Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
[Texte de la décision]

Section des affaires économiques

 

 

Date : 15 mai 2015

Référence neutre : 2015 QCTAQ 05335

Dossier  : SAE-Q-201489-1405

Devant les juges administratifs :

GILLES RENY

FRANÇOIS BOUTIN

 

VIGNOBLE CARPINTERI INC.

Partie requérante

c.

RÉGIE DES ALCOOLS, DES COURSES ET DES JEUX DU QUÉBEC

Partie intimée

 

 


DÉCISION


[1]              La requérante, Vignoble Carpinteri inc., conteste la décision no 48-0000051 de la Régie des alcools, des courses et des jeux (la Régie), datée du 14 mai 2014 et contenant les conclusions suivantes :

PAR CES MOTIFS,             la Régie des alcools, des courses et des jeux :

RÉVOQUE                           pour cause le permis de production artisanal de vin no AV-069 dont Vignoble Carpinteri inc. est titulaire;

ORDONNE                          la saisie et la confiscation des permis ainsi que des boissons alcooliques et leurs contenants qui sont en possession de la titulaire par un inspecteur de la Régie ou par le corps policier dûment mandaté à cette fin pour en disposer conformément à l’article 91 de la Loi sur les permis d’alcool (LPA);

ORDONNE                          la confidentialité, la non-publication et la non-diffusion des documents R-11 et R-12 déposés en preuve et ordonne la mise sous scellés des documents en questions;

RAPPELLE                          à la titulaire qu’en vertu de l’article 93 de la Loi sur les permis d’alcool (LPA), la personne dont le permis a été révoqué par la Régie ne peut faire une nouvelle demande avant l'expiration d'un délai d'un an à compter de cette révocation, sauf si elle l'a elle-même demandée.

[2]              Les faits reprochés à la requérante et ayant fait l’objet d’une audience de 8 jours devant la Commission en début de l’année 2014 sont contenus dans l’avis de convocation amendé à une audition daté du 20 décembre 2013 et décrits au paragraphe 2) de la décision du 14 mai 2014 de la Régie :

2)       Les faits qui ont donné ouverture à la convocation se résument comme suit :

[Transcription conforme]

L’EXPLOITATION DE L’ÉTABLISSEMENT

Les allégations de faits concernant l’exploitation de votre établissement, plus  amplement décrites dans les documents annexés aux présentes sont essentiellement les suivantes :

HISTORIQUE

1.      Le 22 novembre 2006, la Régie a rendu une décision rectifiée de sa décision du 23 octobre 2006. La Régie a corrigé le nom de la titulaire ainsi que celui de l’établissement (document 1);

2.      Le 2 novembre 2006, monsieur Tony Carpinteri a été avisé que l’achat de matières premières devait respecter la Directive. Les produits déjà embouteillés ne pouvaient être vendus ni entreposés dans les mêmes lieux que son permis de production artisanale (document 2– rapport d’inspection novembre 2006);

3.      Le 23 octobre 2006, la Régie a émis le permis de production artisanale de vin no AV-069 à la titulaire. Lors de cette décision, la Régie précise certaines conditions d’exploitation que doit respecter la titulaire lors de l’exploitation de son établissement. L’une de ces conditions est que les raisins ou le moût de raisins composant la boisson alcoolique produite de façon artisanale doivent provenir des terres exploitées par le titulaire de permis à titre de propriétaire ou de locataire (document 3);

4.      Le 12 septembre 2006, le MDEIE a rendu un avis concernant l’exploitation souhaitée par la titulaire. Il y ait mentionné qu’un suivi particulier du MAPAQ serait important pour évaluer le rendement des vignes dans cette région. Puisque la qualité de la production de la vigne de cette région est peu connue, le MDEIE ne peut pas se prononcer sur les succès futurs de l’entreprise (document 4);

5.      Le 16 août 2006, la Régie a reçu du président de la titulaire un engagement de respecter quinze conditions d’obtention et de maintien de permis de production artisanale de vin. L’une de ces conditions est que les raisins ou le moût de raisins composant la boisson alcoolique produite de façon artisanale doivent provenir des terres exploitées par le titulaire de permis à titre de propriétaire ou de locataire (document 5);

*****

Non-respect de conditions d’obtention et de maintien de permis de production artisanale

6.      Le 6 octobre 2011, une inspectrice du service des fabricants de la Régie s’est présentée à votre établissement. Elle y a constaté notamment (document 6) :

-        les vignes sont en production, mais les raisins ne semblaient pas mûrs pour une récolte en octobre;

-        modification des locaux vente et dégustation et ces modifications ne sont pas conformes au plan versé au dossier de la Régie;

-        absence de programme de sanitation écrit;

-        absence de rapport d’analyse d’eau récente du puits;

-        absence de poste pour le nettoyage des mains;

-        les ingrédients pour la fabrication du vin et les produits chimiques sont entreposés sur la même étagère.

7.      Suite à l’inspection du 6 octobre 2011, les analyses de la SAQ, service gestion de la qualité, sur les échantillons pris par l’inspectrice de la Régie dénotent certaines problématiques (document 7) :

-   un pourcentage élevé de concentré de raisin lors de l’élaboration de certains produits;

-   fortes présences de levures dans certains produits;

-   teneure en alcool plus élevée que ce qui est mentionnée sur l’étiquette dans certains produits.

