[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 16 avril 2012 par la Cour supérieure, district de Québec (l'honorable Michel Caron), qui a rejeté sa requête en révision judiciaire contre une décision arbitrale du mis en cause, datée du 23 mai 2011.
[2] Pour les motifs de la juge Soldevila (ad hoc), auxquels souscrivent les juges Rochette et Vézina, LA COUR :
[3] REJETTE le pourvoi, avec dépens.
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MOTIFS DE LA JUGE SOLDEVILA |
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[4] L’appelante appelle d’une décision de la Cour supérieure (honorable Michel Caron)[1], qui rejette avec dépens sa requête en révision judiciaire et maintient la décision de l’arbitre mis en cause, laquelle rejetait son objection préliminaire contestant la compétence du Tribunal d’arbitrage pour entendre et décider des griefs de l’intimé réclamant des indemnités de licenciement prévues à la convention collective et à la Loi sur les normes du travail[2].
[5] Ce pourvoi soulève la question sur le fond du maintien des conditions de travail après l’expiration d’une convention collective contenant une « clause de pont » et l’exercice subséquent du droit de lock-out de l’Employeur, suivi par l’exercice du droit de grève du Syndicat et, enfin, le licenciement collectif des employés.
[6] Les faits sont pour l’essentiel admis par les parties.
[7] Provigo Québec inc. (« Provigo » ou « l’Employeur ») œuvre dans l’alimentation et la vente au détail; celle-ci exploite un centre de distribution à Québec, situé au 8000, rue Armand-Viau. Environ 450 salariés sont représentés par le Syndicat des travailleurs et travailleuses de Provigo, entrepôt Armand-Viau (« le Syndicat »).
[8] La convention collective sur laquelle se fondent les griefs couvre la période du 2 février 2005 au 31 mars 2010.
[9] L’Employeur et le Syndicat n’arrivent pas à convenir d’une nouvelle convention, malgré quelques séances de négociation; à compter du 31 mars 2010, aucune tâche n’est effectuée par les salariés, bien qu’ils aient été tenus d’être au travail et payés en conséquence.
[10] Le 2 avril 2010, Provigo exerce son droit au lock-out.
[11] Le 8 avril 2010, le Syndicat déclare la grève à l’Employeur.
[12] Le 27 avril 2010, Provigo transmet un avis de mise à pied ainsi qu’un avis de licenciement collectif[3] à tous les salariés et au ministre de la Solidarité sociale.
[13] Le 12 mai 2010, le Syndicat produit un avis de fin de grève.
[14] Le 18 mai 2010[4] et le 7 juin 2010[5], le Syndicat dépose des griefs.
[15] Le 22 juin 2010, Provigo ferme l’entrepôt situé au 8000, rue Armand-Viau à Québec.
[16] L’arbitre de griefs Côme Poulin est par la suite saisi des griefs de même que de griefs additionnels[6].
1.- La norme de révision judiciaire de la décision correcte appliquée par le premier juge est-elle la norme que commande la situation?
2.- L‘arbitre pouvait-il raisonnablement décider détenir la compétence pour décider des griefs présentés par les employés et le Syndicat, à la suite du refus de l’Employeur de considérer leurs demandes d’indemnités malgré le licenciement collectif qui survient après que l’Employeur eut imposé le lock-out et le Syndicat déclaré la grève, au moment où la convention collective est échue?
[17] Dans sa décision, l’arbitre ne se prononce que sur l’objection préliminaire; il ne tranche pas la question du droit aux indemnités recherchées par les salariés. Il conclut que l’avis de licenciement est un geste unilatéral de l’Employeur qui a mis fin au lock-out, rendant applicables les articles 11.01 B) et C) de la convention collective qui se trouve remise en place de façon intérimaire par l’effet de la clause de pont prévue à l’article 28.02 :
11.01 B) Si la mise à pied est de six (6) mois ou plus, l’Employeur doit donner un avis au salarié concerné et au Syndicat de quatre (4) semaines avant la mise à pied si le salarié a cinq (5) ans d’ancienneté et de huit (8) semaines si le salarié a dix (10) ans d’ancienneté. À défaut d’un tel avis, l’Employeur doit verser au salarié une indemnité égale au salaire du salarié au moment de sa mise à pied et ce, pour la période de défaut d’avis. Il est entendu que les quinze (15) jours d’avis mentionnés au paragraphe précédent sont inclus dans les semaines d’avis ou d’indemnités mentionnées au présent paragraphe.
C) À moins de force majeure ou d’événements imprévus, si l’Employeur doit effectuer de dix (10) à cent (100) mises à pied, il doit aviser par écrit le Syndicat et chaque salarié affecté au moins deux (2) mois avant les mises à pied. Si l’Employeur doit effectuer cent (100) mises à pied ou plus, l’avis écrit est au moins de trois (3) mois. À défaut d’un tel avis, l’Employeur est tenu de payer une indemnité sur la base d’un (1) jour ouvrable de défaut d’avis. Cette indemnité doit être remise au salarié au moment de sa mise à pied. Dans un tel cas, les dispositions du paragraphe B) ne s’appliquent pas.
28.02 Cette convention, à son expiration, devient une convention intérimaire sous réserve des droits des parties jusqu’à la signature d’une nouvelle convention collective de travail.[7]
[18] L’arbitre ajoute que si la procédure de grief, pour une raison ou une autre, ne devait pas s’appliquer, les griefs déférés à l’arbitrage pouvaient l’être aux termes des articles 100 et 100.10 du Code du travail qui confèrent à l’arbitre une compétence exclusive quant au maintien des conditions de travail[8].
[19] L’essentiel des motifs de l’arbitre se retrouve dans les passages suivants :
On constate que les tribunaux supérieurs ont clairement déterminé que tout ce qui découle expressément ou implicitement de la convention collective est de la juridiction exclusive de l’arbitre de griefs.
