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JD 1895 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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« Chambre civile » |
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N° : |
500-02-093662-018 |
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DATE : |
2 mai 2002 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
ANTONIO DE MICHELE, J.C.Q. |
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YVES MICHAUD |
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Partie demanderesse |
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c. |
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MARC ANGENOT |
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Partie défenderesse |
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JUGEMENT |
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[1] Le Tribunal est saisi d'une requête en réclamation de dommages et intérêts pour diffamation en vertu de l'article 762 (2b) du Code de procédure civile du Québec. Les dispositions de cet article concernent les demandes relatives au respect de la réputation et de la vie privée, y compris les poursuites en diffamation.
[2] A titre de compensation et dédommagement à la diffamation dont il est victime, le requérant réclame de l'intimé une somme de 15 000,00$.
LES FAITS PERTINENTS
[3] En décembre 2000, le requérant a prononcé, entre autre, la phrase suivante:
«Le peuple juif n'est pas le seul au monde à avoir souffert dans l'histoire de l'humanité»
[4] Une émission de télévision a eu lieu le 8 février 2001 dans le cadre de l'émission Maisonneuve à l'écoute diffusée sur les ondes du réseau RDI de la Société Radio Canada. Plusieurs personnes, dont l'intimé, participent à cette émission qui a pour sujet et thème "Les mots-pièges" et dont l'auditoire d'écoute est évalué à cent mille (100 000) téléspectateurs.
[5] Dans le cadre de cette émission, lors de la discussion entre l'animateur et les participants, l'intimé a déclaré ce qui suit:
«M. Michaud avait le droit de tenir des propos antisémites, j'ai le droit de les trouver abjects.»
[6] C'est le prononcé de cette phrase, la tenue de ces propos et les mots spécifiques utilisés par l'intimé qui est la source directe de la présente requête.
LES FAITS ACCESSOIRES
[7] Durant la même période de temps, le requérant a prononcé d'autres propos soit sur le peuple juif, soit sur la communauté juive, soit sur certains organismes juifs et a même rédigé et publié un livre intitulé "Yves Michaud, Paroles d'un homme libre" vlb éditeur.
[8] Sur la communauté juive de Montréal, et plus particulièrement la communauté juive de la ville de Côte St-Luc, relativement à un référendum sur la souveraineté du Québec tenu en 1995, référendum au cours duquel la population de cette localité a voté massivement contre le projet de souveraineté, le requérant a tenu les propos suivants lors de son allocution du 13 décembre 2000 dans le cadre des Etats généraux de la langue française :
«Moi j'habite à la lisière du Montréal français et du Montréal anglais, à Côte St-Luc, où,… douze (12) circonscriptions, deux mille deux cent soixante quinze (2 275) votants, aucun oui dans les douze (12) circonscriptions. Aucun oui, deux mille deux cent soixante quinze (2 275) non. Il y a même pas un étudiant égaré qui a voté oui. Il y a même pas un aveugle qui s'est trompé, ou un mal-voyant. C'est l'intolérance zéro.»
[9] En ce qui concerne le B'nai Brith Canada, une institution qui depuis 1875 a pour mission la lutte contre l'antisémitisme, la discrimination et le racisme, cet organisme a été qualifié par le requérant comme étant "anti-québécoise" et une "phalange extrémiste du sionisme mondial".
[10] Il y a d'autres propos également tenus par le requérant à l'égard de la communauté juive particulièrement dont la reproduction ici n'est pas nécessaire.
[11] Il y a lieu néanmoins de souligner que le requérant est à tout le moins un personnage public de la société québécoise puisqu'il a déjà siégé à l'Assemblée Nationale du Québec de 1966 à 1970.
[12] De plus, le requérant a été, successivement directeur et rédacteur en chef de trois (3) journaux, soit Le Clairon de Saint-Hyacinthe, La Patrie et Le Jour, délégué du Québec auprès des organisations internationales et conseiller du Premier ministre du Québec, Délégué général du Québec en France, Président-directeur général de la Société du Palais des Congrès de Montréal et Président du Conseil du Tourisme du Québec.
