées contre le personnel correctionnel) et des idées à teneur paranoïde.
Nous avons établi que la littérature scientifique décrit clairement les formes que peut prendre la détresse psychologique causée par une situation d’isolement surtout lorsque celle-ci est prolongée.
Les comportements de détresse psychologique présentés par monsieur durant la période d’isolement s’apparentent fortement aux comportements de détresse psychologique recensés dans la littérature scientifique portant sur les conséquences de l’isolement sur un détenu.
Nous pouvons conclure que la situation d’isolement est le facteur déclencheur des comportements de détresse psychologique de monsieur lorsqu'il est placé en isolement.
Nous pouvons conclure la mesure de protection administrative imposée à monsieur par la direction du centre de détention est directement responsable des comportements de détresse psychologique de monsieur lorsqu'il est placé en isolement.
[66] Il formule sa conclusion et ses recommandations dans les termes qui suivent :
Conclusion
Nous avons devant nous une personne qui vit les conséquences psychologiques d’être exposée à une situation d’isolement qui dure plus d’une année. La littérature scientifique décrit clairement les conséquences d’être exposée à une situation d’isolement.
Nous concluons que les expressions de la détresse psychologique de monsieur durant la période d’isolement fait partie des diverses expressions de la détresse psychologique décrites par la littérature scientifique portant sur les conséquences psychologiques de la situation d’être mis en isolement.
Finalement, nous concluons que la mesure de protection administrative imposée à monsieur par la direction du centre de détention est directement responsable des comportements de détresse psychologique de monsieur lorsqu’il est placé en isolement.
Conséquemment, monsieur ne pouvait pas avoir l’intention d'intimider ou de faire des menaces au chef d’équipe au centre de détention de Québec durant la période s'échelonnant entre le 2020-03-30 et le 2020-06-02 ou à quiconque durant la période d’isolement.
Recommandations
Nous recommandons fortement que la direction du centre de détention et le personnel correctionnel soient formés sur les conséquences de l’isolement sur la personne en isolement.
Nous recommandons fortement que toute mesure de protection administrative imposée dans le but de protéger un détenu cesse puisqu’elle entraîne des conséquences délétères à court terme et à long terme sur la santé mentale des individus qui sont bien recensées dans la littérature scientifique.
Nous recommandons que la direction du centre de détention trouve des options de mesure de protection administrative qui n’entraîne pas des conséquences délétères sur la santé mentale des individus qu’elle dit vouloir protéger.
Nous recommandons que monsieur puisse recevoir une évaluation psychiatrique visant à déterminer les séquelles psychologiques d’avoir été en situation d’isolement prolongé.
Nous certifions que le contenu de ce rapport, qui représente notre opinion clinique appuyée par de la littérature scientifique, n’est pas influencé par une tierce partie.
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[67] Tout d’abord, le juge rappelle les faits :
[2] La preuve est ambiguë sur les conditions de détention en vigueur lors du passage de M. Turbide-Labbé à l’Établissement Rivière-des-Prairies. Selon lui, il bénéficiait de davantage de liberté résiduelle au niveau de ses sorties de cellule et de son accès à un poste informatique pour consulter la preuve dans ses causes. Il semble aussi que son accès à des conversations téléphoniques était moins compliqué et moins dispendieux. Cependant, il a été transféré involontairement suite à des problèmes de comportement qui l’avaient emmené en confinement.
[3] Des mesures sécuritaires ont été imposées à M. Turbide-Labbé dès son arrivée et sont mises à jour périodiquement. Il ne conteste pas que ces mesures sécuritaires soient appropriées. Selon les informations colligées par la Sécurité publique, M. Turbide-Labbé a maintenu un comportement problématique empêchant d’envisager de le faire intégrer la population carcérale régulière à la suite de sa quarantaine. Il saccage sa cellule à répétition et menace régulièrement de tout casser.
[4] Selon le gestionnaire d’unité Martin Rocco-Tanguay, M. Turbide-Labbé a eu un comportement problématique dès son arrivée à Sorel. Il n’est pas connu pour être injurieux ni pour avoir déjà agressé des membres du personnel, mais il menace régulièrement de se désorganiser, fait du grabuge et cache des objets qui pourraient éventuellement être dangereux pour la sécurité du personnel ou des autres détenus. Il a constamment des demandes qui vont au-delà du cadre habituel de l’établissement. Selon M. Rocco-Tanguay, M. Turbide-Labbé bénéficie d’un traitement de faveur par rapport aux autres détenus, notamment un accès particulier aux services téléphoniques dont il a bénéficié pendant un certain temps avant qu’on ne lui retire son privilège compte tenu de son comportement.
[5] M. Turbide-Labbé reconnaît qu’il a un comportement inapproprié et revendicateur, mais le justifie comme étant un appel à l’aide dû à sa détresse psychologique. Il revendique principalement un meilleur accès à des services téléphoniques et des contacts humains significatifs.
[6] Selon Jean-François Lapointe, directeur-adjoint aux opérations à l’Établissement de détention Sorel, M. Turbide-Labbé avait une cote élevée avec un classement restrictif à l’Établissement Rivière-des-Prairies de sorte qu’il ne bénéficiait que de deux heures et demie par jour de sortie de cellule. Il a été transféré à Sorel pour lui permettre d’avoir au moins quatre heures par jour de sortie de cellule.
[7] M. Lapointe s’occupe, en compagnie du directeur M. Carrière, du comité de classement où toutes les informations sont colligées. Après quatorze (14) jours de quarantaine, le plan était de placer M. Turbide-Labbé dans un multi-secteur et d’observer son comportement pour éventuellement le placer dans un secteur régulier élevé, malgré ses nombreux manquements disciplinaires. Il est actuellement dans un secteur restrictif où il n’a pas de contact avec les autres détenus, mais il n’est pas privé de sa liberté résiduelle au même titre que les détenus en isolement disciplinaire. Il a accès régulièrement à des suivis médicaux et à différents professionnels de la santé. Il a accès au poste informatique quotidiennement la semaine en avant-midi et en après-midi. Il n’a cependant accès actuellement qu’à une heure par jour de sortie de cellule à titre d’activité.