Les questions faisant l’objet du présent litige font partie intégrante de la convention collective en ses articles 11.01 B) et C). Au surplus, selon la jurisprudence de la Cour Suprême, les dispositions d’ordre public de la loi sur les normes du travail, dont celles concernant l’avis de cessation d’emploi et le licenciement collectif, en font aussi partie et, conséquemment, sont de la juridiction de l’arbitre de griefs (voir aussi l’article 102 L.N.T.).
Est-ce que un acte unilatéral de l’employeur, comme le déclenchement d’un lock out, peut neutraliser les effets des articles 100 et 100.10 du Code du travail, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de griefs alléguant des dispositions d’ordre public faisant partie de la convention collective?
Les dispositions de l’article 100 Ct priment sur les dispositions de toute convention collective. Le législateur, de toute évidence, n’a pas voulu de trou ou de « zones mortes ». Il a donc donné juridiction à l’arbitre même si les dispositions de la convention collective ne sont pas mises en application par les parties. Il est donc clair que même si la convention ne s’applique pas à cause du lock-out, ceci n’affecte aucunement la juridiction conférée à l’arbitre par l’article 100 Ct et aussi, indirectement, par la Loi sur les normes du travail.
Au surplus, l’article 100.10 donne juridiction exclusive à l’arbitre de griefs quant au maintien des conditions de travail.
Nous ne croyons donc pas que le lock out ait neutralisé les dispositions des articles 100 et 100.10 Ct.
[...]
En procédant au licenciement collectif de ses salariés et à la fermeture de son entreprise, l’employeur engendre la situation suivante : il n’y a plus de salariés rattachés à l’établissement de la rue Armand-Viau, l’entreprise cesse d’exister et la phase des négociations est terminée car il n’y a plus de salariés ni d’entreprise. Le lock out prend aussi fin car il n’y a plus de salariés à convaincre ni de convention collective à renouveler.
À notre humble avis, le lock out a pris fin par la transmission au Ministre le 27 avril 2010 de l’avis de licenciement collectif et de fermeture de l’entreprise et par l’avis de fin d’emploi à chaque salarié.
[...]
Au surplus, si le gel des conditions de travail en vertu de l’alinéa premier de l’article 59 Ct est un gel relatif, comment peut-on prétendre que le déclenchement d’un lock out rend le gel des conditions de travail absolu aux termes du 3ième alinéa du même article. Le soussigné est d’opinion que le gel demeure relatif et que le fait pour l’employeur d’envoyer l’avis de licenciement collectif au Ministère en alléguant l’article 84.0-.4.1 LNT et l’avis de cessation d’emploi aux travailleurs en invoquant l’article 81 LNT termine le lock out et rend applicables les articles 11.01 B) et C) de la convention collective. Et si la procédure de grief, pour une raison ou pour une autre, ne devait pas s’appliquer, les griefs ayant été référés à l’arbitrage rencontrent toutes les exigences prévues à l’article 100 du Code du travail.[9]
[20] Le juge de première instance retient que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique pour déterminer si l’arbitre était compétent pour entendre les griefs du Syndicat puisqu’il y avait lieu, pour celui-ci, de décider si la convention collective était en vigueur ou non.
[21] Le juge reprend les propos du Syndicat que, par l’effet du lock-out, la convention « sommeille ou s’endort » et que, conséquemment, la convention collective existe toujours[10]. Celui-ci signale que les parties ont convenu que la convention collective demeurerait en vigueur jusqu’au 31 mars 2010 et que, à compter de cette date, celle-ci devenait une convention intérimaire, sous réserve des droits des parties, qui comprennent le droit de lock-out et le droit de grève[11], et ce, jusqu’à la signature d’une nouvelle convention collective de travail.
[22] Selon le premier juge, par l’effet combiné des articles 59(3) du Code du travail et de l’article 28.02 de la convention collective, les termes de celle-ci continuent de s’appliquer « à tout le moins jusqu’à la date du licenciement collectif »[12].
[23] C’est également l’avis de l’arbitre puisque celui-ci réfère, dans sa décision, à la compétence qui lui est conférée par le législateur, à l’article l00 du Code du travail, et indirectement à la Loi sur les normes du travail.
[24] Le premier juge considère que la décision de l’arbitre, qui a décidé avoir la compétence pour se prononcer tant sur les dispositions découlant de la convention collective que sur celles découlant de l’application de la Loi sur les normes, est non seulement raisonnable, mais correcte. Il ajoute de plus, comme l’avait déjà soulevé l’arbitre dans sa décision en rapportant la position du Syndicat, que :
[37] Conclure autrement permettrait à tout employeur de décréter un lock-out à la fin d'une convention collective pour se soustraire à la compétence de l'arbitre de griefs et à l'application de la convention collective, et de là, à l'obligation de paiement des indemnités payables, selon le texte même de cette convention, en cas de licenciement collectif.[13]
* * *
1.- La norme de la décision correcte est-elle la norme de révision judiciaire que commande la situation?
[25] L’arbitre devait interpréter ici la convention collective et le Code du travail. La difficulté créée par le licenciement postérieur au lock-out, vu la possible existence d’un vide juridique, ne diminue en rien, comme le soulève l’appelante, que la décision de l’arbitre se situe au coeur de sa compétence.
[26] En effet, celui-ci devait analyser cette conjoncture dans le but de déterminer si celle-ci était couverte par la convention collective.
