Roberge c. Roberge

 

JS 1202

 

 
 

2016 QCCS 4317

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

ST-FRANÇOIS

 

 

Nº :

450-17-004736-139

 

 

DATE :

8 septembre 2016

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

LINE SAMOISETTE, J.C.S.

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MONIQUE ROBERGE

et

ELISABETH ROBERGE

Demanderesses

c.

RENÉ ROBERGE

et

MICHEL ROBERGE

Défendeurs

Et

DANIEL ROBERGE ET ALS.,

           Mis en cause

 

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JUGEMENT sur la demande des défendeurs

pour rejet de rapport d’expert

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[1]   Les défendeurs sont les liquidateurs de la succession de Jeanne-d’Arc Filteau-Roberge. Ils présentent une requête amendée afin que le rapport de l’expert, produit par les demanderesses, soit rejeté.

[2]   Le recours des demanderesses vise l’annulation des trois testaments de la défunte. C’est dans ce contexte qu’elles ont donné le mandat à M. Georges-Auguste Legault, titulaire d’un doctorat en philosophie, de préparer un rapport d’expert et par la suite un complément.

[3]   Monsieur Legault a préparé un rapport selon le mandat suivant :

« Le mandat consiste essentiellement à déterminer dans quelle mesure l’écoute des enregistrements des conversations de Madame Roberge peut induire des biais chez un auditeur. Plus spécifiquement, il s’agit de déterminer jusqu’où ces propos peuvent refléter les véritables intentions de Madame Roberge de modifier ses testaments. ».

[4]   M. Legault décrit ainsi sa méthodologie de travail:

« Le présent rapport se fonde sur l'écoute des divers enregistrements et le verbatim de l'enregistrement du 8 juin (voir annexe). Les notes ont été prises au fur et à mesure de l'écoute. Il n'y a donc aucune transcription des enregistrements, sauf celui du 8 juin qui m'a été transmis. L'objectif est de comprendre le déroulement des enregistrements et leur contenu afin d'établir les facteurs qui pourraient constituer des biais dans l'interprétation des données. Le mandat ne visait pas à comparer les enregistrements avec le déroulement des événements.

L'approche utilisée pour écouter les conversations audio de Madame Roberge provient des courants de la performativité du langage, des théories de l'argumentation et des approches communicationnelles non dialogiques et dialogiques qui tiennent compte du contexte de communication avec les acteurs présents.

Dans la communication, il faut tenir compte de trois choses : les énoncés formulés, les effets langagiers, que dans la théorie du langage on appelle : effet illocutoire et effet perlocutoire, et l'ensemble des interactions communicationnelles.

Le présent rapport présente les facteurs pouvant produire des biais et donne quelques exemples pour comprendre comment ils sont présents dans les enregistrements. »

[5]   Avant de traiter du rôle de l’expert, il importe de reprendre certains passages du rapport d’expert. Sous l’intitulé « Résultats de l’analyse des enregistrements en réponse aux questions posées », M. Legault écrit :

« Toute personne qui écoute ces enregistrements pour y trouver une preuve claire des intentions de Madame Roberge de modifier ses testaments peut être influencée par l’écoute, si elle ne tient pas compte des éléments suivants :

a)  Les conversations enregistrées constituent un discours indirect qu’il faut interpréter pour répondre à la question des véritables intentions de Madame Roberge concernant ses testaments.

Si Madame Roberge était présente, on pourrait lui demander directement : quelles étaient vos intentions en modifiant vos testaments et pourquoi les avez-vous modifiés? Elle pourrait alors répondre directement. Or, nous ne sommes pas dans cette situation. Nous sommes en présence d’enregistrements qui parlent indirectement de la question. Nous devons donc interpréter les conversations afin de dégager ses véritables intentions.

Le discours indirect pourrait quand même nous donner une bonne idée des intentions de Madame Roberge, si dans les conversations elle avait clairement et explicitement formulé celles-ci. Dans les conversations, elle fait des déclarations indirectes comme : « il y en a qui vont être surpris » ou encore « Cela veut pas dire qu’elles vont en avoir ». Autrement dit, je n’ai pas trouvé de passage où Madame Roberge affirme explicitement ce qu’elle a l’intention d’écrire dans ses testaments. Le biais consisterait ici à penser que le discours indirect de Madame Roberge est suffisant pour conclure à ses véritables intentions.

b)  Les conversations enregistrées ne contiennent qu’une partie de la réalité.

(…). Les enregistrements sont donc des moments de vie choisis par les personnes qui enregistrent. Choisir tel moment à enregistrer plutôt qu’un autre se fait pour une raison. Il y a donc une intention de la part des personnes qui font l’enregistrement. (…)

Les enregistrements présentent aussi une vision créée par ceux qui les sélectionnent. En ce sens, les enregistrements imposent un biais dans l’interprétation de la réalité. (…)

De plus, les conversations enregistrées sont guidées par les personnes qui cherchent à obtenir des informations particulières. Ces conversations ne sont pas spontanées puisque certaines personnes savent qu’elles sont enregistrées et d’autres ne le savent pas. Lorsqu’une personne sait qu’elle est enregistrée, elle est plus prudente dans ce qu’elle dit que la personne qui ne le sait pas. (…)

c)  L’interprétation des conversations enregistrées doit tenir compte de la capacité de Madame Roberge de s’exprimer et d’entrer en relation communicationnelle.

