Section des affaires immobilières
En matière de fiscalité municipale
Référence neutre : 2022 QCTAQ 0611
Dossiers : SAI-M-294342-2001 / SAI-M-294344-2001 / SAI-M-294366-2001 /
SAI-M-294368-2001 / SAI-M-294370-2001 / SAI-M-294372-2001 /
SAI-M-294374-2001 / SAI-M-294376-2001 / SAI-M-301214-2010 /
SAI-M-301236-2010 / SAI-M-301240-2010 / SAI-M-301246-2010 /
SAI-M-301254-2010 / SAI-M-301260-2010 / SAI-M-301264-2010 /
SAI-M-301266-2010
Devant les juges administratifs :
MANON GOYER
VÉRONIQUE PELLETIER
c.
APERÇU
[1] Le Tribunal est saisi de recours concernant huit lots[1] de la phase 2 du projet Senneville-sur-le-parc (le projet) pour les rôles d’évaluation foncière 2017 et 2020.
Numéro matricule | Cadastre du Québec |
6830-78-5037-7-000-0000 | 6 016 844 |
6830-78-7383-3-000-0000 | 6 016 845 |
6830-88-5978-1-000-0000 | 6 016 846 |
6830-89-0159-1-000-0000 | 6 016 847 |
6830-99-0476-8-000-0000 | 6 016 848 |
6831-80-5952-1-000-0000 | 6 016 849 |
6831-81-7110-2-000-0000 | 6 016 850 |
6830-99-5959-8-000-0000 | 6 016 851 |
[2] Pour le rôle 2017 (2017-2018-2019) la partie requérante (la requérante) conteste l’inscription de la catégorie terrains vagues desservis (TVD) et les valeurs inscrites au rôle par l’émission de certificats de modification[2] à la suite de l’installation des services municipaux d’aqueduc et d’égouts et de l’aménagement des rues. Ces certificats, émis le 25 juin 2019, couvrent la période du 1er janvier 2019 au 31 décembre 2019.
[3] Pour le rôle 2020 (2020-2021-2022) la requérante conteste les mêmes éléments pour toute la durée du rôle.
[4] La catégorie TVD a un impact majeur sur la valeur des terrains ainsi que sur leur taxation. À titre d’exemple, la valeur imposable du lot 6 016 844 passe de 290 500 $ à 581 000 $, au rôle triennal 2017. Quant au taux de taxes, il double. Ainsi pour l’année 2019, première année où la TVD est imposée, il passe de 0,7381 à 1,4763 du 100 $ d’évaluation.
[5] Le Tribunal a convenu avec les parties que, dans un but de saine administration de la justice, il était approprié de scinder le recours et de débattre uniquement, dans un premier temps, de la catégorie d’immeuble inscrite au rôle.
[6] La requérante est d’avis que même si les lots sont bornés à une rue ouverte où sont installés les infrastructures d'eau et égout, ces unités d'évaluation doivent appartenir à la catégorie résiduelle puisque les rues n’ont été cédées au Village de Senneville (le Village), que le 26 mai 2021 et que l’opération cadastrale de lotissement nécessaire à l’émission des permis de construction de la phase 2 ne s’est concrétisée que le 15 novembre 2021. C’est donc à cette dernière date que les unités doivent être assujetties à la TVD.
[7] Elle invoque deux raisons :
[8] La partie intimée (l’intimée) prétend que les unités en cause sont assujetties à la catégorie TVD et que ni la règlementation municipale ni aucune loi n’interdit leur construction, puisque dès les fins des travaux d’infrastructure et à la suite de l’acceptation provisoire de ceux-ci par le Village, les rues sont devenues publiques au sens de l’article 244.36 de la Loi sur la fiscalité municipale (LFM).
CONTEXTE
L’acquisition du site et la délimitation de la zone résidentielle
[9] M. Farzad Shodjai, président de la requérante, témoigne de l’historique du site et du projet.
[10] Celui-ci est localisé sur le site de l’ancien Hôpital des Vétérans fermé durant les années 1950. En mars 2008, le gouvernement fédéral vend le site à Canada Land. Les bâtiments désuets sont démolis et le site est décontaminé.
[11] En 2010, le Village accepte un projet de développement du site, présenté par Canada Land, comportant 120 unités, qui fait l’objet d’une intense opposition des citoyens et qui est finalement rejeté.
[12] En 2014, le site est vendu aux enchères par Canada Land. Cinq offres sont reçues, dont une du Village, la partie intimée dans cette décision. L’offre de la requérante remporte les enchères et la propriété est acquise le 28 mars 2014.