[27] Comme le soulignait le juge Jean Bouchard dans Syndicat des professionnèles techniciens et techniciennes du Centre de santé et de services sociaux de Charlevoix FP-CSN c. Centre de santé et de services sociaux de Charlevoix[14], c’est plutôt la norme de la décision raisonnable qui doit servir à l’analyse dans une telle situation :
[17] [...] Les enseignements récents de la Cour suprême, tirés de l'arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers' Association, militent fortement pour que ce soit la norme de la décision raisonnable qui s'applique, les véritables questions de compétence ayant une portée étroite et se présentant rarement selon la Cour :
[38] Il appert de ces exemples que la catégorie des « questions touchant véritablement à la compétence » sème la confusion tant chez les juges que chez les avocats et qu'elle accroît inutilement les frais de justice supportés par les parties avant que l'affaire ne soit entendue au fond. Éviter de recourir à la notion de « question de compétence » pour s'en tenir à la recherche de l'intention du législateur comme le propose mon collègue aux par. 96 et 97 de ses motifs a seulement pour effet de relancer le débat quant à ce qui constitue une question de compétence. Comme le dit sans détour le juge Binnie dans Dunsmuir, nous devrions chercher à faire en sorte que les parties cessent de débattre de la norme de contrôle et fassent plutôt valoir leurs prétentions sur le fond.
[39] À mon sens, ce que je préconise en l'espèce découle naturellement de la volonté de simplification qui anime notre Cour dans Dunsmuir, et donne directement suite à Alliance (par. 26). Les véritables questions de compétence ont une portée étroite et se présentent rarement. Il convient de présumer que la norme de contrôle à laquelle est assujettie la décision d'un tribunal administratif qui interprète sa loi constitutive ou qui l'applique est celle de la décision raisonnable. Tant que subsiste la catégorie des véritables questions de compétence, la partie qui prétend soulever une question qui y appartient doit établir les raisons pour lesquelles le contrôle visant l'interprétation de sa loi constitutive par le tribunal administratif ne devrait pas s'effectuer au regard de la norme déférente de la décision raisonnable.
[…]
[42] Comme je l'explique précédemment, je ne peux offrir de définition quant à ce qui peut constituer une question touchant véritablement à la compétence. Or, si on conserve cette catégorie sans la définir clairement ni préciser sa teneur, les cours de justice demeureront inutilement dans l'incertitude à ce sujet. Cependant, à ce stade, je n'exclus pas que, dans notre système fondé sur le principe du contradictoire, un avocat puisse convaincre une cour de l'existence et de l'application d'une question touchant véritablement à la compétence dans une affaire donnée. Concrètement, il convient d'indiquer aux tribunaux et aux plaideurs que, pour l'heure, les questions touchant véritablement à la compétence sont exceptionnelles et que, si l'occasion se présente, il conviendra ultérieurement de se demander si la catégorie est effectivement utile ou nécessaire.
« S'il convient de présumer que la norme de contrôle à laquelle est assujettie la décision d'un tribunal administratif qui interprète sa loi constitutive ou qui l'applique est celle de la décision raisonnable », je vois mal comment la situation pourrait être différente dans le cas d'un arbitre de griefs qui interprète une disposition d'une convention collective. [...][15]
[Soulignement ajouté - références omises]
[28] J’estime donc, tout comme l’intimé, avec égards pour le juge de première instance, qu’il y a lieu d’appliquer plutôt la norme de la décision raisonnable[16] pour examiner la question tranchée par l’arbitre quant à sa compétence pour entendre les griefs de l’intimé.
2.- L‘arbitre pouvait-il raisonnablement décider détenir la compétence pour décider des griefs présentés par les employés et le Syndicat, à la suite du refus de l’Employeur de considérer leurs demandes d’indemnités malgré le licenciement collectif qui survient après que l’Employeur eut imposé le lock-out et le Syndicat déclaré la grève, au moment où la convention collective est échue?
[29] Provigo soulève que l’arbitre était sans compétence pour entendre les griefs parce que la convention collective était expirée lorsque ceux-ci ont été déposés.
[30] Selon celle-ci, la situation de fait qui suit l’expiration de la convention collective, soit le lock-out imposé par l’Employeur et la grève déclenchée par le Syndicat, crée un vide juridique privant l’arbitre de sa compétence, sauf pour les droits des salariés qui se seraient déjà cristallisés avant le recours au lock-out.
[31] Provigo soutient que le juge de première instance et l’arbitre ont erré en retenant qu’il n’y avait aucun vide juridique, que le lock-out avait pris fin par l’envoi des avis de licenciement et que la convention collective continuait de s’appliquer. Ce faisant, ceux-ci ont ignoré l’enseignement de cette Cour dans l’affaire Syndicat des employés de Daily Freight (CSN) c. Imbeau[17] (« l’affaire Daily Freight »).
[32] Provigo ajoute que l’arbitre n’a pas tenu compte du fait que le Syndicat était aussi en grève jusqu’au 12 mai 2010. Elle soutient de plus que l’article 84.0.3 de la Loi sur les normes du travail (section sur l’avis de licenciement collectif) ne s’applique pas à l’entreprise en lock-out :
84.0.3. La présente section ne s'applique pas:
[…]
3° à l'égard d'un établissement affecté par une grève ou un lock-out au sens du Code du travail (chapitre C-27).[18]
[33] À l’appui de ses prétentions, elle cite l’affaire Communications, Energy & Paperworkers Union of Canada and Mercury Graphics[19].
[34] L’arbitre pouvait valablement conclure avoir la compétence pour décider si le lock-out empêchait des employés de réclamer une indemnité pour le licenciement collectif. Sa conclusion selon laquelle le lock-out a pris fin le 27 avril par la transmission des avis de mise à pied et licenciement fait partie des issues possibles et acceptables puisqu’il n’y a pas de formalités pour mettre fin à une grève ou à un lock-out.
[35] Le Syndicat plaide que le troisième alinéa de l’article 59 CT, adopté en 1994, permet de prolonger la convention collective jusqu’à la signature de la suivante. Il prétend que ceci vaut aussi en période de lock-out, mais seulement pour les conditions de travail qui peuvent toujours être applicables. L’article 28.02 de la convention collective prévoit clairement cette prolongation.