[8] M. Turbide-Labbé a refusé à son arrivée d’intégrer un multi-secteur et préférait rester en réclusion malgré une plus faible liberté résiduelle, pour pouvoir profiter de certains avantages, dont un accès accru à des services téléphoniques. Il a refusé une offre écrite du 18 juin où ses accès à un téléphone seraient augmentés à quatre heures par jour en plus des autres avantages du secteur de vie. Il a présenté une contre-offre à la même date, revendiquant un accès à un téléphone sans frais partout au Québec, un temps hors cellule de 8h à 22h30 et un accès en avant-midi, en après-midi et en soirée au poste informatique. La Sécurité publique n’a pas pu accéder à ses demandes, principalement parce qu’elles ne concordent pas avec un régime restrictif et parce que le secteur où il veut être affecté est prévu pour une clientèle féminine.
[9] M. Turbide-Labbé a refusé une offre identique du 30 juin et la même offre a été réitérée le 5 juillet et est demeurée sans réponse. M. Lapointe explique qu’on a offert à M. Turbide-Labbé d’être en observation uniquement sept jours plutôt que quatorze avant de pouvoir intégrer un secteur régulier élevé dans la mesure où il présentait un bon comportement. M. Lapointe explique qu’il ne peut pas faire intégrer directement M. Turbide-Labbé à un secteur régulier compte tenu de son comportement et des impératifs sécuritaires. Notons que le secteur où on veut le transférer temporairement en observation ne permet pas les contacts avec les autres détenus.
[10] M. Turbide-Labbé a déposé une copie signée de l’offre du 30 juin indiquant qu’il l’aurait acceptée. Il semble que cette acceptation de l’offre ne soit jamais parvenue aux autorités de l’établissement de détention. À l’audience, M. Lapointe a réitéré l’offre de transfert à M. Turbide-Labbé qui l’a acceptée, tout en maintenant que les conditions de détention dans ce multi-secteur contreviennent à la Charte.
[68] Il résume ensuite les règles de droit applicables :
[11] En matière de détention carcérale où la détention initiale est légale, comme en l’espèce, le requérant recherchant la délivrance d’un bref d’habeas corpus doit démontrer une privation de sa liberté résiduelle de même qu’un doute sur la légalité de cette privation, auquel cas la Sécurité publique doit en démontrer la légalité effective.
[12] La révision des décisions administratives par les tribunaux judiciaires doit être guidée par la retenue judiciaire et le respect envers la compétence des décideurs administratifs, sous réserve de la nécessité d’intervenir pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif.
[13] La décision d’assigner une cote de sécurité à un détenu mérite déférence car elle est prise par des directeurs qui possèdent, plus que les juges des cours supérieures, une connaissance approfondie du sujet et l’expérience pratique connexe. Il en va de même d’une décision qui concerne le secteur qu’un détenu peut intégrer de façon sécuritaire.
[14] Pour être légale, cette décision doit être raisonnable, c’est-à-dire basée sur une preuve fiable, pertinente et qui étaye la conclusion. Les autorités doivent expliquer en quoi la preuve est digne de foi. En l’espèce, la preuve provient notamment de constatations des agents correctionnels. Il s’agit d’une preuve fiable et pertinente. Elle est aussi digne de foi puisqu’elle provient d’employés de la Sécurité publique.
[69] Puis, il tire ses conclusions d’ensemble de la manière suivante :
[15] La décision d’offrir à M. Turbide-Labbé d’intégrer un secteur permettant d’augmenter sa liberté résiduelle, où il sera en observation un certain temps avant de pouvoir intégrer la population carcérale régulière est légale, raisonnable et faisait partie des issues possibles acceptables. Le Tribunal ne doit pas faire la micro-gestion de centres de détention qui est du ressort de la Sécurité publique. Le comportement de M. Turbide-Labbé exige des interventions longues et nombreuses des agents correctionnels qui ne cadrent pas avec un placement en population carcérale régulière.
[16] Bien qu’il n’aura pas encore accès à des contacts humains significatifs pendant cette période d’observation, elle est nécessaire pour des impératifs sécuritaires. L’isolement de M. Turbide-Labbé des autres détenus ne peut cependant pas perdurer indéfiniment et la Sécurité publique devra trouver une alternative à l’isolement ou au classement restrictif de M. Turbide-Labbé dans des délais raisonnables.
[17] Le Tribunal est préoccupé par la possibilité que M. Turbide-Labbé soit en détresse psychologique, nécessitant des soins médicaux, compte-tenu de notes manuscrites indiquant une difficulté à fonctionner et des pensées violentes. Un rapport psychologique fait également état de détresse psychologique chez M. Turbide-Labbé. Cependant, il a bénéficié de consultations avec deux psychiatres différents depuis son arrivée à Sorel et une troisième rencontre est prévue prochainement selon M. Lapointe. Le Tribunal recommande tout de même à la Sécurité publique de porter une attention particulière à cet aspect.
[18] M. Turbide-Labbé n’a pas fait la démonstration que les conditions de détention temporaires qui lui sont offertes pendant une courte période d’observation constituent un traitement cruel et inusité. Le Tribunal est bien conscient des effets néfastes sur la santé mentale d’un isolement prolongé en établissement correctionnel. N’en demeure pas moins que les impératifs sécuritaires ne permettent pas à un détenu d’être placé en population carcérale régulière lorsque son comportement présente des risques pour la sécurité de l’établissement. La Sécurité publique doit tout de même appliquer des alternatives à un isolement prolongé sans contact humain significatif.
[19] Essentiellement, M. Turbide-Labbé voudrait davantage de flexibilité des services téléphoniques et des contacts humains significatifs. Le Tribunal recommande à la Sécurité publique de faire les démarches nécessaires pour qu’un accès réaliste de M. Turbide-Labbé à des communications téléphoniques lui permette d’avoir des contacts significatifs avec d’autres personnes.