8.      Le 10 mai 2012, la Régie a reçu de la titulaire les documents requis par l’inspectrice concernant les aspects qui étaient non conformes lors de la visite en octobre 2011 (document 8) :

-   les factures concernant l’achat de matières premières (raisins de type sangiovese, cabernet sauvignon, pinot noir);

-   certificat d’analyse de l’eau du puits;

-   programme de sanitation du vignoble;

-   nouveau plan des locaux (non approuvé).

9.      Le 24 octobre 2012, deux inspectrices du service des fabricants de la Régie se sont présentées à votre établissement. Elles y ont constaté notamment (document 9) :

-        modification des locaux de d’entreposage ainsi que de production. Les modifications apportées en 2011 et 2012 ne correspondent pas au plan approuvé versé au dossier;

-        en majorité, les raisins ont été mangés par les oiseaux et animaux;

-        une faible récolte de raisin Ste-Croix (500 kg) et Baltica (500 kg) a été effectuée et ce, avant maturité;

-        aucune récolte effectuée pour le raisin blanc en 2012;

-        à l’exception du moût conservé au congélateur, les raisins et le moût proviennent d’achat de raisins de l’extérieur du Québec notamment de la Californie. Selon l’employée de la titulaire, la quantité de raisins et de moût achetée serait d’environ 25 000L;

-        le vin blanc et vin rosé seraient fabriqués à 100 % de matières premières achetées;

-        présence de laine minérale sur les bouteilles vides;

-        aucun échantillon n’est transmis au laboratoire ainsi que d’analyse sur place concernant l’acidité volatile et le SO2 libre;

-        aucun procédé de traçabilité entre l’entreposage et la vente des bouteilles. Selon l’employée présente, ils savent par cœur de quel millésime est chacune des bouteilles;

-        la fiche de vinification concernant le contrôle de qualité n’est pas complète;

-        les rapports mensuels ne sont pas conformes à la réalité : selon les rapports transmis, une récolte de 24 500 kg de cépages rouges et 2 900 kg de cépages blancs ont été utilisés à 100 % pour la fabrication des boissons alcooliques;

-        non respect de la Directive RACJ-100798-1129 concernant l’approvisionnement de matières premières. Selon cette directive, le maximum de matières premières de l’extérieur du Québec permis dans la fabrication des boissons alcooliques pour l’année 2012 est de 225L. L’achat en réalité a été de 17 300L.

10.    Suite à l’inspection du 24 octobre 2012, les analyses de la SAQ, service gestion de la qualité, sur les échantillons pris par les inspectrices de la Régie dénotent certaines problématiques (document 10) :

-   l’analyse de certains produits permet de croire qu’ils sont produits à partir de concentré de moût de raisins;

-   la teneure en acidité totale du produit VIN ROUGE STE-CROIX BALTICA est très élevée.

10.1  Le 25 septembre 2013, une inspection de suivi a été effectuée à l’établissement de la titulaire/demanderesse par deux inspecteurs de la Régie. Ces derniers étaient accompagnés d’une agronome. Or, cette inspection et les vérifications qui en ont découlé ont notamment révélé que : (Document A)

-        des modifications ont été effectuées à l’aménagement de l’établissement de la titulaire/demanderesse sans que la Régie en soit informée par écrit. Le plan reçu le 3 décembre 2013 n’a pas été approuvé par les autorités compétentes;

-        la réalisation du plan parcellaire, la validation des cépages et l’évaluation du rendement du vignoble de la titulaire/demanderesse effectuées lors de cette inspection révèlent plusieurs irrégularités, dont celles-ci :

a)    le rendement estimé du cépage Baltica au vignoble est de 989 litres et la quantité de produit dans les cuves numéros 3, 4, 5, 8, 12, 13, 14, 15, 16 et 18 au moment de l’inspection était de 10 050 litres. Or, le représentant de la titulaire/demanderesse a indiqué aux inspecteurs que le contenu de ces cuves provenait d’une récolte de cépage Baltica effectuée une ou deux semaines plus tôt.

B)    Les résultats d’analyse des échantillons des raisins prélevés au vignoble démontrent que la plupart des cépages, sauf le Baltica, étaient encore loin d’un taux de sucre adéquat pour la production de vin. Les taux d’acidité et de PH démontrent qu’aucun des cépages n’avait atteint la maturité adéquate pour l’élaboration d’un vin.

c)    Il existe des différences significatives entre le rendement estimé du vignoble (8 845 kg de raisins rouges et 258 kg de raisins blancs pour un rendement total en jus de 6 372 litres) et le rapport mensuel de la titulaire/demanderesse pour la période du 1er au 31 octobre 2013. En effet, cette dernière y a déclaré une récolte de ± 15 000 kg de raisins rouges et de ±1 600 kg de raisins blancs.

-        Aucun registre de récoltes ni aucun registre de production, de fermentation et de suivi de production n’était disponible;

-        Il n’y avait pas de système de traçabilité entre l’entreposage et la vente;

-        Les inspecteurs ont inventorié 22 fûts de chêne de 225 litres de vin rouge Baltica 2012 pour un total de 4 950 litres alors que l’inspection menée en 2012 révélait que le seul produit de la vendange 2012 consistait en 1 500 litres de cépage Ste-Croix et de Cépage Baltica assemblés dans la cuve numéro 3 entreposée au congélateur;

-        Les inspecteurs ont inventorié 2 041 bouteilles de vin blanc 2012 (1 069 bouteilles de Casa Antica et 972 bouteilles de Stella Mia). Or, aucun cépage blanc en production n’avait été constaté dans le vignoble lors de l’inspection de 2012;

-        Les inspecteurs ont inventorié 3 790 bouteilles de vin 2012. représentant 28,43 hectolitres. Or, l’inspection menée en 2012 révélait que le seul produit de la vendange 2012 consistait en 1 500 litres de cépage Ste-Croix et de Cépage Baltica assemblés dans la cuve numéro 3 entreposée au congélateur.

