Québec (Procureur général) c. Brodeur

2013 QCCS 5400

JE0086

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-076108-136

 

DATE :

 5 novembre 2013

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SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

BENOÎT EMERY, j.c.s.

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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

Requérant

c.

ME YVAN BRODEUR en sa qualité d'arbitre de grief

Intimé

-et-

SYNDICAT DES AGENTS DE LA PAIX

EN SERVICES CORRECTIONNELS DU QUÉBEC

Mise en cause

 

 

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JUGEMENT

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[1]           Le tribunal est saisi d'une requête en révision judiciaire à l'encontre d'une décision rendue le 31 janvier 2013 par Me Yvan Brodeur, arbitre.

[2]           Le Procureur général du Québec agissant pour le ministère de la Sécurité publique (ci-après nommé l'employeur) conteste cette décision aux motifs que l'arbitre n'avait pas le pouvoir de le condamner à des dommages et intérêts punitifs et moraux en vertu de l'article 123.15 al. 4 de la Loi sur les normes du travail[1] puisque la Commission des lésions professionnelles (ci-après CLP) a conclu que ce travailleur a subi une lésion professionnelle basée sur les mêmes faits.

I -         Les faits :

[3]           En 2002, le ministère de la Sécurité publique embauche Jean-François Plathier à titre d'agent de services correctionnels. Il avait auparavant exercé un métier semblable en France.

[4]           En mars 2005, l'employeur l'affecte au Palais de justice de Longueuil où il s'occupe principalement du transport des personnes détenues dans des établissements de détention en vue de leur comparution devant la Cour. L'employé devient rapidement le souffre-douleur et la tête de Turc de deux agents correctionnels permanents dont plus particulièrement Luc Lessard.

[5]           D'origine française et de race noire, J.F. Plathier fait l'objet quotidiennement de commentaires racistes, d'invectives et d'injures de la part de Luc Lessard et d'un autre agent permanent.

[6]           Ses nerfs finissent par craquer. Il consulte un médecin le 29 novembre 2005. Celui-ci pose un diagnostic de dépression majeure secondaire résultant d'un harcèlement psychologique au travail.

[7]           Quelques jours plus tard, J.F Plathier présente une demande d'indemnité à la CSST. Il soumet que le harcèlement psychologique constitue une lésion professionnelle.

[8]           Le 6 février 2006, J.F. Plathier dépose deux griefs afférents au harcèlement psychologique de la part de l'agent Lessard. Il s'agit de deux griefs ayant mené à la décision de l'arbitre Yvan Brodeur du 31 janvier 2013 qui fait l'objet du présent recours en révision judiciaire. L'employé demande à l'arbitre de condamner l'employeur à des dommages et intérêts punitifs et moraux aux motifs que l'employeur n'a pas pris les moyens raisonnables pour faire cesser le harcèlement psychologique.

[9]           En août 2006, la CSST rejette la demande de réclamation du travailleur. Celui-ci conteste cette décision devant la CLP.

[10]        Le 1er octobre 2008, la CLP donne droit à J.F. Plathier et conclut :

INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 16 août 2006, à la suite d'une révision administrative;

DÉCLARE que le travailleur a subi une lésion professionnelle le 29 novembre 2005 et qu'il a droit aux indemnités prévues à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.

[11]        Dans la décision de l'arbitre Yvan Brodeur du 31 janvier 2013, on retrouve les conclusions suivantes :

DÉCLARE que M. Plathier est justifié de prétendre avoir été victime de harcèlement psychologique dans le cadre de son travail au cours de la période antérieure au 9 février 2006, telle qu'énoncé et expliqué plus avant;

DÉCLARE que l'employeur n'a pas alors pris des moyens raisonnables pour faire cesser le harcèlement psychologique;

ORDONNE à l'employeur de verser à M. Plathier des dommages et intérêts punitifs et moraux à titre de compensation et réparation pour les sévices, dommages et inconvénients découlant du harcèlement psychologique dont M. Plathier a été victime;

RÉSERVE compétence pour trancher, à la demande d'une partie, toute difficulté relative à l'application de cette décision arbitrale concernant les sommes dues au plaignant.

II -        Prétentions des parties :

A)            Prétentions de l'employeur :

[12]        L'employeur plaide que la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (ci-après LATMP) tient lieu de tous recours en responsabilité civile. L'article 438 de cette loi édicte :

438. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle ne peut intenter une action en responsabilité civile contre son employeur en raison de sa lésion.

