Lafortune et Syndicat démocratique des salariés du Château Frontenac (CSD) |
2020 QCTAT 2080 |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL |
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(Division des relations du travail) |
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Région : |
Québec |
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CQ-2018-4834 CQ-2018-4835 CQ-2018-4836 CQ-2018-4837 CQ-2018-4839 CQ-2018-4840 CQ-2018-4841 CQ-2018-4842 CQ-2018-4843 CQ-2018-4844 CQ-2018-4846 |
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Dossier accréditation : |
AQ-1004-1123 |
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Québec, |
le 12 mai 2020 |
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DEVANT LE JUGE ADMINISTRATIF : |
Daniel Blouin |
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Claude Lafortune |
Jean-Yves Carbonneau |
Robert Beaudoin |
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Mario Noël |
Georgie Bourgault-Fortin |
Anthony Maltais |
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Mathieu Boucher |
Eric Gudernatsch |
Claude d’Argencourt |
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Yolande Tremblay |
Allan Roy |
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Parties demanderesses |
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c. |
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Syndicat démocratique des salariés du Château Frontenac (CSD) |
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Partie défenderesse |
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et |
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Frontenac - FHR LCF Operations Corporation |
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Partie mise en cause |
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[1] Le Tribunal est saisi de onze plaintes en vertu des articles 47.2 et suivant du Code du travail[1] (le Code) dans lesquelles il est reproché au Syndicat démocratique des salariés du Château Frontenac (CSD), le syndicat, d’avoir contrevenu à son devoir de représentation.
[2] Les plaignants sont des serveurs du Fairmont Château Frontenac congédiés au terme d’une enquête portant sur certaines pratiques de facturation de pourboires. Le syndicat a décidé d’abandonner les griefs contestant ces congédiements. Les plaignants reprochent au syndicat d’avoir fait preuve d’arbitraire et de négligence dans son processus d’enquête. Le syndicat soutient avoir judicieusement exercé la discrétion qui lui est dévolue en la matière.
[3] Les onze plaintes ont été regroupées et ont fait l’objet d’une preuve commune.
[4] Dans la présente affaire, le Tribunal est appelé à répondre à une seule question :
· Le syndicat a-t-il contrevenu à son devoir de juste représentation en décidant d’abandonner les griefs des plaignants?
[5] Le laxisme de l’employeur à l’égard d’une pratique d’ajout de pourboires, prouvée en l’instance, est un moyen de contestation que le syndicat devait considérer. Il a procédé à une enquête incomplète et à une analyse déficiente en écartant des éléments portant sur l’appréciation de la proportionnalité de la mesure disciplinaire.
[6] Par ailleurs, l’obtention d’avis juridiques verbaux n’est pas, dans le présent contexte, une démarche qui vient pallier les lacunes du processus décisionnel du syndicat.
[7] Le syndicat a manqué à son devoir de juste représentation. Les plaintes doivent en conséquence être accueillies.
[8] L’employeur, Frontenac - FHR LCF Operations Corporation, est une entreprise internationale de gestion d’hôtels de luxe. Elle exploite à Québec le Fairmont Château Frontenac, un hôtel prestigieux et emblématique de la Ville de Québec. L’hôtel qui a une renommée sans faille reçoit, depuis plus de 100 ans, une clientèle internationale. Il a un Code de conduite pour le service à la clientèle, porté à la connaissance des salariés qui met l’emphase sur le respect des normes professionnelles les plus élevées afin de préserver la réputation de l’établissement.
[9] Le syndicat, affilié à la CSD, est accrédité pour représenter tous les salariés à l’emploi de l’établissement. Il regroupe environ 2 000 membres. L’exécutif est formé de cinq personnes, dont certains ont une expérience appréciable dans le domaine des relations du travail. C’est le cas du président, monsieur Caron, ainsi que pour monsieur Ménard, le responsable des griefs. Le syndicat est supporté par la CSD dans tous les aspects de la vie syndicale. Monsieur Gignac, conseiller syndical, est assigné à cet établissement depuis plusieurs années. Il connaît bien le milieu, ayant notamment participé à la négociation de la convention collective. Il est disponible selon les besoins du syndicat.
[10] Les plaignants sont des serveurs, des « garçons-filles de tables » selon la terminologie utilisée dans la convention collective. Dans le milieu de la restauration, il s’agit d’emplois très convoités et prestigieux qui procurent un revenu substantiel. Les serveurs exercent leurs fonctions à l’occasion de banquets ainsi que dans les quatre restaurants et bars de l’établissement; le Champlain, le 1608 Bar, le Bistro Le Sam et enfin le Dufferin où l’on sert les déjeuners, là ou surviennent les faits à l’origine du litige.
[11] Le Dufferin est ouvert de 6 h 30 à 11 h 30. On y offre des buffets chauds et froids ainsi que des déjeuners à la carte. Le volume de clients est nettement plus important que dans les autres restaurants. Un serveur est responsable, en moyenne, de 50 à 60 clients et peut faire une quarantaine de factures au cours d’une matinée. Ce nombre peut être plus élevé en haute saison. Le travail est exigeant. Le service qui se fait en équipe doit être exécuté rapidement en respectant les standards imposés. Les serveurs doivent constamment s’ajuster aux particularités des menus et aux clients.
[12] À la fin du mois d’avril 2018, un client, insatisfait du service rendu à l’occasion d’un déjeuner pris au Dufferin, dépose une plainte écrite. Il se plaint d’avoir reçu sa facture avant la fin du repas sans l’avoir demandée, et surtout qu’un pourboire de 15 % a été ajouté sans son autorisation et sans explications. Pour l’employeur, cette façon de faire va directement à l’encontre de la directive énoncée au Code de conduite suivant laquelle les pourboires sont laissés à la discrétion des clients et ne doivent en aucun cas être sollicités ou ajoutés à la facture. Il débute aussitôt une enquête pour faire la lumière sur cette pratique.
