Ordre des comptables professionnels agréés du Québec c. Procureure générale du Québec
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2018 QCCS 3382 |
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JG 2551 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-17-104171-189 |
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DATE : |
2 août 2018 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L'HONORABLE LUKASZ GRANOSIK, j.c.s. |
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ORDRE DES COMPTABLES PROFESSIONNELS AGRÉÉS DU QUÉBEC Demandeur c. |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC Défenderesse et L’AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS Mise en cause |
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JUGEMENT (sursis) |
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[1] L’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec (l’Ordre) attaque la validité constitutionnelle de l’article 17.0.1 de la Loi sur l’Autorité des marchés financiers[1] (la Loi) et réclame, pour la durée de l’instance, qu’il soit sursis à l’application de cette disposition à l’égard de ses membres. Tant la Procureure générale du Québec que l’Autorité des marchés financiers (AMF) contestent cette demande de sursis.
[2] L’Ordre est un ordre professionnel au sens du Code des professions[2], c’est-à-dire un organisme qui a principalement pour raison d’être d’assurer la protection du public relativement à l’exercice de la profession de comptable professionnel agréé (CPA), tel que défini dans la Loi sur les comptables professionnels agréés[3].
[3] L’Autorité des marchés financiers (l’AMF) est une personne morale, mandataire de l’État québécois. Elle doit notamment assurer la protection des épargnants tout en favorisant l’intégrité des marchés financiers et la confiance du public dans ceux-ci. Sa mission est d’ordre public et elle possède des pouvoirs étendus d’inspection et d’enquête en application de plusieurs lois dont elle est responsable ou qu’elle administre.
CONTEXTE
[4] Le 13 juin 2018, est entré en vigueur l’article 17.0.1 de la Loi :
17.0.1. Toute personne qui souhaite faire une dénonciation communique à l’Autorité tout renseignement qui, selon cette personne, peut démontrer qu’un manquement à une loi visée à l’article 7 a été commis ou est sur le point de l’être ou qu’il lui a été demandé de commettre un tel manquement.
La personne qui effectue la dénonciation d’un tel manquement peut le faire malgré la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (chapitre A-2.1), la Loi sur la protection des renseignements personnels (chapitre A-2.1), la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (chapitre P-39.1), toute autre restriction de communication prévue par d’autres lois du Québec, toute disposition d’un contrat ou toute obligation de loyauté ou de confidentialité pouvant la lier, notamment à l’égard de son employeur ou de son client.
Toutefois, la levée du secret professionnel autorisée par le présent article ne s’applique pas au secret professionnel liant l’avocat ou le notaire à son client.
[5] Selon l’Ordre, cette
disposition est inconstitutionnelle, nulle, inopérante et sans effet à l’égard
de ses membres, puisqu’elle serait imprécise et contraire aux articles
ANALYSE
Introduction
[6] Afin d’obtenir le sursis recherché, l’Ordre doit démontrer l’existence d’une question sérieuse, d’un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients favorise l’émission d’une ordonnance de sursis, comme l’a indiqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Metropolitan Stores[5] :
32. Le
premier critère revêt la forme d'une évaluation préliminaire et provisoire du
fond du litige, mais il y a plus d'une façon de décrire ce critère. La manière
traditionnelle consiste à se demander si la partie qui demande l'injonction
interlocutoire est en mesure d'établir une apparence de droit suffisante. Si
elle ne le peut pas, l'injonction sera refusée: Chesapeake and Ohio
Railway Co. v. Ball, [1953] O.R. 843, le juge en chef McRuer de la Haute
Cour, aux pp. 854 et 855. Ce premier critère a été quelque peu assoupli par la
Chambre des lords dans l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd.,
[1975] 1 All E.R. 504, où elle a conclu que, pour y satisfaire, il suffisait de
convaincre la cour de l'existence d'une question sérieuse à juger, par
opposition à une réclamation futile ou vexatoire. Dans l'arrêt Aetna
Financial Services Ltd. c. Feigelman,
34. En l'espèce, il n'est ni nécessaire ni recommandable de choisir à tous égards entre la formulation traditionnelle du premier critère et celle donnée dans l'arrêt American Cyanamid: la jurisprudence britannique démontre que la formulation d'un critère rigide applicable à tous les types d'affaires, sans avoir égard à leur nature, n'est pas une solution à retenir (voir Hanbury et Maudsley, Modern Equity(12th ed. 1960), aux pp. 736 à 743). À mon avis, cependant, la formulation dans l'arrêt American Cyanamid, savoir celle de l'existence d'une "question sérieuse", suffit dans une affaire constitutionnelle où, comme je l'indique plus loin dans les présents motifs, l'intérêt public est pris en considération dans la détermination de la prépondérance des inconvénients. Mais je m'abstiens d'exprimer une opinion quelconque sur le caractère suffisant ou adéquat de cette formulation dans tout autre type d'affaires.