[20] En dernière analyse, M. Turbide-Labbé est détenu légalement par un juge; il n’a pas subi de réduction illégale de liberté résiduelle depuis son transfert à Sorel et ses conditions de détention actuelles ne constituent pas un traitement cruel et inusité compte tenu de son comportement.
[70] Le juge accueille en partie la requête pour la délivrance d’un bref d’habeas corpus et il ordonne à la Sécurité publique de procéder dans des délais raisonnables à une alternative, à Sorel ou ailleurs, aux conditions de détention de M. Turbide-Labbé le privant de contacts humains significatifs, en personne et au téléphone.
[71] L’appelant ne conteste pas la légalité de son placement en isolement cellulaire, mais les conditions qui l’entourent en raison des effets de celui-ci sur sa santé mentale.
[72] Sa contestation s’appuie sur les décisions de la Cour d’appel de l’Ontario et celle de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique où celles-ci ont déclaré inconstitutionnels les articles
[73] Il importe de situer la contestation de l’appelant dans un panorama entourant la remise en question de l’utilisation de l’isolement cellulaire au Canada.
[74] Même si l’appelant donne une interprétation très large à sa contestation, elle se limite à sa situation et non à l’ensemble du système correctionnel québécois.
[75] Une fois le débat ainsi délimité, il est plus facile de comprendre la contestation de l’appelant et de constater que le juge de première instance n’a pas complètement tranché celle-ci même s’il était « préoccupé par la possibilité que M. Turbide-Labbé soit en détresse psychologique, nécessitant des soins médicaux »[25].
[76] Comme je l’ai précédemment expliqué, la difficulté de l’exercice pour le juge se trouvait accrue en partie par l’absence d’un encadrement législatif et réglementaire, mais aussi en raison du fait que l’appelant n’était pas représenté par avocat même s’il plaidait avec une habileté certaine[26].
[77] En sourdine, on comprend aussi que l’intimé et le mis en cause sont d’avis que l’appelant manipule le système et est l’artisan de son propre malheur. L’appelant simulerait peut‑être ses problèmes de santé mentale et utiliserait l’habeas corpus pour « magasine[r] un peu ses conditions de détention », selon l’expression utilisée par l’avocat de l’intimé et du mis en cause devant le premier juge.
[78] Il va de soi que, si tel était le cas, le recours de l’appelant devrait être rejeté.
***
[79] J’aborde maintenant le caractère théorique du pourvoi de l’appelant pour ensuite dresser le portrait des débats entourant l’isolement cellulaire au Canada, une étape préliminaire que j’estime nécessaire à la bonne compréhension de la contestation de l’appelant.
[80] L’intimé et le mis en cause soutiennent que le pourvoi est théorique, car l’appelant n’est plus détenu depuis le 19 juillet 2021 à l’établissement de détention Sorel-Tracy (« EDST »), mais à l’établissement de détention de Québec (« EDQ »).
[81] Au soutien de cet argument, ils ont demandé l’autorisation de présenter une nouvelle preuve, car ils ne pouvaient pas « savoir que des raisons opérationnelles et sécuritaires forceraient le déplacement de [l’appelant] à l’EDQ ». Cette autorisation a été accordée.
[82] Or, étonnamment, la déclaration sous serment de la directrice de service de l’EDQ, totalement lacunaire, n’expose aucune de ces raisons. L’absence complète d’informations sur les circonstances entourant le déplacement de l’appelant, sauf le fait qu’il n’est plus détenu dans les conditions ayant donné lieu à la demande d’habeas corpus, laisse perplexe. La déclaration ne fournit aucune information sur la santé mentale de l’appelant.
[83] La Cour suprême reconnaît qu’une décision peut être rendue malgré sa portée théorique. Dans l’arrêt Établissement de Mission c. Khela, le juge LeBel écrit ce qui suit :
[14] Les circonstances de cette affaire méritent qu’une décision soit rendue malgré son caractère théorique. Les demandes d’habeas corpus relatives au transfèrement et à l’isolement des détenus sont telles que les faits afférents à chaque demande peuvent changer rapidement avant qu’une cour d’appel puisse examiner la décision du juge qui a entendu la demande. Ainsi, ces litiges sont souvent devenus théoriques avant d’être portés en appel — une situation « susceptible à la fois de se répéter et de ne jamais être soumise aux tribunaux » (Borowski c. Canada (Procureur général),
[Soulignement ajouté]
[84] D’une part, les préoccupations exprimées par le premier juge au sujet de la santé mentale de l’appelant justifient que nous nous prononcions sur sa contestation, en raison de la récurrence de ces questions tant pour l’appelant lui-même que pour d’autres détenus[28].
[85] D’autre part, la contestation par l’appelant des conditions de sa détention offre tous les attributs d’une question importante qui se posera rarement devant une cour d’appel, compte tenu des changements rapides qui peuvent intervenir dans les conditions de détention de tout détenu.
[86] À cet égard, je souligne que le pourvoi de l’appelant dans la présente affaire s’avère fondamentalement différent de celui qui a été rejeté en raison de son caractère théorique par une autre formation de la Cour[29] et qui concernait une période de détention en isolement cellulaire encore plus éloignée dans le temps.
[87] Depuis l’affaire McCann c. La Reine[30] et la publication de l’ouvrage du professeur Michael Jackson intitulé Prisoners of Isolation: Solitary Confinement in Canada[31] en 1983, la pratique de l’isolement cellulaire fait l’objet de débats vigoureux au Canada.
[88] En effet, « divers rapports et études ont fait état d’inquiétudes quant aux répercussions de l’isolement cellulaire sur les détenus ainsi que de problèmes relatifs à la conformité et à l’équité procédurale »[32].
[89] En 1996, dans le rapport de la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des Femmes de Kingston, la commissaire Louise Arbour (alors juge à la Cour d’appel de l’Ontario) formule plusieurs recommandations destinées à encadrer l’isolement cellulaire à cause de ses conséquences sur la santé mentale des détenues[33]. La juge Arbour y écrit que « [l]a gestion de l’isolement préventif qu’il m’a été donné d’observer est en contradiction avec l’esprit de la Charte qui imprègne d’autres secteurs de l’administration de la justice pénale »[34]. Ce rapport sera le premier d’une longue série.