[13] Seize serveurs qui exercent leur fonction à temps plein ou à temps partiel au Dufferin sont visés par l’enquête. Les factures des derniers mois sont analysées. Ils sont rencontrés, ensuite suspendus et enfin congédiés. L’employeur leur reproche d’avoir commis des manquements graves à l’éthique professionnelle, assimilables à de la fraude. C’est une situation inédite pour l’établissement.
[14] Au terme de son enquête, le syndicat prend la décision d’abandonner les griefs des onze plaignants et de conclure une entente qui prévoit une réintégration pour les cinq autres salariés.
[15] Le devoir de juste représentation est la contrepartie du pouvoir exclusif du syndicat de représenter les salariés de l’unité de négociation. Il impose au syndicat l’obligation de prendre les moyens raisonnables pour représenter adéquatement ses membres.
[16] L’article 47.2 du Code prohibe spécifiquement quatre types de comportements fautifs. Un syndicat ne doit pas agir de mauvaise foi, de manière arbitraire ou discriminatoire, ou encore faire preuve de négligence grave à l’endroit d’un salarié.
[17] La portée de ces conduites prohibées a été circonscrite dans l’affaire Noël c. Société d’énergie de la baie James[2] qui demeure aujourd’hui l’arrêt de principe en la matière :
[48] Cette obligation interdit quatre types de conduites : la mauvaise foi, la discrimination, le comportement arbitraire et la négligence grave. Cette obligation de comportement s’applique aussi bien au stade de la négociation collective que pendant son administration (voir Gagnon, op. cit. p. 308). L’article 47.2 sanctionne d’abord une conduite empreinte de mauvaise foi qui suppose une intention de nuire, un comportement malicieux, frauduleux, malveillant ou hostile [...]. En pratique, cet élément seul serait difficile à établir [...].
[49] La loi interdit aussi les comportements discriminatoires. Ceux-ci comprennent toutes les tentatives de défavoriser un individu ou un groupe sans que le contexte des relations de travail dans l’entreprise ne le justifie. Ainsi, une association ne saurait refuser de traiter le grief d’un salarié ou de le mener de façon différente au motif qu’il n’appartient pas à l’association, ou pour toute autre raison extérieure aux relations de travail avec l’employeur [...].
[50] Se reliant étroitement, les concepts d’arbitraire et de négligence grave définissent la qualité de la représentation syndicale. L’élément de l’arbitraire signifie que, même sans intention de nuire, le syndicat ne saurait traiter la plainte d’un salarié de façon superficielle ou inattentive. Il doit faire enquête au sujet de celle-ci, examiner les faits pertinents ou obtenir les consultations indispensables, le cas échéant, mais le salarié n’a cependant pas droit à l’enquête la plus poussée possible. On devrait aussi tenir compte des ressources de l’association, ainsi que des intérêts de l’ensemble de l’unité de négociation. L’association jouit donc d’une discrétion importante quant à la forme et à l’intensité des démarches qu’elle entreprendra dans un cas particulier […].
[51] Le quatrième élément retenu dans l’art. 47.2 C. t. est la négligence grave. Une faute grossière dans le traitement d’un grief peut être assimilée à celle-ci malgré l’absence d’une intention de nuire. Cependant, la simple incompétence dans le traitement du dossier ne violera pas l’obligation de représentation, l’art. 47.2 n’imposant pas une norme de perfection dans la définition de l’obligation de diligence qu’assume le syndicat. L’évaluation du comportement syndical tiendra compte des ressources disponibles, de l’expérience et de la formation des représentants syndicaux, le plus souvent des non-juristes, ainsi que des priorités reliées au fonctionnement de l’unité de négociation [...].
[52] Mauvaise foi et discrimination impliquent toutes deux un comportement vexatoire de la part du syndicat. L’analyse se concentre alors sur les motifs de l’action syndicale. Dans le cas du troisième ou du quatrième élément, on se trouve devant des actes qui, sans être animés par une intention malicieuse, dépassent les limites de la discrétion raisonnablement exercée. La mise en œuvre de chaque décision du syndicat dans le traitement des griefs et de l’application de la convention collective implique ainsi une analyse flexible, qui tiendra compte de plusieurs facteurs.
[53] L’importance du grief pour le salarié est l’un de ces facteurs. Indéniablement, l’abandon ou l’échec d’un grief de congédiement aura des effets plus sérieux pour le salarié qu’un débat sur une date de congé ou sur les modalités d’indemnisation d’une période de temps supplémentaire. On impose une intensité plus grande à l’obligation du syndicat dans pareil cas. Ainsi, dans l’affaire Haley et l’Association canadienne des employés du transport aérien (1981), 41 di 311, p. 316, le Conseil canadien des relations de travail avait souligné que les griefs de congédiement provoqueraient un examen plus serré du devoir de juste représentation, sans toutefois que les salariés possèdent un droit absolu à ce que la procédure de grief soit entamée ou portée à son terme dans ce type de dossier. (Voir sur la question Guilde de la marine marchande, précitée, p. 527, Centre hospitalier Régina ltée c. Tribunal du travail [1990] 1 R.C.S. 1330, p. 1352, le juge L’Heureux-Dubé).
[54] Dans ce contexte, les chances de succès du grief seront aussi pesées. L’abandon rapide après un traitement sommaire d’un grief de congédiement apparemment sérieux, sinon bien fondé, peut permettre de conclure à première vue, à une violation du devoir de représentation. Encore là, une marge de discrétion subsiste. L’abandon de certains griefs, en principe bien fondé, s’impose parfois en raison des intérêts de l’unité de négociation dans son ensemble, comme cette Cour l’a reconnue sous la plume de Madame le juge L’Heureux-Dubé dans Centre hospitalier Régina, précité, p. 1349-1350.
