J.B. c. Centre de services scolaire de l'Or-et-des-Bois | 2023 QCCS 1176 | |
COUR SUPÉRIEURE (Chambre des actions collectives) | ||
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CANADA | ||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||
DISTRICT D’ABITIBI | ||
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N° : | 615-06-000002-222 | |
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DATE : | 3 mars 2023 | |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE MARIE-HÉLÈNE MONTMINY, j.c.s. | ||
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J... B... | ||
Demanderesse | ||
c. | ||
CENTRE DE SERVICES SCOLAIRE DE L’OR-ET-DES-BOIS | ||
Défendeur | ||
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JUGEMENT (sur une demande du défendeur pour permission d’interroger la demanderesse avant l’autorisation) | ||
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[1] Dans le cadre d’un recours introduit le 17 juin 2022, la demanderesse J... B... demande l’autorisation d’exercer une action collective contre le défendeur Centre de services scolaire de l’Or-et-des-Bois pour le compte du groupe ci‑après décrit, dont elle déclare faire partie[1] :
Toutes les personnes, de même que leurs héritiers et ayants droit, ayant été agressées sexuellement par Jean-Pierre Colas alors qu’il était à l’emploi de la Polyvalente Le Carrefour, durant la période comprise entre le 1er janvier 1972 et le 6 décembre 1993.
[2] Le défendeur requiert la permission d’interroger la demanderesse préalablement au débat sur l’autorisation. Initialement, cette demande visait plusieurs sujets qu’il a restreints à un seul, soit la capacité de la demanderesse à être représentante du groupe décrit[2].
[3] La demanderesse s’y oppose et plaide que le défendeur n’a pas rempli le fardeau lui incombant de démontrer que cet interrogatoire est pertinent et utile à la vérification du critère prévu à l’article
[4] Le Tribunal conclut qu’il n’y a pas lieu de permettre l’interrogatoire de la demanderesse pour les motifs ci-après.
ANALYSE et décision
1. Les faits pertinents
[5] La demanderesse allègue avoir fréquenté la Polyvalente Le Carrefour (la « Polyvalente »), entre les années 1985 et 1988[3]. En 1987, alors qu’elle venait tout juste d’avoir 17 ans, elle affirme avoir été agressée sexuellement par son professeur de français, Jean-Pierre Colas[4].
[6] La demanderesse souligne qu’outre ses fonctions d’enseignant de français de 4e secondaire, Jean-Pierre Colas occupait également le poste d’entraîneur de water‑polo[5]. Ce dernier serait demeuré à l’emploi de la Polyvalente jusqu’à ce que des accusations criminelles soient portées contre lui en 1993[6].
[7] Jean-Pierre Colas serait décédé le 11 juillet 2017[7].
[8] La demanderesse détaille les faits donnant ouverture à son recours individuel, dont l’agression subie et les dommages qui en découleraient[8]. Elle soutient avoir été excessivement affectée tout au long de sa vie par cette agression[9], souffrant notamment d’anxiété et d’insécurité. Elle avance que l’agression commise par Jean-Pierre Colas a également entraîné chez elle un sentiment de culpabilité, de la colère, de la méfiance et de l’humiliation, en plus de lui causer des difficultés sexuelles, relationnelles et professionnelles[10].
[9] Référant à différents dossiers de cour et jugements consultés, la demanderesse allègue que ceux-ci démontrent l’existence de plusieurs autres victimes parmi les élèves de la Polyvalente, dont au moins trois à six pouvant être identifiées[11]. Elle précise que le 26 février 1995, Jean-Pierre Colas a été déclaré coupable d’attouchements sexuels à l’égard d’une élève âgée de 15 ans au moment où l’infraction a été commise[12].
[10] Elle invoque, à titre de faute directe, la négligence du défendeur. Elle soutient que ce dernier a omis de fournir un milieu académique sécuritaire et de prendre les mesures nécessaires en vue de prévenir la commission d’agressions sexuelles ou d’en assurer la cessation, en dépit des plaintes reçues, alors qu’un de ses représentants aurait admis à la mère de la demanderesse être bien au fait des « problèmes » de Jean-Pierre Colas. Elle prétend également que le défendeur a commis une faute par son manque de prudence et de diligence, en banalisant ou en ignorant les plaintes portées à l’encontre de ce professeur. En négligeant de mettre en place des mesures de prévention et d’intervention, la demanderesse allègue que le défendeur a engagé sa responsabilité envers les victimes membres du groupe[13].