-        Les inspecteurs ont inventorié 780 bouteilles de vin de glace 2010 Dolce Amore 200 ml. Or, le rapport mensuel de septembre 2013 en indique 313 bouteilles en inventaire final;

-        Aucun registre de contrôle de la qualité n’était disponible. Aucun rapport d’analyse de laboratoire n’a pu être consulté. Le contrôle de la qualité n’est pas fait sur une base régulière;

-        Il n’y a pas d’équipement pour effectuer l’analyse de l’acidité volatile;

-        Aucune traçabilité des bouteilles/lots n’est possible;

-        Aucun registre, ni aucune identification ne permettent de faire un rappel des produits;

-        Absence de mesures de protection contre les animaux, et ce, malgré les constats de l’année 2012;

-        Le rapport mensuel de septembre 2013 ne concorde pas avec les constatations des inspecteurs. Ce rapport ne fait état d’aucune récolte alors que le représentant de la titulaire/demanderesse a indiqué aux inspecteurs avoir récolté du Baltica au mois de septembre 2013.

10.2  Suite à l’inspection du 25 septembre 2013, les rapports d’expertise de la SAQ, Service de la gestion de la qualité, portant sur les échantillons pris par les inspecteurs de la Régie révèlent que le Stella Mia 2012 et le Rosée d’une nuit 2012 sont des produits pour lesquels l’analyse chimique laisse croire que ces vins ont été faits à partir d’un concentré de jus de raisin (document B).

Fausses représentations

11.    Les rapports mensuels de septembre et octobre 2011, ne sont pas conformes à la réalité. Selon les rapports transmis, une récolte de 9 274 kg de cépage rouge et 3 430 kg de cépages blancs ont été utilisés à 100 % pour la fabrication des boissons alcooliques (document 11);

12.    Les rapports mensuels de septembre et octobre 2012, ne sont pas conformes à la réalité. Selon les rapports transmis, une récolte de 24 500 kg de cépages rouges et 2 900 kg de cépages blancs ont été utilisés à 100 % pour la fabrication des boissons alcooliques (document 12);

13.    Dans vos encarts publicitaires et sur votre site Internet, vous mentionnez que l’utilisation exclusive d’engrais organique et les soins portés à vos ceps permettent d’offrir des vins issus de raisins sains de grande qualité (document 13);

14.    Il existe des différences significatives entre le rendement estimé du vignoble (8 845 kg de raisins rouges et 258 kg de raisins blancs pour un rendement total en jus de 6 372 litres) et le rapport mensuel de la titulaire/demanderesse pour la période du 1er au 31 octobre 2013. En effet, cette dernière y a déclaré une récolte de ± 15 000 kg de raisins rouges et de ±1 600 kg de raisins blancs (document A).

15.    Les inspecteurs ont inventorié (780) bouteilles de vin de glace 2010 Dolce Amore 200 ml. Or, le rapport mensuel de septembre 2013 en indique 313 en inventaire final (document A).

16.    Le rapport mensuel de septembre 2013 ne concorde pas avec les constatations des inspecteurs. Ce rapport ne fait état d’aucune récolte alors que le représentant de la titulaire/demanderesse a indiqué aux inspecteurs avoir récolté du Baltica au mois de septembre 2013 (document A).

*****

AUTRES INFORMATIONS PERTINENTES

-        Le 10 juillet 1998, la Régie émettait la directive RACJ-100798-1129. Cette directive permet au titulaire de permis de production artisanale de vin de fabriquer son produit avec (document 14) : « 

a)    au minimum 50 % de ses propres raisins, frais ou transformés;

b)    au maximum 15 % de raisins frais ou déjà transformés, de jus ou de moûts concentrés pouvant provenir de l’extérieur du Québec;

c)    le solde pouvant être constitué de produits d’un autre producteur agricole du Québec sous forme de raisins frais ou transformés."

-        Il est notamment possible d’acheter vos produits via votre site Internet, vos vins se vendent entre 16 $ et 160 $ (document 15);

-        Vous avez mentionné à un journaliste de Radio-Canada que l’année 2012 avait été une saison extraordinaire où vous avez produit vos plus beaux raisins, bien sucrés (document 16).

[…]

[3]              Le Tribunal a rejeté une requête en exécution de la décision de la Régie présentée par celle-ci, mais a accueilli la requête en sauvegarde en vertu du deuxième alinéa de l’article 74 de la Loi sur la justice administrative[1] (LJA).

[4]              Le Tribunal a donc, en date du 17 juin 2014, ordonné la saisie, la confiscation, l’entreposage et la conservation des boissons alcooliques et de leur contenant qui étaient en possession de Vignoble Carpinteri inc., et ce, jusqu’à la décision finale du Tribunal.

[5]              Conséquemment, le 26 juin 2014, M. Stéphane Buist, inspecteur de la Régie, accompagné du sergent enquêteur de la Sûreté du Québec, M. Gérard Fillion, ont procédé à la saisie de l’inventaire des produits fabriqués par la requérante, tel qu’il appert du procès-verbal de saisie produit par la Régie sous la cote I-1.