[Nos soulignements]
[18] Il est, par ailleurs, bien établi dans la jurisprudence que le droit du salarié à l’arbitrage n’est pas absolu, mais relatif. À ce propos, la Cour suprême s’exprime comme suit dans l’affaire Guilde de la marine marchande du Canada c. Gagnon[3] :
De la jurisprudence et de la doctrine consultée se dégagent les principes suivants, en ce qui touche le devoir de représentation d’un syndicat relativement à un grief :
1. Le pouvoir exclusif reconnu à un syndicat d’agir à titre de porte-parole des employés faisant partie d’une unité de négociation comporte en contrepartie l’obligation de la part du syndicat d’une juste représentation de tous les salariés compris dans l’unité.
2. Lorsque, comme en l’espèce et comme c’est généralement le cas, le droit de porter un grief à l’arbitrage est réservé au syndicat, le salarié n’a pas un droit absolu à l’arbitrage et le syndicat jouit d’une discrétion appréciable.
3. Cette discrétion doit être exercée de bonne foi, de façon objective et honnête, après une étude sérieuse du grief et du dossier, tout en tenant compte de l’importance du grief et des conséquences pour le salarié, d’une part, et des intérêts légitimes du syndicat d’autre part.
4. La décision du syndicat ne doit pas être arbitraire, capricieuse, discriminatoire, ni abusive.
5. La représentation par le syndicat doit être juste, réelle et non pas seulement apparente, faite avec intégrité et compétence, sans négligence grave ou majeure, et sans hostilité envers le salarié.
[Nos soulignements]
[19] C’est le plaignant qui a le fardeau de démontrer que le syndicat a contrevenu à ses obligations.
[20] Le rôle du Tribunal dans le cadre d’un recours exercé en vertu de l’article 47.2 du Code est bien différent de celui conféré à l’arbitre de grief qui a une compétence exclusive pour décider du sort d’une réclamation. En l’instance, le Tribunal doit s’assurer que la décision d’abandonner les griefs est le résultat d’un examen sérieux compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire[4].
[21] Cet exercice n’exclut toutefois pas un examen attentif du fond du litige. La jurisprudence reconnaît en effet que l’évaluation des chances de succès d’un grief est l’un des facteurs à considérer pour déterminer s’il y a manquement au devoir de représentation.
[22] Rappelons les enseignements de la Cour d’appel à ce propos :
Le rôle du Tribunal du travail n’est certes pas de se substituer à l’arbitre à qui il pourra ordonner le renvoi de la réclamation du salarié. Il ne lui appartient pas non plus d’entrer dans l’examen du fond de celle-ci comme s’il devait lui-même trancher. Il peut toutefois être tenu d’évaluer l’issue probable du grief à l’arbitrage comme devait le faire l’association accréditée elle-même, et ce, afin d’apprécier la conduite de cette dernière à l’endroit du salarié[5].
[Notre soulignement, note omise]
[23] Dans l’arrêt Benedetti[6], la Cour d’appel s’exprime ainsi :
[29] […] Il était naturel que le commissaire examine les chances de succès du grief, puisqu’il aurait été inutile de renvoyer à l’arbitrage, en vertu de l’article 47.5 C. t. un grief voué à l’échec, sans compter que les chances de succès ou d’insuccès du grief sont à considérer dans l’appréciation du comportement de l’intimé aux fins de l’article 47.2. […]
[30] […]. Il lui a paru nécessaire — et on ne peut guère lui donner tort — de considérer le grief attentivement dans la mesure où son étude révélait les failles potentielles du processus de congédiement, que l’intimé a choisi d’ignorer. Rappelons du reste que « l’importance d’un recours et de ses conséquences pour le salarié constitue un facteur pertinent d’appréciation de l’exécution par le syndicat de son devoir légal de représentation [14] ».
[Notre soulignement, note omise]
[24] Dans la présente affaire, le syndicat a pris une décision lourde de conséquences en abandonnant les griefs, non seulement parce qu’il y a rupture définitive du lien d’emploi, mais aussi parce que la nature des reproches porte sérieusement atteinte à la réputation professionnelle des plaignants. Au surplus, ils avaient tous, avant d’être congédiés, cumulé plusieurs années de service sans reproche. Certains étaient proches de la retraite ayant cumulé plus de 30 ans d’ancienneté. Pour les plaignants, l’enjeu est de la plus haute importance.
[25] Il convient de souligner à cet égard que l’intensité de l’obligation de représentation du syndicat est proportionnelle à l’importance des griefs. C’est un principe qui a été réitéré de façon constante dans la jurisprudence.
[26] Voyons ce que révèle la preuve.
[27] En mai 2018, les seize serveurs œuvrant au Dufferin sont convoqués pour une rencontre disciplinaire. L’avis fait mention qu’une enquête approfondie a révélé des irrégularités sur certaines factures. L’employeur souhaite faire la lumière sur la situation.
[28] Des rencontres individuelles se tiennent les 14 et 16 mai 2018, soit plus de deux semaines après la réception de la plainte du client. L’employeur est représenté par madame Gauthier, directrice Talents et cultures, madame Godin, monsieur Côté, directeur de la restauration et monsieur Bouffard, directeur général de l’hôtel. Les représentants syndicaux sont messieurs Caron et Ménard.
[29] Le processus se déroule rondement. Chacune des rencontres dure 30 minutes. Les serveurs sont interrogés concernant plusieurs factures du mois d’avril 2018.
[30] Mis à part monsieur Lafortune, tous les serveurs sont rencontrés une deuxième fois à la fin du mois. Ces rencontres se déroulent devant les mêmes personnes. D’autres factures, plus anciennes cette fois-ci, sont exhibées dans le but d’obtenir des explications. L’employeur ne tarde pas à prendre une décision.
[31] Madame Gauthier explique dans son témoignage que l’employeur devait agir promptement puisque cette affaire, qui survient quelques semaines avant la tenue du G7, représentait une menace à la réputation de l’hôtel. Nous devions, dit-elle, « protéger la réputation du Château ».