[13] Le requérant est également reconnu un comme un farouche défenseur de la langue française et de la société québécoise.
[14] Ces faits, et d'autres également, sont de connaissance notoire et publique de sorte qu'ils constituent une connaissance d'office au sens de l'article 2808 du code civil du Québec, lequel se lit comme suit:
«Le tribunal doit prendre connaissance d'office de tout fait dont la notoriété rend l'existence raisonnablement incontestable.»
[15] De plus, tel que démontré lors de l'audition de la présente requête, le requérant était à cette époque aspirant candidat pour l'investiture politique dans la circonscription de Mercier à l'Assemblée Nationale du Québec, ce qui, en plus de faire du requérant un personnage public de la société québécoise, en fait également un personnage politique.
[16] Il est important de rappeler ces faits puisque c'est l'ensemble de ces constituants qui font que le requérant est à tout le moins un personnage public de la société québécoise, voir même un personnage politique et jouit donc d'une tribune certaine lorsqu'il s'exprime.
[17] Suite aux divers propos du requérant, et plus particulièrement, suite à son allocution devant les Etats généraux de la langue française, il y a eu une forte réaction dans la société québécoise qui a amené tant la presse écrite que la presse électronique à commenter, voir même condamner les propos précités énoncés par le requérant.
[18] Cette réaction a été telle que même l'Assemblée nationale du Québec a, le 14 décembre 2000, adopté à l'unanimité de ses membres, une motion de blâme contre le requérant, dénonçant les propos précités tenus par le requérant.
[19] Cette motion de blâme, dont copie a été produite comme pièce D-16, se lit comme suit:
«Que l'Assemblée nationale dénonce sans nuance, de façon claire et unanime, les propos inacceptables à l'égard des communautés ethniques et en particulier à l'égard de la communauté juive tenus par Yves Michaud à l'occasion des audiences des états généraux sur le français à Montréal, le 13 décembre 2000.»
[20] De nombreux éditoriaux et écrits divers ont été rédigés et publiés à cet effet et, également, de nombreuses émissions, tant radiophoniques que télévisuelles ont été diffusées sur les ondes soit pour discuter de cette déclaration, soit pour discuter de thèmes similaires, dont entre autre le droit à la liberté d'expression et autres.
[21] La réaction a été telle que cet incident a même été qualifié comme étant "l'affaire Michaud" et est également de connaissance notoire dans notre société.
LES PARTIES
[22] Tel que ci-haut mentionné, le requérant est un personnage public de la société québécoise, voir un personnage politique de cette même société. Il jouit d'une tribune certaine et ses gestes et propos sont largement rapportés tant par la presse écrite que la presse parlée.
[23] A l'époque qui a donné naissance à toute cette polémique, le requérant envisageait également un retour possible en politique active, et il envisageait même de solliciter l'investiture dans une circonscription électorale provinciale en vue d'une élection partielle devant s'y tenir.
[24] Quant à l'intimé, il est titulaire de la Chaire James McGill d'études françaises et professeur de la langue et littérature française à l'Université McGill de Montréal.
[25] L'intimé est également titulaire d'un doctorat en philosophie et lettres et récipiendaire de plusieurs distinctions dont le prix Biguet 1983 décerné par l'Académie française, le prix des Sciences humaines 1996 décerné par l'Association canadienne- française pour l'avancement des sciences, le prix "Spirale" de l'essai, 1996 et le "2001 Award for High Distinction in Research" décerné par la Faculté des Arts de l'Université McGill.
[26] L'intimé est également régulièrement invité à participer à des émissions télédiffusées, à titre de panéliste, telles que CBC NewsWorld, Radio France, France Culture, Cité libre et finalement, le 8 février 2001, à l'émission Maisonneuve à l'écoute sur les ondes de RDI, émission portant sur "Les mots-pièges".
[27] C'est dans le cadre de cette dernière émission que l'intimé a prononcé les paroles qualifiées de diffamatoires par le requérant et qui donnent lieu aux présentes procédures.
