Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
COUR D'APPEL

COUR D'APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE MONTRÉAL

 

 No:

500-09-002658-961

 

(500-05-015894-924)

 

DATE: 11 avril 2000

___________________________________________________________________

 

 EN PRÉSENCE De:

LES HONORABLES

MARC BEAUREGARD J.C.A.

FRANCE THIBAULT J.C.A.

ANDRÉ DENIS J.C.A. AD HOC

___________________________________________________________________

 

LE SYNDICAT DES EMPLOYÉES ET DES EMPLOYÉS PROFESSIONNELS-LES ET DE BUREAU, SECTION LOCALE 57 (SIEPB), CTC-FTQ,

APPELANT - défendeur

c.

VALÉRIE TREMBLAY,

INTIMÉE - demanderesse

et

LA VILLE DE MONTRÉAL,

MISE EN CAUSE - défenderesse

___________________________________________________________________

 

ARRÊT

___________________________________________________________________

 

 

[1]                LA COUR, statuant sur le pourvoi contre un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Claude Tellier, 13 mai 1996), qui a accueilli l'action de l'intimée et condamné l'appelant à lui payer des dommages-intérêts de 11 776 $ et des dommages-intérêts exemplaires de 5 000 $;

[2]                APRÈS étude, audition et délibéré;

[3]                POUR LES MOTIFS énoncés dans les opinions ci-jointes des juges Marc Beauregard et André Denis:

[4]                ACCUEILLE l'appel et REJETTE l'action, sans frais;

[5]                 POUR LES MOTIFS énoncés dans son opinion également ci-jointe, la juge France Thibault, dissidente, aurait accueilli l'appel, à la seule fin de retrancher la condamnation afférente aux dommages-intérêts exemplaires, sans frais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

________________________________

MARC BEAUREGARD J.C.A.

 

 

________________________________

FRANCE THIBAULT J.C.A.

 

 

________________________________

ANDRÉ DENIS J.C.A. AD HOC

 

Me PIERRE GINGRAS

Avocat de l'appelant

 

Me SUZANNE CÔTÉ

STIKEMAN, ELLIOTT

Avocate de l'intimée

 

Me PHILIPPE BERTHELET

JALBERT SÉGUIN

Avocat de la mise en cause

 

Date d'audience:  16 novembre 1999

 Domaine du droit:

TRAVAIL

Association de salariés et droit d'association

DROITS ET LIBERTÉS


 

OPINION DU JUGE BEAUREGARD

___________________________________________________________________

 

Cette opinion s'applique également au dossier portant le no

500-09-002707-966, déposé ce même jour.

[6]                Je ne partage pas l'avis du juge de première instance, ni celui du juge Thibault.

[7]                On ne peut qu'être d'accord avec le principe suivant lequel à «travail égal par deux employés, traitement égal aux deux employés». Mais, encore faut-il voir s'il n'y a pas d'autres considérations qui justifient qu'il y ait un traitement inégal.

[8]                On ne peut qu'être d'accord avec le principe suivant lequel un syndicat doit traiter tout salarié avec équité. Mais, encore faut-il que la personne qui prétend avoir été traitée de façon inéquitable établisse qu'elle était un salarié que le syndicat avait l'obligation légale de protéger.

[9]                            Imaginons le cas de deux employés non syndiqués. Les deux  essaient d'obtenir une augmentation de salaire depuis plusieurs mois. Devant le refus de l'employeur d'augmenter les salaires, l'un des employés quitte son emploi. Le deuxième, qui continue à travailler pour le même employeur, réussit à force de négociations à obtenir une augmentation de salaire rétroactive. Il est évident que le premier employé n'a aucun droit d'exiger que son ex-employeur lui paye la même augmentation d'une façon rétroactive. Au moment où il a quitté son emploi, l'employeur ne lui devait plus rien, et la relation contractuelle qui avait existé jusque-là a pris fin. L'augmentation de salaire rétroactive consentie par l'employeur à l'employé qui est resté à son emploi - et qui a pu être accordée pour toutes sortes de considérations - n'est pas source d'une obligation de l'employeur à l'endroit de l'employé qui a quitté, ni source d'un droit de la part de ce dernier. Évidemment celui-ci peut toujours tenter de convaincre l'employeur d'être généreux à son endroit, mais il n'a aucun argument juridique à faire valoir.

[10]           À mon humble avis, la situation n'est pas différente du fait que ces deux employés auraient été syndiqués. Aussi longtemps que les deux employés demeuraient à leur poste, le syndicat avait l'obligation de négocier une augmentation de salaire en faveur des deux. Mais, dès que l'un quittait son emploi, la relation contractuelle entre lui et l'employeur cessait et le mandat confié au syndicat par la loi en faveur de cet employé cessait également. Le fondement de mon avis est que la loi ne prévoit pas que les dispositions d'une convention collective qui est signée à une date donnée doivent avoir un effet rétroactif. Il est évident que, si la loi prévoyait cet effet rétroactif, le syndicat serait toujours le mandataire de l'employé qui a quitté.

-o-

 

[11]           L'intimée est entrée au service de la Ville le 21 novembre 1988.

[12]           En février 1990, le Syndicat a été accrédité pour représenter certains employés de la Ville, dont l'intimée.

[13]           Entre le mois de février 1990 et le 23 août 1991, date à laquelle l'intimée a quitté son emploi, l'intimée a le droit d'être représentée par le Syndicat, et celui-ci, de fait, négocie en sa faveur.

[14]           Lorsque l'intimée quitte son emploi, rien ne lui est dû, le lien contractuel qui la liait avec la Ville est rompu et elle cesse d'être membre du Syndicat. Elle n'a évidemment plus le droit de vote sur une proposition éventuelle de la Ville, et elle n'a aucun droit d'exiger que les avantages que conférera cette convention collective éventuelle trouvent application d'une façon rétroactive. D'ailleurs l'intimée ne sera nullement liée par des stipulations qui pourraient être faites en faveur de la Ville dans cette convention. Les employés qui demeurent n'ont aucune obligation à son égard.

[15]           Le 10 avril 1992 la Ville et le Syndicat signent une convention collective qui entre en vigueur le 1er mai 1990 pour valoir jusqu'au 30 avril 1993.

[16]           Cette convention prévoit que la Ville paye aux salariés représentés par le Syndicat et qui sont toujours à l'emploi de la Ville le 10 avril 1991 une augmentation de salaire, laquelle augmentation est rétroactive au 1er mai 1990.