[32] Les 31 mai et 1er juin 2018, les seize serveurs sont congédiés. L’employeur invoque un bris irrémédiable du lien de confiance. Les manquements invoqués peuvent être regroupés en trois catégories :
· Avoir ajouté un pourboire sur la facture avant de la remettre lorsqu’il s’agit de clients de certaines nationalités (profilage);
· Avoir ajouté 15 % de pourboire et porté la facture au compte de la chambre, lorsque le client avait quitté le restaurant sans avoir reçu ou signé sa facture;
· Avoir modifié ou falsifié la facture signée de façon à ajouter un pourboire.
[33] Ce ne sont pas tous les salariés à qui l’on reproche ces trois manquements. Pour certains, il n’y en a qu’un seul. Mais pour l’employeur, explique madame Gauthier, il était justifié, dans tous les cas, de déroger au principe de la gradation des sanctions compte tenu de la gravité objective des manquements.
[34] Les congédiements sont tous contestés par griefs les jours suivants.
[35] Le syndicat est avisé du déclenchement de l’enquête au début du mois de mai. Il sait peu de choses au départ. Il est informé de la nature des reproches, mais on ne lui communique pas la preuve recueillie. Monsieur Caron est ébranlé par la nouvelle, d’autant plus que l’enquête vise un membre de l’exécutif syndical, le vice-président, monsieur Dargencourt, et un représentant syndical, monsieur Maltais. Monsieur Gignac, quant à lui, est informé de la situation peu avant les rencontres disciplinaires tenues à la mi-mai.
[36] Messieurs Caron et Ménard participent à toutes les rencontres individuelles. Les salariés sont rencontrés quelques minutes avant pour leur donner les conseils d’usage. Durant les rencontres, ils prennent des notes sans intervenir.
[37] Les 19 et 21 juin, messieurs Caron, Ménard et Gignac analysent les éléments recueillis auprès des salariés et de l’employeur. Ils ont en main les lettres de congédiement, un tableau des reproches constitué par l’employeur et l’ensemble des factures. Ils identifient, pour chacun des seize dossiers, la nature des reproches et le profil individuel. Les factures ainsi que les avis de congédiement sont analysés à la lumière des versions données. Ils conviennent enfin de rencontrer chacun des salariés.
[38] Ces rencontres d’une durée de 30 minutes à 1 h 30 environ se tiennent entre les 12 et 20 juillet. Les salariés n’ont pas l’opportunité de consulter les factures au préalable. Le syndicat estime qu’ils auront amplement le temps de le faire au moment de la rencontre.
[39] Lors de ces rencontres, les représentants syndicaux obtiennent une information, par la suite validée, qui suscite des questionnements. L’employeur a déjà mis fin à une pratique d’ajout systématique de pourboires au 1608 sans toutefois sanctionner les salariés. Pour le syndicat, il s’agit d’un moyen de défense qui mérite d’être examiné puisqu’à première vue, il y a une iniquité de traitement.
[40] L’enquête permet aussi d’identifier cinq dossiers comportant des particularités. Ils concernent des salariés ayant peu d’expérience au Dufferin et formés par les collègues en place. Le syndicat considère que leur responsabilité est limitée puisqu’ils n’ont fait qu’appliquer les pratiques mises en place par leurs collègues. Ils ont, au surplus, moins de reproches. Le syndicat estime que ces dossiers ont des chances de succès en arbitrage.
[41] Les jours suivants, le syndicat entame des discussions avec l’employeur au sujet de ces dossiers. L’employeur, au départ ouvert, devient rapidement inflexible quant aux modalités d’un possible règlement. Sa position finale est similaire et non négociable pour chacun des cas. Il impose une réintégration sans compensation, ce qui équivaut finalement à une suspension sans salaire de trois mois.
[42] Le 27 juillet, les représentants syndicaux consultent une avocate spécialisée en droit du travail. Ils cherchent à obtenir une opinion juridique au sujet de la pratique qui a prévalu au 1608. Ils se demandent, à juste titre, si le comportement de l’employeur en lien avec cette pratique peut constituer un facteur atténuant.
[43] Le syndicat ne formule pas sa demande par écrit et aucun document n’est transmis au préalable. L’avocate donne un avis verbal au terme d’une rencontre de quelques heures. Elle exprime l’avis que le précédent au 1608 soit un facteur atténuant, mais ne constitue pas un élément suffisant pour réduire les sanctions. Monsieur Gignac soutient, dans son témoignage, qu’il n’était pas nécessaire d’obtenir une opinion écrite puisqu’il fait entièrement confiance à ce cabinet d’avocats avec qui il fait affaire depuis plusieurs années.
[44] Le 13 août, le syndicat consulte une autre avocate du même cabinet. Il souhaite maintenant obtenir une opinion globale. À cette étape, explique monsieur Caron, le syndicat est positionné. Selon son analyse, les versions recueillies accréditaient la thèse patronale selon laquelle les plaignants avaient sciemment agi à l’encontre de la politique de l’établissement. Les cinq autres dossiers qui concernent des salariés moins expérimentés doivent être distingués.
[45] L’avocate consultée est de retour de vacances. Aucune demande écrite ne lui est adressée. Les représentants syndicaux se présentent au rendez-vous avec l’ensemble de la preuve recueillie. L’essentiel des faits est exposé. Monsieur Gignac fait état de la jurisprudence consultée. L’avocate prend connaissance de certains éléments de preuve et de la recherche jurisprudentielle. La rencontre débute à 8 h 30 h pour se terminer vers 13 h. Elle exprime l’opinion que les chances de succès des griefs sont très minces considérant la gravité objective des fautes. Elle convient en outre avec le syndicat que l’offre de réintégration pour les cinq dossiers particuliers est raisonnable. Encore ici, cette opinion reste verbale.