[13] Un ruisseau court d’est en ouest sur la propriété, environ au tiers de la distance entre l’autoroute 40 et le chemin Senneville. Selon diverses études réalisées depuis 2006, le ruisseau pourrait diviser le terrain en deux zones de développement. Celle du nord en front sur l’autoroute 40 pourrait accueillir un développement industriel et celle du sud serait résidentielle.
[14] C’est ainsi qu’à l’automne 2014, la propriété fait l’objet d’une modification du zonage et que le site du projet est cristallisé. Il s’agit d’un terrain d’une superficie de 16,2 ha situé au nord du chemin Senneville et qui comporte également une parcelle au sud, riveraine du lac de Deux-Montagnes.
L’adoption du projet
[15] Dès son achat en mars 2014, la requérante tente de communiquer avec le Village pour discuter le développement résidentiel du site.
[16] Ce n’est qu’à la fin de l’été 2015, que le Village prend contact avec la requérante et l’informe qu’elle est prête à analyser un projet de développement, en exigeant cependant l’implication d’un architecte afin de préserver au maximum le caractère champêtre du site, c’est-à-dire la présence du ruisseau et les arbres matures, le site en comprenant environ un millier selon un inventaire de Canada Land. Le Village désire un projet de type «signature».
[17] La requérante mandate donc un architecte qui propose un plan de développement maximisant le caractère du site, en créant de nombreux espaces verts, des sentiers pédestres et des subdivisions résidentielles d’un minimum de 1 000 mètres carrés[3] en conformité avec le zonage. La première phase du projet comporte 36 lots et la deuxième 48.
[18] M. Shodjai estime que le projet représente un ajout d’environ 25 % au parc immobilier résidentiel du Village.
[19] La requérante doit céder vingt-cinq pour cent du site pour des espaces verts, dont 1,7 km de sentiers, et 85 % des arbres sont préservés. La partie du terrain en front sur le lac des Deux-Montagnes sera cédée à titre gratuit au Village pour en faire un parc commémoratif à la mémoire des vétérans.
[20] Le projet est adopté sans opposition et une entente de développement (l’Entente), prévoyant deux phases de construction distinctes, est signée en octobre 2016[4].
Les travaux d’infrastructures et le démarrage du projet.
[21] L’Entente stipule que la requérante s’engage à débuter la phase 1 du projet dans les meilleurs délais. Il s’agit des travaux d’infrastructures et ceux relatifs aux équipements municipaux et publics visant la desserte des lots de la première phase[5]. À noter que l’ensemble des sentiers, tant ceux de la phase 1 que ceux de la phase 2, doivent être entièrement complétés durant la phase 1 des travaux[6].
[22] La firme EFEL Expertise-Conseils (EFEL) est mandatée pour concevoir les infrastructures en décembre 2016.
[23] M. Shodjai témoigne que la majorité des sentiers sont situés dans la phase 2 du projet et qu’à cette époque, il n’était pas conscient d’une des particularités importantes du site, soit qu’une des deux conduites d’eau potable principale desservant le Village traverse le site du nord au sud, principalement à travers la phase 2, et qu’elle devra être relocalisée à même les rues du développement[7].
[24] À l’été 2017, EFEL informe M. Shodjai de la présence de cette conduite qui devra être relocalisée afin d’éviter qu’elle se retrouve sous des maisons ou des terrains privés. Selon le témoignage non contredit de M. Shodjai, le Village n’était d’ailleurs pas au courant de cette contrainte majeure.
[25] M. Shodjai explique que l’aqueduc est localisé six pieds sous les rues et l’égout deux pieds sous l’aqueduc. Donc, les égouts doivent être réalisés en premier. Le fait qu’il faille relocaliser la conduite d’eau potable du Village, et ce sans interruption de service[8], constitue l’élément déterminant dans sa décision de réaliser l’ensemble des infrastructures en une seule phase, contrairement à ce qu’initialement prévu à l’Entente d’octobre 2016[9].
[26] Un protocole d’entente concernant les travaux municipaux d’infrastructure (le Protocole), très détaillé et exigeant[10], est signé en septembre 2017[11]. Il prévoit que les travaux seront réalisés en deux phases[12] et qu’ils doivent être assortis d’une garantie de 5 ans. Ce dernier élément fait également partie de la décision M. Shodjai de réaliser les travaux en une seule phase. En effet, il explique n’avoir pas réussi à trouver une compagnie d’assurance acceptant une telle demande de couverture, cette exigence de 5 ans excédant la norme de l’industrie. Il se rabattra ainsi sur une couverture de 2 ans, renouvelable.
[27] Les travaux municipaux sont entièrement à la charge de la requérante, incluant ceux attribuables au déplacement, remplacement et construction de la station de pompage pour la conduite d’eau potable du Village[13].