[11] La responsabilité du défendeur est également recherchée à titre de commettant pour les fautes commises par son préposé[14].
[12] La demanderesse cherche ainsi à obtenir des dommages-intérêts compensatoires et punitifs pour ses propres préjudices découlant de l’agression alléguée ainsi que pour ceux de chaque membre du groupe proposé.
[13] Elle requiert que le statut de représentante lui soit attribué et, à cette fin, elle allègue[15] :
10.1 La Demanderesse est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres du groupe pour les raisons expliquées ci-après;
10.2 D’abord, la Demanderesse a été agressée sexuellement par Jean-Pierre Colas, préposé de la Défenderesse et agresseur commun de tous les membres du groupe alors qu’elle était mineure et qu’il était en situation d’autorité à son égard;
10.3 La Demanderesse a choisi d’intenter une action collective afin de donner accès à la justice aux membres du groupe qui n’auraient pas pu le faire autrement, et leur permettre de se manifester en toute confidentialité;
10.4 La Demanderesse est disposée à investir le temps nécessaire afin d’accomplir toutes les formalités et tâches nécessaires à l’avancement de la présente action collective;
10.5 La Demanderesse a été informée du cheminement d’une action collective et sera informée par ses procureurs des démarches entreprises tout au long du cheminement;
10.6 La Demanderesse a été informée de l’important rôle de représentante des membres du groupe;
10.7 La Demanderesse s’engage à défendre les intérêts du groupe qu’elle souhaite représenter avec vigueur et compétence;
10.8 La Demanderesse a l’intérêt requis dans l’aspect collectif de l’action puisqu’elle est une victime d’agression sexuelle de la part du préposé de la Défenderesse, monsieur Jean-Pierre Colas, au même titre que les autres membres du groupe décrit au paragraphe 1;
10.9 De plus, la Demanderesse bénéficie du soutien moral et psychologique de sa famille ainsi que de sa thérapeute;
10.10 Il n’existe aucun conflit d’intérêts entre la Demanderesse et les membres du groupe;
10.11 Finalement, la demanderesse agit de bonne foi et dans l’unique but de faire valoir ses droits et ceux des autres membres du groupe;
[14] L’audition de la demande d’autorisation d’exercer une action collective est fixée au 30 mai 2023.
2. Le droit applicable
[15] L’article
[16] Dans l’affaire Option Consommateurs c. Samsung Electronics Canada inc., l’honorable Suzanne Courchesne, j.c.s., résume ainsi les critères applicables à une demande pour preuve appropriée en vertu de cet article[16] :
[11] Le Tribunal rappelle certains principes émis par les tribunaux et qui doivent être considérés lorsqu'une demande d'interrogatoire et de communication de documents pré-autorisation lui est soumise :
- le juge dispose d'un pouvoir discrétionnaire afin d'autoriser une preuve pertinente et appropriée ainsi que la tenue d'un interrogatoire du représentant, dans le cadre du processus d'autorisation;
- un interrogatoire n'est approprié que s'il est pertinent et utile à la vérification des critères de l'article
- l'interrogatoire doit respecter les principes de la conduite raisonnable et de la proportionnalité posés aux articles
- la vérification de la véracité des allégations de la demande relève du fond;
- le tribunal doit analyser la demande soumise à la lumière des enseignements récents de la Cour suprême et de la Cour d'appel sur l'autorisation des actions collectives et qui favorisent une interprétation et une application libérales des critères d'autorisation;
- à ce stade, la finalité de la demande se limite au seuil fixé par la Cour suprême, soit la démonstration d'une cause défendable; le tribunal doit se garder d'autoriser une preuve qui inclut davantage que ce qui est strictement nécessaire pour atteindre ce seuil;
- le tribunal doit se demander si la preuve requise l'aidera à déterminer si les critères d'autorisation sont respectés ou si elle permettra plutôt de déterminer si le recours est fondé; dans cette dernière hypothèse, la preuve n'est pas recevable à ce stade;
- la prudence est de mise dans l'analyse d'une demande de permission de produire une preuve appropriée; il s'agit de choisir une voie mitoyenne entre la rigidité et la permissivité;
- il doit être démontré que l'interrogatoire est approprié et pertinent dans les circonstances spécifiques et les faits propres du dossier, notamment en regard des allégations et du contenu de la demande d'autorisation;
- le fardeau de convaincre le tribunal de l'utilité et du caractère approprié de la preuve repose sur la partie qui la demande.