[90] Ainsi, une vaste doctrine[35] et certaines décisions de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[36] et de la Cour d’appel de l’Ontario[37] tracent l’histoire des débats entourant la contestation de l’isolement cellulaire que je n’estime pas utile d’examiner dans le menu détail, sauf pour en souligner certains pans importants.
[91] Dans l’arrêt Winters c. Legal Services Society[38], la Cour suprême aborde la question de l’isolement cellulaire, même si la question de principe devant elle concernait le droit du détenu à des services juridiques lors d’une audience disciplinaire en milieu carcéral qui comportait la possibilité d’un isolement cellulaire[39].
[92] Le juge Cory, dissident, mais avec l’accord du juge Binnie, majoritaire, à cet égard[40], brosse un portrait des effets de l’isolement cellulaire et des contestations qui l’entourent[41].
[93] Il affirme que « les effets importants et néfastes de l’isolement cellulaire [sont] bien documentés et connus depuis longtemps »[42]. Ces « effets peuvent être graves, débilitants et éventuellement permanents »[43]. Il souligne que l’isolement cellulaire constitue une « nouvelle privation de la liberté résiduelle que conserve le détenu »[44] et représente « une restriction supplémentaire et grave de la liberté d’un détenu »[45].
[94] Cela dit, le juge Cory reconnaît que l’isolement cellulaire doit « parfois être inflig[é] pour protéger les autres prisonniers et les gardiens et pour assurer le respect d’une norme disciplinaire convenable dans l’établissement »[46] et « que le maintien de l’ordre dans un établissement à sécurité moyenne ou à sécurité maximale doit parfois être une tâche ardue »[47].
[95] Dans la présente affaire, la contestation de l’appelant des conditions entourant sa détention épouse le raisonnement adopté par les cours d’appel de l’Ontario et de la Colombie-Britannique qui, toutes deux, ont conclu, mais pour des motifs différents, que les articles
[96] Il invoque aussi le rapport du psychologue qui conclut clairement aux effets néfastes de l’isolement cellulaire sur sa santé mentale.
[97] Avant l’entrée en vigueur de la Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et une autre loi[49](« Projet de loi C-83 »), la LSCMLC prévoyait deux mécanismes permettant d’ordonner l’isolement d’un détenu.
[98] Premièrement, aux termes de l’al. 44(1)f), le détenu qui était reconnu coupable d’une infraction disciplinaire pouvait être sanctionné par une période d’isolement d’une durée maximale de 30 jours[50]. Deuxièmement, par le biais des articles 31 à 37, la loi donnait au directeur du pénitencier[51] le pouvoir d’ordonner l’isolement préventif d’un détenu dans le but d’assurer la sécurité d’une personne ou du pénitencier[52].
[99] La LSCMLC prévoyait une obligation périodique de réexamen de cette seconde mesure par des personnes désignées par le directeur, qui devaient lui transmettre une recommandation à ce sujet[53]. À cette étape, tout comme lors de la décision initiale, les impératifs de sécurité du pénitencier et la santé du détenu devaient être pris en compte[54]. L’isolement devait prendre fin « le plus tôt possible »[55], mais la LSCMLC ne prescrivait aucune durée maximale. Elle ne précisait pas non plus les modalités de l’isolement cellulaire[56].
[100] Dans l’affaire Canadian Civil Liberties Association v. Canada (« CCLA »), la Cour d’appel de l’Ontario considère que ces dispositions violent l’article
[101] Près de sept mois plus tard, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique déclare, dans l’arrêt British Columbia Civil Liberties Association v. Canada (Attorney General) (« BCCLA »), que les articles
[102] De l’avis de la Cour d’appel, l’absence de toute limite à la durée de l’isolement cellulaire confère une portée excessive à ces articles au regard de leur objectif d’assurer la sécurité des institutions carcérales[59]. Les effets particulièrement néfastes de l’isolement à durée indéterminée sont également totalement disproportionnés par rapport à cet objectif[60]. Finalement, l’absence d’un mécanisme de révision indépendant de la décision de placement en isolement viole l’équité procédurale[61].
[103] Je souligne que ces deux décisions considèrent les Règles Nelson Mandela dans le cadre de leur analyse constitutionnelle[62].
[104] Le procureur général du Canada avait obtenu l’autorisation d’interjeter appel de ces deux décisions devant la Cour suprême du Canada, mais il s’est désisté de ses pourvois en raison de l’adoption du Projet de loi C-83 qui amende la LSCMLC afin de remplacer le régime antérieur d’isolement préventif prévu aux articles 31 à 37 par la mise en place d’unités d’intervention structurée[63] (« UIS »).
[105] Le 30 novembre 2019, le Projet de loi C-83 entre en vigueur. Celui-ci vise la protection de la santé mentale des détenus et il accroît le rôle des professionnels de la santé à cet égard.
[106] L’isolement cellulaire disciplinaire est aboli[64].
[107] Le nouveau système d’unités d’intervention structurée (« UIS ») a pour objet : 1) de fournir un milieu de vie qui convient à tout détenu dont le transfèrement dans l’unité a été autorisé et qui ne peut demeurer au sein de la population carcérale régulière, notamment pour des raisons de sécurité; 2) de lui fournir la possibilité d’avoir des contacts humains réels, de participer à des programmes et de bénéficier de services qui répondent à ses besoins particuliers et aux risques qu’il représente[65].
[108] Le transfèrement en UIS est maintenant justifié par des motifs similaires à ceux prévus dans la législation antérieure[66] et sa durée doit être aussi courte que possible[67]. Le transfèrement en UIS est d’abord ordonné par le directeur[68], qui a l’obligation de réexaminer cette décision au plus tard cinq jours après qu’elle a été prise[69] puis, par la suite, au moins à tous les trente jours[70], avec l’assistance d’un comité d’unité d’intervention structurée composé de membres qu’il nomme[71].