[46] Le jour même, en après-midi, le syndicat décide de retirer les griefs des onze plaignants et de recommander aux cinq autres la signature d’une entente de réintégration selon les termes formulés par l’employeur. Les lettres qui seront adressées aux plaignants sont rédigées en soirée pour être transmises le lendemain.
[47] Le ou vers le 14 août, les plaignants reçoivent par la poste une lettre signée par le conseiller syndical Gignac exposant les motifs à l’appui de la décision syndicale. La structure des lettres est similaire, le contenu personnalisé, mais elles se terminent toutes avec la même conclusion. Voici le libellé :
Dans le cadre de son enquête, le syndicat a donc étudié attentivement le dossier soumis. Nous avons consulté et analysé l’ensemble des documents pertinents.
Nous avons tenu compte également de nos rencontres de travail, de vos commentaires, de votre version des faits donnée à l’employeur lors des rencontres avec celui-ci et de votre version des faits que vous nous avez transmise afin d’évaluer le bien-fondé du grief contestant votre congédiement. Nous avons étudié la jurisprudence concernant notamment les mesures disciplinaires imposées pour la contravention à des politiques sur les pourboires. Enfin, nous avons consulté nos procureurs.
À la lumière ce qui précède nous sommes d’avis que les chances de succès du grief portant le […] sont très minces. Par conséquent, nous ne donnerons donc pas suite au grief et allons procéder à un désistement.
[Notre soulignement]
[48] Le 15 août, l’offre patronale de réintégration est présentée aux cinq salariés visés. Elle est acceptée, le jour même, par quatre d’entre eux. Un seul demande un délai pour faire certaines vérifications. Il signera l’entente quelques jours plus tard.
[49] Le syndicat plaide avoir judicieusement exercé sa discrétion en refusant de porter à l’arbitrage les griefs. Il n’y avait, soutient-on, aucun argument permettant de soutenir une contestation des congédiements.
[50] La position syndicale repose sur le postulat que les fautes en lien avec les pourboires commises par des serveurs constituent, selon un corpus jurisprudentiel bien établi, des fautes graves passibles d’une rupture immédiate du lien d’emploi.
[51] Le syndicat souligne que, dans le présent cas, les règles du jeu étaient non équivoques et connues de tous. Le pourboire est à la totale discrétion du client et ne peut en aucun cas être sollicité ou ajouté à la facture. C’est la règle qui est clairement énoncée au Guide des normes de conduites professionnelles au travail ainsi que dans le Guide des collègues en vigueur chez l’employeur et admise par les plaignants.
[52] Un serveur ne peut ainsi présenter une facture à un client avec un pourboire ajouté ou une suggestion de pourboire. Il ne peut l’ajouter sans l’autorisation du client ou d’un représentant de l’employeur. Il ne peut, en outre, modifier une facture signée par un client pour ajouter un pourboire ou modifier celui accordé.
[53] Le syndicat retient de la version des plaignants qu’ils savaient pertinemment agir à l’encontre des règles applicables et qu’ils ont choisi de les ignorer en toute connaissance de cause.
[54] Une des pratiques reprochées consiste à ajouter un pourboire de 15 % sur la facture du client qui a quitté sans signer et de porter la facture à la chambre. Le syndicat conclut que les plaignants n’ont jamais obtenu d’autorisation pour agir ainsi et que cette pratique a été mise en place par les serveurs pour faciliter leur travail et surtout la perception de pourboires.
[55] Il retient également que plusieurs plaignants ont admis faire du profilage, une pratique qui consiste à ajouter systématiquement un pourboire à des clients de certaines nationalités.
[56] Les plaignants, au surplus, n’ont offert aucune explication lorsque confrontés à des factures où il y avait eu des modifications après signature. En l’absence d’explications, le syndicat estime qu’il n’était pas en mesure « d’offrir une défense » en arbitrage.
[57] Le syndicat synthétise sa position de la façon suivante :
· Les fautes commises en toute connaissance de cause par les plaignants sont graves et portent atteinte aux fondements mêmes de la relation privilégiée qu’entretient un serveur avec un client;
· Ces fautes portent atteinte aux obligations de loyauté et d’intégrité qui incombent à la fonction de serveur;
· En cette matière, l’ancienneté constitue un facteur aggravant;
· Les chances de succès sont très minces selon une avocate consultée.
[58] Les plaignants présentent plusieurs arguments afin d’étayer la thèse selon laquelle le syndicat a traité les griefs d’une façon superficielle ou inattentive. Certains sont sérieux et justifient un examen approfondi.
[59] D’entrée de jeu, rappelons certains principes.
[60] Il est vrai, comme le souligne le syndicat, que les fautes reprochées sont, de par leur nature, des fautes graves qui peuvent être sanctionnées par un congédiement. Dans l’arrêt McKinley[7], la Cour suprême proscrit cependant toute forme d’automatisme en la matière. La Cour reconnaît que le vol et la fraude sont des manquements graves, mais établit le principe que la justesse de la mesure doit être soupesée à la lumière de toutes les circonstances de l’affaire. Il faut, nous dit la Cour :
53 […] établir un équilibre utile entre la gravité de l’inconduite d’un employé et la sanction infligée. On saisit mieux l’importance de cet équilibre si on tient compte du sens de l’identité et de la valorisation que les gens tirent fréquemment de leur emploi, un concept qui a été étudié dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb), [1987] 1 R.C.S. 313, où le juge en chef Dickson a déclaré, à la p. 368 :
Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel.
[Notre soulignement]
[61] Depuis l’arrêt McKinley, le vol ou la fraude ne doit plus être automatiquement sanctionné par un congédiement.
[62] Pour le Tribunal, la position développée par l’arbitre Francine Lamy dans l’affaire Silverbirch[8] illustre l’approche applicable à l’affaire qui nous occupe :
[141] En toutes circonstances, l’employeur a le fardeau d’établir le caractère approprié de son choix de la sanction ultime qu’est la terminaison de l’emploi.