35. Le deuxième critère consiste à décider si la partie qui cherche à obtenir l'injonction interlocutoire subirait, si elle n'était pas accordée, un préjudice irréparable, c'est-à-dire un préjudice qui n'est pas susceptible d'être compensé par des dommages-intérêts ou qui peut difficilement l'être. Certains juges tiennent compte en même temps de la situation de l'autre partie au litige et se demandent si l'injonction interlocutoire occasionnerait un préjudice irréparable à cette autre partie dans l'hypothèse où la demande principale serait rejetée. D'autres juges estiment que ce dernier élément fait plutôt partie de la prépondérance des inconvénients.
36. Le troisième critère, celui de la prépondérance des inconvénients, consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond.
[7] Ces trois conditions sont cumulatives. Par ailleurs, puisque l’article 17.0.1 de la Loi vient tout juste d’entrer en vigueur, le critère de l’urgence, nécessaire afin d’étudier une demande d’exemption d’application d’une loi à titre interlocutoire ou provisoire, est ici satisfait.
Question sérieuse
[8] Il ne s’agit pas d’un préalable particulièrement exigeant. Toutefois, ni la Procureure générale du Québec ni l’AMF ne le concèdent et plaident avec beaucoup d’insistance que toute l’architecture de la Loi, ainsi que les dispositions existants avant l’entrée en vigueur de l’article attaqué par l’Ordre, prévoient déjà le droit, et même parfois le devoir, pour toute personne, y compris un CPA, de dénoncer un manquement aux lois dont l’AMF est responsable, en dépit du secret professionnel.
[9] Les arguments
proposés par l’Ordre sont étayés par huit déclarations sous serment, toutes rédigées
par des CPA, très détaillées et convaincantes. L’Ordre avance notamment que le lien
de confiance entre un client et un CPA est essentiel à la protection du public
alors que le secret professionnel né d’une telle relation est un droit fondamental
garanti par l'article
[10]
L’Ordre plaide que la disposition sous étude porte aussi atteinte au
droit à la vie privée protégé par l'article
[11] L’Ordre invoque aussi que les effets de l'article 17.0.1 sont inacceptables car transforment ses membres en enquêteurs de l'AMF, faisant ainsi de tout CPA un agent de l'État québécois. Toutes ces atteintes aux dispositions de la Charte ne sont pas justifiées par son article 9.1.
[12]
Le débat à l’instruction a principalement porté sur le mérite des
prétentions avancées par l’Ordre, mais une telle analyse est bien entendu prématurée.
À l’étape actuelle des procédures, alors que l’examen des enjeux ne peut
qu’être superficiel, il est indéniable qu’au minimum les questions suivantes
sont sérieuses, voire d’importance, et méritent une analyse plus poussée: l’étendue
du secret professionnel d’un membre de l’Ordre, l’application de l’article
[13] La question de savoir dans quelle mesure le statut quasi-constitutionnel de la Charte québécoise permet de conclure à l’invalidité de l’article attaqué se soulève également. En effet, la « contestation constitutionnelle » d’une loi par l’effet d’une autre loi, plutôt que sur la Constitution ou la Charte canadienne des droits et libertés, reste sujette à débat. Autrement dit, comment contester la « constitutionnalité » d’une loi en se basant simplement sur une autre loi, la Charte québécoise, laquelle peut être modifiée comme toute autre loi et à tout moment par l’Assemblée nationale[6]?