[6]              Dans les faits, la requérante a pu continuer la production de son vin artisanal pour la saison 2014, mais n’a pu vendre ou faire déguster ses produits, puisque ces derniers sont sous scellés depuis le 26 juin 2014.

L’audience

[7]              L’audience devant le Tribunal s’est déroulée du 15 au 19 décembre 2014.

[8]              Cinq témoins furent entendus pour la partie requérante :

-      Mme France Croisetière Lemire, retraitée et belle-sœur de M. Carpenteri;

-      M. Tony Carpinteri, vigneron et responsable du permis de fabrication de vin artisanal de la requérante;

-      Mme Geneviève Gagné, enseignante, photographe et auteure, témoin de faits;

-      Mme Francine Dion, retraitée et témoin de faits;

-      M. Frédéric Lasserre, professeur universitaire et témoin expert.

[9]              L’intimée, quant à elle, a fait entendre quatre témoins :

-      M. Stéphane Buist, chef de service des fabricants;

-      Mme Gaëlle Dubé, agronome;

-      Mme Barbara Gimenez-Herrero, œnologue et témoin expert;

-      Mme France Nault, chimiste et témoin expert.

[10]           De plus, les procureurs ont convenu que le témoignage de Mme Isabelle Lavoie, rendu le 22 janvier 2014 devant la Régie était admis aux fins de l’audience au Tribunal.

[11]           La requérante était représentée par Me Ghislain K. Laflamme et la Direction du contentieux de la Régie était représentée par Me Félix Plante.

La preuve et les témoignages

[12]           Le dossier de la Régie est constitué de 4 tomes comprenant 1 286 pages de documentation, produits à l’audience devant la Régie.

[13]           Le premier témoin de la partie requérante fut Mme France Croisetière Lemire, retraitée de 55 ans, qui est la sœur de l’épouse de M. Tony Carpinteri.

[14]           Mme Croisetière Lemire a établi, lors de son témoignage, qu’un groupe de 75 adultes, incluant sa famille de 10 frères et sœurs et amis intimes, constituait la grande famille de M. Tony Carpinteri. Elle a indiqué que son beau-frère est une personne chaleureuse et généreuse qui organisait annuellement des fêtes pour sa famille. Que ce soit à l’occasion de la fête de Renée, épouse de M. Carpinteri, ou d’événements spéciaux, le clan était invité à festoyer. À ces occasions, des participants recevaient des caisses de vin de la réserve familiale de M. Carpinteri. Lors de sa dernière visite au vignoble, en juin 2013, Mme Croisetière Lemire est repartie avec 8 caisses de vin Villa Carpinteri.

[15]           La témoin connaît M. Carpinteri depuis plus de 40 ans et relate que ce dernier a toujours eu un esprit de famille développé, qu’il est généreux pour ses proches, sa famille et ses intimes.

[16]           Elle a participé à l’implantation du vignoble lors de corvées familiales, notamment pour implanter des plants de vigne.

[17]           La témoin a relaté avoir constaté que le climat était clément au vignoble et qu’elle percevait un écart de température important en faveur du vignoble entre les villes du littoral versus le domaine de Saint-Ulric.

[18]           M. Tony Carpinteri, responsable de la requérante, a été entendu comme deuxième témoin.

[19]           Essentiellement, les faits relatés aux paragraphes [6] à [21] inclusivement de la décision du Tribunal datée du 17 juin 2014 sont exposés par ce témoin :

[6]      Vignoble Carpinteri inc. est la propriété de M. Tony Carpinteri qui a émigré au Québec en 1970 et s’est installé dans la région de Matane en octobre 1972. En 1974, il y fondait l’entreprise Les cuisines gaspésiennes de Matane ltée, spécialisée dans la transformation de viande (jambon) et qui emploie 175 personnes. En 2001, M. Carpinteri a laissé la direction de l’entreprise à ses enfants.

[7]      Étant passionné de vin, après des recherches de terres pour établir un vignoble, il a fait l’acquisition d’une fraisière à Saint-Ulric et, en date du 23 octobre 2006, il a obtenu de la Régie un permis de production artisanale de vin émis au Vignoble Carpinteri inc.

[8]      Le permis était assorti de 15 conditions à respecter, la deuxième et la douzième conditions invoquées par la Régie dans sa décision sont les suivantes :

« 2.    Les raisins ou le moût de raisins composant la boisson alcoolique produite de façon artisanale doivent provenir des terres exploitées par le titulaire de permis à titre de propriétaire et de locataire. »

« 12.  Le titulaire de permis doit faire connaître par écrit à la Régie toute modification apportée à l’aménagement de son établissement. »

[9]      M. Carpenteri a acheté ses premiers plants de vigne en 2005, soit 5 100 plants, et de 2006 à 2013, 7 781 plants de vigne ont été ajoutés. Par la suite, en 2010, il a construit une résidence avec 5 chambres additionnelles afin d’opérer un gîte à la ferme, agréé par le ministère du Tourisme et les autorités municipales. Le gîte et les repas sont disponibles et la requérante offre un « Forfait Villa, Vignoble et Gastronomie ».

[10]    Il y a aussi une boutique pour la vente des vins du vignoble et autres produits locaux. Il détient aussi un permis de bar au deuxième étage, permis qui n’est pas en cause dans le présent litige. Environ 15 personnes travaillent pour le vignoble.