[28] Ainsi donc, chacune des parties peut être aisément qualifiée comme étant un expert de la langue française. Chacune des parties connaît spécifiquement et le sens précis et la portée exacte de chacun des mots qu'ils utilisent et ce tant au niveau de leurs communications écrites qu'orales.
LA PREUVE
[29] La preuve soumise par les parties devant le Tribunal confirme les faits précités et n'est contradictoire qu’à l’égard de l'interprétation tant de la déclaration du requérant que celle de l'intimé, l'intimé invoquant entre autre le droit à la liberté d'expression et qualifiant ses propos de commentaire loyal tel que défini par le droit québécois et la common law et qu'en conséquence, il n'y a eu aucune diffamation ni aucun dommage à l'égard du requérant.
[30] Quant au requérant, le reproche principal qu'il invoque à l'égard de l'intimé est l'utilisation spécifique des mots "antisémite" et "abject" utilisés par ce dernier, alléguant que, malgré tous les commentaires qui ont été énoncés à l'égard des propos qu'il a tenus, tous, sauf l'intimé, ont utilisé des termes tels que "propos inacceptables" ou autres de semblable nature alors que l'intimé est allé encore plus loin par l'utilisation des termes qui lui sont reprochés.
[31] A cet égard, le requérant soumet qu'en soit, le terme "antisémite" possède une connotation raciste motivée par la haine contre le peuple juif et ce de la définition même qu'est donné à ce terme par le dictionnaire le Grand Robert alors que le terme "abject", selon la définition de ce même dictionnaire, est un mot qui "inspire l'aversion, le dégoût, la répulsion et qui attire le mépris".
[32] Quant au mot "diffamation", ce même dictionnaire le définit comme étant "porter atteinte à l'honneur et à la réputation d'une personne".
LE CARACTERE DIFFAMATOIRE DES PROPOS DE L'INTIME
[33] La notion de diffamation a maintes fois été traitée par nos tribunaux. Cette notion est définie comme une atteinte à la vie privée d'un individu. Or, la vie privée d'un individu est spécifiquement protégée tant par les articles 35 et suivants du Code Civil du Québec que par les articles 4 et 5 de la Charte des droits et libertés.
[34] Notre jurisprudence est claire et sans équivoque sur ce point et la diffamation d'un individu ne doit jamais être tolérée puisqu'elle porte atteinte directement à l'honneur, l'intégrité et à la réputation d'une personne.
[35] Dans l'affaire Rizzuto c. Rocheleau [1996], R.R.A. 448 , il a même été statué que la réputation d'une personne fait partie de son patrimoine.
[36] Dans ce même jugement, il est énoncé de plus que l'action en diffamation met en cause l'équilibre entre deux valeurs fondamentales: la liberté d'expression et le droit à la réputation. On ne peut invoquer cette liberté dans le but de nuire.
[37] Dans le présent cas, l'animosité ou l'adversité entre les parties n'est pas mise en cause. De plus, le curriculum vitae de l'intimé démontre son éducation et son érudisme certain. Il ne peut prétendre ne pas connaître la portée exacte des paroles qu'il a prononcées à l'égard du requérant. En ce sens, l'intimé a choisi les mots qu'il a prononcés et savait pertinemment la portée précise de ces mots à l'égard du requérant.
[38] Nous savons le sens et la définition de ces termes et, dans ce sens, ils tendent ou peuvent tendre à ternir la réputation du requérant étant donné la force intrinsèque même de ces mots. Ils peuvent, en soit, être considérés comme une atteinte à la dignité et à l'honneur du requérant.
[39] Néanmoins, la preuve soumise devant le Tribunal démontre que contrairement aux prétentions du requérant, ce n'est pas seulement l'intimé qui a qualifié ses propos comme étant des propos de nature antisémites et ce même s'il est vrai que plusieurs intervenants se sont limités de qualifier les propos tenus par le requérant comme étant des propos "inacceptables", "déplorables" ou par des qualificatifs de même nature.