[28] Le permis de lotissement de la phase 1 est émis le 26 juin 2017 et ne comporte pas de date d’expiration[14]. Afin d’avoir les coudées franches dans l’éventualité d’une forte demande, le permis de la phase 2 est demandé à la fin de 2017, en assumant qu’il n’y aura pas de date d’expiration.
[29] Cependant, contrairement au premier permis, le deuxième n’est en vigueur que pour une durée de six mois, soit jusqu’au 1er juin 2018[15]. La concrétisation de ce permis ne sera pas réalisée, la requérante étant occupée à la planification des travaux d’infrastructure qui ont nécessité une période de 4 mois[16]. Un deuxième permis sera émis le 30 septembre 2021.
[30] En janvier 2018, tous les plans d’infrastructures sont finalisés et l’autorisation de débuter les travaux est obtenue le 21 juin 2018[17]. Les travaux durent six mois. En novembre, la première couche d’asphalte est posée[18]. Les travaux sont acceptés provisoirement par le Village le 10 décembre 2018[19], ce qui a mené à l’émission, le 25 juin 2019, de certificats de modification inscrivant les lots comme terrain vague desservi, avec date de prise d’effet au 1er janvier 2019.
Adoption du Guide
[31] En juillet 2018, une option d’achat pour 8 à 10 lots est consentie au constructeur Jean Houde afin de mettre le projet en marché. Des propositions architecturales sont soumises au Village, qui n’en est pas satisfait. Ce dernier mandate un architecte afin de créer un guide à cet effet.
[32] Des rencontres ont lieu entre le requérant, le constructeur Jean Houde, les architectes mandatés de part et d’autre et les représentants du Village; des demandes sont faites afin d’assouplir certains aspects jugés trop restrictifs et arbitraires.
[33] Malgré les représentations de la requérante et de M. Houde, le conseil municipal adopte le Guide sans tenir compte des modifications demandées. Celui-ci est enchâssé dans le règlement de zonage 452 régissant Senneville-sur-le-Parc[20] seulement.
[34] Selon la requérante, le Guide tel qu’adopté est trop rigide et très différent du projet présenté par son propre architecte, qui a pourtant permis l’adoption du projet en 2016.
[35] Selon M. Shodjai et M. Houde, il est appliqué avec une telle rigueur que les acheteurs ne peuvent construire leur maison selon leur désir. Ils doivent se conformer aux demandes de modification du Comité consultatif d’urbanisme (CCU) du Village afin d’obtenir leur permis de construction. Au prix élevé de ces propriétés, à plus d’un million de dollars, ceci occasionne des délais et irrite grandement les acheteurs. Plusieurs ont abandonné leur démarche et au moins trois offres d’achat sont annulées; l’absorption du projet est ralentie.
[36] En mai 2020, le transfert des parcs du projet et du parc commémoratif en front sur le lac des Deux-Montagnes est réalisé. En mai 2021, les rues sont cédées à la ville.
[37] Au moment de l’audience, en novembre 2021, 17 permis de construction ont été émis sur un potentiel de 36, la construction de 5 maisons est terminée et 11 sont en chantier. Aucune n’est située dans la phase 2 du projet.
Questions en litige
[38] Le retard dans la réalisation du projet est-il imputable aux exigences du Village?
[39] Les rues de la phase 2 étaient-elles publiques avant leur cession au Village?
[40] Le lotissement des lots en cause était-il obligatoire pour leur conférer un caractère constructible ?
ANALYSE
Cadre juridique
[41] L’article 244.36 LFM, définit la catégorie des terrains vagues desservis :
« 244.36. Appartient à la catégorie des terrains vagues desservis toute unité d’évaluation qui est constituée uniquement d’un tel terrain et, le cas échéant, de tout bâtiment visé au deuxième alinéa.
…
Est desservi le terrain dont le propriétaire ou l’occupant peut, en vertu de l’article 244.3, être le débiteur d’un mode de tarification lié au bénéfice reçu en raison de la présence des services d’aqueduc et d’égout sanitaire dans l’emprise d’une rue publique.
…
N’appartient pas à la catégorie une unité d’évaluation qui comporte :
…
5° un terrain sur lequel la construction est interdite en vertu de la loi ou d’un règlement. »
[42] L’article 244.3 LFM auquel il est fait référence prévoit :
« 244.3. Le bénéfice est reçu non seulement lorsque le débiteur ou une personne à sa charge utilise réellement le bien ou le service ou profite de l’activité mais aussi lorsque le bien ou le service est à sa disposition ou que l’activité est susceptible de lui profiter éventuellement. Cette règle s’applique également, compte tenu des adaptations nécessaires, dans le cas d’un bien, d’un service ou d’une activité qui profite ou est susceptible de profiter non pas à la personne en tant que telle mais à l’immeuble dont elle est propriétaire ou occupant…»
[43] Au niveau municipal, le site est régi par plusieurs règlements du Village.