[36] Il s’appuie sur la décision Syndicat des travailleuses et travailleurs du Four Points Sheraton Centre-ville - CSN c. Courtemanche[20] dans laquelle il a été déclaré déraisonnable de ne pas donner d’effet à ce troisième alinéa de 59 CT durant une grève :
[24] Or, l'Arbitre, dans son analyse, ne donne aucun effet, ni aucune portée à l'article 59 du Code du travail puisqu'il considère qu'une clause de prolongation d'une convention collective ne peut avoir d'effet au-delà de l'exercice du droit de grève ou de lock-out. Ainsi, il écrit:
«[27] Naturellement, l'exercice des droits de grève ou lock-out est assorti d'effets dont le principal est celui de la suspension des conditions de travail contenues à la convention collective et maintenues jusqu'à ce moment en vertu du Code du travail et en vertu de la clause contractuelle de prolongation de la convention collective ou, plus précisément, de prolongation des conditions de travail qu'elle contient. […]»
[25] L'interprétation limitative de l'Arbitre est déraisonnable puisqu'elle rend l'alinéa 3 de l'article 59 du Code du travail inopérant, inapplicable et sans véritable portée et prive aussi de toute portée efficace la clause 31.02 de la convention collective.
[26] C'est donc par l'alinéa 3 de l'article 59 du Code du travail que le législateur à permis la clause qui, comme la clause 31.02 de la convention collective, vise le maintien des conditions de travail jusqu'à ce que une nouvelle entente collective intervienne entre les parties. Ainsi, l'effet combiné de l'article 59 du Code du travail et de la clause 31.02 de la convention collective est d'assurer le maintien des conditions de travail qui peuvent recevoir application, et ce, malgré la grève ou le lock-out.[21]
[37] Dans l’affaire Daily-Freight, l’employeur décrétait un lock-out après l’expiration de la convention collective, puis avisait par écrit chacun des salariés de la cessation définitive de ses activités. Le Syndicat, comme ici, déposait un grief pour réclamer le versement de l’indemnité de licenciement prévue à la convention collective (art. 13.04) qui stipulait que, dans le cas de fermeture totale ou partielle de l’usine, les salariés licenciés avaient droit à une indemnité de licenciement équivalente à une semaine de salaire régulier pour chaque année de service. De plus, une clause de pont y était également prévue afin de maintenir les conditions de travail durant la période de négociation pour le renouvellement de la convention collective; elle était ainsi rédigée :
33.02 PROLONGATION. Pendant la période de négociation pour son renouvellement, les deux parties conviennent que les conditions de travail et de salaire prévues à cette convention sont maintenues en vigueur.
[38] Rappelons que la clause de pont en vigueur dans l’affaire qui nous occupe, prévue à l’article 28.02 de la convention collective, est différente puisqu’il y est question de « convention intérimaire jusqu’à la signature d’une nouvelle convention collective » :
28.02 Cette convention, à son expiration, devient une convention intérimaire sous réserve des droits des parties jusqu’à la signature d’une nouvelle convention collective de travail.
[39] Les dates pertinentes à l’analyse de l’affaire Daily Freight et de celle qui fait l’objet du présent pourvoi sont les suivantes :
Affaire Daily Freight Provigo
· Fin de la convention collective 28 fév. 1993 31 mars 2010
· Lock-out 12 déc. 1994 2 avril 2010
· Fermeture de l’entreprise 4 déc. 1995 27 avril 2010
[40] Dans l’affaire Daily Freight, le lock-out a duré plus d’un an et neuf mois, soit plus de temps que l’avis (indemnité) qu’un employé aurait obtenu (accumulé au rythme d’une semaine par année de service selon la convention collective) et la fermeture de l’entreprise survient deux ans et neuf mois après la fin de la convention collective. Or, à peine un mois s’est écoulé dans la présente affaire entre la fin de la convention collective et la fermeture de l’entreprise et seulement deux jours s’écoulent entre la fin de la convention collective et le lock-out. Comme mentionné plus haut, il y a également, dans le dossier qui nous occupe, déclenchement d’une grève après le lock-out, puis cessation de la grève après la réception des avis de licenciement.
[41] Notre Cour s’est prononcée sur l’appel du syndicat de Daily Freight en maintenant le jugement de la Cour supérieure rejetant sa requête en révision judiciaire de la sentence arbitrale déclarant irrecevable un grief pour absence de compétence de l’arbitre. Ce dernier avait déterminé que la convention collective n’était pas en vigueur lors du licenciement des salariés en raison de son expiration et du lock-out subséquent imposé par l’Employeur. Il convient de reproduire les motifs de notre Cour dans cette affaire, dont l’analyse fut élaborée en tenant compte de la norme de la décision manifestement déraisonnable :
[24] Quant au fond, il importe de souligner que les deux parties reconnaissent, et pour cause, que, hormis les exceptions énoncées par l'article 59 du Code du travail, les termes et conditions d'une convention collective cessent d'avoir application à son expiration, sauf en ce qui concerne certains droits acquis dont l'exercice continu survit à l'expiration de la convention qui les a établis. (Dayco (Canada) Ltd. c. Caw-Canada[22]).
[25] Elles conviennent également que, sous réserve du dernier alinéa du même article 59, un «lock-out» légalement décrété par un employeur, suspend définitivement l'application de tous les termes et conditions d'une convention qui pouvaient continuer de s'appliquer en vertu des deux premiers alinéas du même article.
[26] L'appelant plaide principalement que l'intimé, en retenant l'interprétation donnée à l'article 33.02 par la mise en cause, commet une erreur manifestement déraisonnable en ce que cette interprétation enlèverait tout sens au dernier alinéa de l'article 59 du Code du travail, puisque l'on ne saurait imaginer de situations juridiques, autre qu'un cas de «lock-out», où une telle clause de reconduction de conditions de travail pourrait avoir une utilité quelconque. En d'autres mots, pour que cet alinéa ait un sens, il faut nécessairement interpréter une clause de maintien des conditions de travail, dans une convention collective, comme signifiant que ces conditions sont maintenues nonobstant toute grève ou tout «lock-out».