[109] Toutefois, l’art.
[110] La santé mentale du détenu placé dans une UIS doit faire l’objet d’une évaluation et il doit recevoir une visite quotidienne d’un professionnel de la santé[72].
[111] De plus, lorsque l’incarcération d’un détenu dans une unité d’intervention structurée a un effet préjudiciable sur la santé de celui-ci, le dossier peut faire l’objet d’une référence au secteur du Service chargé de la gestion des soins de santé[73].
[112] La LSCMLC prévoit un nouveau mécanisme de révision de la décision de transfèrement en UIS et des conditions de détention qui y sont maintenues, tout en précisant davantage les facteurs dont doivent tenir compte les décideurs à cet égard[74].
[113] Ainsi, un professionnel de santé peut, à tout moment, faire une recommandation de modification des conditions de détention ou de cessation de la détention en UIS au directeur[75] s’il estime que la détention en UIS ou les conditions de celle-ci posent un risque pour la santé du détenu. Le directeur doit alors réévaluer la situation du détenu dès que possible[76].
[114] Le refus de suivre la recommandation du professionnel de la santé donne lieu au réexamen de la situation du détenu par un comité composé d’agents hiérarchiquement supérieurs au directeur[77], et finalement dans le cas où la modification de la situation du détenu est de nouveau refusée, par un décideur externe et indépendant[78].
[115] En droit correctionnel québécois, l’isolement cellulaire justifié par des préoccupations de sécurité ressort du pouvoir discrétionnaire quasi absolu du directeur d’un établissement de détention.
[116] Cela dit, les autorités correctionnelles doivent veiller au bien-être et à la santé des détenus, y compris celle des prévenus.
[117] L’obligation de veiller à l’accès aux soins de santé d’une personne incarcérée découle à la fois du droit commun établi par le Code civil[79] et des pouvoirs conférés au directeur de l’établissement de détention selon les lois et règlements applicables.
[118] Ainsi, à l’égard de la santé de toute personne incarcérée dont la garde lui est confiée, le directeur d’un établissement de détention est responsable de la garde des personnes qui y sont admises[80]. Selon l’article
[119] L’article 13 du RLSCQ prévoit qu’un professionnel de la santé de l’établissement doit présenter un rapport au directeur de l’établissement chaque fois qu’il estime que la santé physique ou mentale d’une personne incarcérée a été ou sera affectée par les conditions de détention qui lui sont imposées ou par leur prolongation.
[120] La mise en œuvre de cette obligation et celle qui découle de l’article
[121] L’habeas corpus n’est pas un recours « statique, étroit et formaliste »[81]. Il demeure « le meilleur moyen à la disposition du prisonnier qui veut faire contrôler la légalité de sa privation de liberté »[82], ce qui constitue une garantie « que le principe de légalité continue de régner à l’intérieur des murs d’un pénitencier »[83] et « que toute privation de la liberté d’un prisonnier soit justifiée »[84].
[122] Dans le contexte du droit carcéral ou correctionnel, un détenu peut recourir à l’habeas corpus pour contester la privation illégale de liberté qui résulte de trois types de privation : 1) la privation initiale de liberté, 2) une modification importante des conditions d'incarcération qui équivaut à une nouvelle privation de liberté et 3) la continuation de la privation de liberté[85].
[123] L’isolement cellulaire entraîne une modification importante des conditions d'incarcération qui équivaut à une nouvelle privation de liberté[86]. À ce titre, l’habeas corpus vise les restrictions à la liberté résiduelle d’un détenu comme celle résultant de l’isolement cellulaire[87].
[124] Puisque l’habeas corpus peut être « utilisé pour obtenir la libération d'une personne d'une forme particulière de détention bien que cette personne demeur[e] légalement sous le coup d'un autre type de privation de liberté »[88], il permet la contestation des conditions de l’isolement cellulaire d’un détenu qui portent atteinte aux droits constitutionnels protégés par les articles
[125] L’habeas corpus permet la contestation d’une forme distincte de détention comme l’isolement cellulaire. Voici l’explication qu’en donne le juge LeDain dans l’arrêt R. c. Miller :
Je ne dis pas qu'on devrait recourir à l'habeas corpus pour contester toutes et chacune des conditions d'incarcération dans un pénitencier ou une prison, y compris la perte d'un privilège dont jouit la population carcérale générale. Mais, selon moi, il y a lieu d'y recourir pour contester la validité d'une forme distincte de détention dans laquelle la contrainte physique réelle ou la privation de liberté, par opposition à la simple perte de certains privilèges, est plus restrictive ou sévère que cela est normalement le cas dans un établissement carcéral[89].
[126] Les critères entourant l’examen de la légalité de la détention d’un détenu en isolement cellulaire sont exposés dans l’arrêt May c. Établissement Ferndale :
[77] La privation de liberté n’est légale que si elle relève de la compétence du décideur. En l’absence d’une disposition expresse au contraire, les décisions administratives doivent être conformes à la Charte. Les décisions administratives prises en violation de la Charte sont nulles pour défaut de compétence : Slaight Communications Inc. c. Davidson,
[127] Ainsi, le processus décisionnel entourant l’isolement cellulaire « doit être équitable et la décision de mise en détention doit être raisonnable et conforme à la Charte »[91].
[128] Considérant les effets et conséquences de l’isolement cellulaire, les tribunaux ne devraient pas adopter une approche trop rigide ou formaliste lorsqu’ils analysent une contestation fondée sur la Charte[92]. L’habeas corpus constitue le recours approprié pour contester l’isolement cellulaire qui porte préjudice à la santé mentale d’un détenu[93].
[129] Les effets de l’isolement cellulaire se manifestent à court, moyen et long terme. Je précise que, contrairement à certaines affirmations que l’on trouve dans la jurisprudence[94], la portée de l’habeas corpus n’est pas limitée en raison d’une conception rigide selon laquelle ce recours ne permet pas de contester les conditions actuelles d’un détenu même si celles-ci tirent leur source d’un isolement cellulaire passé.