[142] Il y a de ces fautes qui sont objectivement si graves qu’elles méritent la sanction la plus sévère ou qu’il peut s’inférer, sans autre preuve, la présomption de fait qu’il en a résulté la rupture irrémédiable du lien de confiance essentiel au maintien du lien emploi et un préjudice irréparable. Un exemple est l’agression de bénéficiaires dans un établissent de santé.
[143] J’ai rejeté la prétention que l’application illégitime des frais de service par un serveur soit une faute d’une telle nature et je retiens que les autres circonstances établies en l’espèce ne l’aggravaient pas d’une manière comparable à ce qui a été démontré dans la jurisprudence soumise par l’employeur.
[144] En pareilles circonstances, le comportement des parties au contrat de travail, le plaignant et l’employeur, est pertinent à l’appréciation de l’impact de l’inconduite du salarié sur le lien de confiance essentiel au maintien du contrat de travail, eu égard à l’ensemble des circonstances et de sa réhabilitation.
[Nos soulignements]
[63] Pour déterminer quelles étaient les chances d’obtenir gain de cause devant un arbitre, le syndicat devait en premier lieu examiner la véracité des faits reprochés et ensuite évaluer si la mesure était appropriée et proportionnelle aux manquements. La décision syndicale doit reposer sur une enquête sérieuse, c’est-à-dire sur une vérification factuelle entreprise avec rigueur et objectivité. Le syndicat doit, à ce titre, se montrer ouvert et réceptif à toute explication fournie par le salarié.
[64] Mais est-ce le cas?
[65] Il ressort des témoignages des plaignants et serveurs réintégrés qu’il existait au Dufferin certaines pratiques d’ajouts de pourboire installées depuis plusieurs années. Ces informations sont portées à la connaissance du syndicat au cours de l’enquête.
[66] Une de ces pratiques concerne la situation récurrente des clients qui ont quittés sans signer. Il arrive régulièrement que les clients partent avant que le serveur n’ait le temps de remettre la facture. D’autres fois, le serveur obtient un consentement verbal du client pour « fermer à la chambre ». Dans une telle situation, lorsqu’il séjourne à l’hôtel, la facture est portée au compte de la chambre du client avec un pourboire ajouté de 15 %. Il est en preuve qu’il n’y’a aucune procédure écrite à ce sujet.
[67] Voyons plus en détail ce que révèlent les témoignages les plus pertinents à ce propos.
[68] Monsieur Lafortune dit avoir été formé ainsi par d’anciens serveurs. À ses débuts au Dufferin, en 2014, les serveurs doivent obtenir une autorisation verbale ou écrite d’un gérant avant d’ajouter un pourboire. Elle est, souligne-t-il, systématiquement accordée. La façon de faire change avec l’arrivée de nouveaux gérants. On lui suggère d’inscrire une note sur la facture. L’examen des factures en preuve révèle que c’est la méthode qu’il applique. Il inscrit, « PSS [9] », « quitte avec facture », « quitte sans signer », « facturer à la chambre », « demande de facturer à la chambre », « demande de fermer à la chambre ». Il explique faire cela pour informer les auditeurs de nuits. Il veut ainsi éviter toute ambiguïté puisque le client n’a pas signé sa facture. Le client peut dès lors accepter ou refuser le pourboire au moment du départ. En 2018, peu de temps avant les congédiements, il aborde le sujet avec madame Bourque St-Hilaire, une des gérantes en fonction. Elle lui dit : « continuez à faire ce que vous faites pour l’instant ».
[69] Monsieur Dargencourt parle lui aussi d’une pratique qui s’installe graduellement entre 2014 et 2018. À partir de 2015, il y a beaucoup de changements au sein du personnel d’encadrement. Plus d’une vingtaine de personnes, souvent inexpérimentées, occupent cette fonction. Les instructions sont variables, parfois même contradictoires. Sur tous les sujets, ils ont peu de réponses à offrir. Interpellés, certains disent « faites comme d’habitude ». Une nouvelle gérante lui répond « qu’elle ne touchait pas à cela », 2015 -2016 est, dit-il, « une période où on s’arrangeait seul sans autorisation ».
[70] Monsieur Noël admet, sans détour, souvent fermer la facture avec 15 % de pourboire ajouté sans avoir obtenu au préalable une autorisation d’un gérant. Tous travaillaient de cette façon, dit-il, mais cette pratique était connue et autorisée par les gérants. Il ajoute : « c’était la culture de l’entreprise ».
[71] Monsieur Goudernatsch admet agir ouvertement de cette façon depuis environ deux ans. Il rapporte une discussion à ce sujet avec madame Bourque St-Hilaire qui a lieu le 9 avril 2018 à la cafétéria. Elle lui donne comme seule consigne d’inscrire une note sur la facture.
[72] Monsieur Carbonneau note systématiquement « PSS » sur la facture dans cette situation. Il le fait avec l’accord des gérantes Bourque St-Hilaire et Morel. Le 31 mai 2018, il adresse une lettre à madame Gauthier. Il y exprime sa fierté de travailler pour « le Fairmont » et lui demande de considérer que cette pratique était autorisée par l’équipe d’encadrement :
« Cette éprouvante période m’a permis de revenir sur les procédures qui étaient pratiques commune et autorisée par l’équipe d’encadrement présente sur le plancher, les factures attestaient mon mode de fonctionnement et je n’ai pas essayé de camoufler ces faits. L’équipe de serveur seul ne peut assumer l’entière responsabilité de cette pratique. Votre responsabilité est de nous donner des directives claires pour le bon fonctionnement des opérations ».
