Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
Gabarit CSF

Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Allali

                                             2016 QCCDBQ 051

 

 
CONSEIL DE DISCIPLINE

BARREAU DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

N°:

06-15-02911

 

DATE :

  31 mai 2016            

 

______________________________________________________________________

 

LE CONSEIL :

Me MARIE-JOSÉE CORRIVEAU

Présidente

Me LOUIS LEGAULT

Membre

Me HÉLÈNE LEDUC

Membre

______________________________________________________________________

 

 

Me JEAN-MICHEL MONTBRIAND, en sa qualité de syndic adjoint du Barreau du Québec

 

            Partie plaignante

 

c.

 

Me FRÉDÉRIC ALLALI

 

            Partie intimée

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION SUR CULPABILITÉ

______________________________________________________________________

[1]         Le 12 mars 2015, le syndic adjoint du Barreau du Québec, MJean-Michel Montbriand, dépose une plainte contre l’intimé, Me Frédéric Allali, lui reprochant d’avoir manqué à ses obligations de dignité, intégrité, honneur, respect, modération et courtoisie et à ses obligations de servir la justice, de soutenir l’autorité des tribunaux et de ne pas porter préjudice à l’administration de la justice.

LA PLAINTE

[2]         La plainte est ainsi libellée :

Me FRÉDÉRIC ALLALI  (191085-0), avocat de la section de Montréal, inscrit au Tableau de l'Ordre des avocats, a commis des actes dérogatoires à l'honneur et à la dignité du Barreau, à savoir :

 

1.      À Montréal, le ou vers le 15 janvier 2015, en lien avec le dossier de la Cour Supérieure pour l'affaire de «Caya c. l'Honorable M. Renaud, j.c.q. et l'A.M.F.» (#505-17-006896-130), a transmis une lettre l'Honorable Karen Kear-Jodoin JCS (dont copie est produite en Annexe A de la présente plainte) par laquelle il a contrevenu à ses obligations de dignité, intégrité, honneur, respect, modération et courtoisie ainsi qu'à ses obligations de servir la justice, de soutenir l'autorité des tribunaux et de ne pas porter préjudice à l'administration de la justice, le tout en contravention des dispositions des articles 2.00.01 et 2.01.01 du Code de déontologie des Avocats et de l'article 59.2 du Code des Professions;

 

Se rendant ainsi passible des sanctions prévues à l'article 156 du Code des professions.

 

[3]         La lettre en cause adressée par l’intimé à l’Honorable Karen Kear-Jodoin, j.c.s., et reproduite à l’Annexe A de cette plainte se lit ainsi[1] :

Montréal, le 15 janvier 2015

 

PAR TÉLÉCOPIEUR

 

« Sous toutes réserves »

 

Madame la juge Karen Kear-Jodoin, J.C.S.

Palais de justice de Montréal

1, rue Notre-Dame Est

Bureau

Montréal, Québec, H2Y 186

 

Objet : Jacques Caya c. Honorable Marc Renaud et AMF

Dossier :C.S. : 505-17-006896-130

______________________________________________________________

 

Madame la juge,

 

(1)   La présente vous est envoyée relativement au dossier mentionné en rubrique et suite au jugement de votre plume que nous venons de recevoir.

(2)   L'audition devant vous a eu lieu en date du 25 avril 2014 et vous avez rendu jugement en date du 13 janvier 2015.

 

(3)   Il y aura fallu plus de 9 mois et l'intervention du juge en chef pour qu'enfin monsieur Caya puisse être fixé sur son sort dans un dossier qui évidemment a de grandes répercussions dans sa vie.

 

(4)   Or, en date du 13 janvier 2015, nous recevions un courriel de votre assistante entièrement en anglais nous annonçant qu'un jugement avait été rendu. De plus, en prenant connaissance du jugement, force est de constater que celui-ci est entièrement rédigé en anglais.

 

(5)   Dans ce dossier, le procureur de l'AMF est francophone, le soussigné ainsi que Me Chloé de Lorimier au dossier, sont également francophones, et plus important encore notre client, Jacques Caya est unilingue francophone. L'audition a eu lieu entièrement en français.

 

(6)   Dans ces circonstances, nous comprenons mal ce qui a pu faire en sorte qu'un jugement entièrement en anglais puisse être rendu, et que monsieur Caya ne soit pas en mesure de lire un jugement qui scelle une partie importante de ce dossier sans l'intermédiaire de quelqu'un pour lui traduire le contenu du jugement.

 

(7)   La présente a donc pour but de vous demander si quelque chose de particulier a stimulé ou fait en sorte que, dans les circonstances, un jugement en anglais ait été rendu dans le dossier de monsieur Caya.

 

(8)   Nous nous enquerrons également auprès de vous afin de savoir s'il est possible de recevoir une version française du jugement afin que monsieur Caya puisse le mettre à ses dossiers mais surtout comprendre le contenu dudit jugement.

 

(9)   Bien que nous ne comprenions pas tout à fait le processus qui a mené à un jugement quelques jours après une lettre de notre confrère au juge en chef et présumément (sic), l'intervention de celui-ci auprès de vous (alors que le jugement était en délibéré pendant 262 jours), nous nous devons de présumer que c'est l'intervention du juge en chef de la Cour supérieure qui a fait en sorte que nous ayons reçu un jugement 3 jours après cette intervention.

 

(10) C'est dans cette optique que nous nous permettons de mettre monsieur le Juge en chef, François Rolland, en copie conforme, à la présente lettre.

 

(11)       Espérant le tout conforme et dans l'attente de vos réponse (sic), veuillez agréer, madame la juge, l'expression de nos sentiments distingués.

ALLALI BRAULT

Par :      (Signature de Me Frédéric Allali)

Me Frédéric Allali

fallali@allali.ca

Notre dossier : 211-667-1

c.c. :     François Rolland, juge en chef de la Cour supérieure

Me Philippe Levasseur»

[Numérotation des paragraphes ajoutée pour référence ultérieure]

QUESTION EN LITIGE 

[4]         En transmettant la lettre du 15 janvier 2015 à la juge Karen Kear-Jodoin, j.c.s., l’intimé a-t-il manqué à ses obligations de dignité, intégrité, honneur, respect, modération et courtoisie ainsi qu’à ses obligations de servir la justice, de soutenir l’autorité des tribunaux et de ne pas porter préjudice à l’administration de la justice?

CONTEXTE

[5]         Le client de l’intimé fait l’objet de 123 chefs d’infraction déposés en décembre 2010 par l’Autorité des marchés financiers (AMF) en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières.

[6]         Il est prévu qu’il subisse son procès devant le juge de paix magistrat Marc Renaud de la Cour du Québec du 22 septembre au 3 octobre 2014. Le client de l’intimé présente toutefois une requête en récusation du juge Renaud en juin 2013 au motif qu’il a déjà été à l’emploi de l’AMF quelques années auparavant. Sa requête est rejetée.

[7]         Le client dépose une demande de révision judiciaire devant la Cour supérieure en octobre 2013. C’est une jeune avocate du cabinet de l’intimé, Me Chloé De Lorimier, qui plaide cette demande devant Madame la juge Karen Kear-Jodoin, j.c.s., le 25 avril 2014. L’affaire est prise en délibéré le même jour.

[8]         Le 9 janvier 2015, l’avocat de l’AMF écrit au juge en chef de la Cour supérieure, François Rolland, j.c.s., avec copie à l’intimé, pour l’informer du délibéré et lui demander si un jugement sera rendu dans un avenir rapproché, en offrant sa collaboration et celle de l’intimé si nécessaire.

[9]         Le 13 janvier 2015, la juge Kear-Jodoin rend son jugement et rejette la demande de révision judiciaire. Ce jugement est rédigé en anglais.

[10]      Le 15 janvier 2015, l’intimé envoie à la juge Kear-Jodoin la lettre qui fait l’objet de la présente plainte et dans laquelle il demande, entre autres, une version française du jugement qu’il reçoit dès le lendemain. Le juge en chef Rolland et l’avocat de l’AMF sont mis en copie conforme de la lettre.

 

LA PREUVE

[11]      Le syndic adjoint ne présente aucun témoin et dépose une preuve documentaire, de consentement avec l’intimé, comportant neuf pièces, dont :

P-4 :        Transcription de la conclusion de l’audience du 25 avril 2014.

P-5 :        Lettre de l’avocat de l’AMF au juge en chef Rolland, j.c.s.

P-6 :        Jugement en anglais de la juge Kear-Jodoin, j.c.s., du 13 janvier 2015.

P-7 :        Lettre de l’intimé du 15 janvier 2015 à la juge Kear-Jodoin, j.c.s.

P-8 :        Échanges de correspondance entre le syndic adjoint et l’intimé.