[130] Le droit d’être protégé contre les interventions étatiques qui causent de graves souffrances psychologiques ne saurait exister sans accès à un recours adapté et efficace[95].
[131] L’habeas corpus s’avère le meilleur moyen pour faire trancher les questions qui découlent des préjudices résultant du placement d’un détenu en isolement cellulaire sur la santé de celui-ci.
[132] Bien que le juge de première instance ait été sensible aux effets de l’isolement sur la santé mentale de l’appelant, il ne tranche pas complètement sa contestation.
[133] Dans ses observations devant le juge, je rappelle que l’appelant se fondait spécifiquement sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire CCLA et celle de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire BCCLA, de même que sur les Règles Nelson Mandela[96].
[134] Les Règles Nelson Mandela[97] définissent l’isolement cellulaire comme l’isolement d’un détenu pour une durée de 22 heures ou plus par jour sans contact humain réel.
[135] Selon ces règles, l’isolement cellulaire doit être utilisé en dernier ressort dans des cas exceptionnels et pour une durée aussi brève que possible. Le recours à celui-ci doit être autorisé par une autorité compétente et faire l’objet d’un contrôle indépendant. Il devrait être interdit de l’imposer à des détenus souffrant d’une incapacité physique ou mentale lorsque leur état pourrait être aggravé par cet isolement.
[136] L’isolement cellulaire d’une durée de plus de 15 jours consécutifs représente un isolement cellulaire prolongé. Un isolement d’une telle durée, de même que l’isolement cellulaire d’une durée indéterminée, sont interdits puisqu’ils constituent un traitement cruel, inhumain ou dégradant.
[137] Le personnel de santé doit porter une attention au détenu, notamment en lui fournissant une assistance médicale et un traitement lorsque celui-ci le demande.
[138] Il doit également signaler tout effet néfaste d’une sanction disciplinaire sur l’état de santé du détenu au directeur de la prison et l’informer de suspendre ou d’assouplir cette sanction pour des raisons médicales, s’il l’estime nécessaire.
[139] Finalement, le personnel de santé doit être habilité à intervenir et à recommander des modifications aux mesures d’isolement cellulaire prises à l’encontre d’un détenu pour s’assurer que son état de santé ne soit pas aggravé par cette mesure.
[140] À la lumière des enseignements tirés des décisions dans les affaires BCCLA et CCLA et des amendements législatifs subséquents à la LSCMLC, l’appelant invoque les garanties procédurales et substantielles des Règles Nelson Mandela[98] pour contester tant le processus décisionnel que les conditions de détention auxquelles il était assujetti.
[141] S’appuyant sur l’arrêt BCCLA, il soutient que l’article
[142] Par ailleurs, selon l’appelant, l’article
[143] L’appelant invitait donc le juge, un peu comme dans l’affaire Hamm v Attorney General of Canada (Edmonton Institution)[103], à s’appuyer sur les Règles Nelson Mandela, une source non contraignante de droit international, pour l’aider à délimiter la portée et le contenu des droits garantis par la Charte qu’il invoquait[104], ce qui aurait dû amener la Cour supérieure à ordonner que ses conditions de détention respectent les exigences des Règles Nelson Mandela et qu’elles tiennent compte des préjudices psychologiques établis par le rapport qu’il avait produit et qui découlaient de plusieurs périodes d’isolement cellulaire antérieures de même que d’autres qui étaient plus contemporaines.
[144] Le juge considère que la « décision d’offrir à M. Turbide-Labbé d’intégrer un secteur permettant d’augmenter sa liberté résiduelle, où il sera en observation pendant un certain temps avant de pouvoir intégrer la population carcérale régulière est légale, raisonnable et faisait partie des issues possibles acceptables »[105].
[145] Or, l’offre des autorités correctionnelles n’est pas une décision. Il leur appartient de décider des conditions de détention d’un détenu en fonction des exigences constitutionnelles, législatives et réglementaires qui encadrent de telles décisions.
[146] Évidemment, le fait qu’une offre de transférer un détenu dans de meilleures conditions de détention a été refusée par un détenu constitue un facteur qui sera inévitablement considéré dans l’analyse du caractère raisonnable de la décision des autorités correctionnelles, mais l’offre ne saurait tenir lieu de la décision qui fait l’objet du contrôle judiciaire.
[147] Par ailleurs, le juge conclut que les conditions de détention de l’appelant ne sont pas cruelles et inusitées sans définir le cadre d’analyse qu’il applique, comme, par exemple, celui utilisé par les cours d’appel de la Colombie-Britannique et de l’Ontario. Et pourtant, du même souffle, il affirme que la « Sécurité publique doit tout de même appliquer des alternatives à un isolement prolongé sans contact humain significatif »[106].
[148] Le juge semble partiellement aborder la contestation de l’appelant comme si celui‑ci exigeait son transfert en population générale alors que ce dernier reconnaît avec raison que son comportement justifie une certaine forme d’isolement et qu’il argue plutôt que son isolement doit respecter les exigences minimales des Règles Nelson Mandela et, qu’à cet égard, la détermination des restrictions à sa liberté résiduelle doit tenir compte de l’état de sa santé mentale.
[149] Finalement, avec égards, le dispositif du jugement est problématique. Le juge accueille en partie l’habeas corpus et il ordonne au ministère de la Sécurité publique de « procéder dans des délais raisonnables à une alternative, à Sorel ou ailleurs, aux conditions de détention de M. Turbide-Labbé le privant de contacts humains significatifs, en personne et au téléphone ».
[150] Un jugement doit être susceptible d’exécution[107]. Le dispositif du jugement doit définir de « manière claire et non équivoque ce qui doit et ne doit pas être fait »[108]. Ce principe est encore plus nécessaire en matière carcérale, car le recours lui-même détermine si la détention est légale ou non et entraîne la libération du détenu lorsque celle-ci est illégale[109].