[13]        L'employeur invoque également les articles 123.15 et 123.16 de la Loi sur les normes du travail [2] qui édicte :

123.15. Si la Commission des relations du travail juge que le salarié a été victime de harcèlement psychologique et que l'employeur a fait défaut de respecter ses obligations prévues à l'article 81.19, elle peut rendre toute décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l'affaire, notamment:

1° ordonner à l'employeur de réintégrer le salarié;

2° ordonner à l'employeur de payer au salarié une indemnité jusqu'à un maximum équivalant au salaire perdu;

3° ordonner à l'employeur de prendre les moyens raisonnables pour faire cesser le harcèlement;

4° ordonner à l'employeur de verser au salarié des dommages et intérêts punitifs et moraux;

5° ordonner à l'employeur de verser au salarié une indemnité pour perte d'emploi;

6° ordonner à l'employeur de financer le soutien psychologique requis par le salarié, pour une période raisonnable qu'elle détermine;

7° ordonner la modification du dossier disciplinaire du salarié victime de harcèlement psychologique.

123.16. Les paragraphes 2°, 4° et 6° de l'article 123.15 ne s'appliquent pas pour une période au cours de laquelle le salarié est victime d'une lésion professionnelle, au sens de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A-3.001), qui résulte du harcèlement psychologique.

Lorsque la Commission des relations du travail estime probable, en application de l'article 123.15, que le harcèlement psychologique ait entraîné chez le salarié une lésion professionnelle, elle réserve sa décision au regard des paragraphes 2°, 4° et 6°.

[14]        L'employeur soumet donc que l'arbitre n'avait pas le pouvoir d'accorder une compensation pécuniaire puisqu’une indemnité est déjà prévue à la LATMP. L'employeur fait valoir que le travailleur ne peut ainsi obtenir une double indemnité résultant des mêmes faits soit le harcèlement psychologique de l'agent Lessard. Selon l'employeur, il s'agit de la même trame factuelle comme il appert des paragraphes 9 à 22 de la décision de l'arbitre et des paragraphes 9 à 23 de la décision de la CLP. L'employeur souligne également la description de la réclamation auprès de la CSST.

[15]        L'employeur plaide qu'il faut tenir compte des faits antérieurs qui ont mené à la lésion professionnelle et non pas seulement se limiter à la date à laquelle la CLP a reconnu la lésion professionnelle.

[16]        L'employeur soumet donc que l'arbitre s'est arrogé un pouvoir que le législateur ne lui a pas conféré tel qu'il en découle du libellé des articles 123.15 et 123.16 de la LNT.

[17]        L'employeur conclut que la norme de la décision correcte régit le présent recours en révision judiciaire. Il conclut que le tribunal doit donc intervenir puisque l'arbitre a erronément accordé au travailleur des dommages auxquels il n'avait pas droit.

B)            Prétentions du syndicat :

[18]        À l'instar de l'employeur, le Syndicat plaide que la norme d'intervention en l'espèce est celle de la décision correcte.

[19]        Le Syndicat reconnaît d'emblée que certaines dispositions de la LNT limitent le paiement de dommages moraux et punitifs lorsque la victime présente une demande d'indemnisation en vertu de la LATMP. Le Syndicat concède qu'un arbitre de griefs ne peut s'autoriser du pouvoir que lui confère l'article 123.15 al. 4 de la LNT pour compenser la période au cours de laquelle le salarié est victime d'une lésion professionnelle au sens de la LATMP et qui résulte du harcèlement psychologique.

[20]        Le Syndicat plaide qu'en l'espèce, la période au cours de laquelle le travailleur est victime d'une lésion professionnelle s'étend du 1er novembre 2005 jusqu'au 9 août 2006, soit à la date de consolidation de la lésion professionnelle déterminée par le médecin traitant au rapport final du 30 octobre 2008. Le Syndicat reconnaît donc qu'il est acquis que l'arbitre ne peut consentir des dommages en raison de l'application de l'article 123.16 de la LNT. Le Syndicat fait toutefois valoir que toute la période antérieure au 1er novembre 2005, et qui participe au harcèlement psychologique, peut faire l'objet d'une ordonnance émise par l'arbitre de griefs conformément à l'article 123.15 al. 4 de la LNT car cette période n'est pas visée par l'article 123.16 LNT.