[14] En somme, puisqu’à cette étape préliminaire du dossier le Tribunal doit vérifier uniquement si l’apparence de droit invoquée par l’Ordre est suffisante et dans la mesure où l’étendue précise des droits des parties sera décidée ultérieurement par le juge saisi du fond, l’Ordre relève facilement son fardeau sur ce premier critère.
Préjudice irréparable
[15] L’Ordre plaide à ce sujet que la communication d’information autorisée par l’article 17.0.1 de la Loi est irréversible et irréparable. Au soutien de sa position, il invoque le commentaire suivant du juge Forget prononcé dans l’affaire Aluminerie Alouette[7] :
(…) la confidentialité ne vit qu'une fois. Si la confidence est révélée sans droit, le dommage ne peut être réparé.
[16] Aussi, L’Ordre réfère aussi aux commentaires de la juge Bélanger dans l’affaire Orthofab[8] :
[76] C'est dans cet esprit que la Cour d'appel affirmait récemment que lorsque nous sommes en présence d'une violation claire d'une loi d'intérêt public, il existe une présomption quasi irréfragable de l'existence d'un préjudice sérieux et irréparable.
[77] La Cour d'appel affirme alors que la violation d'une disposition d'intérêt public permet de faire valoir des conclusions de la nature d'une injonction.
[78] En cela, la Cour d'appel reprenait ce qu'elle avait déjà décidé en 1993 que lorsqu'une loi d'ordre public est transgressée, cela conduit directement à l'octroi d'une injonction interlocutoire.
(Références omises)
[17] Enfin, on invoque l’arrêt Lavallée[9] où la Cour suprême du Canada a déclaré inconstitutionnel un article du Code criminel ayant établi une procédure permettant de divulguer, malgré le secret professionnel, l’information et les documents saisis dans un bureau d’avocat en vertu d’un mandat de perquisition.
[18] Tous ces arguments doivent être mis en perspective. Contrairement à ce qui était le cas dans Lavallée, la disposition qui est ici en cause n’oblige personne à communiquer quoi que ce soit. En effet, il demeure incontestable que l’article 17.0.01 de la Loi ne constitue qu’un sauf-conduit. Cette disposition, de concert avec les articles 17.0.2 à 17.0.5 de la Loi, vise à conférer une protection accrue aux dénonciateurs (whistle-blowers), c’est-à-dire à toute personne qui, de façon volontaire, entreprendrait de communiquer à l’AMF des renseignements susceptibles de démontrer un manquement à une loi administrée par cette dernière.
[19] Or, la lecture de la Loi démontre que de telles dénonciations sont déjà possibles. Ainsi, l’article 15.1 de la Loi prévoit une exception au secret professionnel du CPA, car ce dernier doit collaborer aux enquêtes de l’AMF et ne peut invoquer le secret professionnel dans ce contexte[10]. De surcroit, la Loi prévoit aussi l’immunité civile du dénonciateur à son article 17.1[11]. Bref, le client du CPA sait déjà (ou devrait savoir) que le CPA peut être contraint de livrer des renseignements à l’AMF en dépit du secret professionnel auquel il est autrement tenu. Or, l’AMF peut entamer une enquête de son propre gré avec la conséquence que le lien de confiance du client tient déjà nécessairement compte de cette donnée. Certes, l’article 17.0.1 a pour effet d’accroitre la brèche dans la protection du secret professionnel du CPA, mais il ne la crée pas car cette ouverture existait déjà.
[20] Surtout, la Loi n’exige rien du CPA et ne crée aucune obligation ni aucun devoir à son égard. Le nouveau régime crée plutôt pour l’État l’obligation d’assurer la protection du CPA (comme de toute autre personne) qui choisit de dénoncer un manquement, alors que les informations ainsi transmises demeureront confidentielles, tout comme l’enquête éventuelle pouvant en résulter[12].
[21] Bref, l’article attaqué ne constitue pas «une transgression claire d’une loi d’ordre public» et donc les autorités portant sur l’équivalence entre le préjudice irréparable et un tel constat ne trouvent pas application en l’instance.