[27] À mon avis, il eut été facile pour le législateur, lors des amendements de 1994, ou pour les parties à la convention collective, de rédiger l'exception en de tels termes, mais tel n'est pas le cas.
[28] En l'espèce, je suis d'avis qu'il faut replacer l'article 33.02 dans le contexte de sa rédaction, c'est-à-dire en 1991, alors que les deux premiers alinéas de l'article 59 mettaient fin au maintien des conditions de travail, à la suite de l'expiration d'une convention collective, à compter de l'acquisition par les parties du droit de grève ou du droit au «lock-out», soit dans les 90 jours de l'expiration de la convention collective, que ces droits de grève ou de «lock-out» soient ou non exercés. Dès l'expiration de ce délai, les salariés perdaient donc automatiquement tous les avantages de la convention collective même si le travail continuait comme auparavant pendant la durée des négociations et jusqu'à la conclusion d'une nouvelle convention. Dans ce contexte, une disposition de la convention collective qui maintenait les conditions d'emploi de l'ancienne convention, pendant la durée des négociations, prenait tout son sens.
[...]
[31] En effet, comme le souligne la mise en cause, il est, d'une part, difficile de concevoir et d'imaginer quelles peuvent être les conditions de travail susceptibles de demeurer en vigueur pendant la durée d'un «lock-out», alors qu'on peut facilement concevoir et imaginer une foule de cas où, après l'exercice du droit de grève ou du droit au «lock-out», il est mis fin à cette grève ou à ce «lock-out» pour une reprise plus positive des négociations. Dans un tel cas, une clause comme l'article 33.02 aurait tout son sens, même dans le contexte des amendements de 1994, puisqu'elle aurait pour effet de rétablir les conditions de travail antérieures, dès la fin de la grève ou du «lock-out», et pour toute la durée subséquente des négociations jusqu'à la signature d'une nouvelle convention.
[32] De l'ensemble des remarques qui précèdent, je tire donc la conclusion qui me paraît la seule pertinente en l'espèce, soit que l'intimé, par son interprétation en l'espèce des articles 33.02 et 13.04 de la convention collective, n'a pas dépourvu le troisième alinéa de l'article 59 de toute portée et de tout sens dans le contexte de la présente convention et que, par voie de conséquence, son interprétation de la portée de l'article 33.02 n'est pas manifestement déraisonnable.
[33] L'appelant soulève un moyen subsidiaire à deux volets, soit l'incompatibilité fondamentale entre les effets du «lock-out» et le licenciement de tous les salariés par suite de la fermeture de l'entreprise: en premier lieu, le licenciement pendant une période d'un «lock-out» serait contraire aux articles 110 et 110.1 du Code du travail; en second lieu, la fermeture totale et le licenciement général en découlant viennent contredire l'objectif d'un «lock-out» dont l'objet est de contraindre les salariés à consentir une nouvelle convention collective.
[34] L'appelant tire de son premier volet la conclusion que, pour pouvoir fermer l'entreprise et licencier l'ensemble des salariés, il faut nécessairement que ceux-ci aient repris leurs emplois, conformément aux articles 110 et 110.1, ne serait-ce même que pour un instant virtuel. Pendant cet instant virtuel, tant la convention que l'article 33.02 en l'espèce seraient redevenus en vigueur et ce dernier article couvrirait donc la situation dans le présent dossier.
[35] À mon avis, et ceci dit avec égards, l'appelant confond le maintien du lien d'emploi individuel, pendant la durée d'une grève ou d'un «lock-out», en vertu des articles 110 et 110.1 du Code du travail, et le maintien des conditions de travail découlant de la convention collective qui, quant à lui, n'existe que dans les cas prévus à l'article 59 du Code du travail. Il s'agit de deux protections ayant une existence distincte et parallèle et dont les effets, tels qu'ils ont été appliqués en l'instance, ne sont ni contradictoires ni incompatibles. Encore ici, l'interprétation de l'intimé que l'article 33.02, interprété à la lumière du troisième alinéa de l'article 59 Code du travail, ne s'applique que pendant une période de négociation subséquente à l'expiration d'une convention collective, jusqu'à la signature d'une nouvelle convention collective, mais non pendant une période de grève ou de «lock-out», ne me paraît pas déraisonnable ou contraire aux articles 110 et 110.1 Code du travail.
[36] Quant au second volet de cet argument subsidiaire, soit le conflit entre le but et l'objet d'un «lock-out» et les effets d'une fermeture d'entreprise, qu'il suffise de dire que, de toute évidence, la fermeture d'entreprise ne devient une solution que lorsque l'objet du «lock-out» ne peut être atteint. Nous sommes vraiment loin d'une interprétation manifestement déraisonnable de la part de l'intimé.
[...]
[39] La mise en cause plaide que, en l'espèce, le droit à l'indemnité prévue à l'article 13.04 de la convention collective ne se cristallise que dans la mesure et qu'à compter du moment où il y a licenciement. La fermeture totale ou partielle de l'entreprise ou le licenciement qui en est la conséquence, demeurent de simples possibilités ou hypothèses qui, et fort heureusement, ne surviennent que de façon exceptionnelle. Le droit à l'indemnité est donc un droit purement potentiel qui, de fait, ne peut se cristalliser qu'au moment de la rupture de cette nature du lien d'emploi.
[40] Or, en l'espèce, comme l'intimé le souligne dans sa décision, ce droit ne s'est donc cristallisé, de même que le quantum afférent, que plus d'un an après que la convention collective ait cessé d'être en vigueur, de même que, par voie de conséquence, son article 13.04.