[Références omises, soulignements ajoutés]
[17] Dans l’arrêt Asselin c. Desjardins Cabinet de services financiers inc., la Cour d’appel a précisé davantage les critères applicables à une demande pour preuve appropriée et souligné que celle-ci doit être réservée à l’essentiel et l’indispensable[17].
[18] L’article
1° les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes;
2° les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées;
3° la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui ou sur la jonction d’instance;
4° le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres.
[Soulignements ajoutés]
[19] Quant au statut de représentant, la Cour suprême du Canada rappelle dans l’arrêt L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., les trois critères devant être considérés afin de décider de ce statut, soit 1) l’intérêt à poursuivre; 2) la compétence; et 3) l’absence de conflit avec les membres du groupe. Comme le souligne la Cour suprême, il y a lieu d’interpréter ces trois critères « de façon libérale » de sorte qu’« aucun représentant proposé ne devrait être exclu, à moins que ses intérêts ou sa compétence ne soient tels qu'il serait impossible que l'affaire survive équitablement »[18].
[20] Par ailleurs, dans le type d’action collective qui nous occupe, les victimes d’agressions sexuelles bénéficient du droit à l’anonymat et, normalement, les contacts avec les membres s’effectuent principalement par l’entremise des avocats du représentant[19].
3. Discussion
[21] La demande du défendeur est silencieuse quant aux motifs justifiant la tenue d’un interrogatoire de la demanderesse afin de décider de son statut de représentante[20]. Il n’explique pas en quoi cet interrogatoire pourrait éclairer le Tribunal quant aux facteurs que ce dernier aura à considérer pour évaluer si la demanderesse est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres du groupe proposé[21].
[22] Aucune allégation de sa demande ne remet en question l’intérêt ou la compétence de la demanderesse à cet égard. Le défendeur n’identifie pas non plus les points précis sur lesquels porterait l’interrogatoire quant au critère prévu à l’article
[23] À l’audience, le défendeur plaide que les allégations de la demanderesse quant à sa capacité d’agir à titre de représentante sont vagues et imprécises. Il explique qu’il souhaite tester les allégations générales contenues à la demande d’autorisation de la demanderesse pour exercer une action collective.
[24] Il ajoute que l’interrogatoire sollicité pourrait l’éclairer dans la décision qu’il aura à prendre de contester ou non la demande d’autorisation de la demanderesse.
[25] Enfin, il fait valoir que cet interrogatoire permettrait de vérifier l’absence de conflit d’intérêts et de connaître les démarches effectuées par la demanderesse pour identifier les autres victimes.
[26] Les arguments présentés en plaidoirie par le défendeur ne démontrent pas en quoi l’interrogatoire demandé serait approprié et pertinent. Ils ne permettent pas au Tribunal de voir quels renseignements ou informations utiles aux fins de l’analyse du critère prévu à l’article
[27] Comme le soulève la demanderesse, ce que le défendeur recherche en réalité est la possibilité de tester sa version des faits et d’obtenir des renseignements supplémentaires sur le groupe proposé. Or, non seulement ces éléments ne sont ni essentiels ni indispensables aux fins de l’analyse de la condition énoncée à l’article
[28] Tel que le mentionne l’honorable Donald Bisson, j.c.s., dans l’affaire Li c. Equifax inc., il « existe, certes, des précédents autorisant des interrogatoires afin de compléter ou préciser des allégations de demandes d’autorisation, mais c’était avant l’arrêt Asselin c. Desjardins Cabinet de services financiers inc. »[23].
[29] De plus, les démarches effectuées par la demanderesse pour tenter d’identifier d’autres victimes et la démonstration du nombre de personnes visées par le groupe ne sont pas pertinentes pour décider de son statut de représentante au stade de l’autorisation[24].