[22] Le Tribunal n’est pas convaincu non plus qu’il soit exact d’avancer que, par la disposition sous étude, les CPA deviennent forcément des agents de l’État. Un tel procédé, particulièrement répugnant et indigne de notre société de droit, n’est pas créé par l’article 17.0.1 de la Loi. D’une part, il n’y a aucune obligation de divulguer quoi que ce soit et, d’autre part, la protection prévue s’applique à tout dénonciateur, qu’il soit CPA, employé, fournisseur de services, client, etc… Il se dégage de la procédure entreprise le sentiment que l’Ordre appréhende des dérapages ou des dénonciations insignifiantes ou banales et qu’il tente aussi de protéger ses membres de toute velléité de poursuite en responsabilité civile, en exigeant que des balises et des prescriptions claires accompagnent l’article 17.0.1 de la Loi. Or, il y a lieu de faire davantage confiance aux membres de l’Ordre car à titre de professionnels, ceux-ci doivent nécessairement faire preuve de jugement et, même si un tel exercice peut varier d’un CPA à un autre, cela ne démontre pas l’existence d’un préjudice irréparable en l’instance.
[23] Il n’y a pas lieu à cette étape du litige de faire l’adéquation entre la protection accrue des dénonciateurs et le fait qu’il y aura atteinte au secret professionnel ou au droit à la vie privée. Il y a certes des appréhensions, mais cela reste pour le moment un préjudice hypothétique plutôt que réel et irréparable. En effet, l’hypothèse d’un CPA, qui, fort de la protection que la Loi accorde maintenant au dénonciateur, et seulement à cause de celle-ci, va divulguer à l’AMF des prétendus manquements aux lois qu’elle administre, ce qu’il n’aurait pas fait sans l’article 17.0.1 de la Loi, demeure précisément cela : une hypothèse.
[24] En somme, l’Ordre ne démontre pas qu’il y a préjudice irréparable en l’instance.
Prépondérance des inconvénients
[25] À cette étape de l’analyse, il faut apprécier quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que le sursis est ordonné ou refusé. Même si la question est académique car, en l’absence de préjudice irréparable, la demande de l’Ordre doit échouer, le Tribunal analysera tout de même cet aspect.
[26] L’Ordre insiste sur le fait que, ne visant que ses membres, le sursis n’aurait qu’une portée très limitée[13]. Il ajoute que les défenderesses ne souffrent d’aucun réel préjudice si le sursis est ordonné.
[27] Cette dernière assertion fait fi de la séparation des pouvoirs et de la déférence due aux lois validement adoptées par la législature, alors que ces lois sont présumées promouvoir le bien commun, tel que le juge Beetz l’écrit dans Metropolitan Stores[14] :
56. Qu'elles soient ou non finalement jugées constitutionnelles, les lois dont les plaideurs cherchent à obtenir la suspension, ou de l'application desquelles ils demandent d'être exemptés par voie d'injonction interlocutoire, ont été adoptées par des législatures démocratiquement élues et visent généralement le bien commun, par exemple: assurer et financer des services publics tels que des services éducatifs ou l'électricité; protéger la santé publique, les ressources naturelles et l'environnement; réprimer toute activité considérée comme criminelle; diriger les activités économiques notamment par l'endiguement de l'inflation et la réglementation des relations du travail, etc. Il semble bien évident qu'une injonction interlocutoire dans la plupart des cas de suspension et, jusqu'à un certain point, comme nous allons le voir plus loin, dans un bon nombre de cas d'exemption, risque de contrecarrer temporairement la poursuite du bien commun.
57. Quoique le respect de la Constitution doive conserver son caractère primordial, il y a lieu à ce moment-là de se demander s'il est juste et équitable de priver le public, ou d'importants secteurs du public, de la protection et des avantages conférés par la loi attaquée, dont l'invalidité n'est qu'incertaine, sans tenir compte de l'intérêt public dans l'évaluation de la prépondérance des inconvénients et sans lui accorder l'importance qu'il mérite. Comme il fallait s'y attendre, les tribunaux ont généralement répondu à cette question par la négative. Sur la question de la prépondérance des inconvénients, ils ont jugé nécessaire de subordonner les intérêts des plaideurs privés à l'intérêt public et, dans les cas où il s'agit d'injonctions interlocutoires adressées à des organismes constitués en vertu d'une loi, ils ont conclu à bon droit que c'est une erreur que d'agir à leur égard comme s'ils avaient un intérêt distinct de celui du public au bénéfice duquel ils sont tenus de remplir les fonctions que leur impose la loi.