[41] En affirmant que les syndiqués de Daily Freight ont acquis le droit au versement de l'indemnité de licenciement dès la signature de leur convention collective, l'appelant confond habilement deux conditions distinctes. L'une porte sur la naissance même de l'obligation de l'employeur et du droit des salariés, l'autre n'est que l'avènement d'une réclamation. L'obligation de l'employeur doit exister et se cristalliser alors que la convention est en vigueur; l'existence potentielle d'une réclamation précise avant l'expiration de celle-ci importe peu.
[42] L'article 13.04 de la présente convention prévoit clairement que le versement de l'indemnité de licenciement ne pouvait avoir lieu que lors de la fermeture de l'établissement. Avant cet événement, les salariés ne pouvaient donc prétendre y avoir droit. Bien qu'en vertu de la convention collective, l'indemnité soit "promise" par l'employeur, l'événement essentiel devant donner ouverture au droit d'obtenir effectivement celle-ci n'a eu lieu qu'au moment où la convention n'était plus en mesure de régir les parties. Le juge La Forest mentionnait dans Dayco :
En droit américain, semble-t-il, l'analyse est axée sur la date de la retraite. Avant cette date, l'employé actif est complètement à la merci du processus de la négociation collective. Il pourrait travailler toute sa vie en comptant recevoir des prestations de retraite, et pourtant en être privé si elles ont été supprimées lors des négociations qui ont mené à la convention collective en vigueur lorsqu'il prend sa retraite. Cela peut sembler dur, mais c'est une caractéristique essentielle du processus de la négociation collective.
[43] L'intimé a donc conclu que, au moment de la rupture du lien d'emploi et de la fermeture de l'entreprise, le droit établi par l'article 13.04, n'était pas encore cristallisé ni acquis alors que la convention collective qui l'avait établi n'était plus applicable.
[44] Je suis d'avis qu'on ne saurait conclure à une erreur manifestement déraisonnable de l'intimé à ce sujet, au sens donné à cette expression par les nombreux arrêts de la Cour suprême.
[Soulignement ajouté - références omises]
[42] Notre Cour avait, dans les circonstances et le contexte de l’affaire Daily Freight, estimé que la décision de l’arbitre - de considérer qu’au moment de la rupture du lien d’emploi et de la fermeture de l’entreprise, le droit au versement d’une indemnité de licenciement établi par la convention collective à l’article 13.04 n’était pas encore cristallisé ni acquis aux employés puisque la convention n’était plus applicable[23] - ne pouvait constituer une erreur manifestement déraisonnable.
[43] Je dois signaler que notre Cour n’avait pas traité, dans l’arrêt Daily Freight, de l’argument discuté par l’arbitre et le premier juge que l’employeur ait pu fausser les règles du jeu en décrétant le lock-out de façon calculée pour contourner l’application de la clause de pont et le paiement des indemnités prévues à la convention collective.
[44] Pour l’arbitre et le premier juge, sanctionner cette façon de faire sans égard à la conjoncture de l’exercice des droits des parties « permettrait à tout employeur de décréter un lock-out, à la fin d’une convention collective, pour se soustraire à la compétence de l’arbitre de griefs et à l’application de la convention collective, et de là, à l’obligation de paiement des indemnités payables, selon le texte même de cette convention, en cas de licenciement collectif »[24].
[45] Depuis la décision Daily-Freight en 2003, deux courants opposés se sont développés, tant en jurisprudence qu’en doctrine, sur l’interprétation à donner à l’article 59, al. 2 et 3 du Code du travail relativement à la compétence de l’arbitre à entendre un grief déposé après l’expiration d’une convention collective, alors qu’il y a exercice du droit de grève ou de lock-out.
[46] Certains sont d’avis qu’« une clause de la convention collective peut stipuler que celle-ci demeure en vigueur jusqu’à son renouvellement et que ceci impliquerait que les effets de la convention collective sont maintenus pendant la grève ou le lock-out »[25]. Selon ces mêmes auteurs, les parties peuvent convenir, dans la convention collective, des conditions qui demeureront applicables lors de l’exercice du droit de grève ou du lock-out[26].
[47] L’auteur Jean-Serge Masse partage également cet avis dans son Guide pratique de l’arbitrage de griefs au Québec[27]. Celui-ci est en effet d’opinion que le vide juridique potentiel résultant de l’application de l’article 59 du Code du travail lors de l’exercice du droit à la grève ou au lock-out peut être écarté conventionnellement par une clause d’extension du maintien des conditions de travail, soit par une clause de rétroactivité[28].
[48] Au contraire, les auteurs Robert P. Gagnon et Jean-Yves Brière[29] sont plutôt d’avis que l’exercice légal du droit de grève ou du lock-out suspend l’application de la convention collective, même en présence d’une clause de pont[30].
[49] Par ailleurs, dans Droit des rapports collectifs du travail au Québec, les auteurs affirment qu’« indéniablement, plusieurs conditions de travail dites « normatives » (exemple : assurance collective) demeurent en vigueur pendant le lock-out ou la grève »[31].
[50] Ces deux courants se retrouvent également en jurisprudence. Ainsi, dans la décision Journal de Montréal, division de Corporation Sun Media c. Syndicat des travailleurs de l’information du Journal de Montréal (FNC-CSN)[32], le Tribunal d’arbitrage, souscrivant à la position adoptée dans l’affaire Daily-Freight, tranche l’affaire en concluant que le troisième alinéa de l’article 59 du Code du travail permet de prolonger jusqu’à son renouvellement la durée de vie stipulée des dispositions d’une convention collective, mais seulement en l’absence de recours à l’exercice du droit de grève ou de lock-out. Dès lors qu’il y a exercice d’un de ces droits, la clause de pont n’est plus applicable et cesse d’avoir effet[33].