-o-

 

[17]           La loi n'exige pas que les stipulations d'une convention collective concernant les augmentations de salaire consenties par un employeur soient applicables avant la date de la signature de la convention.

[18]           Mais rien n'empêche l'employeur de consentir à ce que l'augmentation soit rétroactive.

[19]           Dans le cas où un employeur consent à une augmentation rétroactive sans spécifier si cette augmentation est applicable aux salariés qui ont quitté leur emploi avant la signature de la convention, on a pu prétendre avec sérieux que l'augmentation est également accordée aux salariés qui n'étaient plus là lors de la signature de la convention.

[20]           Mais, à mon humble avis, aucune disposition légale n'empêche un employeur d'accorder une augmentation de salaire rétroactive aux seuls salariés qui sont à son emploi lors de la signature de la convention. Le principe voulant qu'à travail égal, correspond un traitement égal, n'a pas d'application puisque les salariés qui ont quitté ne sont pas dans la même position que les salariés qui sont restés et que l'employeur peut avoir mille et une raisons d'accorder une augmentation de salaire rétroactive aux salariés qui demeurent avec lui. Voir la parabole des ouvriers envoyés à la vigne[1].

[21]           Si les salariés qui ont quitté leur emploi avant la signature de la convention n'ont aucun droit d'exiger de l'employeur qui consent à une augmentation de salaire rétroactive que cette augmentation leur soit applicable, le syndicat qui les représentait avant leur départ n'a pas lui non plus aucun argument juridique pour forcer l'employeur à leur accorder cette augmentation de salaire rétroactive.

[22]           Évidemment, avec l'accord des salariés qui ont conservé leur emploi, le syndicat peut toujours tenter de convaincre l'employeur d'accorder l'augmentation de salaire rétroactive même aux salariés qui ont quitté leur emploi avant la signature de la convention. Sans l'accord des salariés qui ont conservé leur emploi, le syndicat sera peut-être en conflit d'intérêts en tentant d'obtenir l'augmentation de salaire rétroactive en faveur des employés qui ont quitté leur emploi avant la signature de la convention. Les salariés qui continuent à travailler pour l'employeur peuvent avoir obtenu l'augmentation rétroactive en considération d'obligations ultérieures de leur part. D'autre part, en insistant pour que l'employeur paye l'augmentation de salaire rétroactive aux salariés qui ont quitté leur emploi, le syndicat peut nuire aux salariés qui continuent de travailler.

[23]           En l'espèce, le Syndicat, je présume avec l'accord des salariés qui avaient conservé leur emploi, a proposé à l'employeur qu'il accorde une augmentation de salaire rétroactive en faveur de tous les salariés, y compris ceux qui avaient quitté leur emploi avant la signature de la convention. La proposition du Syndicat fut rapidement refusée par la Ville. C'est à tort, à mon humble avis, que le juge de première instance a déclaré irrecevable la preuve que la Ville voulait faire et qui aurait tendu à démontrer que la politique de la Ville était de ne jamais accorder d'augmentation rétroactive à des salariés qui avaient quitté avant la signature d'une convention.

[24]           Le Syndicat a rempli son obligation morale à l'endroit des salariés qui avaient quitté la Ville avant la signature de la convention, et on ne saurait lui reprocher une violation d'une obligation légale pour avoir finalement recommandé aux salariés qui avaient conservé leur emploi de signer la convention collective qui n'accordait l'augmentation de salaire rétroactive qu'aux seuls salariés qui étaient à l'emploi de la Ville à la signature de la convention.

[25]           En tout état de cause, si le Syndicat avait une obligation légale envers les salariés qui avaient quitté leur emploi avant la signature de la convention, on ne saurait retenir sa responsabilité en l'absence d'une preuve (preuve dont la charge incombait à l'intimée) que, si le Syndicat avait fait des efforts supplémentaires pour obtenir la rétroactivité en faveur des salariés qui avaient quitté leur emploi, la Ville aurait finalement accédé à la demande du Syndicat. Suivant les éléments de preuve au dossier, la probabilité du fait n'est pas là; c'est plutôt la probabilité du fait contraire qui existe.

[26]           Pour arriver à cette conclusion, je me suis inspiré des affaires suivantes: Trait et autres c. Le Petit Journal (1968) Ltée, [1971] R.D.T. 188, Larry O'Rully et autres c. Communauté urbaine de Montréal, [1980] C.S. 708 , Syndicat national des employés de société de conservation de la Côte NordetSociété de conservation de la Côte Nord,82T-368, Ville de l'Île Perrot c. Union des employés de service, local 800, 89T-1102, Ville de Boucherville c. Syndicat canadien de la fonction publique,90T-1154. En autant que l'arrêt Association canadienne du contrôle du trafic aérien c. La Reine, [1985] 2 C.F. 84 ne peut faire l'objet de distinction, je ne le suivrais pas: on ne peut donner une solution à un litige du genre de celui en l'espèce du simple fait que le salarié qui a quitté son emploi avant la signature d'une convention collective paraît subir une injustice.

[27]           Bref, si l'on peut plaider avec sérieux que les stipulations rétroactives d'une convention collective sont applicables aux salariés qui ont quitté leur emploi avant la signature de la convention, sauf stipulation au contraire, on ne me persuade pas de l'illégalité d'une telle stipulation au contraire. Ayant fait cette stipulation, la Ville n'a violé aucune de ses obligations, et elle ne pouvait être condamnée à des dommages, encore moins à des dommages exemplaires.

[28]           Au paragraphe 41 de ses motifs, le juge Thibault parle d'une masse salariale qui aurait été partagée entre les salariés qui demeuraient à l'emploi de la Ville, ces derniers jouissant de la partie de la masse salariale qui appartenait aux salariés qui avaient quitté la Ville. À mon humble avis, ce concept de masse salariale n'a jamais existé. Lorsque les parties ont signé la convention collective, la Ville a consenti à payer une augmentation de salaire rétroactive aux salariés qui demeuraient à son emploi. Il n'y avait pas une part de l'ensemble des sommes qui furent ainsi payées aux salariés qui restaient à l'emploi de la Ville qui appartenait aux salariés qui l'avaient quittée. C'est faire une pétition de principe que de dire qu'il existait une masse salariale qui devait être partagée entre tous les salariés puisque la question est justement de savoir si la Ville pouvait stipuler que l'augmentation de salaire rétroactive serait accordée seulement aux salariés qui demeuraient à son emploi. La situation aurait été différente si la Ville avait dit au Syndicat qu'elle avait une enveloppe de x milliers de dollars pour accorder une augmentation de salaire rétroactive et qu'il appartenait aux salariés de décider de la façon dont l'enveloppe serait partagée.