[Notre soulignement]
[73] Messieurs Leclerc, Grozdanic et Beauchemin, trois serveurs réintégrés, sont appelés à témoigner et font le même constat. Il n’y avait pas de procédure claire pour « les clients parties sans signer. Cela dépendait du gérant sur le plancher ». Dans ce contexte, ils demandent aux collègues expérimentés la procédure à suivre. Depuis leur réintégration, tout a changé. Les lignes directrices sont claires et appliquées rigoureusement. Chaque serveur est responsable de sa carte d’employé. Il n’y plus de facturation en équipe et l’autorisation du gérant est impérative.
[74] Entre 2015 et 2018, aucun serveur n’est réprimandé pour avoir agi ainsi.
[75] Madame Gauthier affirme qu’en réalité il n’y avait pas d’ambiguïté concernant la procédure à suivre. Un serveur doit toujours tenter de joindre le client et ensuite obtenir une autorisation du gérant. S’il inscrit une note sur la facture, cela ne signifie pas qu’il est autorisé à ajouter un pourboire. Cette règle, dit-elle, était connue de tous et rappelée par les gérants lors des réunions.
[76] Le Tribunal doit tirer ses conclusions à la lumière de la preuve administrée. Ni madame Bourque St-Hilaire ni les autres gérants n’ont témoigné à l’audience. Aussi, la preuve prépondérante dont dispose le Tribunal impose une conclusion.
S’il y avait une règle claire, elle a été appliquée avec laxisme.
À l’évidence, les plaignants n’ont jamais cherché à dissimuler cette pratique qui était connue et tolérée par le personnel d’encadrement depuis plusieurs années.
[77] Il est bien établi dans la doctrine et la jurisprudence que l’attitude de l’employeur qui agit avec un certain laxisme en matière de vol ou de fraude peut être retenue comme circonstance atténuante justifiant l’intervention du tribunal d’arbitrage[10].
[78] Or, il est admis par messieurs Caron et Gignac que le syndicat n’a pas cherché à obtenir la version de madame Bourque St-Hilaire afin de savoir si effectivement, elle était au courant et autorisait cette pratique. On n’interroge pas non plus les anciens gérants et les serveurs identifiés par les plaignants afin de reconstituer l’historique de la pratique. On ne juge pas utile de faire enquête auprès des auditeurs de nuit qui ont la responsabilité de vérifier la facturation des serveurs. Il est manifeste que le syndicat n’a jamais exploré les origines de cette pratique.
[79] Il convient dès lors de rappeler un principe bien établi et réitéré dans l’affaire Mathieu[11] :
[…] avant d’évaluer les chances de succès d’un grief, le syndicat doit s’assurer de posséder l’ensemble des faits non seulement sur les événements en cause, mais également sur les facteurs aggravants et atténuants applicables. […]
[80] Le syndicat a plutôt rapidement conclu que les plaignants avaient sciemment agi sans autorisation. La position patronale est avalisée sans validation factuelle ni analyse sérieuse. Pourtant, les éléments évoqués par les plaignants justifiaient un examen approfondi.
[81] Le Tribunal ne peut, par ailleurs, souscrire à la prétention du syndicat selon laquelle le rôle du Tribunal, très limité, ne consiste pas à déterminer si le dossier aurait pu être analysé autrement ou encore à revoir tous les arguments qui auraient pu être soulevés.
[82] Bien au contraire, un salarié congédié est en droit de s’attendre à ce que son syndicat mette les efforts nécessaires pour le représenter adéquatent. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un salarié ayant plusieurs années d’ancienneté. Le syndicat doit agir activement, faire preuve de vigilance, être à l’affût des indices et sonder tous les moyens susceptibles d’être plaidés en arbitrage.
[83] Le Tribunal fait siens les commentaires que l’on retrouve dans deux décisions du Tribunal du Travail :
« L’obligation de juste représentation exige du syndicat de prendre sérieusement et efficacement en main les intérêts du salarié, surtout en matière de congédiement. Sans demander aux officiers syndicaux de jouer aux fins psychologues, il est normal de s’attendre qu’ils fassent preuve d’un minimum de perspicacité et soient attentifs et diligents en prêtant assistance à un salarié […] pour faire valoir ses droits. Il est normal également de s’attendre qu’ils n’hésitent pas, dans de tels cas, à chercher activement à explorer toutes les pistes qui s’ouvrent, et ce, avant de tirer une conclusion[12]. »
« [46] Bien que le syndicat bénéficie d’une discrétion appréciable, dans l’exercice de son devoir de représentation, avant de décider de laisser tomber un grief, il a le devoir d’apprécier convenablement tous les faits susceptibles d’être apportés en preuve, lors de l’arbitrage, et toutes les circonstances pertinentes [13]. »
[Nos soulignements]
Les avis juridiques
[84] Le syndicat plaide que la décision d’abandonner les griefs prend également appui sur des avis juridiques. Un premier qui écarte une défense possible en lien avec la tolérance de l’employeur à l’égard d’un manquement de même nature au 1608. Et un deuxième, qui fait suite à un examen global du dossier, concluant que les chances de succès sont très minces.
[85] L’obtention d’une opinion juridique n’est pas en soi une condition essentielle au devoir de représentation. La Cour suprême enseigne seulement qu’un syndicat doit « obtenir les consultations indispensables[14] ». Souvent, l’expertise d’un conseiller syndical est amplement suffisante. Un avis juridique devient indispensable lorsque l’affaire est d’une complexité telle qu’elle requière un examen minutieux des faits et du droit applicable.
[86] Le recours à un cabinet juridique spécialisé en droit du travail s’explique aisément dans le présent cas. Il s’agit d’un congédiement de masse sans précédent. L’affaire est complexe et l’enjeu de la plus haute importance.
[87] Au cours de sa démarche, le syndicat ne cherche toutefois pas à obtenir une opinion écrite qui sera le résultat d’une étude attentive des faits et du droit applicable. Ce type d’analyse demande temps et réflexion. Les opinions sont plutôt obtenues dans la précipitation après une analyse qui doit être qualifiée de sommaire dans les circonstances. Cette façon de faire est à tout le moins imprudente lorsque l’on considère l’importance de l’enjeu.