[44] Le règlement de zonage no 448 régit le développement du site, qui se situe dans la zone R-04. On y autorise entre autres l’usage résidentiel unifamilial sur un lot d’une superficie minimale de 1 000 m2, situé en bordure d’une rue publique et dont le bâtiment principal doit être implanté en mode isolé (une maison par lot). Le projet en cause est de type traditionnel[21] selon les experts, ce qui implique une densité nette de 10 à 11 logements par hectare, suivant l’article 9.1.2 du règlement.
[45] La délivrance de permis de construction est quant à elle régie par le règlement no 451. Il stipule que chaque construction projetée, y compris ses dépendances, doit former un ou plusieurs lots distincts sur le plan officiel du cadastre et que pour tous les usages, 1 seul bâtiment principal est autorisé sur le terrain[22].
[46] Le site est également soumis au règlement no 452 concernant les plans d’implantation et d’intégration architecturale (PIIA) et dans lequel est inséré le Guide propre au projet en cause[23].
Argumentaire des parties
[47] L'avocat de la requérante argumente que le but recherché par le législateur lors de l’adoption de l’article 244.36 est de contrer les effets négatifs et très couteux de l’étalement urbain en faisant pression sur le développement et l’urbanisation découlant de la présence des services municipaux.
[48] Il argumente que dans le cas en l’espèce, nous sommes en présence d’un promoteur de bonne foi qui a obtempéré à toutes les exigences du Village pour réaliser son projet. Il les a même excédées, notamment en matière d’espaces verts, en créant des sentiers au bénéfice de la municipalité et refait, à ses frais, une conduite d’eau principale desservant le Village.
[49] Il n’a pas eu le choix de réaliser l’ensemble des infrastructures d’un seul tenant étant donné la particularité du site causée par la présence inattendue de la conduite d’eau potable et il n’est pas imputable du retard dans la réalisation de la phase 2 du projet. Il ne devrait donc pas être assujetti à la TVD, tant et aussi longtemps que les rues ne sont pas cédées à la municipalité, ce qui leur confère leur caractère public, et que le lotissement des terrains est réalisé.
[50] Il argumente que la municipalité a bénéficié de la bonne volonté de l’entrepreneur, par la cession des terrains en bordure du lac, la réalisation des sentiers pédestres et la construction des services.
[51] Elle a imposé un Guide architectural qu’elle a appliqué de façon rigide, ce qui a allongé le développement du projet, voire fait perdre des ventes, et elle voudrait toucher la TVD, pour des terrains pour lesquels on ne pouvait délivrer de permis de construction, tant qu’ils n’étaient pas officiellement lotis selon les règles du zonage.
[5] De son côté, la partie intimée considère que dès que les infrastructures sont complétées et les rues ouvertes à la circulation, elles ont un caractère public et les terrains sont assujettis à la TVD et que l’alinéa 5[24] de l’article 244.36 ne s’applique pas dans le cas en l’espèce.
Le retard dans la réalisation du projet est-il imputable aux exigences du Village?
[52] La requérante prétend qu’elle a fait diligence dans le développement du projet et que ce sont essentiellement les exigences du Village qui en ont retardé la réalisation, qu’elle estimait à un horizon de 5 ans en 2016.
[53] Elle s’est conformée à toutes les demandes du Village et, en raison de la présence inattendue de la conduite d’aqueduc desservant le Village, elle a dû modifier le phasage du projet et installer les infrastructures et ouvrir les rues d’un seul tenant, alors que tant l’Entente que le Protocole, prévoyaient ces travaux en deux phases. De plus, elle a dû réaménager la conduite d’aqueduc du Village à ses frais.
[54] Elle est d’avis que l’application rigide du Guide auquel est assujetti le projet en a ralenti l’absorption et fait fuir les acheteurs potentiels.
[55] Le Guide a été adopté par le Village en février 2019 après que des propositions architecturales aient été présentées par la requérante en juillet 2018, ce qui a retardé le démarrage du projet de 7 mois.
[56] Mme Hélène Doyon, urbaniste, experte de la partie intimée, a préparé une recension des permis demandés et émis depuis le début du projet jusqu’au 1er octobre 2021[25].
[57] Pour l’année 2019, 7 permis ont été demandés[26]. Parmi ceux-ci, la demande a été annulée dans 2 cas[27], ce qui confirme le témoignage de M. Shodjai. Les autres permis ont été émis dans un délai variant de 77 à 159 jours pour une moyenne de 133 jours.
[58] Pour l’année 2020, 9 permis ont été demandés[28] et 2 ont été annulés[29]. Les autres permis ont été émis dans un délai variant de 80 à 224 jours, pour une moyenne de 160 jours.