[40] En ce sens, il peut y avoir un caractère intentionnel et volontaire de porter atteinte à la réputation, à l'honneur et à la dignité du requérant tel que défini dans l'affaire Hervieux-Payette c. Société St-Jean Baptiste de Montréal [1998] R.J.Q. 131 , puisque l'utilisation du mot "antisémite" en soit laisse sous-entendre l'existence d'un caractère de racisme dans les propos tenus par le requérant (Prud'homme c. Prud'homme, 99BE-761)
[41] Au niveau du contexte du litige, la preuve soumise devant le Tribunal démontre que le requérant a tenu plusieurs propos, à tout le moins critiques, à l'égard de la communauté juive en général, de la communauté juive de Côte St-Luc et de certains organismes juifs, dont essentiellement le B'nai Brith.
[42] Le Tribunal, de l'ensemble de la preuve qui lui est soumise, arrive à la conclusion que ce n'est pas le seul prononcé des propos et de la phrase le peuple juif n'est pas le seul au monde à avoir souffert dans l'histoire de l'humanité qui a entraîné une réaction des divers intervenants tant médiatiques et parlementaires et de l'intimé, mais plutôt l'ensemble des propos antérieurs tenus par le requérant à l'égard de la communauté juive.
[43] Même s'il n'était nullement l'intention du requérant de tenir des propos à caractère antisémite, n'empêche qu'une partie de la communauté québécoise l'a ainsi perçu et qualifié.
[44] Est-il nécessaire de rappeler que la motion de blâme votée par l'Assemblée nationale du Québec le 14 décembre 2000, adoptée à l'unanimité de ses membres, constitue une première dans l'histoire du Québec et, encore à ce jour, n'a nullement été ni révoquée ni amendée?
[45] Le Tribunal n'a pas à adjuger sur le bien-fondé ou non de cette motion. Le Tribunal ne peut néanmoins faire abstraction de son existence.
[46] Le requérant plaide que seul l’intimé a utilisé le terme "antisémite" comme qualificatif suite à ses propos. Or la preuve soumise devant le Tribunal démontre que tel n’est pas nécessairement le cas.
[47] Même si l'Assemblée nationale du Québec a qualifié les propos tenus par le requérant comme étant des "propos inacceptables à l'égard des communautés ethniques et en particulier à l'égard de la communauté juive", plusieurs autres intervenants n'ont nullement hésité à qualifier les propos du requérant comme revêtant un caractère antisémite.
[48] Soulignons, à titre d’exemple, les textes suivants qui ont tous été publiés avant la tenue des propos de l’intimé le 8 février 2001 dans le cadre de l’émission Maisonneuve à l’écoute.
[49] Dans le journal La Presse, édition du 15 décembre 2000 produite comme pièce D-2, il est écrit en citant le vice Premier ministre du Québec d'alors, M. Bernard Landry:
«S'il y a quelqu'un de désolé aujourd'hui, c'est moi. M. Michaud a fait une erreur historique monstrueuse en banalisant l'Holocauste. C'est là le centre de l'affaire bien qu'il y ait d'autres détails qui ne soient pas beaux. Il a nié l'épisode le plus barbare de l'Histoire humaine dans son exceptionnalité.»
[50] Dans la même édition du journal La Presse, un peu plus loin, il y est indiqué:
«Selon Sylvain Simard, ministre des Relations avec les citoyens, les allusions de M. Michaud à "l'avant-garde mondiale du sionisme dénotent un vieux relent d'antisémitisme qu'on ne peut que condamner. Ces propos doivent être étouffés dans l'œuf, ils portent en eux le germe de tant de violence et de haine."»
[51] Un peu plus loin, toujours dans le même article, citant à nouveau le ministre des Relations avec les citoyens, l'article continue en ce sens:
M. Simard a souligné que M. Michaud avait "repris des propos traditionnels de la polémique antisémite. Il a banalisé l'Holocauste et jeté à la vindicte publique une communauté solidement implantée au Québec depuis 100 ans."
[52] Dans un article publié dans Le Devoir du 19 décembre 2000 sous la signature de Victor Armony, professeur de sociologie, les commentaires suivants sont exprimés par son auteur à l'égard d'un article paru le 16 décembre 2000 intitulé "L'affaire Michaud":
«… vous admettez que l'on peut trouver les paroles de M. Michaud véhémentes et être en désaccord avec lui.»