[12]      La transcription de la conclusion de l’audience du 24 avril 2015, dans le dossier 505-17-006896-130, présidée par la juge Kear-Jodoin se lit ainsi :

« LA COUR (L’HON.KAREN KEAR JODOIN, J.C.S.) :

Je vais vous dire immédiatement que le jugement que je vais rendre, ça va être en anglais.

Me CHLOÉ DE LORIMIER,

pour le requérant :

Oui.

LA COUR :

Vous pouvez demander une traduction, n’hésitez pas de faire une petite note et je vais assurer que le jugement va être…

Me PHILIPPE LEVASSEUR,

pour la mise en cause :

Non, mais c’est correct.

LA COUR :

… traduit.

Me PHILIPPE LEVASSEUR :

C’est correct.

LA COUR :

Alors, mais comme j’ai dit, je n’ai aucun problème. Ça va prendre un peu de temps, je peux vous dire maintenant. J’ai plusieurs jugements à faire, je veux lire toute la jurisprudence, je veux bien être au courant de toute la jurisprudence et je vais faire de mon mieux de rendre un jugement le plus vite possible. Et je vous remercie parce que le travail des deux (2), c’était vraiment incroyable. J’ai appris beaucoup et je vais faire mon travail maintenant. Alors, merci beaucoup.

Me CHLOÉ DE LORIMIER :

Merci.

Me PHILIPPE LEVASSEUR :

Merci à vous.

LA COUR :

Et bonne fin de semaine.

Me CHLOÉ DE LORIMIER :

Pareillement.

LA COUR :

Reposez un peu, vous avez travaillé très fort. Et je vais travailler cette fin de semaine. Et merci.

Me CHLOÉ DE LORIMIER :

Merci. »

[13]      Dans sa lettre du 9 janvier 2015 adressée au juge en chef Rolland, l’avocat de l’AMF explique que le client de l’intimé a déposé une requête en arrêt des procédures le 18 septembre 2014 invoquant les délais pré-inculpatoires et post-inculpatoires, dont ceux en lien avec le délibéré de la juge Kear-Jodoin. Il mentionne également que le 22 septembre 2014 le juge Renaud a suspendu l’audition pénale par déférence pour la Cour supérieure jusqu’à ce que jugement soit rendu sur la demande en révision judiciaire de sa décision de ne pas se récuser.

[14]      Il termine sa lettre en ces termes :

« Ainsi, à ce jour, le délibéré quant à la Requête est de plus de 8 mois et l’audition du dossier pénal est constamment remise dans l’attente d’un jugement sur la Requête.

Avec le plus grand respect, et tout en étant conscient de la charge de travail importante inhérente à la fonction de juge, nous vous soumettons la présente situation afin de savoir si un jugement sur la Requête pourra être rendu dans un avenir rapproché ou, le cas échéant, si nous pouvons apporter notre collaboration d’une quelconque manière pour contribuer en ce sens. Si vous le croyez nécessaire, nous nous rendrons disponibles pour en discuter (en présence de notre confrère), et de la façon que vous jugerez la plus convenable. »

[15]      Quelques jours plus tard, soit le 13 janvier 2015, le jugement est rendu sans que la preuve ne révèle si le juge en chef Rolland est intervenu auprès de la juge Kear-Jodoin.

[16]      Le 15 janvier 2015, l’intimé écrit à la juge Kear-Jodoin et met en copie l’avocat de l’AMF et le juge en chef Rolland d’où la présente plainte.

[17]      Lors de son enquête, le syndic adjoint demande des explications à l’intimé sur la teneur et le ton de sa lettre. Après quelques échanges de correspondance, l’intimé répond aux demandes d’explications du syndic adjoint sur des extraits précis de sa lettre dans un courriel du 5 février 2015[2]:

Paragraphe (3)

«1.  « Il aura fallu plus de» : cet extrait est un simple fait, qui fait état des étapes au dossier (il ne s’agit certainement pas d’une plainte ou d’une doléance car les délais sont tout à l’avantage de notre client qui est en défense d’une accusation pénale)

Paragraphe (6)

2.      « Dans ces circonstances, nous comprenons mal » : cet extrait explique (et introduit) que nous ne comprenions pas pourquoi dans ce dossier un jugement anglophone fut rendu.

Paragraphe (7)

3.      « La présente a pour but » : cet extrait explique et introduit l’objet même de la lettre et vise à savoir si une raison particulière avait mené à un jugement en anglais (peut-être la juge avait-elle une explication que nous ne pouvons savoir).

Paragraphe (9)

4.      « Bien que nous ne comprenions pas » : cet extrait introduit un paragraphe en établissant que nous ne connaissions pas le procédé par lequel un avocat peut écrire au juge en chef pour obtenir un jugement attendu. (comme l’a fait notre confrère au dossier). »

[Voir numérotation des paragraphes ajoutée pour référence ultérieure]

[18]      Le 12 mars 2015, le syndic adjoint décide de déposer la présente plainte.

[19]      Le 2 avril 2015, à la suite de la parution récente d’articles dans différents médias dénonçant le dépôt d’une plainte disciplinaire contre l’intimé pour avoir demandé un jugement en français, le syndic adjoint envoie la correspondance suivante à l’intimé :

«Cher confrère,

La présente lettre fait suite à notre entretien téléphonique du 2 avril 2015.

Je confirme par la présente votre assurance à l’effet que ni vous, ni quiconque de votre entourage, n’a dévoilé l’existence et le contenu de la plainte disciplinaire logée contre vous en regard de la lettre que vous avez adressée à Madame la Juge Kear-Jodoin, j.c.s.

Ceci étant dit, nous vous réitérons que, bien évidemment, vous n’êtes point accusé d’avoir requis une version française d’un jugement, mais bien plutôt d’avoir, en ce faisant, rédiger une lettre à l’attention de Mme la Juge Kear-Jodoin qui, dans sa forme et son contenu, est dérogatoire.

Afin d’être de la plus grande candeur et transparence possible à votre endroit, nous vous réitérons aussi que selon nous, un membre du Barreau placé dans la même situation n’aurait eu à écrire qu’une lettre d’à peine au plus une phrase demandant simplement qu’une version française du jugement soit préparée, sans y ajouter des commentaires, des remarques, des critiques, pour ne pas dire des jugements de valeur, sinon même des accusations.

Enfin, veuillez bien attentivement écouter les enregistrements de la fin de l’audition au mérite devant Madame la Juge Kear-Jodoin, j.c.s. qui révèlent qu’elle a clairement annoncé son intention de rédiger son jugement en langue anglaise, sans objection aucune des parties ou de leurs procureurs, et qu’elle a du même souffle tout aussi clairement indiqué que, sur simple demande à cet effet, elle s’assurerait qu’une version française soit préparée.

Le Conseil de discipline du Barreau du Québec, après avoir entendu la preuve et les arguments des deux (2) parties, décidera donc du sort ultime de la plainte en question.

Espérant le tout conforme, veuillez recevoir, cher confrère, l’expression de nos salutations distinguées.

(Signature de Me Jean-Michel Montbriand)

Me Jean-Michel Montbriand

Syndic adjoint

JMM/mm »

            [Nos soulignements]

[20]      L’intimé témoigne devant le Conseil, mais ne présente aucun autre témoin. Il produit une preuve documentaire comportant essentiellement des articles de journaux traitant de la plainte déposée contre lui incluant des opinions de lecteurs :

I-1 :     Article du Journal de Montréal du 1er avril 2015 : Honte au Barreau du Québec par Gilles Duceppe.

I-2 :     Article du Journal de Montréal du 5 avril 2015 : Le chat est sorti de la toge! par Gilles Duceppe.

I-3 :     Article du journal Le Devoir du 3 avril 2015 : Une demande de traduction irrite le juge en chef par Marci Bélair-Cirino.

I-4 :     Article de Droit-inc du 9 avril 2015 : Décision en anglais : le juge en chef s’explique par Céline Gobert.

I-5 :     Article de Droit-inc du 1er avril 2015 : Une décision en français svp par Agence QMI.

I-6 :     Article de Droit-inc du 17 avril 2015 : Une plainte contre le juge en chef Rolland par Agence QMI.

I-7 :     Courrier du 2 avril 2015 de Me Jean-Michel Montbriand (pièce P-8 g).

[21]      Le syndic adjoint soulève une objection quant à la pertinence de la preuve documentaire constituée d’articles de journaux et d’opinions de lecteurs. L’intimé prétend que cette preuve est recevable et que le Conseil doit tenir compte de la perception du public pour déterminer s’il y a faute déontologique. L’objection est prise sous réserve.

[22]      Lors de son témoignage, l’intimé relate au Conseil que le dossier du client est complexe et très prenant et qu’il a toujours considéré que celui-ci était une victime. Ce dossier lui tient à cœur.