[59] Pour l’année 2021, 10 permis ont été demandés[30] dont 5 sont en traitement[31] au 1er octobre 2021, la majorité de ceux-ci ayant été demandé en juillet. Les 5 autres permis ont été émis dans un délai variant de 40 à 90 jours pour une moyenne de 67 jours.
[60] Cette analyse démontre que l’obtention des permis a effectivement été laborieuse en 2019 et 2020. Cependant, selon les données de l’année 2021, il semble que l’obtention des permis se fasse maintenant dans des délais raisonnables.
[61] Le Tribunal en conclut que le démarrage du projet a certes été difficile, étant donné le contexte particulier du site et l’envergure du projet pour le Village. N’oublions pas que ce projet ajoute environ 25 % au parc immobilier résidentiel du Village.
[62] M. Shodjai a témoigné que le Village n’avait pas l’expérience d’un développement de cette envergure, ce qui n’a pas été démenti par l’intimée. Le Tribunal conçoit que ceci ait pu allonger les délais.
[63] Le Tribunal est cependant convaincu que la requérante a été très proactive et diligente afin de réaliser son projet dans les meilleurs délais et ce dans l’esprit de l’intention du législateur lors de l’adoption de l’article 244.36.
Les rues de la phase 2 étaient-elles publiques avant leur cession au Village ?
[64] La requérante fait un parallèle avec la théorie de la dédicace, soit l’appropriation par la municipalité de chemins privés à des fins publiques, et ce, par acte notarié cédant l’assiette du chemin, afin de lui conférer un caractère public.
[65] Nous ne sommes pas ici dans un tel cas, où un chemin privé est à l’usage libre et ininterrompu par le public depuis plusieurs années et dont le propriétaire peut réclamer un dommage suite à la cession.
[66] D’ailleurs, selon le règlement de lotissement du Village, les rues privées sont prohibées sur l’ensemble du territoire et le propriétaire doit s’engager à céder gratuitement l’assiette ce celles-ci[32].
[67] L’avocat de la requérante argumente que selon l’article 2.1.2 de ce règlement, le Village n’est pas tenu d’accepter l’assiette des rues proposées et qu’il s’agit donc d’un pouvoir discrétionnaire.
[68] Le règlement sur les permis et certificats définit une rue publique comme une voie carrossable destinée principalement à la circulation automobile dont l’emprise appartient au Village ou au ministère des Transports du Québec[33].
[69] Cependant, cette définition est élargie à une rue existante, en cours de réalisation ou autorisé par le Village[34].
[70] L’intimée argumente que la notion de rue publique au sens de 244.36 constitue essentiellement une voie, située dans une agglomération, accessible et ouverte au public et que sa qualité n’est aucunement liée à la propriété de l’emprise de la rue.
[71] Elle s’appuie sur une décision du TAQ[35] selon laquelle dès qu’il y a mise en place des services d’aqueduc et d’égout dans l’emprise d’une rue, que ces services sont raccordés aux réseaux municipaux et que la rue est ouverte à la circulation du public et qu’il est possible d’obtenir un permis de circulation (sic), il y a application de l’article 244.36 LFM.
[72] Cette affaire s’apparente au cas en l’espèce, la requérante soumettant que ce n’est que lorsque l’intimée deviendra propriétaire de la rue à la suite d’une cession que l’unité d’évaluation deviendra desservie.
[73] Cependant, elle se distingue par le fait que la requérante dans cette affaire bénéficiait d’un permis de construction plus de deux mois avant l’acceptation provisoire des services par la municipalité.
[74] La décision ne mentionne pas si l’implantation des services a été réalisée aux frais de la municipalité. On y stipule seulement que la requérante bénéficie des services d’aqueduc et d’égouts qui sont rattachés à une conduite principale appartenant à l’intimée, de sorte que la rue Hochelaga et la rue Harkin sont des rues faisant partie du domaine public[36].
[75] La décision est muette sur la preuve et l’argumentaire de la requérante et ne se prononce pas sur la notion de rue publique rattachée à la notion de propriété.
[76] C’est ainsi que l’intimée fait une analyse interprétative de la notion de rue publique, puisque celle-ci n’est pas définie dans la LFM.
[77] L’intimée se fonde sur la règle moderne d’interprétation qui s’applique aux lois fiscales à l’effet qu’aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes de la loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.[37]
[78] Après une revue exhaustive[38] de la définition des termes rue et publique, elle en vient à la conclusion que le sens ordinaire et grammatical de la notion de rue publique est une voie, située dans une agglomération, accessible et ouverte à tous et habituellement bordée de maisons ou d’immeubles[39].
[79] Mettant en opposition les adjectifs privé à public dans le Dictionnaire de droit québécois et canadien, les définitions font référence non pas à la propriété d’une chose, mais à son usage ou son accessibilité.