[29]           D'autre part, si, contrairement à ce que je pense, le Syndicat avait l'obligation d'insister pour que la Ville accorde l'augmentation de salaire rétroactive aux salariés qui avaient quitté son emploi, l'intimée ne s'est pas acquittée de la charge de la preuve et n'a pas prouvé d'une façon prépondérante que, si le Syndicat avait fait des efforts supplémentaires raisonnables, il aurait finalement convaincu la Ville d'accorder l'augmentation de salaire rétroactive également aux salariés qui avaient cessé de travailler pour elle avant la signature de la convention. Il résulte que le Syndicat ne pouvait pas lui non plus être condamné à des dommages, encore moins à des dommages exemplaires, parce qu'il n'y a pas eu violation de la Charte des droits et libertés de la personne, encore moins une atteinte intentionnelle à un droit protégé par la Charte.

[30]           J'accueillerais les deux pourvois et débouterais l'intimée de ses actions, le tout sans frais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

________________________________

MARC BEAUREGARD J.C.A.

 


 

Opinion du juge DENIS

___________________________________________________________________

 

[31]           Dans son opinion, ma collègue la juge Thibault rappelle les très hautes exigences que l'on est en droit d'attendre d'un syndicat qui jouit en vertu de la loi d'un monopole de représentation de ses membres.

[32]           Elle situe son propos au niveau éthique, déontologique et moral et conclut à une obligation légale du syndicat envers l'intimée.  Avec les plus grands égards, tout en partageant sa réflexion philosophique, je n'arrive pas à conclure aux mêmes conséquences juridiques.

[33]           À cet égard, je partage l'opinion de mon collègue le juge Beauregard sur les obligations du syndicat appelant et je conclurais comme lui.

[34]           Il eut été préférable que le syndicat fasse œuvre pédagogique en expliquant mieux les motifs de la clause de non-rétroactivité pour les ex-employés plutôt que de se contenter de l'affirmation de son procureur à l'audience d'une politique non négociable de la mise en cause.

[35]           Je n'y vois cependant aucune faute du syndicat appelant dont on doit présumer de la bonne foi, à défaut de preuve contraire, en acceptant ce qu'il a considéré comme la meilleure offre patronale.

[36]           J'accueillerais les deux pourvois comme le suggère le juge Beauregard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

________________________________

ANDRÉ DENIS J.C.A. AD HOC

 


 

OPINION DE LA JUGE THIBAULT

___________________________________________________________________

 

[37]           Le litige soulève la question de la responsabilité extra-contractuelle d'une association de salariés, accréditée en vertu du Code du travail[2], et d'un employeur qui ont conclu une convention collective selon laquelle les salariés qui avaient quitté l'entreprise avant sa signature sont exclus des avantages résultant de dispositions rétroactives.

LES FAITS :

 

[38]           L'intimée est avocate et elle a exercé ses fonctions auprès de l'appelante, la ville de Montréal (Ville), du 21 novembre 1988 au 23 août 1991.  Elle était représentée par l'appelant, le Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 57 (SIEPB), CTC-FTQ (Syndicat), accrédité depuis février 1990 suivant le Code du travail pour représenter «les avocats membres du Module des affaires pénales et criminelles du Service des affaires corporatives» à l'emploi de la Ville.  L'intimée a été membre du Syndicat à compter de son accréditation et elle a payé ses cotisations syndicales jusqu'à ce qu'elle quitte son emploi à la Ville, à la suite de sa démission, le 23 août 1991.

[39]           Le 10 avril 1992, la Ville et le Syndicat concluent une première convention collective qui entre en vigueur le même jour et expire le 30 avril 1993[3].  Les dispositions afférentes au salaire se retrouvent à l'article 24, lequel prévoit les échelles de salaire applicables pour les années 1990, 1991 et 1992.

[40]           Bien que l'intimée ait été à l'emploi de la Ville jusqu'au mois d'août 1991, elle a été exclue du bénéfice de la rétroactivité des échelles de salaire par l'effet de la clause 24.08 de la convention collective qui stipule:

Article 24.08.-  La rétroactivité découlant des alinéas précédents est versée à chaque avocat, à l'emploi de la Ville à la date de la signature de la convention collective, dans les soixante (60) jours de ladite signature. [Notre soulignement].

[41]           C'est dans ce contexte que l'intimée a intenté une action contre la Ville et le Syndicat, réclamant 10 355 $, à titre de dommages-intérêts, représentant le salaire dont elle a été privée par l'effet de la clause 24.08 de la convention collective.  Elle reproche au Syndicat une faute dans son devoir de représentation ainsi que sa participation à une violation de ses droits fondamentaux et, à la Ville, son rôle dans la conclusion d'une convention collective discriminatoire.

[42]           Par ailleurs, dans une conclusion additionnelle, l'intimée recherchait une condamnation du Syndicat à des dommages-intérêts exemplaires de 5 000 $ pour sa faute qu'elle qualifie d'illicite et d'intentionnelle.

LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE :

[43]           Après avoir conclu à la compétence de la Cour supérieure de trancher le litige, conclusion qui n'est pas remise en cause en appel, le juge de première instance a divisé son analyse en quatre questions.

[44]           La première traitait de l'interprétation de la clause 24.08 de la convention collective et, plus précisément, elle visait à examiner si cette disposition excluait l'intimée, comme celle-ci le plaidait, du droit à la rétroactivité de salaire.  Le juge a décidé que la stipulation en cause était claire et qu'elle avait pour effet de priver l'intimée de l'augmentation de salaire rétroactivement à 1990.  Cette interprétation n'est pas contestée en appel.