[23]      La jeune avocate à qui il a confié le mandat de plaider la demande de révision judiciaire devant la juge Kear-Jodoin a aussi pris ce dossier à cœur.

[24]      Cette avocate a quitté le cabinet avant que le jugement ne soit rendu. Elle ne l’a jamais informé que le jugement serait rendu en anglais et que la juge les avait avisés que le délibéré serait long. Quant à ce dernier point, il dit qu’il vient tout juste d’en prendre connaissance avec la preuve présentée.

[25]      Il dit avoir été surpris par la lettre de l’avocat de l’AMF au juge en chef Rolland. Il a perçu cette correspondance comme une intrusion de l’avocat de l’AMF dans le délibéré. Il en a été « choqué ».

[26]      Il a ensuite été « choqué » de recevoir un jugement en anglais alors que son client est francophone.

[27]      Il dit avoir trouvé difficile la couverture médiatique et avoir refusé des entrevues radiophoniques.

[28]      Il se souvient d’avoir donné des commentaires à un journaliste du Devoir, mais dit ne pas se souvenir si c’était avant ou après que la plainte soit déposée. Il souligne que sa lettre a été rendue publique et déposée à l’Assemblée nationale.

[29]      Il se rétracte ensuite pour dire que l’entrevue accordée au Devoir était probablement après la réception de la plainte.

 

ARGUMENTATION DES PARTIES

Le syndic adjoint

[30]      Dans un premier temps, le syndic adjoint mentionne que la couverture de presse concernant la plainte déposée contre l’intimé a débuté le 1er avril 2015 alors que cette plainte n’était pas accessible au public avant le 7 juillet 2015, date de l’audition sur la requête en rejet de plainte et en arrêt des procédures fixée lors de l’appel du rôle du 29 avril 2015.

[31]      Il précise que la lettre concernée était annexée à la plainte.

[32]      Conformément à l’engagement qu’il avait pris, le syndic adjoint a communiqué à l’intimé la doctrine et la jurisprudence au soutien de la plainte avant l’audition sur culpabilité fixée au 15 mars 2016 à la suite du rejet de la requête en rejet de plainte et en arrêt des procédures.

[33]      Le syndic adjoint expose le fait que l’intimé a reçu un jugement en anglais pour une affaire qu’il n’a pas plaidé et pour laquelle il n’était pas présent à l’audition.

[34]      L’intimé ignore les échanges qui ont eu lieu lors de l’audition concernant la langue dans laquelle le jugement serait écrit. Il ne fait aucune vérification à cet égard lorsqu’il reçoit le jugement en anglais.

[35]      Il souhaite un jugement en français, ce qui est tout à fait légitime. L’article 9 de la Charte de la langue française a codifié le droit à l’obtention d’un jugement en français sans avoir à assumer les frais de traduction.

[36]      Le syndic adjoint dit qu’il a appris lors de l’audition devant le Conseil que l’intimé était « choqué » de recevoir un jugement en anglais, alors qu’il ne l’avait pas mentionné lors de l’enquête.

[37]      Il plaide que cette réaction est injustifiée dans les circonstances de l’affaire.

[38]      Il déplore le fait que l’intimé a choisi d’écrire directement à la juge plutôt que de téléphoner ou écrire à son adjointe pour demander la traduction du jugement en français. Il écrit à la Juge Kear-Jodoin une lettre inutilement longue pour une demande de traduction.

[39]      Le syndic adjoint passe en revue la lettre de l’intimé et souligne particulièrement le libellé du 3e paragraphe qu’il qualifie d’inutile en plus de constituer une critique sur la longueur du délibéré invoquant qu’il a été nécessaire que le juge en chef Rolland, intervienne pour que la juge Kear-Jodoin rende jugement.

[40]      Nous rappelons le libellé de ce 3e paragraphe :

(3)        Il y aura fallu plus de 9 mois et l'intervention du juge en chef pour qu'enfin monsieur Caya puisse être fixé sur son sort dans un dossier qui évidemment a de grandes répercussions dans sa vie. 

[41]      Il réfère ensuite aux 6e et 7e paragraphes de la lettre qui mentionnent :

(6)        Dans ces circonstances, nous comprenons mal ce qui a pu faire en sorte qu'un jugement entièrement en anglais puisse être rendu, et que monsieur Caya ne soit pas en mesure de lire un jugement qui scelle une partie importante de ce dossier sans l'intermédiaire de quelqu'un pour lui traduire le contenu du jugement.

(7)        La présente a donc pour but de vous demander si quelque chose de particulier a stimulé ou fait en sorte que, dans les circonstances, un jugement en anglais ait été rendu dans le dossier de monsieur Caya.

[42]      Quant au 7e paragraphe, le syndic adjoint argue que l’intimé demande à la juge Kear-Jodoin de se justifier et précise que l’emploi du mot « stimulé » est tout à fait inapproprié.

[43]      Le syndic adjoint réfère aussi au 9e paragraphe dans lequel l’intimé revient sur la longueur du délibéré et l’intervention du juge en chef:

(9)        Bien que nous ne comprenions pas tout à fait le processus qui a mené à un jugement quelques jours après une lettre de notre confrère au juge en chef et présumément (sic), l'intervention de celui-ci auprès de vous (alors que le jugement était en délibéré pendant 262 jours), nous nous devons de présumer que c'est l'intervention du juge en chef de la Cour supérieure qui a fait en sorte que nous ayons reçu un jugement 3 jours après cette intervention. 

[44]      Le syndic adjoint plaide que le ton de la lettre est inapproprié et les mots mal choisis. L’insistance, la critique et les insinuations utilisées par l’intimé dans cette lettre, tant pour la langue du jugement que pour la longueur du délibéré, démontrent un manquement à la dignité et à l’honneur de la profession ainsi qu’un manque de modération et de courtoisie.

[45]      Il soumet que cette lettre contrevient aux dispositions des articles 2.00.01 et 2.01.01 du Code déontologie des avocats. Il précise privilégier une condamnation sous l’article 2.00.01.

[46]      Il ajoute que contrairement à l’affaire Doré[3], il ne s’agit pas d’une lettre privée puisque l’intimé en a transmis une copie au juge en chef Rolland et à l’avocat de l’AMF.

[47]      Il dépose ensuite un cahier d’autorités qu’il commente. Le Conseil en traitera plus particulièrement dans le cadre de son analyse.

[48]      Il invite le Conseil à consulter le Code de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada[4] comme outil d’interprétation et non comme règles applicables comme l’a fait la Cour suprême dans l’arrêt Davey[5] concernant le processus de sélection de jurés. Il réfère également le Conseil au Guide de courtoisie professionnelle du Barreau de Montréal 2006 et au Code de déontologie de l’Association du Barreau canadien[6] dont les normes exposées sont considérées comme un important énoncé de principes par la Cour suprême dans l’arrêt Succession McDonald[7].

[49]      Il plaide qu’un avocat, en tant qu’officier de justice, ne doit jamais chercher à porter atteinte à l’autorité du tribunal ni à en diminuer l’autorité[8] ou jeter un discrédit sur l’administration de la justice. Il doit agir avec objectivité et modération face au juge et demeurer sincère, courtois et respectueux [9].

L’intimé

[50]      L’intimé plaide que l’opinion du public est importante pour décider du sort de la plainte, car le but du processus disciplinaire est la protection du public.

[51]      Il ajoute que la plainte est une erreur et qu’elle est basée sur un sujet « explosif », soit le droit d’obtenir un jugement en français.

[52]      Il argue que les termes utilisés dans sa lettre étaient polis et respectueux et que le problème dans le présent dossier est la plainte et non sa lettre. Il est d’avis que le syndic adjoint a eu « la gâchette sensible ».

[53]      Il plaide que le public considère sa lettre correcte.

[54]      Il juge que les décisions soumises par le syndic adjoint ne sont aucunement comparables aux faits de la présente cause et il est certain qu’il n’existe pas de causes similaires puisque la plainte est sans fondement.

[55]      Il est d’avis qu’il ne critique pas les délais du délibéré en soi dans sa lettre. Il précise que sa lettre résulte d’une combinaison de deux choses : le temps qu’a pris la juge Kear-Jodoin à rendre son jugement et le fait que celui-ci soit rendu en anglais malgré le temps écoulé. Il dit qu’il se serait attendu à un jugement en français vu la longueur du délibéré.

[56]      Il réitère qu’il ignorait que la juge Kear-Jodoin avait annoncé qu’elle rendrait son jugement en anglais et que le délibéré serait long.

[57]      Il plaide la liberté d’expression et que l’obligation de soutenir les tribunaux ne devrait pas devenir une muselière pour les avocats.