[80] Ainsi, aucune des définitions consultées ne réfère à la notion de propriété du bien.
[81] Dans la LFM, la notion de rue publique ne figure qu’à l’article 244.36. On y retrouve cependant le terme voie publique, à l’article 63, alinéa 1, qui concerne certains immeubles qui ne sont pas portés au rôle lorsqu’un organisme public en est le propriétaire ou en a l’administration ou la gestion.
[82] On peut en inférer qu’une voie publique peut soit être la propriété d’un organisme public ou ne pas l’être, en autant que cet organisme en a l’administration ou la gestion. Il va sans dire que les municipalités sont des organismes publics[40].
[83] Dans ce cas, l’adjectif «publique» n’exige donc pas la notion de propriété.
[84] Finalement, l’intimée examine la cohérence entre les lois connexes afin de déterminer le sens de ce terme dans la Charte de la Ville de Montréal, dans la Loi sur les compétences municipales[41], le Code de la sécurité routière[42], la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[43].
[85] À la suite de cette analyse, l’intimée retient que la définition de «voie publique», «chemin public» et «rue publique» diffère grandement selon les lois, en fonction notamment de l’intention du législateur ainsi que de l’objet et du contexte de la loi.
[86] Il faut cependant faire preuve de prudence dans cet exercice, en se remémorant que l’essentiel demeure de faire apparaître l’intention du législateur derrière le texte dont on recherche le sens.
[87] C’est ainsi qu’il faut privilégier l’analyse du texte même de la LFM, en cherchant le sens ordinaire et commun de la notion de «rue publique» de l’article 244.36 en harmonie avec l’intention du législateur derrière cette disposition et le contexte de cette loi.
[88] À la suite de cette analyse, et dans le contexte où l’intention du législateur est d’inciter au développement dans le but d’optimiser l’utilisation des services municipaux pour favoriser une meilleure utilisation du territoire et une juste répartition du fardeau fiscal, le Tribunal adopte la position de l’intimée à l’effet que la notion de rue publique n’est pas rattachée au droit de propriété.
[89] Les rues du projet étaient publiques à compter du mois de décembre 2018.
Le lotissement des lots en cause était-il obligatoire pour leur conférer un caractère constructible ?
[90] La requérante argumente que selon les normes de densité minimales exigées par le règlement de zonage 448, l’obtention d’un permis de construction des lots en cause est conditionnelle à l’approbation, au préalable, d’opérations cadastrales, soit leur lotissement, visant à rendre leurs dimensions et superficies conformes au projet tel qu’adopté.
[91] C’est ainsi qu’avant le 15 novembre 2021, elle prétend que la construction était interdite et que ces lots ne pouvaient être assujettis à la TVD, selon le libellé de l’alinéa 5 de l’article 244.36 LFM[44].
[92] De son côté l’intimée plaide qu’il s’agit d’une interdiction légale et non de facto, c’est-à-dire que la construction doit être impossible en raison d’une prohibition absolue présente dans une loi ou un règlement.
[93] Elle plaide que les terrains en cause n’étaient pas constructibles en raison de leur trop grande superficie, mais qu’il n’était pas interdit d’y construire dès lors que le propriétaire respectait les conditions réglementaires en vigueur, en procédant au lotissement des terrains conformément aux règlements.
[94] Elle prétend que si le législateur avait voulu que l’exception prévue à l’alinéa 5 de 244.36 s’applique en raison de l’inobservance des exigences légales ou réglementaires, il l’aurait formulé autrement.
[95] Elle plaide que retenir une telle interprétation empêcherait de toute façon d’atteindre l’objectif du législateur lors de l’adoption de la surtaxe sur TVD, soit d’inciter les propriétaires à aménager leur terrain et à y ériger des constructions.
[96] Dans le cas qui nous occupe, les exigences nécessaires à l’obtention d’un permis de construction sur les lots en cause sont standard dans le contexte d’un projet de développement résidentiel d’envergure et n’ont pas le caractère insurmontable que l’intimée associe au libellé de l’alinéa 5 de l’article 244.36 LFM.
[97] Elle soutient que dès décembre 2017, au moment de la délivrance du premier permis de lotissement des lots en cause, il était possible de présenter un plan auprès du ministre responsable dans un délai de 6 mois. Si la requérante avait respecté ce délai, les lots auraient été officiellement lotis en juillet 2018 et la construction de la phase 2 aurait pu débuter, au même titre que dans la phase 1.
[98] Elle réfère à la jurisprudence qui considère que les règlements municipaux ne représentent rien d’impossible ou de permanent et que la Ville, par le biais de divers règlements, exige le respect de certaines exigences standard avant qu’un projet de construction soit approuvé et qu’un permis de construction soit émis[45].