[45]           La seconde question concernait l'étendue du devoir de représentation du Syndicat et l'examen de la conduite de celui-ci pour déterminer si elle était fautive.  Selon le juge de première instance, le monopole de représentation accordé par le législateur à une association accréditée impose à cette dernière, en contrepartie, «un critère de compétence et d'intégrité très élevé dans l'exécution de son mandat de représentation».  Appelé ensuite à examiner la conduite du Syndicat en rapport avec son obligation de représentation, le juge de première instance notait, dans un premier temps, que la question de la rétroactivité n'avait pas été soulevée lors d'une assemblée générale des membres du Syndicat ni considérée par les dirigeants de celui-ci.  Il concluait, dans un second temps, que le Syndicat avait violé son obligation en se désintéressant complètement du sort de l'intimée.

[46]           La troisième question visait à déterminer si la clause 24.08 de la convention collective avait été conclue en contravention des dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne[4] (Charte).  L'intimée soulevait une violation des articles 13, 16 et 19 qui traitent de l'interdiction de stipuler une clause discriminatoire dans un acte juridique (art. 13), de celle d'exercer de la discrimination dans l'embauche, l'apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d'une personne (art. 16) et de l'obligation faite à un employeur d'accorder, sans discrimination, un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit (art. 19).

[47]           Le juge de première instance n'a pas retenu l'argument de l'intimée puisque, à son avis, même si celle-ci a établi une inégalité dans sa rémunération, elle n'était pas fondée sur l'un des motifs prévus à l'article 10 de la Charte, soit la race, la couleur, le sexe...  Par ailleurs, le juge de première instance a soulevé, proprio motu, une violation de l'article 46 de la Charte qui accorde à toute personne qui travaille le droit, conformément à la loi, d'obtenir «des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique».  Selon lui, la transgression par le Syndicat de l'obligation de représentation prévue à l'article 47.2 du Code du travail jointe au traitement inégal de l'intimée constituerait une seconde faute du Syndicat, soit une violation d'une disposition de la Charte, faute à laquelle la Ville a participé à titre de partie à la convention collective, entraînant leur responsabilité conjointe et solidaire.

[48]           La dernière question se rapportait à l'évaluation des dommages subis par l'intimée que le juge a fixés à 11 176 $ pour la perte de salaire et à 5 000 $ pour les dommages-intérêts exemplaires en vertu de l'article 49 de la Charte.  Le Syndicat a été condamné à payer à l'intimée l'ensemble des dommages alors que la condamnation de la Ville s'est limitée à celle afférente aux dommages-intérêts exemplaires.

 

LES MOYENS D'APPEL :

[49]           Le Syndicat et la Ville se pourvoient contre le jugement de première instance.  Essentiellement, leurs moyens s'articulent autour des trois arguments suivants:

-                      Le juge de première instance a erré lorsqu'il a conclu à une violation par le Syndicat de son obligation de représentation puisque celle-ci prenait fin à compter de la démission de l'intimée, d'une part et parce que la clause litigieuse respecte les prescriptions des articles 62 et 67 du Code du travail, d'autre part.

 

-                      C'est également à tort que le juge de première instance a conclu à une contravention à l'article 46 de la Charte dont la portée serait limitée, soutiennent-ils, à la protection de la santé, de la sécurité et de l'intégrité physique d'un salarié.

 

-                      À titre subsidiaire, le Syndicat et la Ville plaident que la condamnation à des dommages-intérêts exemplaires est mal fondée en l'absence de preuve de faute intentionnelle.  Par ailleurs, la Ville soutient que le juge de première instance a jugé ultra petita car l'intimée ne recherchait pas sa condamnation à des dommages-intérêts exemplaires.

 

 

ANALYSE  :

1)  L'obligation de représentation du Syndicat:

[50]           L'obligation de représentation de l'association accréditée découle de son monopole de représentation de tous les salariés visés par l'unité de négociation qu'ils soient membres ou non de l'association[5].   Cette obligation a été développée par la jurisprudence[6]avant d'être codifiée au Québec, en 1977, à l'article 47.2 du Code du travail:

Article 47.2. - Une association accréditée ne doit pas agir de mauvaise foi ou de manière arbitraire ou discriminatoire, ni faire preuve de négligence grave à l'endroit des salariés compris dans une unité de négociation qu'elle représente, peu importe qu'ils soient ses membres ou non.

[51]           Ainsi, la loi formule différentes interdictions telles celles de ne pas agir de mauvaise foi ou de manière arbitraire ou discriminatoire ni faire preuve de négligence grave à l'endroit des salariés compris dans l'unité de négociation.

[52]           La portée de cet article a été examinée principalement à l'occasion de manquements allégués lors de l'application de la convention collective.  En général, on conclut au comportement discriminatoire de l'association accréditée suivant qu'elle réserve un traitement différent à un salarié en fonction de son allégeance syndicale.  La mauvaise foi se caractérise par un élément intentionnel, une volonté de nuire alors que le comportement arbitraire se manifeste par des agissements qui ne reposent sur aucun critère objectif ou raisonnable.  La négligence grave peut résulter autant des actes posés par l'association accréditée que de son omission.  Son obligation à cet égard doit refléter des connaissances et des habilités normales[7].

[53]           L'auteur, Me Robert P. Gagnon, résume son analyse de la jurisprudence relative à l'article 47.2 du Code du travail comme suit:

La mauvaise foi implique un élément intentionnel par lequel l'association cherche à nuire à un salarié qu'elle doit représenter.  La discrimination repose quant à elle sur une distinction injustifiée dans le traitement de certains salariés par le syndicat, distinction fondée, par exemple, sur la considération qu'il s'agit de non-membres, voire même de dissidents ou d'adversaires.  Comme la mauvaise foi, elle procède généralement d'un sentiment d'animosité du syndicat envers le salarié.  L'arbitraire s'approche de la négligence grave et se confond souvent avec elle.  On le retrouve ainsi dans le cas où les agissements de l'association accréditée ne peuvent s'expliquer par aucun facteur objectif ou raisonnable: confiance aveugle aux informations fournies par l'employeur, absence de considération des prétentions de l'employé ou défaut d'en vérifier le fondement en faits ou même en droit.