[51] Provigo a porté à l’attention de notre Cour une décision récente de la Cour d’appel de la Saskatchewan, laquelle reprendrait les mêmes principes :
[33] The Union contends that even if we find the severance right was not vested, the Court can consider the common law right of severance. It argues that the individual contracts of employment are not terminated by the termination of a collective bargaining agreement but merely suspended and that the individual contracts of employment are therefore in force and that the arbitrator has jurisdiction to enforce them. […]
[37] The common law right asserted is outside the collective bargaining agreement and the jurisdiction of the arbitrator who has no independent power. His power is conferred by the collective bargaining agreement and s. 25 of The Trade Union Act. He had no jurisdiction to embark on any inquiry other than to determine the arbitrability of the grievance which is expressly conferred on him by s. 25 of The Trade Union Act and is exactly what he did.
[38] Here, the collective bargaining agreements were terminated prior to the severance of the employees and the essential character of the dispute does not arise out of the interpretation of the collective bargaining agreement.
[…]
[42] In the present case, the collective bargaining scheme remains in place even though the collective bargaining agreements have been terminated by the strike and lockout and therefore the individual contracts of employment are not revived. Thus, for all these reasons, the arbitrator did not have jurisdiction to enforce the common law rights arising out of the termination of the employees. What right, if any, exists may be decided elsewhere.[34]
[Soulignement ajouté]
[52] Or, cette décision ne peut servir d’appui aux prétentions de Provigo pour deux raisons fondamentales. D’abord, les conventions collectives en litige en Saskatchewan ne contenaient aucune clause de pont ou autre forme de stipulation traitant de la question de la survie des conditions de travail à leur expiration :
[25] All three collective bargaining agreements are silent on the issue of survivability. The issue therefore remains- -does the severance right or benefit survive the termination or the expiration of the collective bargaining agreements? It is useful to compare the right to other rights which do survive such as entitlement to be paid for hours worked and holiday pay earned prior to the termination of the agreement. Those rights under the collective bargaining agreement have been earned and can be the proper subject of a grievance after the termination of the collective bargaining agreement because the wages or holiday pay are payable even if an employee resigns or is terminated for cause. However, severance pay is not payable to an employee who resigns or is terminated for cause. To receive severance pay, there is an additional element required- -the severance or termination by the employer of the employee’s employment during the currency of the collective bargaining agreement, in other words, a cristallizing or triggering event.
[Soulignement ajouté]
[53] Deuxièmement, les faits ne pouvaient aucunement alimenter l’argument du subterfuge possible de l’employeur pour se soustraire à la compétence de l’arbitre comme c’est le cas ici. La conjoncture dans Mercury Graphics reflétait plutôt une période de négociations sérieuses au cours de laquelle il y a eu recours à la grève et au lock-out à l’issue desquels une proposition de réembauche des employés fut soumise, puis rejetée.
[54] Les affaires Syndicat des travailleuses et travailleurs du Four Point Sheraton Centre-ville - CSN c. Courtemanche et Bolduc[35], que le Syndicat invoque à l’appui de sa position, supportent en effet le maintien des dispositions de la convention collective, même lors de l’exercice du droit de grève ou de lock-out, en raison de l’effet combiné de la clause de pont et de l’article 59, al. 3 du Code du travail.
* * *
[55] Rappelons que, dans le dossier qui nous occupe, l’arbitre ne s’est pas encore prononcé sur la question de savoir si les conditions de travail se trouvaient maintenues. Il s’est limité, en raison du moyen d’irrecevabilité soulevé, à trancher qu’il avait compétence pour décider de cette question. Le premier juge a trouvé sa décision correcte. Sans affirmer qu’elle le soit, j’estime qu’elle n’est certainement pas déraisonnable et qu’il y a lieu de lui permettre, en raison de la déférence qui lui est due, de se prononcer sur le fond de l’affaire.
[56] Les propos de l’honorable André Forget, dans l’arrêt Syndicat de la fonction publique, section locale 301, méritent d’être rappelés :
[54] Avant de conclure, j'ajoute une remarque sur le reproche formulé par l'appelant à l'égard de la Cour supérieure qui n'aurait pas «suivi l'enseignement constant de cette honorable cour à l'effet que les tribunaux supérieurs doivent s'abstenir d'intervenir en révision judiciaire des décisions préliminaires ou interlocutoires des tribunaux administratifs». Les parties, en incitant l'arbitre à rendre une décision préalable sur sa compétence, ont malheureusement ouvert la porte à un recours prématuré à l'exercice du pouvoir de surveillance et de réforme de la Cour supérieure. Dans de tels cas, le décideur serait sans doute bien avisé - sauf circonstances exceptionnelles - de réserver sa décision sur ce moyen préliminaire pour en disposer en même temps que le fond. [36]
[Soulignement ajouté - référence omise]
[57] On peut ne pas être d’accord avec l’effet attribué par l’arbitre et le premier juge à l’avis de licenciement collectif sur le lock-out et à la clause de pont contenue à la convention collective, mais en regard de l’analyse des courants doctrinaux et jurisprudentiels qui existent, cette conclusion fait partie des issues possibles.
[58] La décision interlocutoire de l’arbitre de se déclarer compétent à entendre les griefs du Syndicat découle expressément ou implicitement de la convention collective[37] et il s’agit maintenant pour lui de l’interpréter et de voir à faire appliquer, s’il y a lieu, les dispositions pertinentes sur le fond[38].