[30] Enfin, les allégations invoquées au soutien de la demande de la demanderesse de se voir attribuer le statut de représentante doivent être lues en tenant compte de l’ensemble des allégations de la demande. Or, le défendeur ne cible aucun élément quant à ces allégations rendant pertinente, en l’espèce, la tenue d’un interrogatoire aux fins de l’exercice de filtrage auquel le Tribunal devra se livrer[25]. Il n’identifie pas non plus d’indice pouvant pointer vers l’existence d’un quelconque conflit d’intérêts entre la demanderesse et le groupe proposé ou laissant entrevoir la possibilité d’intérêts divergents entre eux.
[31] En somme, en l’absence d’allégations justifiant sa demande d’interrogatoire avant autorisation quant à la capacité de la demanderesse d’agir à titre de représentante du groupe proposé et à la lumière des représentations des avocats des parties et des critères définis par la jurisprudence, le Tribunal conclut que le défendeur n’a pas rempli le fardeau lui incombant de le convaincre de l’utilité et de la pertinence de l’interrogatoire sollicité. Il n’a pas démontré que l’interrogatoire de la demanderesse pourrait apporter un éclairage utile à l’analyse du critère de représentativité prévu à l’article
[32] Pour les motifs ci-devant exposés, la demande du défendeur pour interrogatoire avant autorisation sera rejetée.
[33] Comme discuté avec les avocats lors de la présentation de la demande du défendeur, le Tribunal communiquera incessamment avec eux afin de fixer une gestion en vue de la présentation de la demande d’autorisation le 30 mai prochain.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[34] REJETTE la demande du défendeur pour interrogatoire avant autorisation;
[35] AVEC les frais de justice.
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| MARIE-HÉLÈNE MONTMINY, j.c.s. | |
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Me Maryse Lapointe | ||
Lapointe Légal inc. | ||
Avocats de la demanderesse | ||
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Me Justin Wee Me Justine Monty | ||
Arsenault Dufresne Wee | ||
Avocats conseils de la demanderesse | ||
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Me Bernard Jacob | ||
Me Gabrielle Ménès | ||
Morency, Société d’avocats, s.e.n.c.r.l. | ||
Avocats du défendeur | ||
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Date d’audition : | Le 3 février 2023 | |
[1] Demande d’autorisation d’exercer une action collective et pour être représentante, par. 1.
[2] Demande du défendeur pour interrogatoire avant autorisation, par. 18e). Cette demande a été modifiée verbalement séance tenante (voir procès-verbal d’audience du 3 février 2023).
[3] Demande d’autorisation d’exercer une action collective et pour être représentante, par. 2.2.
[4] Id., par. 2.3.
[5] Id., par. 2.4.
[6] Id., par. 2.33.
[7] Id., par. 2.37.
[8] Id., par. 2.3 à 2.36, 2.64 à 2.66 et 3.1 à 3.6.
[9] Id., par. 2.35.
[10] Id., par. 2.34.
[11] Id., par. 2.39 à 2.49 (il y a une coquille dans la numérotation des paragraphes de la demande de la demanderesse puisque celle-ci comporte deux paragraphes numérotés 2.39).
[12] Id., par. 2.39-2.40.
[13] Id., par. 2.57 à 2.63.
[14] Id., par. 2.52 à 2.56.
[15] Id., par. 10.1 à 10.11.
[16]
[17]
[18]
[19] L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., préc., note 18, par. 32.
[20] Seul sujet dorénavant visé par sa demande (Demande du défendeur pour interrogatoire avant autorisation, modifiée verbalement à l’audience, par. 18e)). Le seul paragraphe référant en partie à ce critère (par. 11) ne fait que mentionner que le défendeur est droit d’investiguer sur la connaissance personnelle de la demanderesse quant au fondement de l’action collective. Or, cette allégation générale ne suffit pas à démontrer l’utilité ou la pertinence de l’interrogatoire demandé. Une telle approche serait contraire à l'esprit et à la lettre du Code de procédure civile et de la jurisprudence (F. c. Frères du Sacré-Cœur,
[21] Art.
[22] Carius c. Entreprises Vivre en Forme (Éconofitness),
[23] Préc., note 22, par. 87. Voir également les paragraphes 86 et 88.
[24] D’Amico c. Procureure générale du Québec,
[25] Voir notamment à cet égard : L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., préc., note 18, par. 7 et 32; F. c. Frères du Sacré-Cœur, préc., note 20; B. c. Frères Maristes,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.