Reste la notion de négligence grave, faute par omission ou maladresse, dont les caractères sont beaucoup plus délicats à identifier, ainsi que le révèle l'examen de la jurisprudence.  On peut d'abord dire que l'obligation légale du syndicat accrédité n'en est pas une de la meilleure compétence dans l'exercice de sa fonction de représentation.  Il serait aussi irréaliste qu'inopportun d'imposer aux représentants syndicaux que leurs décisions et leurs actes soient conformes aux plus hautes normes de compétence professionnelle en la matière.  Les erreurs commises de bonne foi et qui ne peuvent être qualifiées de fautes grossières ou caractérisées ne sont normalement pas assimilables à la négligence grave.  La représentation syndicale doit cependant refléter des connaissances et une habilité normales, d'un point de vue objectif et indépendamment des personnes en cause[8]. [Citations volontairement omises]

[54]           Le litige pose, pour la première fois, la question de la responsabilité d'une association accréditée qui conclut une convention collective privant les employés, qui ont quitté leur emploi lors de sa signature, du bénéfice des clauses rétroactives qui visent une période pendant laquelle ils étaient toujours à l'emploi et représentés par elle.

[55]           Ici, suivant que les employés de la Ville aient ou non été à son emploi lors de la signature de la convention collective le l0 avril 1992, ils ont touché des salaires différents pour le même travail et pour la même période de travail par l'effet de la clause de rétroactivité qui exclut expressément de ces bénéfices les employés qui ne sont plus à l'emploi à cette date.

[56]           En raison du libellé de l'article 67 du Code du travail qui dispose que la convention collective lie tous les salariés actuels et futurs visés par l'accréditation, certains jugements ont exclu les employés qui ont quitté l'entreprise des effets rétroactifs d'une convention collective, à moins d'une stipulation expresse du contraire[9].  La solution contraire a été adoptée par la Cour du Québec dans Trottier c. Joubert[10] qui a conclu à l'application aux salariés des dispositions rétroactives d'une convention collective, qui n'excluait pas spécifiquement de son application les employés qui ont quitté l'entreprise, en s'inspirant du jugement de la Cour fédérale, division d'appel dans Association canadienne du contrôle du trafic aérien c. La Reine[11].

[57]           Cette dernière affaire impliquait l'interprétation et l'application d'une convention collective conclue avec le Conseil du trésor et, plus particulièrement, un renvoi présenté par l'agent négociateur représentant onze membres de l'unité de négociation qui avaient quitté leur emploi avant la signature de la convention collective.  Ceux-ci réclamaient que leur soit versée une rémunération rétroactive pour le travail effectué au cours de la période visée par une clause de rétroactivité.  Ils soutenaient qu'ils étaient toujours des employés au sens de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique[12], puisque ce terme englobe toute personne qui s'estime lésée à titre d'employé.

[58]           La Cour a décidé que le terme «employé» devait être interprété comme toute personne qui s'estime lésée à titre d'employé même si celle-ci est un ancien employé.   Selon l'opinion du juge Heald à laquelle souscrit le juge Ryan, il serait absurde et injuste que deux employés travaillant au même endroit et effectuant des tâches identiques touchent un salaire différent:

Selon moi, un tel résultat est absurde, injuste et source d'iniquité.  Je suis donc de l'avis du juge en chef Jackett qu'en l'absence de dispositions très clairement exprimées, il est impossible qu'on ait voulu atteindre un résultat aussi incongru[13].

[59]           Et, un peu plus loin:

À partir de cette constatation et à la lumière de l'esprit général de la Loi, je conclus que l'agent négociateur était autorisé à négocier et à conclure une convention collective pour le compte, notamment, des employés s'estimant lésés en cause, puisque ceux-ci faisaient partie de l'unité de négociation pendant une partie de la durée de la convention collective.  Il s'ensuit donc, à mon avis, que les employés s'estimant lésés ont droit de bénéficier de cette convention, qu'ils fussent ou non encore membres au moment où elle a été signée[14].

[60]           Selon le juge Marceau, il est impensable qu'il puisse y avoir plus d'une échelle salariale pour un même poste pendant une même période.  Il évoque l'obligation de représentation du Syndicat et la responsabilité qui en découle comme suit:

Troisièmement, j'aurais pensé que lorsqu'un syndicat négociateur manque à son devoir à l'égard de certains membres de l'unité de négociation en raison de la manière dont il a négocié la convention collective, ce manquement permet aux membres lésés d'intenter des poursuites contre le syndicat, mais n'oblige pas un employeur à assumer une obligation qui n'a pas été prévue à l'accord final intervenu entre les parties[15].

[61]           L'analyse de ces jugements démontre l'existence de deux courants jurisprudentiels face à des conventions collectives qui contiennent une clause générale de rétroactivité.  Dans le premier, les tribunaux ont conclu qu'en dépit d'une telle clause, les employés démissionnaires n'ont pas droit au bénéfice de celle-ci parce qu'ils ne sont plus «des salariés actuels ou futurs» au sens de l'article 67 du Code du travail.  Dans le second, les tribunaux ont conclu qu'à moins d'en être expressément exclus, les ex-employés sont admis aux avantages découlant de la rétroactivité d'une convention collective.

[62]           Le premier courant jurisprudentiel date d'une époque antérieure au développement par la Cour suprême des principes afférents à l'obligation de représentation de l'association accréditée et il a été sévèrement critiqué par la doctrine qui y décèle une méconnaissance du concept de la représentation syndicale et du phénomène de la rétroactivité de la convention collective:

Par ailleurs, quelques jugements ont interprété la référence de l'article 67 aux salariés «actuels» comme ayant pour effet de priver des effets rétroactifs d'une convention collective les salariés qui ont quitté l'entreprise avant l'entrée en vigueur de la convention collective, à moins d'une stipulation expresse à l'effet contraire.  Cette solution paraît vider le concept de rétroactivité d'une partie de ses effets et ignorer la réalité de la représentation du salarié par le syndicat accrédité pendant la période couverte par la rétroactivité[16]. [Citations volontairement omises]

o-o-o-o

Le résultat surprend.  Dans la mesure où l'on admet, comme nous le verrons, la rétroactivité d'une convention collective, on présume qu'elle a été en vigueur pour une période de temps antérieure à sa conclusion et qu'elle a ainsi assuré des avantages aux salariés qui ont travaillé durant cette période de rétroactivité.  Le droit substantiel a été créé par le syndicat qui les représentait pendant la partie pertinente de la période de rétroactivité de la convention.  N'étant qu'un élément accessoire de ce droit substantiel, la procédure de grief et de réclamation devrait profiter aux salariés en cause.  S'ils ne peuvent agir eux-mêmes, il appartiendra au syndicat d'exécuter son obligation de les représenter.  Une telle solution respecte aussi la volonté des parties d'assurer la continuité du maintien des conditions de travail qui explique la portée rétroactive qu'elles ont pu accorder à la convention[17]. [Citation volontairement omise.]