[53] Plus loin dans ce même article, son auteur écrit:
«… Or, l'ampleur de la réaction d'une grande partie de l'opinion publique et des médias québécois ne s'explique que par l'identité de l'auteur, le lieu de diffusion et l'intentionnalité du geste effectué…»
«… Comme vous le savez, ce n'est pas la première fois qu'il (le requérant) s'intéresse aux juifs. En fait, il en fait un thème récurrent dans ses discours et ses écrits et c'est dans ce contexte qu'il faut interpréter la portée et la signification de son acte de parole… »
[54] Toujours plus loin dans le même article, l'auteur déclare:
«… Quand M. Michaud affirme, comme il l'a fait la semaine passée, que l'organisation juive B'nai Brith du Canada, une institution qui depuis 1875 a pour mission la lutte contre l'antisémitisme, la discrimination et le racisme, est non seulement "anti-québécoise", mais aussi une "phalange extrémiste du sionisme mondial", on peut bien supposer qu'il sait exactement ce qu'il est en train de dire….»
[55] Dans un article publié dans Le National Post du 26 janvier 2001, sous la signature de Andrew Coyne, il est écrit:
«… There is no other sensible way to interpret l'affaire Michaud, the fight now raging within the party over the public comments of Yves Michaud: author, bank-basher, language zealot, and prospective PQ candidate for the Montreal riding of Mercier. For there is no sensible way to interpret Mr. Michaud's remarks as anything other than crude anti-semitic cant… »
[56] Sous la plume de Lysiane Gagnon du Journal La Presse du 23 décembre 2000, en référence aux commentaires du requérant en ce qui concerne le B'nai Brith, celle-ci écrit:
«… Michaud en veut au B'nai Brith pour avoir voulu changer le nom de la station Lionel-Groulx. Mais cela justifie-t-il la violence de la charge? Sous la plume ou dans la bouche de M. Michaud, le B'nai Brith devient un groupe "d'inquisiteurs", de "phalangistes d'extrême droite", "d'antiquébécois", représentant le "sionisme international"»
[57] Une multitude d'autres articles et publications allant dans le même sens, avec des qualificatifs similaires quant aux propos tenus par le requérant ont été déposés en preuve devant le Tribunal.
[58] Ainsi donc, le Tribunal ne peut que constater que l'intimé n'est pas le seul à avoir perçu les propos tenus par le requérant comme étant de nature antisémite.
[59] L'intimé déclare également ce qui suit à la page 7 de son interrogatoire après contestation tenu le 30 août 2001:
«… Je pense que quand je me suis exprimé, le huit (8) février, il était de notoriété publique que les propos que vous avez tenus au cours du mois de décembre avaient été associés à de l'antisémitisme par une demi-douzaine de vos amis politique, membres du Cabinet, notamment et une autre demi-douzaine de journalistes et de chroniqueurs. Il ne m'appartenait pas, personnellement, le huit (8) février, de révéler soudainement quelque chose qui n'aurait pas été dit, c'était absolument notoire.»
[60] Ainsi donc, l'intimé prétend n'avoir ni plus ni moins verbalisé et commenté ce qui était "absolument notoire" au moment du prononcé de ses commentaires, d'où sa défense de commentaire loyal à l'encontre de la requête du requérant qui est dirigée contre lui.
LE CONCEPT DE COMMENTAIRE LOYAL
[61] Le droit à la liberté d'expression et le droit de critique sont deux (2) éléments inhérents à une société démocratique: ceux-ci doivent s'exercer dans le respect des droits d'autrui. Ce droit à la critique est généralement invoqué par les médias qui doivent l'exercer à l'intérieur des contraintes énoncées par les règles de droit.
[62] Ces règles de droit sont essentiellement définies aux articles 1457 C.c.Q et 49 de la Charte québécoise des droits et libertés.
[63] En common law l'exercice du droit de critique peut, à certaines occasions, être dit privilégié en ce sens que certaines atteintes à la réputation d'une personne ne donneront pas droit à une réparation par la voie du recours judiciaire à moins que l'on ne puisse établir la "malice" ou l'intention malveillante de son auteur. En d'autres mots, il faut démontrer un caractère volontaire de l'auteur de la critique ainsi que son intention de nuire.