[11]    Au fil des ans, ce vignoble est devenu une attraction touristique importante, plusieurs centaines de touristes y passant tous les jours pendant la saison d’été. D’ailleurs, en 2014, l’entreprise a été Lauréat régional des Grands prix du tourisme québécois dans la catégorie agrotourisme et production régionale.

[12]    La requérante a un projet de culture de vignes sous serres chauffées en association avec l’usine de cogénération Innoventé qui produira de l’électricité à partir de déchets, copeaux, branches, etc.

[13]    À compter de 2011, différentes inspections ont été faites annuellement et certains manquements ont été constatés.

[14]    Ainsi, une première inspection a eu lieu le 6 octobre 2011, suite à quoi des analyses ont été faites sur des échantillons pris par l’inspectrice de la Régie et qui dénotaient certaines problématiques :

-      un pourcentage élevé de concentré de raisins lors de l’élaboration de certains produits;

-      forte présence de levure dans certains produits;

-      teneur en alcool plus élevée de ce qui est mentionné sur l’étiquette dans certains produits.

[15]    Le 10 mai 2012, la Régie a reçu de la titulaire les documents requis par l’inspectrice concernant les aspects qui étaient non conformes en octobre 2011.

[16]    En date du 24 octobre 2012, deux inspectrices du Service des fabricants de la Régie se sont présentées au vignoble et y ont constaté une douzaine de manquements. De plus, des échantillons prélevés dénotent certaines problématiques :

-      l’analyse de certains produits permet de savoir qu’ils sont produits à partir de concentré de moût de raisins;

-      la teneur en acidité du produit vin rouge St-Croix Baltica est très élevée.

[17]    Cette inspection a donné lieu à un premier avis de convocation à une audition, qui a été envoyé à la requérante le 22 février 2013, faisant état des allégations portées à la connaissance de la Régie, suite aux inspections de 2011 et de 2012.

[18]    Suite à des discussions avec le procureur de la Régie et à la suggestion formulée par ce dernier, la convocation a été ajournée afin que la requérante puisse recourir au service d’un avocat, étant donné que la convocation devant la Régie pouvait avoir des conséquences importantes quant à son permis de fabrication artisanale de vin.

[19]    Entre temps, une nouvelle inspection a eu lieu le 25 septembre 2013 et, suite au rapport d’inspection, un avis de convocation amendé, daté du 20 décembre 2013, est émis par la Régie. Lors de cette inspection, les inspecteurs étaient accompagnés d’une agronome dont le mandat était de dresser un portrait du climat et du potentiel viticole de la région, de confirmer sur place l’identification et le nombre de cépages présents dans le vignoble et de déterminer leur rendement et leur degré de maturité pour l’année 2013. Des échantillons ont été prélevés à nouveau lors de cette inspection et selon les rapports d’expertise, certains paramètres laissent croire que les vins ont été fabriqués à partir de concentrés de jus de raisins.

[20]    Dans une directive émise suite à la demande des producteurs artisans afin qu’ils puissent s’approvisionner ailleurs qu’à partir de leur propre vignoble, la Régie a autorisé ce qui suit :

« APPLICATION À LA PRÉSENTE DEMANDE

Dans ce contexte, la Régie autorise qu’un titulaire de permis de production artisanale de vin puisse fabriquer son produit avec :

a)   au minimum 50 % de ses propres raisins, frais ou transformés;

b)   au maximum 15 % de raisins frais ou déjà transformés, de jus ou de moûts concentrés pouvant provenir de l’extérieur du Québec;

c)   le solde pouvant être constitué de produits d’un autre producteur agricole du Québec sous forme de raisins frais ou transformés.

Cette directive entre en vigueur immédiatement. »

[21]    Le propriétaire de la requérante reconnaît avoir pris connaissance, en 2006, de cette directive.

[références omises]

[20]           M. Carpinteri rappelle, de plus, que depuis son enfance en Sicile, il a toujours été intéressé par la production du vin artisanal, son père produisait son vin maison et il a lui-même repris la production de vin artisanal depuis 1978 et bon an mal an, avant qu’il acquière son vignoble, il produisait entre 1 000 et 2 000 bouteilles par année.

[21]           Il a toujours fabriqué son vin à partir de raisins qu’il a acquis au Marché Jean Talon à Montréal. Essentiellement, ses raisins sont toujours provenus ou de Californie ou d’Ontario. Le témoin affirme qu’il n’a jamais envisagé de produire son vin artisanal à partir de concentré et qu’il n’a jamais utilisé cette méthode pour produire quelque vin que ce soit.

[22]           M. Carpinteri a produit devant la Régie les factures d’acquisition de raisins provenant de Californie et confirme que ses achats de raisins sont faits dans l’optique de se constituer une réserve privée avec laquelle il fournit ses intimes et parents.

[23]           Il convient qu’il utilise dans les proportions autorisées par la réglementation (pas plus de 15 %) les raisins de Californie à la production de son vin artisanal.

[24]           Le témoin Carpinteri dépose une série de photographies cotées sous R-2, R-3 et R-4, donnant un aperçu du vignoble et de ses installations.

[25]           Au sujet des certificats d’analyse chimique produits lors de l’audience devant la Régie indiquant un taux de méthanol peu élevé et faisant conclure les chimistes à un vin produit à base de concentré, le témoin explique qu’il utilise un procédé de thermovinification, c’est-à-dire qu’il chauffe le moût produit par les raisins de son vignoble pour en bonifier la saveur et enlever l’acidité. Il explique que cette méthode pratiquée depuis de nombreuses années a comme conséquence de faire diminuer le taux de méthanol présent dans le produit final.