[63]           La légalité des clauses d'une convention collective qui prévoient sa rétroactivité, totale ou partielle, est maintenant acquise.  Dans ce contexte, il ne répugne aucunement de considérer que le «salarié actuel» auquel réfère le législateur à l'article 67 du Code du travail est celui qui est à l'emploi au moment où s'applique la disposition rétroactive.  Cela dispose, à mon avis, de l'argument des appelants fondé sur l'article 67 du Code du travail et nous amène à examiner la portée de l'obligation de représentation d'une association accréditée dans le contexte de la négociation collective.

[64]           Le Syndicat a-t-il violé son obligation de représentation ?  Pour disposer de cette question, il est nécessaire de procéder à une analyse en deux temps: d'abord, il s'agira de déterminer les personnes et la période visées et, ensuite, d'examiner si, dans les faits, les agissements du Syndicat contreviennent aux interdictions énoncées à l'article 47.2 du Code du travail.

[65]           À mon avis, en raison de son origine, - le devoir de représentation est, comme on l'a dit, la contrepartie du pouvoir de représentation - l'obligation naît à compter de l'octroi de l'accréditation et elle s'éteint à son expiration.  Cela implique que le devoir de représentation s'applique à toutes les phases de la représentation collective: la négociation, la conclusion et l'application de la convention collective.  Cette position reflète d'ailleurs l'état de la doctrine: 

Directement relié à l'accréditation, le devoir légal de représentation naît au moment où cette dernière est octroyée et ne s'éteint qu'avec sa perte.  L'accréditation délimite également l'aire d'application de l'obligation de représentation définie à l'article 472 du Code du travail.  Cette obligation s'adresse aux actes posés par le syndicat dans l'exercice de son pouvoir légal de représentation. Le syndicat y est par ailleurs tenu à toutes les phases de la représentation collective, tant à l'occasion de la négociation du contenu de la convention collective que lorsque le syndicat lui-même ou le salarié cherchera à en obtenir l'application[18].

o-o-o-o-o

Le devoir légal de représentation des salariés naît avec l'accréditation.  Un groupement dépourvu de pouvoir légal de représentation n'est, pour sa part, tenu qu'à une obligation contractuelle de représentation de ses membres, obligation dont il doit s'acquitter selon la norme courante du «bon père de famille».  Cependant, son exécution peut exceptionnellement se rapporter à des situations antérieures à l'obtention de l'accréditation par le syndicat, comme lorsqu'il faut entreprendre ou poursuivre l'exercice de recours déjà nés en faveur de salariés.  L'obligation de représentation s'éteindra avec la perte de l'accréditation.  Jusqu'à cette éventualité, le syndicat y sera tenu à toutes les phases de la représentation collective, tant à l'occasion de la négociation du contenu de la convention collective qu'à celle de sa mise en oeuvre en faveur de l'un ou l'autre des salariés[19]

[66]           Il faut ajouter que le devoir de représentation vise aussi tous les salariés compris dans l'unité de négociation, qu'ils soient membres ou non de l'association de salariés.

[67]           Ici, le Syndicat plaide qu'à compter du moment où un employé démissionne de son emploi, il n'est plus un salarié visé par l'accréditation, il n'a plus les mêmes intérêts que les salariés qui demeurent à l'emploi et, en conséquence, son obligation de représentation prend fin.  À mon avis, cette position doit être nuancée.  Lorsque, par le jeu de clauses rétroactives, le Syndicat négocie et conclut des conditions de travail pour une période pendant laquelle l'employé démissionnaire était toujours à l'emploi, il le fait en raison du monopole de représentation qui lui est dévolu et, par voie de conséquence, il est soumis à un devoir de représentation. En effet, il faut se rappeler qu'à compter de l'accréditation du Syndicat, et jusqu'à sa démission, l'intimée n'avait aucun droit de convenir de conditions de travail avec son employeur car la négociation collective a évacué tout droit de négociation individuelle.

[68]           Le second volet de la question, afférent aux agissements du Syndicat au regard des interdictions énoncées à l'article 47.2 du Code du travail, repose sur l'analyse des faits retenus par le juge de première instance à l'égard de laquelle le Syndicat n'a démontré aucune erreur qui justifierait l'intervention de notre Cour.

[69]           De la preuve, on doit retenir que le projet de convention collective déposé par le Syndicat en juillet 1990, lorsque l'intimée était toujours à l'emploi de la Ville, n'excluait pas de façon expresse les employés démissionnaires des avantages découlant des clauses rétroactives.

[70]           L'intimée, qui a reçu sa dernière augmentation de salaire en 1989, avant l'accréditation du Syndicat, a participé activement aux assemblées syndicales à l'occasion desquelles il n'a jamais été discuté de la rétroactivité de cette première convention collective.

[71]           La clause 24.08 de la convention collective est apparue dans les offres faites par l'employeur au mois de juin 1991 et soumises aux salariés lors d'une assemblée tenue le 28 août 1991, postérieurement à la démission de l'intimée pendant laquelle la question de la rétroactivité n'a pas été abordée, d'aucune façon.

[72]           La responsabilité de négocier une convention collective implique, jusqu'à un certain point, le droit pour une association de salariés de faire des choix en raison notamment de la nature compromissoire de la convention collective et de l'existence d'intérêts divergents parmi les salariés qu'elle représente.  Il faut donc se garder d'imposer à l'association de salariés une obligation de résultat qui cadre mal avec la nature de la négociation collective. 

[73]           À mon avis, les enseignements de la Cour suprême dans La Guilde de la marine marchande du Canada c. Gagnon, quant à l'étendue du devoir de représentation d'une association de salariés accréditée lors de l'application d'une convention collective peuvent servir de guide en matière de négociation collective, en faisant les adaptations nécessaires:

l.  Le pouvoir exclusif reconnu à un syndicat d'agir à titre de porte-parole des employés faisant partie d'une unité de négociation comporte en contrepartie l'obligation de la part du syndicat d'une juste représentation de tous les salariés compris dans l'unité.

2.  Lorsque, comme en l'espèce et comme c'est généralement le cas, le droit de porter un grief à l'arbitrage est réservé au syndicat, le salarié n'a pas un droit absolu à l'arbitrage et le syndicat jouit d'une discrétion appréciable.