[99] De même, le règlement municipal n’interdit pas le développement résidentiel de cet emplacement. Il règlemente seulement l’octroi des permis de construction en les soumettant à certaines exigences, dont en l’occurrence celles relatives au lotissement[46].
[100] Bien que les deux extraits cités ci-haut concernent l’interprétation de la notion d’interdiction en vertu de l’article 486 LCV, celle-ci doit également être préconisée pour l’article 244.36 LFM, puisqu’il s’agit de la réplique quasi exacte de l’ancien article 486 LCV, tel que le confirme le TAQ dans l’affaire Paradis[47] :
[18] Or, bien que peu abondante, une jurisprudence existe relativement au sens à donner à l’article 486 de la Loi sur les cités et villes qui est, rappelons-le, la réplique quasi exacte de l’ancien article 244.36 LFM […]
[23] Le juge de la Cour supérieure dans la décision Bourque reconnaît donc que dans ce cas il ne s’agit pas d’empêchement à la construction mais plutôt de conditions préalables à rencontrer qui ne sont pas au sens de 486 LCV (pas plus à notre avis au sens de 244.36 LFM ancien) un empêchement à la construction au sens de cette législation-là. Ce principe doit recevoir à notre avis intégralement application dans le cas sous étude.
[Nos soulignements]
[101] À la suite de son analyse, le Tribunal adopte la position de l’intimée qu’il n’y a aucune interdiction légale ou réglementaire à construire sur les 8 lots de la phase 2. Il n’y a que des conditions à l’émission des permis de lotissement et de construction.
Conclusion
[102] L’Entente et le Protocole conclus entre la requérante et l’intimée, prévoient le développement de la propriété en deux phases. Selon ces ententes, la requérante aurait donc réalisé dans un premier temps les infrastructures de la phase 1 et procédé à la vente de ces 36 terrains avant d’entamer la phase 2.
[103] Ainsi, les terrains de la phase 2 n’auraient donc pas été traités comme des TVD, puisque leur desserte était prévue après la réalisation de la phase 1.
[104] Le Tribunal s’explique mal comment la partie intimée a pu ignorer le fait que l’une des deux conduites d’aqueduc la desservant en eau potable traversait le terrain de M. Shodjai et aurait un impact sur la réalisation de son projet.
[105] Il s’agit manifestement d’une contrainte telle, qu’il n’a eu d’autre choix que d’installer les infrastructures d’un seul tenant, sans respecter les phases prévues aux ententes dûment négociées.
[106] Sachant, selon le témoignage de M. Shodjai, que la négociation du Protocole s’est étendue sur près de 4 mois, le Tribunal se questionne sérieusement. Il nous semble que les parties auraient planifié le développement autrement afin d’éviter la situation fort pénalisante financièrement qui est celle de la requérante aujourd’hui.
[107] En effet, un échange de courriels entre les parties ou leurs experts [48] confirme la modification du phasage des travaux, qui seront ainsi tous réalisés la même année. Cet échange confirme aussi que le Village requiert que la conduite d’eau demeure toujours en fonction pendant toute la durée des travaux. M. Shodjai y précise qu’il ne vendra aucun des lots de la phase 2 avant qu’au moins 75 % des lots de la phase 1 ne soient en construction.
[108] Il est donc particulièrement étonnant que la partie intimée avance l’argument que si le propriétaire s’en était tenu au phasage prévu aux protocoles, les 8 lots en litige n’auraient pas été desservis. En plaidoirie, la partie intimée prétend ainsi que le requérant invoque sa propre turpitude, ce qui nous apparaît absolument infondé en l’espèce.
[109] L’affaire Crystal de la Montagne[49] nous confirme que la Cour d’appel «accorde une priorité à l’intention du législateur de favoriser une meilleure utilisation du territoire et une meilleure planification du développement, en encourageant les propriétaires à améliorer leur propriété.» et que c’est là l’objectif ultime de l’article 244.36. Nous constatons que le requérant a fait tout en son pouvoir pour répondre à cet objectif.
[110] Le Tribunal est sensible à la situation de la requérante qui, à cause de diverses circonstances hors de son contrôle, n’a pu réaliser son projet de développement dans les délais prévus et se voit imposer une catégorie de taxation qu’elle considère injuste.
[111] Cependant, le Tribunal doit décider dans le cadre de la loi et la jurisprudence. Son analyse de celles-ci démontre que la TVD doit s’appliquer aux terrains en cause, nonobstant le fait que la requérante soit un développeur qui a été proactif et désirait réaliser son développement, le tout en conformité avec la volonté du législateur lors de l’adoption de l’article 244.36.
PAR CES MOTIFS, le Tribunal :
REJETTE LA REQUÊTE ET MAINTIEN LA CATÉGORIE TERRAINS VAGUES DESSERVIS.