[26]           M. Carpinteri convient que les rapports de production qu’il a fournis à la Régie au fil des ans sont inexacts, incomplets et contiennent des informations erronées. Il explique cette situation par une mauvaise connaissance des informations à fournir à la Régie ainsi que par le fait que certains de ses formulaires ont été complétés par des employés de Les cuisines gaspésiennes de Matane ltée. Il indique qu’il est prêt à se conformer à l’avenir aux exigences de la réglementation à tout égard dans l’exploitation de son vignoble.

[27]           Finalement, le témoin indique que la présente contestation lui a engagé des frais d’avocat et d’expertise pour une somme de 150 000 $ au moment du début de l’audience devant le Tribunal. De plus, il évalue à environ plus ou moins 240 000 $ la valeur des produits saisis par la Régie et qui risque d’être détruit advenant que le Tribunal confirme la décision de la Régie.

[28]           Quant aux constats des inspecteurs relativement aux modifications d’aménagement de l’établissement, M. Carpinteri indique qu’il a complété ses travaux et qu’il a fourni des plans d’architecte approuvés de ces modifications. Quant aux autres constatations matérielles énumérées au paragraphe 6 à l’avis de convocation amendé du 20 décembre 2013, il indique qu’il s’est régularisé auprès de la Régie.

[29]           Il explique également le type de forfait qu’il offre en hébergement du 15 juin au 15 octobre de chaque année, du jeudi au dimanche. Environ 640 personnes participent à ce forfait annuellement et le prix du forfait pour deux personnes par nuitée est de 350 $. Référant à l’exhibit 13 produit devant la Régie et apparaissant à la page 197 du tome 1 du dossier administratif de la Régie, il spécifie ce qui est inclus dans le prix. À aucun endroit, le vin n’y est annoncé pour ce qui est du souper à la table familiale Carpinteri. Le témoin insiste sur le fait que c’est lui-même qui offre le vin gracieusement à ses hôtes, puisqu’il est présent lors de ces activités et que la cuisine est de type familial.

[30]           Finalement, en toute fin d’audience, M. Carpinteri admet qu’il a vendu l’équivalent de 783 bouteilles de sa réserve familiale à des consommateurs pour les années 2010, 2011, 2012 et 2013, et ce, en contravention des restrictions de son permis, les bouteilles de Villa Carpinteri étant constituées de raisins provenant de Californie.

[31]           Chaque bouteille de vin était indiquée à un prix de 43,25 $.

[32]           M. Carpinteri explique, de plus, que sa production de vin blanc est faite à partir de ses cépages et qu’il procède au blanchiment de ces derniers par une filtration au charbon, tel qu’élaboré notamment en Champagne.

[33]           La troisième témoin de la requérante est Mme Geneviève Gagné, enseignante, photographe et auteure, qui a pris des photographies du domaine et de sa production le 12 octobre 2013. Cette journée-là, la témoin s’est rendue, avec ses enfants, au domaine Carpinteri pour effectuer les vendanges, mais étant arrivée à 14 h 00, la majorité des vendanges avait été complétée. Elle a donc pris des photographies produites en R-14, démontrant le raisin cueilli cette journée. Par la suite, à la demande de M. Carpinteri, elle s’est rendue au vignoble le 18 octobre 2014 et y a photographié une séance de thermovinification.

[34]           La quatrième témoin est Mme Francine Dion. Elle est retraitée et détient un bac en biochimie ainsi qu’une maîtrise en pharmacologie. Elle a enseigné la chimie au cégep de Limoilou. De 1991 à 2007, elle a occupé un poste à la gestion de la qualité à la Société des alcools du Québec (SAQ), dont elle a travaillé 8 ans au niveau des saisies policières de vin dans le même département.

[35]           À la demande du procureur de la requérante, elle a réalisé des recherches dans la littérature existante relativement à la thermovinification, eu égard à la production de méthanol dans le vin. Elle produit le résultat de ses recherches dans un document coté R-20 et s’intitulant « Thermovinification et méthanol ».

[36]           Dans son expérience au niveau des saisies policières à la SAQ et du résultat de l’analyse effectuée sur les produits saisis, Mme Dion affirme que dans le cas de concentré, il est exact de dire que le taux de méthanol contenu dans ce produit est relativement bas. De plus, selon ce qu’elle a pu constater dans la littérature, la thermovinification a un effet réducteur du taux final de méthanol contenu dans un vin ayant subi ce traitement.

[37]           Le cinquième témoin est M. Frédéric Lasserre. Il est professeur titulaire au département de géographie de l’université Laval. Il détient notamment un doctorat de géographie, une maîtrise en géopolitique et un MBA majeur en affaire internationale. Il est, de plus, chercheur régulier à l’Institut en environnement, développement et société de l’université Laval. Le thème de ses recherches contient gestion de l’eau et géopolitique de l’Arctique.

[38]           Il produit un rapport daté du 25 novembre 2014 intitulé « Vignoble Carpinteri, lien entre maturation des cépages hybrides et rustiques, et conditions climatiques et géographiques locales ». Ce document est coté R-22.

[39]           Commentant son rapport, le professeur Lasserre, après un exposé rigoureux, conclut qu’il est périlleux de se fier sur des informations climatiques basées sur de longues séries produites par les stations météo régionales, avec comme conséquence, les conclusions de l’agronome Dubé ne seraient être concluantes.