[64] Y-a-t-il en l'espèce un élément de malice ou d'intention malveillante soit dans les propos tenus par le requérant que ceux tenus par l'intimé à l'égard du requérant?
[65] En droit québécois, la fausseté des allégations permet de présumer la violation du droit à la protection de l'intégrité de la personne humaine et de sa réputation. Ainsi, dans l'affaire S.R.J. Consultants Inc. c. Fortin [1982] C.S. 321 , l'Honorable juge Toth donne la définition suivante de la diffamation:
«il y a notamment diffamation lorsqu'une personne porte atteinte à la réputation d'une autre ou lorsque ses paroles tentent à diminuer l'estime, le respect, la confiance dont elle jouit, et de susciter contre elle des sentiments défavorables ou déplaisants»
[66] C'est essentiellement ce qui est plaidé par le requérant.
[67] Il est certain que toutes les déclarations du requérant, prises séparément, ne revêtent nécessairement pas un caractère antisémite ou raciste. Néanmoins, à la lumière de la preuve soumise, le Tribunal ne peut ignorer l'ensemble des propos tenus par le requérant, tous dirigés à l'égard de la communauté juive du Québec et de Côte St-Luc en particulier, lesquels propos, mis ensemble, et tel qu'il lui est reproché non seulement par les médias, mais également les parlementaires, suscitent des sentiments "défavorables et déplaisants" à l'égard de la communauté juive du Québec.
[68] Il ne faut pas uniquement considérer la phrase prononcée par le requérant en décembre 2000. Cette phrase n'est en fait que la goutte qui a fait déborder le vase.
[69] Cette phrase prononcée par le requérant constitue la fin de la tolérance des divers propos que tient le requérant depuis un certain temps et elle a entraîné un tollé de protestation et d'indignation générale et ce tant au niveau de la presse écrite que la presse parlée; tant au niveau de la presse francophone que la presse anglophone; tant au niveau de la presse québécoise que la presse outre frontière; tant au niveau du simple citoyen qu'au niveau des intellectuels et des parlementaires; tant au niveau du parti ministériel que du parti de l'opposition; tant au niveau des adversaires du requérant que de ses proches parmi lesquels, le vice Premier ministre d'alors est allé aussi loin que de qualifier les propos du requérant comme étant "une erreur historique monstrueuse".
[70] Or, la défense de commentaire loyal de l’intimé tient justement de tout ce tollé médiatique qui a suivi la déclaration du 13 décembre 2000 du requérant et de l’adoption de la motion de blâme de l’Assemblée Nationale du Québec.
[71] Dans la cause Lebrun c. Harel (98BE-1198), il a été statué qu'un commentaire loyal sur une question d'intérêt public ou qui est soumise à la critique du public ne constitue pas une atteinte à la réputation mais plutôt d'une manifestation de la liberté d'expression.
[72] En ce sens, la défense de commentaire honnête (loyal) est définie en ces termes par Duncan et Neill (Colin Duncan and Brian Neill, Defamation, 2nd ed, Butterswoth):
a) il doit s'agir d'une affaire d'intérêt public;
b) le commentaire doit s'appuyer sur des faits;
c) le commentaire doit être clairement reconnaissable;
d) le commentaire doit rencontrer le test objectif.
[73] Ce test objectif est défini comme étant le suivant: "une personne raisonnable peut-elle honnêtement se former une pareille opinion sur la base des faits démontrés?"
[74] En droit québécois, ce principe est notamment énoncé dans l'arrêt de la Cour d'Appel du Québec dans l'affaire Steenhaut c. Vigneault (500-09-000183-830) qui est l'arrêt de principe en la matière.
[75] Dans cet arrêt, la Cour d'Appel du Québec a énoncé le fait que les principes fondamentaux de liberté d'opinion et d'expression permettent aux journalistes de relater les théories politiques des candidats à une élection municipale, de les commenter et de les critiquer de façon partiale.