[58]      Il réfère le Conseil au jugement de la Cour d’appel du Manitoba dans Histed v. Law Society of Manitoba[10] traitant du juste équilibre entre la liberté d’expression et la nécessité de contrôler la conduite des professionnels. Dans cette affaire, on reprochait à un avocat d’avoir indiqué, dans un échange de correspondance avec un confrère, au sujet du choix d’un juge pour entendre leur litige que « [Justice A], frankly, is a bigot ».

[59]      L’intimé soutient que le Conseil doit faire une analyse rationnelle dans le contexte particulier du présent dossier, d’où l’importance, à son avis, de l’opinion du public.

[60]      Il plaide qu’un avocat a le droit de critiquer un juge dans la mesure où il le fait avec respect. Il soumet qu’il n’a pas critiqué le jugement rendu même si son client avait perdu et qu’il s’est adressé à la juge Kear-Jodoin correctement.

[61]      Relativement à l’utilisation du mot « stimulé » au 7e paragraphe de sa lettre, il dit qu’il aurait peut-être dû le remplacer par « motivé ». Il admet que cela revient tout de même à demander des justifications, mais ajoute que, si la juge Kear-Jodoin lui avait répondu qu’elle avait annoncé qu’elle rendrait son jugement en anglais, on n’en serait pas là et le dossier serait clos.

[62]      Il réfère ensuite à la décision Walsh[11] pour souligner que le plaignant a le fardeau de présenter une preuve claire, convaincante et de haute qualité établissant que l’intimé a commis l’infraction qui lui est reprochée.

[63]      Il souligne également le passage de cette décision du Tribunal des professions qui reprend les enseignements énoncés dans Architectes c. Duval[12] quant à la distinction entre le comportement souhaitable et le comportement acceptable, la faute déontologique se situant en-dessous du comportement acceptable.

[64]      L’intimé en conclut que, si le public trouve sa lettre acceptable, le Conseil ne peut en décider autrement. Si sa lettre n’était pas souhaitable, elle n’était certainement pas inacceptable.

[65]      Il souligne que l’avocat de l’AMF n’a pas fait l’objet d’une plainte malgré sa lettre au juge en chef.

[66]      S’appuyant sur l’arrêt Doré[13] de la Cour suprême du Canada, l’intimé soumet qu’un avocat a le droit de critiquer un juge pourvu qu’il ne dépasse pas les normes de civilité. Il faut alors tenir compte du droit à la liberté d’expression et des avantages que procure à l’ensemble de la population l’exercice par les avocats du droit de s’exprimer au sujet du système de justice en général et au sujet des juges en particulier.

[67]      Il indique que les avocats ont même le devoir de critiquer les juges et que cela n’est pas en soi indigne et peut être constructif.

[68]      Lorsque le Conseil lui demande s’il considère que sa critique était constructive, il répond « probablement » après quelques hésitations.

[69]      Il indique qu’on ne peut comparer sa lettre à celle de l’avocat Doré au juge Boilard.

[70]      Il argue que le Conseil doit tenir compte des circonstances et du contexte entourant la transmission de la lettre à la juge Kear-Jodoin soit qu’il était très choqué, qu’il ne comprenait pas pourquoi la juge avait rendu un jugement en anglais, mais qu’il n’était pas en colère.

[71]      Il ajoute qu’il pouvait critiquer la juge Kear-Jodoin pour avoir rendu un jugement en anglais et que, si on considère que cela n’était pas souhaitable, cela demeure dans les limites des enseignements de la Cour suprême. Il explique la transmission de la lettre au juge en chef par l’existence de celle de l’avocat de l’AMF.

[72]      Il conclut en disant qu’un avocat peut faire des demandes à un juge comme il l’a fait, tant qu’il ne s’ingère pas dans le processus décisionnel.

 

Réplique du syndic adjoint

[73]      En réplique, le syndic adjoint plaide que la protection du public ne se mesure pas avec l’opinion publique et qu’un avocat doit jouer son rôle avec respect, politesse et courtoisie.

[74]      Il reproche à l’intimé de s’être permis d’interpeller la juge Kear-Jodoin alors qu’il n’avait pas fait ses devoirs de vérification avant de lui écrire. S’il ne savait pas que la juge avait annoncé à la fin de l’audition qu’elle rendrait son jugement en anglais, il n’a qu’à se blâmer.

[75]      De plus, il mentionne que l’intimé n’a pas écouté l’enregistrement de l’audition et n’a pas lu la transcription des propos de la juge avant l’audition alors que cela lui a été communiqué depuis des mois. Il affirme que l’intimé fait preuve de légèreté.

[76]      Il souligne que nous ne sommes pas dans un cas où l’avocat veut défendre les droits de son client.

[77]      Il se dit surpris que l’intimé puisse prétendre que sa lettre va changer les choses.

[78]      Il soumet que l’avocate aurait certainement pu mentionner immédiatement à la juge Kear-Jodoin qu’elle souhaitait avoir la traduction du jugement lorsque celle-ci a eu la délicatesse d’annoncer aux parties qu’elle rendrait son jugement en anglais.

 

ANALYSE

[79]      Il est reproché à l’intimé d’avoir contrevenu aux articles 2.00.01 et 2.01.01 du Code de déontologie des avocats ainsi qu’à l’article 59.2 du Code des professions par la lettre qu’il a transmise à la juge Kear-Jodoin le 15 janvier 2015. Ces dispositions sont ainsi libellées :

2.00.01.  L'avocat doit agir avec dignité, intégrité, honneur, respect, modération et courtoisie.

2.01.01.  L'avocat doit servir la justice. Il doit soutenir l'autorité des tribunaux. Il ne peut agir de façon à porter préjudice à l'administration de la justice. Il ne peut notamment faire une déclaration publique de nature à nuire à une affaire pendante devant un tribunal.

59.2. Nul professionnel ne peut poser un acte dérogatoire à l'honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l'ordre, ni exercer une profession, un métier, une industrie, un commerce, une charge ou une fonction qui est incompatible avec l'honneur, la dignité ou l'exercice de sa profession.

[80]      Le syndic adjoint reproche à l’intimé le ton et la teneur de cette lettre alors que les médias ont erronément compris qu’il lui reprochait d’avoir demandé un jugement en français.

[81]      Le lendemain de la parution de plusieurs articles de journaux, le syndic adjoint précise d’ailleurs à l’intimé tant verbalement que par écrit que : « bien évidemment, vous n’êtes point accusé d’avoir requis une version française d’un jugement, mais bien plutôt d’avoir, en ce faisant, rédiger une lettre à l’attention de Mme la Juge Kear-Jodoin qui, dans sa forme et son contenu, est dérogatoire. »

[82]      Cela nous amène à traiter de l’objection du syndic adjoint quant à la production de ces articles de journaux et des commentaires de divers lecteurs pour défaut de pertinence.

[83]      Comme le souligne les juges Pierre Tessier, j.c.s., et Monique Dupuis, j.c.q., dans leur texte « Les qualités et les moyens de preuve »[14] :

La pertinence dépend du but et de l’objet de la preuve. «La pertinence et la valeur probante doivent être déterminées dans le contexte du but visé par la preuve produite. L’élément de preuve qui est pertinent et probant à l’égard d’une question peut ne pas l’être à l’égard d’une autre58.

__________________

58 R. c. Osolin,  [1993] 4 R.C.S. 595, 666, EYB 1993-67115, j. Cory.

[84]      L’intimé tient à la production de ces articles et commentaires afin que le Conseil prenne en compte les opinions émises par les médias et le public pour l’acquitter de l’infraction qui lui est reprochée au motif que la considération principale d’une plainte disciplinaire est la protection du public. Il fait ainsi une corrélation entre l’opinion publique et la protection du public.

[85]      Le Conseil ne partage pas ce raisonnement. Le Conseil a compétence exclusive en vertu de l’article 116 du Code des professions pour décider si un avocat a manqué à ses obligations déontologiques.

[86]      Conséquemment, les articles de journaux et commentaires de lecteurs ne peuvent être admis en preuve pour la véracité ou l’exactitude de leur contenu. Ils n’ont donc pas de pertinence à cet égard.

[87]      Cependant, ces articles et commentaires font partie de la trame factuelle de ce dossier. Leur existence a suscité des réactions et des commentaires tant de la part de l’intimé que du syndic adjoint que le Conseil n’a pas à ignorer. Ils démontrent de plus l’intérêt que la presse et le public portent à la conduite des avocats envers l’administration de la justice. Le Conseil les juge donc admissibles pour faire la preuve du fait de leur existence. L’objection est donc rejetée.

[88]      Cela dit, le Conseil doit décider si les propos de l’intimé dans sa lettre à la juge Kear-Jodoin ont outrepassé la norme de modération et de dignité généralement acceptée et acceptable, telle qu’enseignée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Doré[15].

[89]      On se souviendra que, dans cette affaire, Me Doré avait transmis une lettre au juge Boilard à titre privé pour se plaindre de son attitude lorsqu’il avait défendu les droits d’un de ses clients.