[28] Ainsi, en évaluant la prépondérance des inconvénients, le Tribunal saisi d’une demande de sursis d’application d’une mesure législative doit tenir pour acquis que la disposition contestée a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable[15] :
[9] Un autre principe énoncé dans la jurisprudence
veut que, en décidant de l’opportunité d’accorder une injonction interlocutoire
suspendant l’application d’une mesure législative adoptée validement mais
contestée, il n’y ait pas lieu d’exiger la preuve que cette mesure législative
sera à l’avantage du public. À ce stade des procédures, elle est présumée
l’être. Comme les juges Sopinka et Cory l’ont affirmé dans l’arrêt RJR—MacDonald
Inc. c. Canada (Procureur général),
Si la nature et l’objet affirmé de la loi sont de promouvoir l’intérêt public, le tribunal des requêtes ne devrait pas se demander si la loi a réellement cet effet. Il faut supposer que tel est le cas. Pour arriver à contrer le supposé avantage de l’application continue de la loi que commande l’intérêt public, le requérant qui invoque l’intérêt public doit établir que la suspension de l’application de la loi serait elle-même à l’avantage du public.
Il s’ensuit qu’en évaluant la prépondérance des inconvénients le juge saisi de la requête doit tenir pour acquis que la mesure législative — en l’espèce, le plafond des dépenses imposé par l’art. 350 de la Loi — a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable. Cela s’applique aux violations du droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b) ; d’ailleurs, il était question d’une violation de l’al. 2b) dans l’arrêt RJR—MacDonald. La présomption que l’intérêt public demande l’application de la loi joue un grand rôle. Les tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s’ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes.
[29] En conséquence, c’est de façon exceptionnelle seulement qu’une loi pourra être déclarée sans effet au stade interlocutoire des procédures[16] :
[5] Les demandes d’injonction interlocutoire interdisant l’application d’une mesure législative toujours valide dont la constitutionnalité est contestée font intervenir des considérations particulières lorsqu’il s’agit d’évaluer la prépondérance des inconvénients. D’une part, il y a le bénéfice qui découle de la loi. D’autre part, il y a les droits auxquels, allègue-t-on, la loi porte atteinte. Une injonction interlocutoire peut avoir pour effet d’empêcher le public de bénéficier d’une loi dûment adoptée qui peut être jugée valide en définitive, et de donner gain de cause dans les faits au requérant avant même que l’affaire soit tranchée par les tribunaux. Par ailleurs, refuser l’injonction ou surseoir à son exécution peut priver des demandeurs de certains droits constitutionnels simplement parce que les tribunaux ne sont pas en mesure d’agir assez rapidement: (…)
[9] (…) Les tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s’ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes.
(Référence omise)
[30] La Cour d’appel réitère ces mêmes principes en préconisant qu’un débat au fond soit tenu avant de se prononcer sur le caractère inopérant d’une loi[17] :
[28] (…) Il est donc rare que la constitutionnalité d’une loi puisse se régler au stade d’une procédure provisoire ou interlocutoire, et les tribunaux n’ordonneront pas à la légère qu’une loi que le Parlement ou une législature provinciale a dûment adoptée pour le bien public soit inopérante avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet.
[29] Cependant, ce n’est pas impossible. Il peut survenir de rares cas où la question de la constitutionnalité se présente sous la forme d’une question de droit purement et simplement, laquelle peut être définitivement tranchée par un juge saisi d’une requête provisoire ou interlocutoire. Il peut aussi se présenter de rares cas où la situation est telle qu’il y a lieu de traiter immédiatement le fond de l’affaire.
[30] Néanmoins, de façon générale, au stade provisoire ou interlocutoire, les tribunaux doivent tenir pour acquis qu’une mesure législative attaquée sert un objectif d’intérêt public valable et doivent, dans la mesure du possible, éviter de se prononcer sur le fond du litige à moins que des circonstances exceptionnelles soient en cause.