[151] L’ordonnance du juge de procéder à une alternative de détention dont les modalités ne sont pas précisées soulève des difficultés réelles d’exécution pour les autorités correctionnelles et rend difficile tout recours éventuel de l’appelant pour en forcer le respect.
[152] Je reconnais sans peine que le recours de l’appelant se décline d’une manière difficile à appréhender pour le juge confronté à un environnement normatif imprécis où la discrétion du directeur de l’établissement de détention ne paraît encadrée par aucun critère[110].
[153] Le juge était conscient de la nécessité de rendre une ordonnance susceptible d’être exécutée, car il évoque lui-même la possibilité de prévoir un délai de sept jours avant d’ordonner le transfert de l’appelant.
[154] En effet, il affirme, lors d’un échange avec l’avocat qui représente les autorités correctionnelles, qu’il « songe sérieusement à ordonner que si ça ne [se] fait pas dans 7 jours, qu’il[s] le transfère. Ils ne peuvent pas continuer à le garder comme ça indéfiniment, ils ne peuvent pas le retourner au MS7, puis jouer au yoyo avec lui, puis ne pas l’envoyer en population régulière. S’ils ne sont pas capables de le gérer, qu’ils le transfèrent ailleurs où ils vont être capables de le gérer »[111].
[155] Le cas de figure qui se posait au juge n’était pas simple[112], mais celui-ci devait tenir compte de l’effet cumulatif allégué des différentes périodes de détention en isolement cellulaire sur la santé mentale de l’appelant et formuler une conclusion susceptible d’exécution par les autorités correctionnelles, ce qui n’était pas le cas.
[156] Si le pourvoi de l’appelant n’était pas devenu théorique en raison de son transfert, j’aurais proposé d’ordonner la tenue d’une nouvelle instruction afin de statuer sur la légalité de la détention de l’appelant à la lumière de l’analyse qui précède.
[157] Cela dit, dans les circonstances, je propose plutôt d’accueillir le pourvoi de l’appelant sans frais de justice.
[158] De plus, compte tenu des enseignements de la Cour suprême en matière de pourvoi théorique[113], je propose de ne rendre aucune autre ordonnance même si ce dispositif n’offre à l’appelant « aucun redressement pratique »[114], sauf celui de faire valoir auprès des autorités correctionnelles les principes formulés dans la présente décision dans la détermination de ses conditions de détention.
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GUY COURNOYER, J.C.A. |
[1] Nations Unies. Assemblée générale. Ensemble des règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela), N.U. Doc. A/RES/70/175, 8 janvier 2016.
[2] L.C. 1992, ch. 20.
[3] Nous avons été informés lors de l’audition que la confection des notes sténographiques avait été ordonnée par le juge de première instance à la demande de l’appelant et nous les avons reçues durant le délibéré.
[4] Art.
[5] Art.
[6] Ibid.
[7] May c. Établissement Ferndale,
[8] Mémoire de l’intimé et du mis en cause, paragr. 16.
[9] Voir la référence à celles-ci dans Diggs c. Procureur général du Québec,
[10] Je note les obligations des autorités correctionnelles à cet égard, car elles contrôlent cette information : Établissement de Mission c. Khela,
[11] Cardinal c. Directeur de L'Établissement Kent,
[12] May c. Établissement Ferndale,
[13] Établissement de Mission c. Khela,
[14] Établissement de Mission c. Khela,
[15] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov,
[16] Diggs c. Procureur général du Québec,
[17] Turbide Labbé c. Massé,
[18] À la suite d’une plainte envoyée le 17 juin 2021 par l’appelant, la Sécurité publique répond le 23 juin 2021: « Monsieur Turbide, votre plainte est non fondée. Le secteur de vie que nous vous offrons, soit le MS6, est un secteur régulier d’hébergement, qui est réservé pour les personnes incarcérées ayant, entre autre, des besoins sécuritaires accrus. Contrairement à vos écrits, il ne s’agit pas d’un secteur d’isolement ».
[19] Turbide-Labbé c. Ministère de la Sécurité publique,
[20] Turbide Labbé c. Massé,
[21] Le rapport n’a pas été produit selon l’article
[22] Nations Unies. Assemblée générale. Rapport intérimaire du Rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, N.U. Doc. A/66/268, 5 août 2011, paragr. 62. Dans l’affaire Brazeau v. Canada (Attorney General),
[23] Voir Canadian Civil Liberties Association v. Canada,
[24] L.C. 1992, ch. 20.
[25] Turbide-Labbé c. Ministère de la Sécurité publique,
[26] Pratt v. Nova Scotia (Attorney General),
[27]
[28] Au cours de la semaine suivant l’audition de son appel, l’appelant a informé la Cour qu’il était conscient de la complexité et de la nouveauté des questions soulevées par son pourvoi. Il s’est engagé à ne pas présenter de nouvelles contestations de ses conditions de détention jusqu’au dépôt de l’arrêt de la Cour.
[29] Turbide Labbé c. Massé,
[30] [1976] 1 F.C. 570.
[31] Toronto, University of Toronto Press, 1983. Dans l’arrêt May c. Établissement Ferndale,
[32] Voir Lyne Casavant et Maxime Charron-Tousignan, Résumé législatif du projet de loi C-83 : Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et une autre loi, Publication no 42-1-C83-F, Bibliothèque du Parlement, 30 octobre 2018, révisé le 27 août 2019, à la p. 4.
[33] Hon. Louise Arbour, Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des Femmes de Kingston, Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1996, aux pages 200-208.
[34] Ibid, p. 206.
[35] Voir Michael Jackson, « Reflections on 40 Years of Advocacy » (2015) 4 Can J Hum Rts 57; Lisa Coleen Kerr, “The Origins of Unlawful Prison Policies” (2015) 4 Canadian Journal of Human Rights 89; Debra Parkes, « Ending the Isolation: An Introduction to the Special Volume on Human Rights and Solitary Confinement » (2015) 4 Canadian Journal of Human Rights vii.