[90]      Sans vouloir comparer les faits de cette cause à ceux du présent dossier ni en faire un étalon de mesure, il est pertinent d’examiner les principes qui ont guidé le Conseil de discipline dans sa décision, confirmée par la Cour suprême.

[91]      Le Conseil de discipline[16] s’exprime ainsi avant de conclure à la culpabilité de l’avocat :

[49]       Si la politesse doit exister entre confrères, elle doit également se retrouver dans les communications entre les avocats et les juges;

[50]       L’insulte, qui se veut personnelle et privée de la part de l’insultant, peut devenir publique en raison de la personne et de la fonction occupée par l’insulté;

[51]       L’intimé savait, ou aurait dû savoir, que la lettre qu’il transmettait à l’honorable Boilard serait portée à la connaissance de la juge en chef de la Cour supérieure;

[…]

[68]       Dans la poursuite de la défense des droits d’un client, l’avocat doit pouvoir jouir d’une totale liberté et indépendance;

[69]       Le Comité reconnaît le droit à un avocat de répondre à des critiques ou des remarques qui lui sont adressées par un juge;

[70]       Ce droit ne prête à aucune concession lorsqu’il est question de défendre les droits des individus devant les tribunaux;

[71]       Ce droit n’est cependant pas illimité;

[72]       Un avocat est un officier de justice qui collabore à l’administration de la justice;

[73]       L’avocat jouit d’un privilège exclusif de pouvoir représenter des individus devant les tribunaux;

[74]       Ce privilège est assujetti à certaines règles et conditions dont celle lui imposant le devoir d’agir, en tout temps, avec dignité et modération;

[…]

[Nos soulignements]

[92]      Traitant du droit à la liberté d’expression de l’avocat, le Conseil de discipline juge que le Code de déontologie des avocats constitue une atteinte raisonnable et justifiée à ce droit dans une société libre et démocratique[17].

[93]      Dans le cadre de son analyse, la Cour suprême[18] revient sur l’importance de la mise en balance proportionnée de la liberté d’expression et de la nécessité d’assurer la civilité dans l’exercice de la profession juridique. La Cour précise que l’avocat est tenu d’exprimer ses opinions avec une retenue pleine de dignité.

[94]      Déjà en 1996, le Conseil de discipline du Barreau, dans l’affaire Belliard[19], s’exprimait ainsi quant à la retenue dont doit faire preuve un avocat :

« L’avocat, lors de la rédaction d’une procédure judiciaire, doit toujours tenir compte qu’il est un officier de justice qui a l’obligation de soutenir l’autorité des tribunaux. Cela ne veut pas dire qu’il ne doit, dans la défense de son client, souligner certaines situations, au contraire, mais il doit choisir les mots pour le faire. »

[Notre soulignement]

[95]      En 2002, dans l’affaire Dury[20], le Conseil de discipline rappelle que la liberté d’expression d’un avocat a ses limites.

[96]      Le Code de déontologie des avocats vient ainsi restreindre la liberté de parole des avocats confrontée à d’autres valeurs plus puissantes. L’avocat ne pouvait donc écrire au juge comme il l’a fait. Même s’il défendait les droits de son client dans le cadre d’une demande de remise en liberté, il ne pouvait se plaindre au juge de la durée de son délibéré.

[97]      Rappelons que l’intimé ne se porte pas à la défense de son client lorsqu’il écrit à la juge Kear-Jodoin. Le jugement est rendu et le dossier retourne au juge Renaud pour le procès pénal. À ce stade, tout ce que l’intimé a à faire pour son client est de demander la traduction du jugement. Dans ce contexte, la liberté d’expression de l’intimé est encore plus limitée.

[98]      Dans l’affaire Giannis[21], l’avocat faisait l’objet d’une plainte pour avoir écrit une lettre à la juge Marie-Christine Laberge, j.c.s., durant son délibéré pour lui demander de rendre jugement en mentionnant que le délibéré avait assez duré, qu’elle devait donné raison à son client et qu’elle ne devait pas abuser de son autorité envers ce dernier et lui-même. Outre l’intrusion inappropriée dans le délibéré, contrevenant ainsi au principe de l’indépendance du décideur et de son autonomie décisionnelle, l’intimé avait contrevenu à ses obligations de respect de la magistrature et de soutien des tribunaux, ses propos manquant définitivement de respect, de modération et de courtoisie.

[99]      Le principe de l’autonomie décisionnelle assure le public que le juge est libre de toute contrainte et de toute pression quand il doit réfléchir au sort d’un dossier dont il est saisi. Personne ne peut s’immiscer dans le délibéré d’un juge, étape totalement confidentielle et pour laquelle un juge ne peut jamais être appelé à témoigner[22].

[100]   Incidemment, l’avocat qui demande des justifications au juge sur la durée de son délibéré ainsi que sur le choix de la langue dans laquelle le jugement est écrit commet aussi une brèche importante à cette étape confidentielle du processus décisionnel.

[101]   De surcroît, tout avocat doit savoir que le devoir de réserve d’un juge lui commande de rester silencieux à des demandes d’explications ou des commentaires formulés à son égard par toute personne.

[102]   L’intimé s’est dit « choqué » de recevoir un jugement en anglais. Malgré une telle réaction, « rien ne peut justifier un avocat de manquer de courtoisie et de civilité dans l’exercice de la profession », comme le souligne le Conseil de discipline du Barreau dans l’affaire Delisle[23].

[103]   La Cour suprême en est venue à la même conclusion dans l’affaire Doré. À cet égard, le Conseil fait siens les propos de l’Honorable juge Abella lorsqu’elle écrit ceci :

[68] Les avocats sont susceptibles d’être critiqués et de subir des pressions quotidiennement.  Le public, au nom de qui ils exercent, s’attend à ce que ces officiers de justice encaissent les coups avec civilité et dignité.  Ce n’est pas toujours facile lorsque l’avocat a le sentiment qu’il a été injustement provoqué comme en l’espèce.  Il n’en demeure pas moins que c’est précisément dans les situations où le sang froid de l’avocat est indûment testé qu’il est tout particulièrement appelé à adopter un comportement d’une civilité transcendante.  Cela étant dit, on ne peut s’attendre à ce que les avocats se comportent comme des eunuques de la parole.  Ils ont non seulement le droit d’exprimer leurs opinions librement, mais possiblement le devoir de le faire.  Ils sont toutefois tenus par leur profession de s’exécuter avec une retenue pleine de dignité. 

[69] Un avocat qui critique un juge ou le système judiciaire n’est pas automatiquement passible d’une réprimande.  Comme nous en avons discuté, une telle critique, même exprimée sans ménagement, peut être constructive.  Cependant, dans le contexte d’audiences disciplinaires, une telle critique sera évaluée à la lumière des attentes raisonnables du public quant au professionnalisme dont un avocat doit faire preuve.  Comme l’a conclu le Comité de discipline, la lettre de Me Doré ne satisfait pas à ces attentes.  Son mécontentement à l’égard du juge Boilard était légitime, mais la teneur de sa réponse ne l’était pas.

[Nos soulignements]

[104]   Le droit d’obtenir la traduction du jugement ne peut justifier la démarche de l’intimé qui demande à la juge d’expliquer pourquoi elle a rendu son jugement en anglais sur un ton réprobateur :

[extraits de la lettre]

(6)  Dans ces circonstances, nous comprenons mal ce qui a pu faire en sorte qu'un jugement entièrement en anglais puisse être rendu, et que monsieur Caya ne soit pas en mesure de lire un jugement qui scelle une partie importante de ce dossier sans l'intermédiaire de quelqu'un pour lui traduire le contenu du jugement.

 

(7)  La présente a donc pour but de vous demander si quelque chose de particulier a stimulé ou fait en sorte que, dans les circonstances, un jugement en anglais ait été rendu dans le dossier de monsieur Caya.

 

[Nos soulignements]

[105]   L’intimé prétend qu’il a le droit et le devoir de critiquer les juges et l’administration de la justice.