3.  Cette discrétion doit être exercée de bonne foi, de façon objective et honnête, après une étude sérieuse du grief et du dossier, tout en tenant compte de l'importance du grief et des conséquences pour le salarié, d'une part, et des intérêts légitimes du syndicat, d'autre part.

4.  La décision du syndicat ne doit pas être arbitraire, capricieuse, discriminatoire, ni abusive.

5.  La représentation par le syndicat doit être juste, réelle et non pas seulement apparente, faite avec intégrité et compétence, sans négligence grave ou majeure, et sans hostilité envers le salarié[20].

[74]           Si l'on transpose ces principes en matière de négociation collective, on doit reconnaître au Syndicat une discrétion appréciable.  Cependant, celui-ci doit, de façon minimale, être en mesure d'expliquer les raisons qui ont motivé l'acceptation d'une clause qui exclut les ex-employés des avantages de la rétroactivité.  Le Syndicat n'a pas le fardeau de convaincre quiconque que la solution à laquelle il a adhéré est la meilleure ou la plus satisfaisante, mais il doit apporter une justification sincère et honnête qui ne répugne pas au bon sens.  La seule explication, pour le moins théorique et technique, que les ex-employés n'y ont pas droit parce qu'ils ont quitté leur emploi -que ce soit à la suite d'une démission ou d'un décès - conduit au résultat brutal, absurde et injuste que des employés recevront pour un même travail, pendant une même période, un salaire différent et ne satisfait pas l'exigence précitée.

[75]           Il ne faut pas retenir de mes propos que l'acceptation d'une telle clause par une association accréditée conduit nécessairement à une violation de son obligation de représentation.  Dans certaines situations, une telle clause sera acceptable. Ce serait le cas notamment lorsque, pour y avoir droit, les employés renoncent à des droits futurs.

[76]           En l'espèce, le Syndicat a conclu une convention collective prévoyant la rétroactivité des dispositions salariales, mais l'intimée a été exclue de son application sans que la question ait été soulevée en assemblée générale ou même considérée par les dirigeants du Syndicat.  Certes, il s'agissait d'une clause qui a traditionnellement fait partie des conditions de travail offertes par la Ville, que ce soit dans les décrets ou les conventions collectives, mais il n'y a pas un iota de preuve qui appuie l'idée que, sans cette clause, la Ville n'aurait pas autrement conclu la convention collective.  D'ailleurs, comme l'ont reconnu les parties à l'audience, la Ville a convenu avec le Syndicat de certaines conditions de travail différentes de celles de ses autres salariés. Dans les circonstances, je ne vois pas comment on pourrait juridiquement conclure à l'existence d'une politique de la Ville.  Il me semble que pour soutenir cette conclusion, il aurait fallu la démonstration d'une philosophie de la direction de la Ville, ce qui ne ressort pas de la preuve ici.

[77]           La masse salariale  disponible pour les années 1990, 1991 et 1992 a été partagée non pas entre ceux qui l'ont gagnée à chaque année, mais entre ceux qui demeuraient à l'emploi, la part des démissionnaires accroissant celle des autres !  Si l'on tient pour acquis - ce que personne ne semble contester - qu'à travail égal doit correspondre un salaire égal, il est probable que l'employeur n'aurait pas refusé de partager la masse salariale disponible pour chaque année visée par la convention collective entre les salariés qui l'ont gagnée.

[78]           C'est sans hésitation que je conclus, comme le juge de première instance, qu'il y a eu, de la part du Syndicat, exécution fautive de son mandat statutaire de représentation équitable.  Son adhésion à une convention collective qui a lésé l'intimée n'est justifiée par aucun facteur objectif ou raisonnable et elle est la conséquence d'une attitude désinvolte et insouciante dans la conduite de la négociation et d'un désintérêt total à l'égard d'une salariée qu'elle avait pour mission légale de représenter et qui, suivant l'article 20.3 du Code du travail, n'avait aucun droit d'être consultée avant l'acceptation de la convention collective.

[79]           L'argument du Syndicat fondé sur l'article 62 du Code du travail  est sans mérite.  Comme le précise cette disposition, la convention collective peut contenir toute disposition qui n'est pas contraire à l'ordre public ni prohibée par la loi.  C'est en application de cette disposition que la Cour suprême a énoncé, dans Hémond c. Coopérative fédérée du Québec[21] que tous les droits des employés, y compris les droits d'ancienneté visés dans cette affaire, étaient assujettis au processus de la négociation collective puisque quand une convention collective est conclue, les droits individuels sont virtuellement inexistants.

[80]           La clause litigieuse n'est pas contraire à l'ordre public ni prohibée par la loi et, partant, l'intimée ne pouvait en demander la nullité.  Cependant, cette clause, qui découle d'une exécution fautive du mandat de représentation du Syndicat, entraîne sa responsabilité sans que l'on puisse, par ailleurs, conclure à la nullité de la disposition.

2) La violation de l'article 46 de la Charte:

[81]           En plus de souscrire à l'interprétation du juge de première instance de l'article 46 de la Charte, l'intimée plaide que la conclusion de la clause 24.08 de la convention collective viole ses droits fondamentaux énoncés aux articles 13, 16 et 19 de la Charte.

[82]           L'article 46 de la Charte des droits et libertés de la personne dispose:

Toute personne a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique.

[83]           Si je comprends bien l'opinion du juge de première instance, une violation par le Syndicat de son obligation de représentation qui résulte en des conditions de travail injustes constituerait une violation de l'article 46 de la Charte.  Avec égards, je suis d'avis que ce raisonnement conduit à un résultat déraisonnable puisque, poussé à la limite, il signifie que toute violation d'une obligation légale qui traite des conditions de travail se traduirait par une violation de la Charte.  Par ailleurs, il serait surprenant que l'on ait interdit à l'article 19 de la Charte la différence de traitement fondée sur la discrimination si elle était déjà interdite, pour quelque motif que ce soit, à l'article 46 de la Charte.

[84]           À mon avis, l'article 46 de la Charte ne fait qu'accorder à toute personne le droit à des conditions de travail justes et raisonnables qui se rapportent à la santé, la sécurité et l'intégrité physique d'une personne, rien de plus.  Cette interprétation fait d'ailleurs l'unanimité dans la jurisprudence[22].