[21]        Selon le Syndicat, la preuve a révélé que le harcèlement psychologique a débuté quelque temps après l'arrivée de l'agent Lessard au Palais de justice de Longueuil. Selon au moins un témoin, l'agent Lessard serait arrivé vers le mois de septembre 2004 si bien que le harcèlement psychologique remonte au moins à cette date. Le Syndicat soumet donc que l'arbitre pouvait également statuer sur l'octroi de dommages moraux et punitifs pour la période comprise entre le début du harcèlement et le 31 octobre 2005, puisqu'au cours de cette période, J.F. Plathier n'était pas victime d'une lésion professionnelle au sens de la LATMP.

III -       Discussion :

[22]        Les deux parties soumettent que la norme de la décision correcte régit le présent recours en révision judiciaire. Le tribunal partage cette opinion[3]. Le tribunal ajoute néanmoins que sa décision aurait été identique même en appliquant la norme de la décision raisonnable.

[23]        En définitive, le litige porte donc essentiellement sur la période pour laquelle l'arbitre n'avait pas le pouvoir d'octroyer à J.F. Plathier des dommages et intérêts punitifs et moraux.

[24]        L'employeur plaide que le tribunal doit tenir compte de toute la période pendant laquelle le travailleur a été victime de harcèlement psychologique qui a ultimement mené à la reconnaissance d'une lésion professionnelle le 29 novembre 2005. Selon l'employeur, ce laps de temps constitue au sens de l'article 123.16 LNT la période au cours de laquelle le salarié est victime d'une lésion professionnelle.

[25]        Sois dit avec égards, le tribunal ne partage pas cette opinion.

[26]        Même si la CLP a dû tenir compte des évènements antérieurs pour conclure que le travailleur a subi une lésion professionnelle, il n'en demeure pas moins que ce n'est qu'à compter du 29 novembre 2005 que J.F. Plathier est devenu inapte au travail en raison de cette lésion. C'est cette période d'inaptitude au travail qui constitue la période au cours de laquelle le salarié est victime d'une lésion professionnelle au sens de l'article 123.16 LNT. C'est pour cette période d'inaptitude au travail que le travailleur est indemnisé en vertu de la LATMP.

[27]        En l'espèce, la période d'inaptitude au travail en raison d'une lésion professionnelle s'étend du 29 novembre 2005 au 9 août 2006 soit à la date de consolidation de la lésion professionnelle déterminée par le médecin traitant au rapport final du 30 octobre 2008.

[28]        Or, l'arbitre n'avait pas le pouvoir de condamner l'employeur à des dommages moraux et punitifs pour la période allant du 29 novembre 2005 au 9 février 2006 c'est-à-dire entre la date où l'employé est devenu inapte selon la CLP et le dépôt des deux griefs. En d'autres mots, l'arbitre n'avait pas le pouvoir de condamner l'employeur pour la période antérieure au 9 février 2006. Sa condamnation ne pouvait viser que la période antérieure au 29 novembre 2005 plutôt qu'antérieure au 9 février 2006.

[29]         En conséquence, le tribunal est d'avis que l'arbitre a commis une erreur en octroyant des dommages pour la période s'écoulant du 29 novembre 2005, date de l'arrêt de travail, au 9 février 2006, date du dépôt des griefs puisque ce court laps de temps constitue une période au cours de laquelle le salarié était victime d'une lésion professionnelle.

[30]        POUR CES MOTIFS, le tribunal :

[31]        ACCUEILLE en partie la requête en révision judiciaire aux seules fins d'exclure de la condamnation en dommages et intérêts punitifs et moraux la période du 29 novembre 2005 au 9 février 2006;

[32]        LE TOUT avec dépens.       

 

 

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BENOÎT EMERY, j.c.s.

 

Me Nathalie Fiset

Bernard, Roy (Justice - Québec)

Procureure du requérant

 

Me Sylvain Lalier

Syndicat des agents de la Paix

en services correctionnels du Québec

Procureur de l'intimé et de la mise en cause

 

 

Date d’audience :

30 septembre 2013

 



[1].   Loi sur les normes du travail, L.R.Q. c. N-1.1.

[2].   Loi sur les normes du travail, L.R.Q. c. N-1.1.

[3].   Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S 190; Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier SCEP c. Amdocs Gestion de services canadiens inc., 2009 QCCS 467.

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