[106]   Même s’il est vrai qu’un avocat peut présenter certaines critiques à l’égard du système judiciaire, encore faut-il qu’il le fasse de bon ton, dans le plus grand respect et dans un esprit constructif. La Cour d’appel du Manitoba dans l’affaire Histed[24] s’exprime ainsi à ce sujet :

« The judiciary should be open to criticism, but to operate effectively, the legal system must operate with some degree of civility and respect. Criticism must be within certain parameters. Lawyers are required by the Code to avoid the use of abusive or offensive statements, irresponsible allegations of partiality, criticisms that are petty or intemperate and communications that are abusive, offensive or inconsistent with the proper tone of a professional communication. »

[107]   Dans l’affaire Drolet-Savoie[25], une avocate est déclarée coupable d’avoir manqué de modération pour avoir tenu des propos inconvenants sur le mode de fonctionnement de la division de la Chambre de la jeunesse et de ses différents intervenants lors d’une entrevue avec un journaliste du Journal de Montréal en contravention des articles 2.00.01 et 2.01.01 du Code de déontologie des avocats. Le Conseil de discipline s’exprime ainsi :

«[97] Ces propos de l’intimée constituent purement et simplement une critique négative qui est de nature à laisser croire au lecteur que la Chambre de la jeunesse est un tribunal partial où les parents ne sont pas entendus avec objectivité et impartialité et que leurs chances de succès sont à toutes fins pratiques nulles ou aussi faibles que celles qu’ils ont de battre deux, voire même trois « Goliath »;

[98] Jeter le discrédit sur un tribunal ou laisser planer un doute sur son objectivité et son intégrité ainsi que sur celle des avocats qui y œuvrent régulièrement ne sont pas des propos que le public est en droit de s’attendre d’un avocat; »

[Nos soulignements]

[108]   Me Racicot[26], quant à lui, s’était permis de critiquer le juge Babin, dans un article intitulé « L’agriculture au Québec : esclavage d’un type nouveau », qualifiant son jugement de « réflexe d’aveuglement volontaire pour satisfaire le milieu de la nomentlature [sic] agricole que représente l’UPA et ses structures affiliées et le ministre de l’agriculture. » Par cette phrase contenue dans un texte de 92 pages, le Conseil de discipline considère que l’intimé a porté atteinte à l’intégrité des tribunaux et indique :

« [61] De telles insinuations, écrites par un avocat, sont de nature à jeter dans le public un discrédit sérieux sur les tribunaux; »

[109]   Le Tribunal des professions[27] a confirmé cette décision affirmant que le jugement de la Cour suprême dans Doré suffisait pour disposer de l’affaire et que :

« [52] Dans les circonstances, bien que cette affaire ne présente pas le degré de vitupération contenu dans la lettre de l’avocat Doré, on ne peut prétendre que la conclusion du Conseil est le fruit d’une mise en balance déraisonnable du droit de l’appelant à la liberté d’expression, d’une part, et des objectifs visés par la loi, d’autre part. »

[110]   Dans l’affaire Gélinas[28], l’avocat critique sévèrement un membre du Tribunal administratif du Québec (TAQ) dans une lettre adressée au président du TAQ. Cette lettre se voulait une communication de nature administrative dans le but d’améliorer le fonctionnement du TAQ quant à la fixation des dates d’audition et des appels du rôle. Cela a cependant eu comme résultat que le membre du TAQ en question s’est dessaisi du dossier dans lequel occupait cet avocat dénonçant une ingérence inadmissible dans le processus de délibéré à venir. L’avocat est ainsi déclaré coupable d’avoir fait défaut de soutenir l’autorité des tribunaux.

[111]   L’intimé prétend que sa lettre était polie et respectueuse et que les lecteurs la jugeaient correcte.

[112]   Il plaide que le problème ici est la plainte disciplinaire qui a fait des vagues dans les journaux et non sa lettre.

[113]   Il dit par ailleurs ne pas avoir critiqué les délais du délibéré et a même écrit au syndic adjoint dans son courriel du 5 février 2015 qu’il n’avait pas intérêt à s’en plaindre car ils étaient à l’avantage de son client : « il ne s’agit certainement pas d’une plainte ou d’une doléance car les délais sont tout à l’avantage de notre client qui est en défense d’une accusation pénale »[29].

[114]   Pourtant, cette affirmation se conjugue mal avec le libellé de certains paragraphes de sa lettre qui insinuent le contraire :

(2)   L'audition devant vous a eu lieu en date du 25 avril 2014 et vous avez rendu jugement en date du 13 janvier 2015.

(3)   Il y aura fallu plus de 9 mois et l'intervention du juge en chef pour qu'enfin monsieur Caya puisse être fixé sur son sort dans un dossier qui évidemment a de grandes répercussions dans sa vie.

 

(9)   Bien que nous ne comprenions pas tout à fait le processus qui a mené à un jugement quelques jours après une lettre de notre confrère au juge en chef et présumément (sic), l'intervention de celui-ci auprès de vous (alors que le jugement était en délibéré pendant 262 jours), nous nous devons de présumer que c'est l'intervention du juge en chef de la Cour supérieure qui a fait en sorte que nous ayons reçu un jugement 3 jours après cette intervention.

[Nos soulignements]

[115]   Insister sur la durée du délibéré tant en nombre de mois qu’en nombre de jours ainsi que présumer de l’intervention du juge en chef pour que le jugement soit enfin rendu s’apparentent plutôt à une critique purement négative qu’à « un simple fait, qui fait état des étapes au dossier »[30].

[116]   Le Conseil ne voit pas dans le ton et la teneur de la lettre de l’intimé un quelconque esprit constructif. Les propos de l’intimé sont empreints de reproches et d’insinuations qui jettent un discrédit sur la juge Kear-Jodoin.

[117]   Ses demandes de justifications quant à la langue du jugement sont d’autant plus déplacées qu’elles sont faites alors que l’intimé aurait dû savoir que la juge Kear-Jodoin avait informé les parties au préalable que son jugement serait rendu en anglais et qu’elle ferait le nécessaire pour qu’il soit traduit sur demande. Il a agi de façon intempestive et sans avoir fait la moindre vérification.

[118]   L’article 9 de la Charte de la langue française prévoit d’ailleurs que tout jugement peut être traduit en français ou en anglais, selon le cas, à la demande des parties :

« 9. Tout jugement rendu par un tribunal judiciaire et toute décision rendue par un organisme exerçant des fonctions quasi-judiciaires sont traduits en français ou en anglais, selon le cas, à la demande d’une partie, par l’Administration tenue d’assumer les coûts nécessaires au fonctionnement de ce tribunal ou de cet organisme. »

1977, c. 5, a. 9; 1993, c. 40, a. 1.

[119]   Rappelons que l’intimé a reconnu avoir reçu la traduction du jugement dans les 24 heures suivant sa demande.

[120]   Un avocat doit se garder de critiquer un juge personnellement ou le blâmer pour un trait quelconque de son caractère ou de son comportement[31].

[121]   Le Conseil est d’avis que l’intimé a manqué de respect envers la juge Kear-Jodoin en l’interpellant comme il l’a fait. Il n’a pas agi avec dignité, modération et courtoisie.

[122]   La mise en balance de la liberté d’expression de l’intimé et ses devoirs déontologiques ne permettent pas de conclure autrement.

[123]   En tant qu’officier de justice, l’intimé se devait de soutenir l’autorité des tribunaux. L’intimé a manqué à son devoir.

[124]   Au lieu de collaborer avec l’administration de la justice[32], l’intimé a choisi de faire la leçon à la juge Kear-Jodoin.

[125]   Si tant est que l’intimé était de bonne foi dans sa démarche, rappelons qu’en matière disciplinaire il n’est pas nécessaire de démontrer que l’intimé avait l’intention (mens rea) de porter atteinte à l’administration du système judiciaire canadien[33].

[126]   En terminant, le Conseil juge utile de reproduire un extrait du texte de Me Jean Lanctôt enseigné à l’École du Barreau qui résume bien la conduite que doit avoir un avocat envers l’administration de la justice[34]:

« L’avocat, rouage important de l’administration de la justice, ne doit donc pas, par sa conduite, ses déclarations, voire son incompétence ou sa négligence, détruire ce respect et cette confiance que le public entretient de façon générale à l’égard de la justice.

  De l’attitude des avocats, individuellement ou collectivement, dépend l’opinion que se font les citoyens de la justice et du degré de respect qu’ils ont envers elle. On ne peut respecter ce que l’on méprise. L’avocat doit éviter de jeter quelque discrédit que ce soit sur l’administration de la justice.

[…]

[…] En tout temps l’avocat doit se rappeler qu’il est un officier de justice et maintenir une certaine objectivité et modération dans ses attitudes et paroles à l’égard du président du tribunal, de ses collègues et des témoins. […]

[…]

  La critique qu’un avocat peut se permettre à l’endroit de tout tribunal doit donc se faire dans le respect et la politesse la plus totale. […] »

[127]   Pour tous ces motifs, le Conseil reconnaît l’intimé coupable de la plainte telle que portée.

[128]   Conformément au principe interdisant les condamnations multiples en vertu de l’arrêt Kienapple[35], une suspension conditionnelle des procédures sera prononcée quant au renvoi à l’article 2.01.01 du Code de déontologie des avocats et à l’article 59.2 du Code des professions.

CONSÉQUEMMENT, LE CONSEIL, UNANIMEMENT :

DÉCLARE l’intimé coupable du seul chef reproché à la plainte en vertu de l’article 2.00.01 du Code de déontologie des avocats.