Le tout sans frais.
MANON GOYER, j.a.t.a.q.
| VÉRONIQUE PELLETIER, j.a.t.a.q. |
Therrien Couture Joli-Coeur S.E.N.C.R.L.
Me Julien Sapinho
Procureur de la partie requérante
Gagnier, Guay, Biron
Me Renaud Gosselin
Procureur de la partie intimée
[1] Le 30 septembre 2021, un permis de lotissement a été délivré pour les 8 lots.
[2] Pièce I-1 : Voir la liste des certificats à la deuxième page du rapport de l’expert Gagnon ainsi que la copie des certificats en annexe.
[3] Pièce R-5, plan.
[4] Pièce R-3.
[5] Voir article 10 de R-3.
[6] Voir article 14 de R-3.
[7] Le plan R-8 illustre très bien la localisation de l’ancienne conduite d’eau potable traversant le terrain et les endroits où elle croise les projets de rues et de sentiers des deux phases.
[8] Pièce I-6: voir courriel du 6 juin 2018.
[9] Pièce I-3.
[10] Selon le témoignage de M. Shodjai.
[11] Pièce I-4 Protocole d’entente du 22-09-2017.
[12] Pièce R-4, art. 23.
[13] R-8 pour localisation des stations.
[14] Pièce I-12A.
[15] Pièce I-13A.
[16] Selon M. Shodjai, ceci a nécessité des travaux intenses entre mars et juin dans le but d’obtenir les diverses autorisations nécessaires afin de débuter l’installation des infrastructures dans les meilleurs délais.
[17] Pièce R-11.
[18] Pièce R-4, article 58 : La 2e couche d’asphalte ne sera posée que lorsque 75 % des constructions seront terminés ou dans un maximum de 3 ans de la fin des travaux.
[19] Pièce I-8A.
[20] Pièce R-12.
[21] Le zonage prévoit des normes différentes pour un projet de type intégré.
[22] Il s’agit de l’article 3.3.1 du règlement, paragraphe 5, tel que reproduit au rapport de l’expert Gilbert (voir page 4 de la pièce R-1).
[23] Pièce R-12.
[24] Un terrain sur lequel la construction est interdite en vertu de la loi ou d’un règlement.
[25] Tableau de la pièce I-2A.
[26] 10 Boisbriand, 13 Boisbriand (2 demandes), 14 Boisbriand, 7 Morgan, 10 Morgan, 20 Morgan.
[27] 13 Boisbriand et 7 Morgan.
[28] 5 Boisbriand, 9 Boisbriand, 11 Boisbriand, 16 Boisbriand, 1 Morgan, 7 Morgan, 14 Morgan, 18 Morgan, 23 Morgan.
[29] 16 Boisbriand, 18 Morgan (avis défavorable).
[30] 14 Boisbriand, 16 Boisbriand, 4 Morgan, 6 Morgan, 8 Morgan, 9 Morgan, 13 Morgan, 18 Morgan, 19 Morgan, 25 Morgan.
[31] 4 Morgan, 9 Morgan, 13 Morgan, 18 Morgan, 19 Morgan.
[32] Règlement numéro 449, articles 2.1.2 et 3.1.1 (onglet 21 du cahier d’autorités de l’intimée).
[33] Règlement numéro 451, article 1.3.3 (onglet 22 du cahier d’autorités de l’intimée).
[34] Règlement numéro 451, article 3.3.1, alinéa 8.
[35] Les Entreprises Lachance Inc. c Ville de Sherbrooke, 2020 QCTAQ 01239.
[36] Supra note 35.
[37] Stubart Investments Ltd. c. The Queen, 1984 CanLII 20 (CSC), 1984 1 RCS 536.
[38] Dictionnaires Larousse et Robert; Dictionnaire de droit québécois et canadien, 5e édition, 2016, Wilson et Lafleur.
[39] Immeuble est défini au Larousse comme un bien fixe, un fonds de terre et de ce qui y est incorporé (immeuble par nature).
[40] Article 1 LFM.
[41] RLRQ, c. C-47.1.
[42] RLRQ, c. C-24.2.
[43] RLRQ, c. A-19.1.
[44] Supra note 17.
[45] Entreprises E.A. Bourque (Québec) inc. c. Corporation municipale de la ville de Hull, 1992 R.J.Q. 757.
[46] Cavanagh c. New-Richmond (Ville de), BREF Q96-C301 (19-04-1996).
[47] Paradis c. Québec (Ville de), 2005 CanLII 69824 (QC TAQ), confirmée par la Cour du Québec (Paradis c. Québec (Ville de), 2007 QCCQ 12326 (CanLII).
[48] Pièce I-6.
[49] 2008 QCTAQ 03571.
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