Les personnes n’ont pas toutes la même capacité de s’exprimer, cela dépend entre autres de deux facteurs : la capacité réflexive et la maîtrise de la langue. (…)

Une autre dimension fondamentale pour comprendre les conversations c’est la manière d’entrer en relation communicationnelle avec les autres. (…)

(…). Il est donc très difficile de savoir, compte tenu de ses capacités de s’exprimer et d’affronter les autres directement, ce qu’elle pense réellement ou bien quelles sont ses véritables intentions.

d)  La cristallisation d’une vision commune dans le temps avec la répétition des mêmes conversations.

(…). La vision est consolidée lorsque les personnes distinguent clairement entre eux autres et nous autres. Dans le processus de consolidation de la vision commune, tout élément qui contredit une position est réinterprété pour confirmer la vision. (…)

À mon avis, les quatre facteurs que j’ai précisés expliquent pourquoi il est très difficile d’utiliser les enregistrements comme élément de preuve étant donné que leur interprétation finale devra prendre en compte chacun des facteurs énumérés. »

[6]   Les défendeurs font valoir que les opinions émises par M. Georges-Auguste Legault dans l’appréciation et l’interprétation des paroles de la défunte sont du ressort exclusif du juge qui entendra la cause au mérite. Selon eux, l’expert ne fournit aucun renseignement scientifique ou technique qui puisse dépasser les connaissances et l’expérience d’un juge. Aussi, cet expert ne pourrait éclairer le tribunal et l’aider dans l’appréciation d’une preuve portant sur des questions scientifiques ou techniques. Enfin, ils soulèvent qu’en raison du contenu du rapport l’expert est partial.

[7]   Suite à la signification de la requête des défendeurs, M. Legault a préparé ses commentaires sur les allégués de celle-ci qui sont ni plus ni moins qu’un plaidoyer sur le bien-fondé de son rapport. Ce document a été produit à titre de complément d’expertise.

ANALYSE

[8]   Une expertise a pour but d’éclairer le tribunal et de l’aider dans l’appréciation d’une preuve en faisant appel à une personne compétente dans la discipline ou la matière concernée[1].

[9]   Le rôle de l’expert est défini par l’auteur Jean-Claude Royer[2] :

« Le témoin expert est celui qui possède une compétence spécialisée dans un secteur donné d'activité et qui a pour rôle d'éclairer le Tribunal et de l'aider dans l'appréciation d'une preuve portant sur des questions scientifiques ou techniques. Cette définition atteste l'existence des conditions préalables à la recevabilité de ce témoignage, soit l'utilité de l'expertise, la qualification et l'impartialité du témoin. »

[10]        La jurisprudence est constante sur le rôle de l’expert auprès du tribunal. Le juge Bureau dans l’affaire Claveau c. Couture le résumait ainsi[3]:

« [36] Il semble y avoir un consensus dans la doctrine et la jurisprudence en ce qui concerne le rôle d'un expert. Il est bien reconnu que l'expert doit fournir au tribunal des renseignements scientifiques et qu'il est appelé à soumettre son opinion dans des cas où, en raison de l'aspect technique des faits ou du litige, il est utile ou même nécessaire d'obtenir une opinion qui puisse dépasser les connaissances et l'expérience du juge.

[37] La preuve par l'entremise d'un expert ne devrait être admissible que si elle est nécessaire pour permettre au juge des faits de comprendre et de décider d'aspects techniques, scientifiques ou spécialisés. »

[11]        Une partie peut demander le rejet total ou partiel d’un rapport d’expertise avant l’audition au mérite[4]. Avant d’accueillir une telle demande, le tribunal doit agir avec prudence vu les conséquences que cela peut entraîner.

[12]        En l’espèce, par son rapport M. Legault veut mettre en garde le juge quant à la difficulté de dégager les véritables intentions de la défunte. Or, il revient au juge qui entendra la cause au mérite d’analyser la preuve qui sera présentée et la crédibilité des témoins qui seront entendus.

[13]        Le tribunal estime que l’expert usurpe le rôle du tribunal, qu’il empiète sur son travail et sa responsabilité.

[14]        Quant au complément d’expertise, il n’est qu’une réponse aux allégations contenues dans la requête des défendeurs. Inutile d’insister sur le fait qu’il n’appartient pas à l’expert d’expliquer le bien-fondé de son rapport, ni tenter d’en démontrer la pertinence.

[15]        En conséquence, le rapport d’expert et son complément d’expertise doivent être rejetés et retirés du dossier de la Cour.

POUR CES MOTIFS LE TRIBUNAL :

[16]        ACCUEILLE la demande des défendeurs;

[17]        REJETTE le rapport de M. Georges-Auguste Legault daté du 4 octobre 2015 et son complément daté du 12 novembre 2015 et ORDONNE qu’ils soient retirés du dossier de la Cour;

[18]        AVEC FRAIS DE JUSTICE.

                                                                          _____________________________________

                                                                          LINE SAMOISETTE, J.C.S.

Me Marcel Després

Després Goulet

Procureurs des demanderesses

 

Me Pierre Lessard

Procureur des défendeurs

 



[1] C.p.c., art. 231 al. 1.

[2] Jean-Claude ROYER, La preuve civile, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 325-326.

[3] Claveau c. Couture, 2009 QCCS 1747, par. 36-37.

[4] C.p.c., art. 241.

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