[85]           Les articles 13, 16 et 19 de la Charte énoncent que:

Article 13.-  Nul ne peut, dans un acte juridique, stipuler une clause comportant discrimination.

Une telle clause est réputée sans effet.

Article 16.-  Nul ne peut exercer de discrimination dans l'embauche, l'apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d'une personne ainsi que dans l'établissement de catégories ou de classifications d'emploi.

Article 19.-  Tout employeur doit, sans discrimination, accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit.

Il n'y a pas de discrimination si une différence de traitement ou de salaire est fondée sur l'expérience, l'ancienneté, la durée du service, l'évaluation au mérite, la quantité de production ou le temps supplémentaire, si ces critères sont communs à tous les membres du personnel.

[86]           Le juge de première instante a conclu que la protection conférée par la Charte, plus particulièrement en matière de conditions de travail, était celle de ne pas faire l'objet d'une discrimination, au sens de l'article 10 de la Charte:

Article 10.  Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

[87]           Cette interprétation est conforme à la jurisprudence de notre Cour[23] et à la doctrine[24]: pour conclure à la violation du droit protégé par l'article 19, la victime doit démontrer que la distinction dont elle fait l'objet repose sur sa race, sa couleur, son sexe...

3) La condamnation à des dommages-intérêts exemplaires:

[88]           Puisque, à mon avis, il n'y a pas eu contravention à la Charte, l'attribution de dommages-intérêts exemplaires était injustifiée.  Par ailleurs, même dans l'éventualité où l'on aurait conclu à une violation de la Charte, l'attribution de dommages-intérêts exemplaires aurait tout de même été mal fondée en droit en l'absence d'atteinte intentionnelle à un droit protégé par la Charte.        

[89]           Dans Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, la Cour suprême a défini l'atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l'article 49 de la Charte comme suit:

[...] un état d'esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s'il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l'intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence.  Ainsi, l'insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère[25].

[90]           Rien, dans la preuve, ne démontre que les auteurs de la violation alléguée aient voulu causer du tort à l'intimée.  Suivant les enseignements de la Cour suprême, leur insouciance face à ses droits, si injustifiée fût-elle, ne constitue pas une faute illicite et intentionnelle.

[91]           Enfin, indépendamment de l'interprétation de l'article 49 de la Charte, c'est à tort que la Ville a été condamnée à des dommages-intérêts exemplaires.  En effet, l'examen des conclusions de la déclaration démontre que l'intimée recherchait sous ce chef la condamnation exclusive du Syndicat.

[92]           En conséquence, je propose d'accueillir en partie l'appel du Syndicat pour retrancher de la condamnation celle afférente aux dommages-intérêts exemplaires et d'accueillir l'appel de la Ville et de rejeter l'action contre elle, le tout sans frais.

 

 

 

 

 

 

 

 

________________________________

FRANCE THIBAULT J.C.A.

 

 

 

 



[1] L'Évangile selon St-Mathieu

[2] L.R.Q., c. C-27.

 

[3] Art. 28.01, pièce P-1.

[4] L.R.Q., c. C-12

[5] La Guilde de la marine marchande du Canada c. Gagnon, [1984] 1 R.C.S. 509 .

 

[6] Voir notamment: Fisher c. Pemberton, [1969] 8 D.L.R. (3d) 521 (C.S. C.-B.); Herder c. Lapalme, C.S. Montréal, no 777-401, 24 février 1972; Brais c. Association des contremaîtres de la CECM, C.S. Montréal, no 813-850, 29 mai 1972; Hamilton c.Union des Arts graphiques de Montréal, C.S. Montréal, no 816-113, 6 septembre 1973, confirmé en appel 500-09-000773-73, le 7 janvier 1980.

 

[7] La Guilde de la marine marchande du Canada c. Gagnon, précité, note 4; Centre Hospitalier Régina ltée c. Tribunal du Travail, [1990] 1 R.C.S. 1330 ; Boivin-Wells c. Syndicat professionnel des infirmières et infirmiers de Chicoutimi, [1992] R.J.Q. 331 (C.A.).

 

[8] Le droit du travail du Québec - Pratiques et théories, 4ième éd., Cowansville, Les Éditions Yvon Blais inc., 1999, p. 309 à 311.

[9] Trait c. Le Petit Journal (1968) ltée, [1971] R.D.T. 188 (C.S.); O'Rully c. CUM, [1980] C.S. 708 ;

 

[10] J.E. 89-1091 .

 

[11] [1985] 2 C.F. 84 .

 

[12] S.R.C. 1970, c. P-35, modifiée par S.C. 1974-75-76, c. 67, art. 27.

 

[13] Association canadienne du contrôle du trafic aérien c. La Reine, précité, note 10, p. 91.

 

[14] Idem, p. 93.

 

[15] Idem, p. 101.

 

[16] Robert P. GAGNON, précité, note 7, p. 442-443.

[17] Robert P. GAGNON, Louis LeBEL, Pierre VERGE, Droit du travail, 2ième éd., Québec, PUL, p. 537-538.

[18] Robert P. GAGNON, précité, note 7, p. 308-309.

 

[19] Robert P. GAGNON, Louis LeBEL, Pierre VERGE, précité, note 16, p. 366-367.

[20] La Guilde de la marine marchande du Canada c. Gagnon, précité, note 4,. 527.

[21] [1989] 2 R.C.S. 962 .

[22] Procureur général du Québec c. Service de taxis Nord-Est inc., [1986] C.H.R.R. D/3112 (C.S.); Rhéaume c. Association professionnelle desoptométristes du Québec, [1986] D.L.Q. 57 (C.S.); Association professionnelle des physiothérapeutes du Québec c. Lussier, 90T-202 (C.S); Commission des droit dela personne du Québec c. La Commission scolaire Deux-Montagnes, [1993] R.J.Q. 1297 (T.D.P.); Université de Montréal c. Syndicat des employés de l'université de Montréal, section locale 1244 (S.C.F.P. - F.T.Q.), 91T-1388 (T.A.).

 

[23] Ville de Québec c. Commission des droits de la personne, [1989] R.J.Q. 831 .

 

[24] Henri BRUN, Guy TREMBLAY, Droit constitutionnel, 3ième éd., Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 1997. p. 1085.

 

[25] [1996] 3 R.C.S. 211 , p. 262; voir aussi Augustus c. Gosset, [1996] 3 R.C.S. 269.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.