[59] Je rappelle aussi que le législateur privilégie en toutes circonstances la compétence de l’arbitre de griefs lorsqu’il est question de déterminer si les conditions de travail se trouvent maintenues lors des périodes où il n’y a plus de convention collective. Notre Cour, dans Consolidated Bathurst[39], reconnaît à l’arbitre ce pouvoir :
Levant les incertitudes qui auraient pu exister quant à la possibilité de recours au grief, l’article 100.12, de son côté, reconnaît que l’arbitrage demeure le forum naturel des conflits relatifs au maintien des conditions de travail. Il eut été raisonnable de le penser, dans la mesure où les conditions de travail étaient maintenues et que le mécanisme prévu pour les appliquer le seraient aussi. Le maintien du droit substantif supposerait celui de la procédure pour la mettre à exécution (Désourdy Construction Ltée c. Perreault [1978] C.A. 111, Monsieur le juge Jacques, p. 113). Quoiqu'il en soit, l'ajout au Code du travail de la disposition de l'article 100.12 règle le problème:
"Jusqu'en 1977, on s'interrogeait au sujet de la compétence de l'arbitre sur les mésententes relatives à l'application des conditions de travail au cours des périodes où il n'y a plus de convention collective de travail. Jusqu'alors, une seule modalité du Code du travail interdisait à l'employeur de modifier les conditions de travail durant la période fixée à la Loi. Il est maintenant prévu qu'une mésentente relative au maintien des conditions de travail doit être déférée à l'arbitrage comme s'il s'agissait d'un grief ... " (F. Morin et R. Blouin, Arbitrage et Grief, Les Editions Yvon Blais, 1986, p. 17 et aussi p. 126).
[60] Pour ces motifs, je propose de rejeter le pourvoi de Provigo avec dépens.
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ALICIA SOLDEVILA, J.C.A. (AD HOC) |
[1] Provigo Québec inc. c. Poulin, 2012 QCCS 1564 [Jugement dont appel].
[2] RLRQ, c. N-1.1.
[3] Pièce P-11.
[4] Griefs L1C-09, L1-01 à L1-01 à L1-480.
[5] Grief L1C-02.
[6] Griefs L1C-03 et L1C-04.
[7] P-1, Convention collective.
[8] Décision arbitrale, 23 mai 2011, p. 31.
[9] Ibid., p. 30-31.
[10] Jugement dont appel, paragr. 28 et 29.
[11] Ibid., paragr. 28 à 32.
[12] Ibid., paragr. 33 et 34.
[13] Ibid., paragr. 37.
[14] 2012 QCCA 602, paragr. 17; voir aussi Syndicat des employées et employés de technique professionnelle et de bureau d’Hydro-Québec, Section locale 2000 (S.C.F.P.-FTQ) c. Hydro-Québec, 2013 QCCA 2131, paragr. 22-23; Syndicat des travailleuses et travailleurs de ADF-CSN c. Syndicat des employés de Au Dragon Forgé inc., 2013 QCCA 793, paragr. 31-34.
[15] Syndicat des professionnèles techniciens et techniciennes du Centre de santé et de services sociaux de Charlevoix FP-CSN c. Centre de santé et de services sociaux de Charlevoix, supra, note 14, paragr. 17.
[16] Information and Privacy Commissioner v. Alberta Teachers Association, [2011] 3 R.C.S. 654, 2011 CSC 61, paragr. 33, 34, 38-39.
[17] [2003] R.J.Q. 452 (C.A.)
[18] Loi sur les normes du travail, supra, note 2, art. 84.0.3.
[19] 2012 SKCA 19.
[20] 2011 QCCS 1480; voir aussi Syndicat des travailleuses et travailleurs du Four Points Sheraton Centre-ville - CSN c. Bolduc, 2011 QCCS 1482.
[21] Syndicat des travailleuses et travailleurs du Four Points Sheraton Centre-ville — CSN c. Courtemanche, supra, note 20.
[22] [1993] 2 R.C.S. 230.
[23] Ibid., paragr. 44.
[24] Jugement dont appel, supra, note 1, paragr. 37.
[25] Patrice Jolette et Gilles Trudeau, La convention collective au Québec, 2e édition, Montréal, Éditions Gaétan Morin, 2010, p. 59.
[26] Ibid.
[27] Jean-Serge Masse, Guide pratique de l’arbitrage de griefs au Québec, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005, p. 51-52.
[28] Ibid., p. 52.
[29] Robert P. Gagnon, Le droit du travail du Québec, 7e édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, mis à jour par Langlois Kronström Desjardins, s.e.n.c.r.l., p. 597, note 80; Jean-Yves Brière et al., Le droit de l’emploi au Québec, 4e édition, Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, paragr. IV-165.
[30] Voir également : Hélène Ouimet, Code du travail du Québec (Alter Ego 2012) : législation, jurisprudence et doctrine, Wilson et Lafleur, en ligne : <http://www.caij.qc.ca/ doctrine/wilson _et_lafleur/35/loi/article-100.12/index.html#infos>.
[31] Michel Coutu et al., Droit des rapports collectifs du travail au Québec, 2e édition, vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, p. 576, paragr. 421.
[32] [2009] R.J.D.T. 1084 (T.A.), AZ-50570301.
[33] Ibid., paragr. 4954; voir aussi Ville d’Esterel c. Union des employés de service, section locale 800, [1992] T.A. 41, AZ-92142015, p. 24.
[34] Communications, Energy & Paperworkers Union of Canada and Mercury Graphics, supra, note 19, paragr. 33, 37-38, 42.
[35] Syndicat des travailleuses et travailleurs du Four Point Sheraton Centre-ville - CSN c. Courtemanche, supra, note 20; Syndicat des travailleuses et travailleurs du Four Point Sheraton Centre-ville - CSN c. Bolduc, supra, note 20.
[36] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville de), [2000] R.J.Q. 1721 (C.A.), paragr. 54.
[37] Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929.
[38] Section locale 2995 du Syndicat canadien des Communications, de l’Énergie et du Papier c. Spreitzer, REJB 2002-27849 (C.A.), paragr. 70.
[39] Consolidated-Bathurst inc. c. Syndicat national des travailleurs des pâtes et papiers de Port-Alfred, [1987] J.Q. n° 279, [1987] R.J.Q. 520, 523.
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