 

PRONONCE une suspension conditionnelle des procédures quant au renvoi à l’article 2.01.01 du Code de déontologie des avocats et à l’article 59.2 du Code des professions.

 

CONVOQUE les parties à une date à être fixée pour l’audition sur sanction

 

 

 

__________________________________

Me MARIE-JOSÉE CORRIVEAU

Présidente

 

__________________________________

Me LOUIS LEGAULT

Membre

 

__________________________________

Me HÉLÈNE LEDUC

Membre

 

 

 

MJean-Michel Montbriand, syndic adjoint du Barreau du Québec

Partie plaignante

 

Me Frédéric Allali

Partie intimée

 

Date d’audience :

   15 mars 2016


Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Allali

                                                2017 QCCDBQ 015

 

 
CONSEIL DE DISCIPLINE

BARREAU DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

 

N°:

06-15-02911

 

DATE :

   6 mars 2017           

 

______________________________________________________________________

 

LE CONSEIL :

Me MARIE-JOSÉE CORRIVEAU

Présidente

Me LOUIS LEGAULT

Membre

Me HÉLÈNE LEDUC

Membre

______________________________________________________________________

 

 

Me JEAN-MICHEL MONTBRIAND, en sa qualité de syndic adjoint du Barreau du Québec

 

            Partie plaignante

 

c.

 

Me FRÉDÉRIC ALLALI

 

            Partie intimée

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION SUR SANCTION

______________________________________________________________________

[1]         Le 31 mai 2016, le Conseil de discipline déclare Me Frédéric Allali coupable d’avoir manqué de dignité, d’honneur, de respect, de modération et de courtoisie dans la lettre qu’il a adressée à la juge Karen Kear-Jodoin, j.c.s., en contravention de l’article 2.00.01 du Code de déontologie des avocats.

[2]         Une suspension conditionnelle des procédures est prononcée quant au renvoi à l’article 2.01.01 du Code de déontologie des avocats et à l’article 59.2 du Code des professions.

LA PLAINTE

[3]         La plainte pour laquelle l’intimé est reconnu coupable est ainsi libellée :

Me FRÉDÉRIC ALLALI  (191085-0), avocat de la section de Montréal, inscrit au Tableau de l'Ordre des avocats, a commis des actes dérogatoires à l'honneur et à la dignité du Barreau, à savoir :

 

5.      À Montréal, le ou vers le 15 janvier 2015, en lien avec le dossier de la Cour Supérieure pour l'affaire de «Caya c. l'Honorable M. Renaud, j.c.q. et l'A.M.F.» (#505-17-006896-130), a transmis une lettre l'Honorable Karen Kear-Jodoin JCS (dont copie est produite en Annexe A de la présente plainte) par laquelle il a contrevenu à ses obligations de dignité, intégrité, honneur, respect, modération et courtoisie ainsi qu'à ses obligations de servir la justice, de soutenir l'autorité des tribunaux et de ne pas porter préjudice à l'administration de la justice, le tout en contravention des dispositions des articles 2.00.01 et 2.01.01 du Code de déontologie des Avocats et de l'article 59.2 du Code des Professions;

 

Se rendant ainsi passible des sanctions prévues à l'article 156 du Code des professions.

[4]         Le 12 décembre 2016, le Conseil procède à l’audition sur sanction de cette plainte.

[5]         Les parties suggèrent alors conjointement au Conseil d’imposer à l’intimé une sanction de la nature d’une réprimande.

QUESTION EN LITIGE 

[6]         La sanction suggérée conjointement par les parties est-elle contraire à l’intérêt public ou susceptible de déconsidérer l’administration de la justice?

CONTEXTE

[7]         Rappelons que, dans cette affaire, l’intimé était mécontent de recevoir un jugement en anglais rejetant sa demande en révision judiciaire sur une question de récusation après plus de huit mois de délibéré alors que son client et la partie adverse étaient francophones.

[8]         Il écrit à la juge Kear-Jodoin pour lui demander une traduction du jugement et se plaindre, sur un ton accusateur dépassant la norme de modération et de dignité acceptable pour un avocat[36], de la langue du jugement et des délais pour le rendre. Il transmet une copie de sa lettre au juge en chef de la Cour supérieure François Rolland et à l’avocat de la partie adverse.

[9]         Il reçoit la traduction du jugement dans les 24 heures de sa demande.

LA PREUVE SUR SANCTION

[10]      La preuve sur sanction du syndic adjoint plaignant se limite au dépôt d’une décision du Conseil de discipline du Barreau du 2 février 2011[37] condamnant l’intimé à une amende de 6 000 $ pour avoir donné à la profession un caractère de lucre et de commercialité en réclamant des honoraires injustes et déraisonnables.

[11]      Lors de son témoignage, l’intimé dit avoir lu la décision du Conseil avec recul vu le temps écoulé depuis les événements. Il affirme comprendre maintenant ce qui lui est reproché.

[12]      Il explique qu’il n’est pas toujours facile de pratiquer comme avocat dans des dossiers litigieux. Les clients recherchent des avocats agressifs. Avoir un caractère bouillant répond à cette demande selon lui, mais occasionne parfois certains problèmes. Les avocats se trouvent souvent sur la corde raide. Dans ce contexte, il est difficile d’être parfait.

[13]      Il dit regretter d’avoir agi sous le coup de l’émotion en recevant le jugement de la juge Kear-Jodoin et de ne pas avoir pris le temps de communiquer avec l’avocate qui avait plaidé la demande en révision judiciaire. Ce faisant, iI aurait su que les avocats avaient convenu avec la juge que le jugement serait rédigé en anglais et traduit sur demande.

[14]      Il reconnaît que le ton et la teneur de sa lettre à la juge Kear-Jodoin étaient déplacés et manquaient de respect. Il comprend qu’un avocat peut écrire à un juge, mais doit le faire avec courtoisie. Il ajoute que le ton et les mots qu’il avait choisis ont rompu la quiétude entre juge et avocat.

[15]      Il enseigne aujourd’hui aux jeunes avocats de son bureau l’importance d’agir avec courtoisie et modération. Il a mis sur pied un système de pairage afin que les écrits des avocats soient vérifiés avant d’être transmis.

[16]      Il s’engage devant le Conseil à transmettre une lettre d’excuses à la juge Kear-Jodoin pour la lettre inappropriée qu’il lui a transmise.

ANALYSE

[17]      La disposition en vertu de laquelle l’intimé a été déclaré coupable est l’article 2.00.01 du Code de déontologie des avocats ainsi libellé :

2.00.01.  L'avocat doit agir avec dignité, intégrité, honneur, respect, modération et courtoisie.

[18]      En matière de gravité objective, les gestes reprochés à l’intimé sont sérieux.

[19]      Même si le mécontentement de l’intimé peut, à première vue, paraître légitime, la teneur de sa lettre ne l’est pas. Le droit d’obtenir la traduction d’un jugement ne l’emporte pas sur celui de transmettre une lettre empreinte de reproches et d’insinuations qui jette un discrédit sur la juge qui l’a rendu.

[20]      Ses demandes de justifications quant à la langue du jugement sont tout à fait inappropriées puisque la juge Kear-Jodoin avait informé les parties lors de l’audition que son jugement serait rendu en anglais et traduit sur demande.

[21]      L’avocat est un officier de justice qui doit collaborer avec l’administration de la justice et agir en tout temps et en toutes circonstances avec respect et modération.

[22]      Comme le soulignait le Conseil dans sa décision sur culpabilité[38] :

« [106]      Même s’il est vrai qu’un avocat peut présenter certaines critiques à l’égard du système judiciaire, encore faut-il qu’il le fasse de bon ton, dans le plus grand respect et dans un esprit constructif. […] »

[23]      Cela dit, le Conseil doit maintenant décider de la sanction qui doit être imposée à l’intimé en regard des reproches qui lui sont faits.

[24]      Le rôle du Conseil n’est pas de le punir, mais de lui imposer une sanction qui saura le convaincre de modifier sa conduite.

[25]      Comme nous l’enseigne la Cour d’appel dans l’affaire Pigeon c. Daigneault[39], une sanction doit assurer en premier lieu la protection du public, dissuader le professionnel de récidiver et décourager les autres membres de la profession de l’imiter.

[26]      La sévérité de la sanction est déterminée en proportion raisonnable de la gravité objective de la faute commise.

[27]      Le Conseil doit aussi respecter le principe de l’individualisation de la sanction et tenir compte des facteurs subjectifs de même que des circonstances aggravantes et atténuantes, pertinentes à la détermination de la sanction de chaque affaire.