[76] De plus, la Cour d'Appel du Québec énonce les critères de la défense de commentaire loyal ou honnête en matière d'intérêt public, soit:
a) l'existence d'un intérêt public dans la matière abordée;
b) l'intention honnête de servir une cause juste; et
c) la présence d'une conclusion raisonnable compte tenu des faits rapportés;
[77] Dans le cas qui nous concerne, la question de l'intérêt public dans la matière abordée est sans équivoque.
[78] Quant à l'intention honnête de l'intimé dans la tenu de ses propos à l'égard du requérant et la conclusion raisonnable de ceux-ci, est-il nécessaire de rappeler aux parties qu'en droit québécois, la bonne foi se présume et, si le contraire est allégué par une partie, celle-ci doit nécessairement en faire la preuve. Or, cette preuve de mauvaise foi n'a pas été faite par le requérant.
[79] De plus, quant aux conclusions auxquelles en est arrivé l'intimé par rapport aux propos tenus par le requérant, le Tribunal note qu'à même la preuve qui lui a été soumise, l'intimé n'est pas le seul intervenant à être arrivé à ces mêmes conclusions.
[80] Dans l'affaire Guitoni c. Société Radio Canada [2000] R.J.Q. 2889 , à la page 2895, le Tribunal s'exprime en ces termes:
«l'opinion sur un sujet d'intérêt public est en effet protégé par le droit à la liberté d'expression, dans la mesure où il s'agit d'une opinion honnête et en l'absence de mauvaise foi. C'est ce que l'on appelle la défense du commentaire honnête ou loyal."
[81] Un peu plus loin, dans ce même texte, le tribunal expose:
«La défense du commentaire loyal ne protège que l'opinion et non les affirmations de faits. Pour que la défense s'applique, l'opinion doit être clairement présentée comme telle, et non comme une affirmation factuelle. S'il est impossible à des téléspectateurs raisonnables de distinguer entre les propos qui constituent une opinion et ceux qui constituent une affirmation factuelle, la défense de commentaire loyal est inacceptable.»
[82] Or, dans le cas qui nous concerne, le fait affirmé est la qualification des propos tenus par le requérant comme étant antisémites et l'opinion de l'intimé est de les trouver "abjects".
[83] Ainsi donc, à la lumière de la preuve soumise, le Tribunal conclut que les propos tenus par l’intimé le 8 février 2001 dans le cadre de l’émission Maisonneuve à l’écoute sur les ondes de RDI constituent un commentaire loyal à l’égard des propos antérieurs tenus par le requérant, propos hautement notoires à l’époque.
[84] Les propos tenus par l’intimé rencontrent également les critères établis par la Cour d’Appel du Québec dans l'affaire Guitoni c. Société Radio Canada [2000] R.J.Q. 2889 et Steenhaut c. Vigneault (500-09-000183-830).
[85] Le Tribunal arrivant à la conclusion que la défense de commentaire loyal de l’intimé est bien fondée, il n’y a pas lieu pour lui de statuer autrement sur les autres points soulevés par les parties et les dommages réclamés par le requérant.
CONCLUSION
[86] De l'ensemble de la preuve soumise devant le Tribunal, le Tribunal conclut que le requérant a fait défaut de démontrer le bien-fondé de sa requête.
[87] A cet effet, le Tribunal conclut que, même si les mots et paroles prononcés par l'intimé lors de son passage à l'émission Maisonneuve à l'écoute sur les ondes de RDI, émission portant sur "Les mots-pièges". le 8 février 2001, sont sévères à l'endroit du requérant, ils ne sont nullement diffamatoires eu égard à la preuve soumise et constituent un commentaire loyal de l’intimé à l’encontre des propos antérieurs tenus par le requérant.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
REJETTE la requête du requérant;
MAINTIENT la défense de l’intimé;
LE TOUT avec dépens contre le requérant.
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__________________________________ Antonio De Michele, J.C.Q. |
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Me Elizabeth Goodwin Me Juliias Grey |
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GREY CASGRAIN |
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Procureurs du défendeur |
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Date d’audience : |
9 janvier 2002 |
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AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.