[36] British Columbia Civil Liberties Association v. Canada (Attorney General),
[37] Brazeau v. Canada (Attorney General),
[38] Winters c. Legal Services Society,
[39] Le désaccord entre les juges Binnie et Cory porte sur « le pouvoir discrétionnaire de déterminer dans quelles circonstances les services juridiques obligatoires prévus au paragr. 3(2) doivent inclure la représentation par avocat » (paragr. 14).
[40] Le juge Binnie énonce explicitement qu’il partage l’opinion du juge Cory sur cette question : voir les paragr. 1, 11 et 21-22.
[41] Winters c. Legal Services Society,
[42] Ibid., paragr. 53.
[43] Ibid., paragr. 67.
[44] Ibid., paragr. 65.
[45] Ibid., paragr. 67.
[46] Ibid., paragr. 75.
[47] Ibid.
[48] Voir Lisa Kerr, « The End Stage of Solitary Confinement », (2019) 55 C.R. (7th) 382. Le procureur général du Canada a obtenu l’autorisation d’interjeter appel de ces deux décisions devant la Cour suprême du Canada, mais s’est finalement désisté de ses pourvois.
[49] L.C. 2019, ch. 27. Voir Lyne Casavant et Maxime Charron-Tousignan, Résumé législatif du projet de loi C-83 : Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et une autre loi, Publication no 42-1-C83-F, Bibliothèque du Parlement, 30 octobre 2018, révisé le 27 août 2019.
[50] En vertu du paragr.
[51] L’al. 6(1)c du Règlement permettait aux agents désignés d’ordonner l’isolement préventif de détenus, mais prévoyait également, à son art. 20, l’obligation pour le directeur de réviser cette décision au cours du jour ouvrable suivant.
[52] LSCMLC, paragr. 31(1).
[53] LSCMLC, paragr. 33(1). En vertu du paragr. 21(2), une audition devait être tenue dans les cinq jours suivant l’ordonnance puis, si l’isolement préventif était maintenu, au moins une fois tous les trente jours.
[54] LSCMLC, art. 32 et 87.
[55] LSCMLC, paragr. 31(2).
[56] LSCMLC, art. 37.
[57] Canadian Civil Liberties Association v. Canada,
[58] Ibid., paragr. 78-81 et 102-119.
[59] British Columbia Civil Liberties Association v. Canada (Attorney General),
[60] Ibid., paragr. 166-172.
[61] Ibid., paragr. 173-198.
[62] Ibid., paragr. 75, 163, 167-168; Canadian Civil Liberties Association v. Canada,
[63] Ibid., art. 10.
[64] Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et une autre loi, art. 11.
[65] LSCMLC, art. 32.
[66] LSCMLC, paragr. 34(1).
[67] LSCMLC, art. 33. Dans cette optique, le paragr.
[68] LSCMLC, paragr. 29.01(1). Cette disposition donne le même pouvoir à un agent désigné.
[69] LSCMLC, paragr. 29.01(2).
[70] LSCMLC, al. 37.3(1)b). L’art.
[71] Règlement 2019 art. 20.
[72] Paragr. 37.1(1).
[73] L’art. 37.11 énumère les motifs applicables : 1) le détenu refuse d’interagir avec les autres; 2) il commet des actes d’automutilation; 3) il présente des symptômes de surdose de drogue; 4) il présente des signes de détresse émotionnelle ou un comportement qui donne à penser qu’il a un urgent besoin de soins de santé mentale.
[74] LSCMLC, art. 37.41, 37.82 et 87. Voir aussi les paragr.
[75] LSCMLC, art. 37.2.
[76] LSCMLC, al. 37.3(1)a) et paragr. 37.3(2).
[77] LSCMLC, art. 37-31-37.32.
[78] LSCMLC, art. 37.81. Voir les art. 37.6 à 37.77 pour les attributions et conditions de nomination de ces décideurs.
[79] Doré c. Verdun (Ville),
[80] Article 30 de la LSCQ.
[81] Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina,
[82] Établissement de Mission c. Khela,
[83] Ibid.
[84] Ibid.
[85] Dumas c. Centre de détention Leclerc,
[86] Ibid.
[87] Ibid., paragr. 34; May c. Établissement Ferndale,
[88] R. c. Miller,
[89] R. c. Miller,
[90] May c. Établissement Ferndale,
[91] Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina,
[92] R. c. Sarson,
[93] May c. Établissement Ferndale,
[94] Voir par exemple Turbide Labbé c. Massé,
[95] Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation),
[96] Notes sténographiques, 8 juillet 2021, p. 47-48.
[97] Nations Unies. Assemblée générale. Ensemble des règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela), N.U. Doc. A/RES/70/175, 8 janvier 2016.
[98] Voir Jennifer Pearce, « Making the Mandela Rules: Evidence, Expertise, and Politics in the Development of Soft Law International Prison Standards » (2018), 43 Queen’s L.J. 263, p. 292; Adelina Iftene, « COVID-19 in Canadian Prisons: Policies, Practices and Concerns », dans Colleen M Flood et al. (dir.), Vulnerable: The Law, Policy and Ethics of COVID-19, Ottawa, University of Ottawa Press, 2020, 367, p.369.
[99] Carter c. Canada (Procureur général),
[100] R. c. D.B.,
[101] Canadian Civil Liberties Association v. Canada,
[102] R. c. Smith,
[103] 2016 ABQB 440, paragr. 94-95.
[104] Voir à cet égard les observations de la majorité dans Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc.,
[105] Jugement entrepris, paragr. 15.
[106] Jugement entrepris, paragr. 18.
[107] Art.
[108] Carey c. Laiken,
[109] Art.
[110] R. c. Adams,
[111] Notes sténographiques, 8 juillet 2021, p. 106.
[112] Les échanges entre le juge et l’avocat de l’intimé et du mis en cause sont révélateurs : notes sténographiques, 8 juillet 2021, p. 97 à 111.
[113] Mazzei c. Colombie‑Britannique (Directeur des Adult Forensic Psychiatric Services),
[114] Mazzei, précité, paragr. 67.
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