[31] S’agit-il ici d’un tel cas manifeste ou des circonstances exceptionnelles? Le Tribunal ne le croit pas. Si la nouvelle loi créait l’obligation de dénoncer (si par exemple l’article 17.0.1 de la Loi indiquait que toute personne « doit » divulguer tout manquement etc…), cet argument serait davantage porteur. Cependant, en l’espèce, la loi ne fait qu’autoriser la communication de l’information dans le but de protéger le dénonciateur. Essentiellement, pour suivre l’Ordre dans ses prétentions, il faudrait faire une adéquation parfaite entre l’immunité accrue du dénonciateur, mise en œuvre par cette nouvelle disposition et l’infraction au secret professionnel et au droit à la vie privée; la seconde étant la conséquence indissociable et inéluctable de la première. Or, il s’agit là d’une déduction et non pas d’une évidence ou d’un cas manifeste de lien de cause à effet. Ainsi, la prépondérance des inconvénients ne favorise pas l’émission d’un sursis.
[32] Enfin, l’argument de l’Ordre voulant que sa demande soit limitée, car ne vise que l’exemption de ses membres, ne convainc pas. Dans l’arrêt Metropolitan Stores, la Cour suprême du Canada met en garde contre une telle approche, artificiellement réductrice[18] :
81. Si les cas d'exemption sont assimilés aux cas de suspension, cela tient à la valeur jurisprudentielle et à l'effet exemplaire des cas d'exemption. Suivant la nature des affaires, du moment qu'on accorde à un plaideur une exemption sous la forme d'une suspension d'instance, il est souvent difficile de refuser le même redressement à d'autres justiciables qui se trouvent essentiellement dans la même situation et on court alors le risque de provoquer une avalanche de suspensions d'instance et d'exemptions dont l'ensemble équivaut à un cas de suspension de la loi.
[33] En somme, la prépondérance des inconvénients favorise le maintien en vigueur de l’article 17.0.1 de la Loi en attendant le débat sur le bien-fondé des arguments de l’Ordre au niveau du fond du litige.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[34] REJETTE la demande de sursis;
[35] FRAIS de justice à suivre.
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__________________________________ LUKASZ GRANOSIK, j.c.s. |
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Me Karl Delwaide et Me Laïla Tremblay FASKEN MARTINEAU DuMOULIN Procureurs du demandeur |
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Me Éric Cantin et Me Francis Durocher MINISTÈRE DE LA JUSTICE (DGAJLAJ) Procureurs de la défenderesse
Me Marie-Michelle Côté AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS Procureure de la mise en cause |
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Date d’audition: 24 juillet 2018 |
[1] RLRQ, c. A-33.2.
[2] RLRQ, c. C-26.
[3] RLRQ, c. C-48.1.
[4] RLRQ, c. C-12.
[5]
Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd.,
[7]
Aluminerie Alouette Inc. c Commission d'accès à l'information du
Québec,
[8]
Orthofab inc. c. Régie de l’assurance maladie du Québec,
[9]
Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général);
White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c.
Fink,
[10]
15.1. Un
comptable professionnel agréé ne peut refuser de communiquer à l’Autorité, ou à
une personne qu’elle a autorisée, un renseignement ou un document relatif à une
personne morale, à une société ou à une autre entité qui fait l’objet d’une
enquête instituée en vertu de l’article 12 de la présente loi, de l’article
De même, il ne peut refuser qu’un document visé au premier alinéa soit examiné, copié ou saisi par l’Autorité ou par une personne qu’elle a autorisée à enquêter dans le cadre d’une perquisition effectuée en vertu du Code de procédure pénale (chapitre C-25.1).
Le présent article n’a pas pour effet de permettre la communication, l’examen, la copie ou la saisie d’un document ou d’un renseignement protégé par le secret professionnel auquel est tenu un membre d’un ordre professionnel autre que celui d’un comptable professionnel agréé.
[11] 17.1. Toute personne qui, de bonne foi, dénonce à l’Autorité un manquement à une loi visée à l’article 7 n’encourt aucune responsabilité civile de ce fait.
[12] Cf. les articles 12 et 15.2 et suivants de la Loi.
[13] L’Ordre compte 39 000 membres.
[14] Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., précité, note 5.
[15]
Harper c. Canada (Procureur général),
[16] Idem.
[17]
Québec (Procureure générale) c. D’Amico,
[18] Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., précité, note 5.
AVIS :
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