[40]           En effet, selon le témoin, il est plausible que le Vignoble Carpinteri situé à Saint-Ulric puisse bénéficier de facteurs locaux contribuant à compenser en partie des paramètres climatiques peu favorables. Selon lui, plusieurs vignobles répertoriés au Québec dans des régions comparables à celle du Vignoble Carpinteri réussissent à produire du raisin convenable pour la production de vin et son rapport conclut de la façon suivante :

Ces paramètres climatiques régionaux, reflétant des séries météo de longue durée, ne semblent plus refléter le climat tel qu’il a pu évoluer au cours des années récentes : de fait, le climat de l’ensemble des vignobles nordiques du Québec pourrait, en réalité, être plus favorable que ne laisse croire le portrait climatique de l’Atlas agroclimatique.

[41]           En d’autres mots, le réchauffement climatique étalé sur les années récentes fausse la moyenne des statistiques colligées sur les trente dernières années.

[42]           Le sixième témoin est introduit par Me Plante, procureur de l’intimée. Il s’agit de M. Stéphane Buist, chef de service des fabricants à la SAQ. Il détient un bac en biologie et toxicologie de même qu’un diplôme en technologie alimentaire.

[43]           Il est entré au service de la SAQ en 1996. Il est chef de service depuis 2010. Le service des fabricants comprend 10 personnes, dont 4 inspecteurs qui sont tous diplômés en alimentation. Un de ces inspecteurs est agronome. Le service des fabricants a deux divisions : un volet contrôle et un volet relatif à la confection des dossiers pour les demandes de permis de productions artisanale et industrielle.

[44]           Au moment de l’audience devant la Régie, il existait 272 permis de production artisanale au Québec de même que 149 permis de production industrielle, pour un total de 421 permis.

[45]           M. Buist décrit les avantages du permis artisanal qui autorise le détenteur à vendre directement aux particuliers et aux restaurateurs ainsi que dans les foires spéciales sans qu’il y ait de redevances quelconques à payer à la SAQ. C’est donc dire que le producteur touche la totalité des profits réalisés sur la vente de son vin.

[46]           Tout comme devant la Régie, le témoin Buist commente les diverses inspections qui sont survenues au Vignoble Carpinteri et en infère que la production déclarée ne peut être soutenue par le potentiel de production de raisins à ce vignoble. Il en conclut donc que le titulaire utilise assurément des sources d’approvisionnement en matière première supérieures à la norme 15 % établie par règlement.

[47]           Le témoin dépose la pièce I-4 représentant la vente totale de bouteilles de vin par année par le titulaire de Vignoble Carpinteri. Pour les années 2010 à 2013, les ventes totales du nombre de bouteilles s’élèvent entre 15 000 et 16 405 bouteilles par année. M. Buist conclut que l’industrie viticole au Québec est fragile et qu’une concurrence déloyale fait du tort aux autres producteurs de vin artisanal.

[48]           Mme Gaëlle Dubé est la témoin suivante qui a été entendue. Elle est inspectrice et détient un baccalauréat en agronomie. Depuis qu’elle exerce la profession de conseillère en viticulture, elle fournit des services-conseils auprès des producteurs de vin du Québec dans plusieurs régions. Elle a une bonne connaissance de la production vinicole au Québec. Elle est également coauteure du guide d’identification des cépages cultivés en climat froid. Elle est juge pour des concours de vin, de cidre et de sirop d’érable. Elle a visité 86 vignerons depuis le début de l’exercice de sa profession. Elle en visite environ une trentaine par année.

[49]           Mme Dubé a participé à une inspection du Vignoble Carpinteri le 25 septembre 2013. Son mandat était de dresser le portrait du climat et du potentiel viticole de la région. Les données utilisées pour déterminer le climat du Vignoble Carpinteri ont été obtenues du site Internet Agrométéo.org. Les données des deux stations les plus près du vignoble, soit Baie-des-sables et Matane, ont servi de références. Les données pour les années 2006 à 2013 ont été analysées par cette dernière.

[50]           Ses constatations de même que ses conclusions sont contenues dans son rapport intitulé « Vignoble Carpinteri, Constats de visite » pour la Régie le 7 novembre 2013. La témoin commente le paragraphe 5 à la page 21 de son rapport reproduit en page 689 du tome 3 du dossier de la Régie.

[51]           Selon les estimations théoriques de l’experte, avec un nombre de plants productifs recensé de 7 447 plants pour une production de 9 103 kilogrammes de raisins, le rendement en jus serait de 6 372 litres. L’experte conclut, suite à la question de son procureur, que pour arriver à une production de 10 000 litres, un producteur a besoin de 14 000 kilogrammes de raisins. Elle fait le ratio de 1 400 kilogrammes pour 1 000 litres de vin.

[52]           La témoin a fait remarquer que dans son rapport mensuel, pour le mois d’octobre 2013, la requérante avait déclaré avoir produit 15 000 kilogrammes de raisins rouges et 1 600 kilogrammes de raisins blancs, pour un total de 16 600 kilogrammes. Conséquemment, selon elle, il y a une distorsion entre ce qui est déclaré et la capacité de production qu’elle a évaluée à partir de ses constatations personnelles au mois de septembre 2013.

[53]           Mme Barbara Gimenez-Herrero est la témoin suivante, ayant été introduite par le procureur de l’intimée. Elle a produit un rapport œnologique portant sur 12 vins prélevés lors des inspections réalisées en 2011 et 2012 au Vignoble Carpinteri.