[28]      Le Conseil tiendra compte, à titre de facteurs subjectifs atténuants, que l’intimé a reconnu ses fautes et manifesté son repentir lors de l’audition sur sanction, qu’il s’est engagé à transmettre à la juge Kear-Jodoin une lettre d’excuses et qu’il enseigne aujourd’hui aux jeunes avocats de son bureau l’importance d’agir avec respect et modération dans les échanges de correspondance.

[29]      Les parties suggèrent conjointement une sanction de la nature d’une réprimande.

[30]      L’intimé dépose un cahier d’autorités à l’appui de cette recommandation :

·           Mandron c. Laurin[40] :  lettre transmise à la partie adverse manquant de dignité et de modération (réprimande).

·           Lapierre c. Gauthier[41] :  paroles prononcées à la sortie d’une salle d’audience (réprimande).

·           Guimont c. Bertrand[42] :  allégation dans une procédure laissant entendre que la Cour suprême du Canada était contrôlée ou avait été infiltrée par le ministre de la Justice afin d’obtenir un jugement favorable (réprimande).

·           Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Galletta[43] :  messages téléphoniques à un confrère laissés sous le coup de l’émotion et propos inappropriés dans une procédure (réprimande).

·           Barreau du Québec (syndic) c. Racicot[44] :  propos sur le Web concernant un juge et le jugement qu’il a rendu (réprimande).

·           Barreau du Québec (syndique) c. Goldwater[45] :  propos inappropriés à un confrère (réprimande).

·           Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Carignan[46] :  propos inappropriés au client (réprimande).

·           Barreau du Québec (syndique adjointe) c. Audet[47] :  propos inappropriés dans un mémoire d’appel au sujet du juge de première instance (réprimande).

·           Richard c. Gélinas[48] :  lettre au président du Tribunal administratif du Québec. constituant une critique sévère d’un membre et des lacunes du système d’appel de rôle (réprimande).

·           Mandron c. Dury[49] :  lettre au juge critiquant la longueur de son délibéré (réprimande).

[31]      D’autres décisions ont imposé des sanctions plus sévères en fonction des faits propres à chaque affaire.

[32]      Par exemple, dans l’affaire Giannis[50], l’avocat, qui a écrit à la juge pour lui dire que son délibéré avait assez duré et qu’elle devait donner raison à son client, a été condamné à une amende de 2 500 $.

[33]      Dans l’affaire Delisle[51], le Conseil de discipline a imposé une amende de 1 200 $ à l’avocat qui avait utilisé un langage inapproprié dans une lettre transmise à la juge.

[34]      Dans l’affaire Drolet-Savoie[52], une amende est aussi imposée à l’avocate pour avoir critiqué publiquement le fonctionnement de la division de la Chambre de la jeunesse. Alors que l’avocat Doré[53] s’est vu imposer une période de radiation pour sa lettre au juge Boilard.

[35]      En présence d’une recommandation conjointe, le rôle du Conseil n’est pas de décider de la sévérité ou de la clémence de la sanction suggérée, mais plutôt de déterminer si elle s’avère déraisonnable au point d’être contraire à l’intérêt public et de nature à déconsidérer l’administration de la justice[54].

[36]      Le Conseil entend suivre la recommandation conjointe des parties. Une sanction de la nature d’une réprimande dans les circonstances de la présente affaire s’inscrit dans le spectre des sanctions habituellement imposées pour ce genre d’infraction.

[37]      Il s’agit d’une sanction qui ne fera pas perdre au public renseigné et raisonnable sa confiance[55] dans le système de justice disciplinaire.

[38]      Le Conseil est d’avis qu’une réprimande suffit à convaincre l’intimé de modifier son comportement et dissuader les membres de la profession de commettre la même erreur.

CONSÉQUEMMENT, LE CONSEIL, UNANIMEMENT :

IMPOSE à l’intimé une réprimande.

CONDAMNE l’intimé au paiement des déboursés.

 

 

 

__________________________________

Me MARIE-JOSÉE CORRIVEAU

Présidente

 

__________________________________

Me LOUIS LEGAULT

Membre

 

__________________________________

Me HÉLÈNE LEDUC

Membre

 

 

 

MJean-Michel Montbriand, syndic adjoint du Barreau du Québec

Partie plaignante

 

Me Frédéric Allali

Partie intimée

 

Date d’audience :

   12 décembre 2016

 

 



[1] Pièce P-7.

[2] Pièce P-8 f).

[3]     Avocats c. Doré 2006 CanLII, 53416 (QC CDBQ);2010 QCCA 24 (CanLII); 2012 1 R.C.S. 395.

[4]     2014 (en ligne : http//flsc.ca/wp-content/uploads/2014/12/conduct1FR.pdf, p.13-14, 92, 100-102).

[5]     R. c. Davey [2012] 3 RCS 828, 2012 CSC 75 (CanLII).

[6]     2009, en ligne : https//www.cba.org, p.95-98, 142-143, 147-149.

[7]     Succession McDonald c. Martin [1990] 3 RCS 1235, pp.1244-1246.

[8]     Me Brigitte Deslandes et Me Jean Lanctôt, Éthique, déontologie et pratique professionnelle, Collection de droit 2013-2014, vol.1, Cowansville QC, Yvon Blais, 2013, p. 121.

[9]     Me Brigitte Deslandes et Me Jean Lanctôt, Éthique, déontologie et pratique professionnelle, Collection de droit 2014-2015, vol.1, Cowansville QC, Yvon Blais, 2014, p.109-113.

[10] 2007 MBCA 150.

[11] Mandron c. Walsh, 2007 CanLII 22068 (QC CDBQ); 2008 QCTP 165 (CanLII).

[12] 2003 QCTP 144.

[13] Doré c. Barreau du Québec, [2012] 1 R.C.S. 395, précité note 3.

[14]    Pierre Tessier et Monique Dupuis, Preuve et procédure, Collection de droit 2014-2015, vol. 2, Cowansville, Yvon Blais, p. 238-239.

[15] Doré, précité note 3 RCS.

[16] Doré, précité note 3 CDBQ.

[17] Doré, précité note 3 CDBQ par. 80-88.

[18] Doré, précité note 3  RCS par. 66-69.

[19] Avocats c. Belliard, 21 février 1996, 06-95-00857.

[20] Avocats c. Dury 2002 CanLII 61742 (QC CDBQ).

[21]    Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Giannis 2011 QCCDBQ 097.

[22]    Henri Brun, Guy Tremblay, Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 6e édition, p. 869-972.

[23]    Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Delisle 2014 QCCDBQ 44.

[24]    Précité note 10, p. 25-26. Voir aussi Canadian Legal Practice - A Guide for the 21st Century, pp. 3-72-3-74.

[25]    Barreau du Québec (syndique ad hoc) c. Drolet-Savoie 2011 QCCDBQ 027.

[26]    Barreau du Québec (syndic) c. Racicot 2011 QCCDBQ 058; 2012 QCTP 145.

[27] Précité note 26.

[28] Avocats c. Gélinas 2004 CanLII 72533 (QC CDBQ).

[29] Pièce P-8-f)

[30] Pièce P-8 f).

[31] Précité note 8.

[32]    Article 2 de la Loi sur le Barreau.

[33]    Doré, précité note 3, CDBQ par.98.

[34]    «Les devoirs envers l’administration de la justice» précité note 9. Certains extraits de ce texte sont repris dans Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Beaudoin 2012 QCCDBQ 104; voir aussi Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Manzararu 2014 QCCDBQ 079.

[35] Kienapple c. R., [1975] 1 RCS 729, 1974 CanLII 14 (CSC).

[36] Doré c. Barreau du Québec [2012] 1 R.C.S. 395.

[37] 2010 QCCDBQ 118 (CanLII).

[38] 2016 QCCDBQ 51 (CanLII). Voir Doré c. Barreau du Québec, précité note 1.

[39]     2003 CanLII 32934 (QC CA).

[40]     2003 CanLII 54716 (QC CDBQ).

[41]     2005 CanLII 57340 (QC CDBQ).

[42]     2005 CanLII 57406 (QC CDBQ).

[43]     2008 QCCDBQ 142.

[44]     2011 QCCDBQ 058.

[45]    2012 QCCDBQ 100.

[46]    2013 QCCDBQ 037.

[47]    2016 QCCDBQ 046.

[48]    2004 CanLII 72533 (QC CDBQ).

[49]    2002 CanLII 61742 (QC CDBQ).

[50]    2011 QCCDBQ 097.

[51]    Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Delisle 2014 QCCDBQ 44.

[52]    Barreau du Québec (syndique ad hoc) c. Drolet-Savoie 2011 QCCDBQ 027.

[53]    Précité note 1.

[54]    R. c. Anthony-Cook, 2016 CSC 43 (CanLII). Chan c. Médecins (Ordre professionnel des) 2014 QCTP 5 (CanLII).

[55] R. c. Anthony-Cook, précité note 19.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.