[88] Le Tribunal dispose ainsi des conclusions rapportées par le syndicat; des conclusions émises, il faut le souligner, à la lumière de la trame factuelle exposée par les représentants syndicaux, mais ignore les fondements de l’argumentaire supportant ces avis juridiques.
[89] Le premier avis élimine un moyen qui a trouvé application dans une abondante jurisprudence[15]. Le syndicat écarte ainsi facilement un élément qui doit être pris en considération par un arbitre de grief et qui peut justifier une intervention.
[90] Le deuxième est obtenu dans des circonstances particulières. Le syndicat est à ce moment positionné. Il a tiré ses conclusions et s’apprête à accepter l’offre de l’employeur. Très clairement, il est à la recherche d’un « sceau juridique » pour aller de l’avant. L’avocate est consultée le jour de son retour de vacances. Cette même journée, les lettres aux plaignants sont rédigées pour être transmises le lendemain. Le syndicat semble vouloir en finir au plus vite.
[91] L’obtention d’un avis juridique est une démarche valable dans la mesure où elle repose sur une enquête complète. En l’instance, le Tribunal ne peut conclure que tous les faits pertinents ont été portés à la connaissance des avocates consultées. La preuve entourant le premier avis est succincte. On ne peut déduire que les faits dévoilés résultent d’une enquête rigoureuse. En outre, Il n’est pas établi que les avocates ont été appelées à prendre en considération la tolérance de l’employeur à l’égard de la pratique d’ajouts de pourboire évoquée plus haut. Un élément, faut-il le rappeler, pertinent pour l’évaluation de la proportionnalité de la mesure.
[92] Le Tribunal ne peut considérer ces avis comme une justification.
[93] Pour le Tribunal, le syndicat a fait preuve d’arbitraire et de négligence grave en procédant à une enquête incomplète et en omettant d’examiner sérieusement toutes les avenues possibles pour représenter adéquatement les plaignants.
[94] Le syndicat n’a pas respecté son obligation de juste représentation en abandonnant les griefs des plaignants.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE les plaintes;
AUTORISE les plaignants : Claude Lafortune, Mario Noël, Mathieu Boucher, Yolande Tremblay, Jean-Yves Carbonneau, Georgie Bourgault-Fortin, Eric Gudernatsch, Allan Roy, Robert Beaudoin, Anthony Maltais et Claude d’Argencourt, à soumettre leur réclamation à un arbitre de grief, aux frais du Syndicat démocratique des salariés du Château Frontenac (CSD) pour décision selon la convention collective comme s’il s’agissait d’un grief;
AUTORISE les plaignants : Claude Lafortune, Mario Noël, Mathieu Boucher, Yolande Tremblay, Jean-Yves Carbonneau, Georgie Bourgault-Fortin, Eric Gudernatsch, Allan Roy, Robert Beaudoin, Anthony Maltais et Claude d’Argencourt à se faire représenter à cette fin aux frais du Syndicat démocratique des salariés du Château Frontenac (CSD) par le ou les procureurs de leur choix;
ORDONNE au Syndicat démocratique des salariés du Château Frontenac (CSD) de payer aux plaignants : Claude Lafortune, Mario Noël, Mathieu Boucher, Yolande Tremblay, Jean-Yves Carbonneau, Georgie Bourgault-Fortin, Eric Gudernatsch, Allan Roy, Robert Beaudoin, Anthony Maltais et Claude d’Argencourt sur présentation d’un état de compte, et le cas échéant, des pièces a l’appui, les honoraires et frais raisonnables encourus pour exercer le présent recours;
RÉSERVE sa compétence pour déterminer le montant des honoraires et des frais engagés pour la présentation de cette réclamation.
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Daniel Blouin |
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Me David Gervais |
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PICARD SIRARD POITRAS AVOCATS, S.E.N.C. |
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Pour les parties demanderesses |
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Me Pascale Racicot |
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POUDRIER BRADET, AVOCATS S.E.N.C. |
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Pour la partie défenderesse |
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Me Normand Drolet |
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CAIN LAMARRE, S.E.N.C.R.L. |
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Pour la partie mise en cause |
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Date de la dernière audience : 14 février |
/js
[1] RLRQ, c. C-27.
[2] [2001] 2 RCS 207.
[3] [1984] 1 R.C.S. 509, p. 527.
[4] Syndicat national des employées et employés du Centre de soins prolongés Grace Dart (CSN) c. Holligin-Richards, 2006 QCCA 158.
[5] Boivin-Wells c. Syndicat professionnel des infirmières et infirmiers de Chicoutimi, 1992 CanLII 356 (QCCA).
[6] Benedetti c. Syndicat des chargées et chargé de cours de L’UQAM (CSN) 2013 QCCA 2088.
[7] McKinley c. BC Tel, 2001 CSC 38, [2001] 2 R.C.S. 161.
[8] Silverbirch No. 43 Operations Limited Patnership et Syndicat des travailleurs (eusses) du Bonaventure - (CSN), 2016 Can LII 48518 (QC SAT).
[9] Parti sans signer.
[10] Linda BERNIER et al. Mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs du travail, 2e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 12.880.
[11] Mathieu c. Syndicat des cols bleus de Gatineau (CSN), 2016 QCTAT 5142, par. 42.
[12] A. (P.). c. Syndicat des travailleurs de l’énergie et de la chimie, section locale 143, 1994 CanLII 16 163 (QC TT), D.T.E. 94T-593 (T.T.), p.7-8.
[13] Proulx c. Syndicat des employés de l’entretien de l’Université de Montréal, section locale 1186 SCFP, [2004] AZ-50267631 (T.T.).
[14] Précitée, note 2.
[15] Précité, note 10, p. 12.881.
AVIS :
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