[54]           Deux étapes ont été effectuées dans ce rapport, d’abord procéder à l’analyse œnologique dégustation des 12 vins soumis par la Régie et, deuxièmement, examiner par la suite les certificats d’analyse rédigés par le service du laboratoire de la SAQ correspondant aux 12 vins soumis par la Régie ainsi que le rapport agronomique de Mme Gaëlle Dubé.

[55]           Il a été convenu que pour la confection de ce rapport, les œnologues Richard Bastien et Jérôme d’Hauteville ont participé à la dégustation des 12 vins.

[56]           Mme Herrero est œnologue et elle a 42 ans. Elle est originaire d’Argentine. Son père est vigneron et elle a toujours été intéressée par la vigne. Elle a occupé différents emplois dans des entreprises majeures, producteurs de vins, notamment chez Seagram. Elle occupe présentement une poste de directrice générale au Domaine des Côtes d’Ardoise. Elle a étudié la thermovinification et participe à de nombreux concours à titre de participante ou juge. Le Tribunal a reconnu que Mme Herrero est une experte comme ingénieure agronome et œnologue.

[57]           Les résultats de dégustation à la bouche et analytique font conclure à l’experte que la majorité des vins sous étude a été élaborée en utilisant un moût de raisin concentré. Elle en vient aux mêmes conclusions après l’examen des analyses de chacun de ces vins en raison du faible taux de méthanol apparaissant audit rapport. Quant à la thermovinification, son expérience lui indique que cette méthode n’influencerait pas le taux de méthanol dans le vin.

[58]           Finalement, Mme France Nault, chimiste à la SAQ, est reconnue comme experte par le Tribunal et complète les témoignages en affirmant que les analyses des vins saisis démontrent que ces vins proviennent de concentré. Quant à elle, la thermovinification n’a aucune influence sur le taux de méthanol. Elle ne croit pas que les vins blancs élaborés au Vignoble Carpinteri puissent provenir des cépages qui y sont cultivés.

[59]           Finalement, tel que précédemment convenu, les procureurs conviennent de référer au témoignage de Mme Isabelle Lavoie rendu devant la Régie, lequel est relaté aux paragraphes 66 et suivants de la décision contestée.

Arguments de la requérante

[60]           Le procureur de la requérante plaide que la présente cause résulte depuis le début du fait que le service des fabricants n’a pas compris la nature réelle de la situation de la requérante où sont exploitées deux activités distinctes en vertu de deux types de permis délivrés par des autorités différentes, d’une part, un gîte de luxe en fonction d'un permis du ministère du Tourisme qui est alimenté par son vin de production familiale et, d’autre part, un vignoble exploité en vertu d’un permis délivré par la Régie pour production artisanale.

[61]           Le procureur représente que la décision de la Régie est basée sur des hypothèses échafaudées sur des soupçons et des apparences ou des dénonciations partisanes sans connaître le véritable fonctionnement des exploitations distinctes ni des talents personnels de M. Tony Carpinteri. Ce dernier vinifie son vin depuis plus de 35 ans selon ses coutumes italiennes en continuation de ses traditions familiales auxquelles il ajoute un gîte de luxe.

[62]           Le procureur représente qu’il a prouvé que les quantités de bouteilles produites pour la réserve familiale à partir de raisins provenant de Californie et achetés au Marché Piazza à Montréal, tel qu’en fait foi les factures produites par la requérante. De plus, le procureur fait remarquer que le témoin Buist a témoigné à l’effet qu’il avait visité le Marché Piazza pour s’enquérir des achats de raisins frais et de concentré par M. Carpinteri et qu’il n’avait trouvé rien d’autre que les factures déposées par la requérante.

[63]           Il souligne que la Régie a un pouvoir d’enquête. Elle aurait pu, si elle le désirait, enquêter auprès des autres fournisseurs de raisins frais ou encore de concentré auprès des détaillants qui vendent du concentré au Québec et qui doivent impérativement détenir un permis de la Régie à cet effet. Le procureur indique que la Régie n’a fourni aucune preuve en ce sens.

[64]           Le procureur indique avoir établi les habitudes familiales de longue date de consommation de vin tant pour la grande famille de M. Carpinteri que pour les invités de son gîte qu’il exploite à l’intérieur de son forfait dans sa résidence privée, qui inclut un repas sans frais additionnels. Il s’interroge sur le fait que les rapports mensuels de sa cliente ont toujours été complétés de la même façon et qu’il s’est écoulé un délai de 6 ans avant qu’on lui reproche que lesdits rapports étaient incomplets et inexacts. Il soutient plutôt que le service des fabricants aurait dû accompagner M. Carpinteri en le conseillant sur la façon d’effectuer ses déclarations mensuelles.

[65]           Le procureur insiste sur le fait que M. Carpinteri a, à plusieurs reprises, sous serment, indiqué qu’il n’avait jamais fait une bouteille de vin autrement qu’avec du raisin frais et que ce dernier nie avec véhémence n’avoir jamais utilisé de concentré pour faire son vin, malgré que la directive au sujet d’un 15 % de contenu étranger le lui permet.

[66]           Le procureur soutient que les trois experts qui ont donné leur opinion relativement au procédé de thermovinification n’avaient jamais eux-mêmes vinifié un vin cuit. Il indique que son esprit cartésien ne lui permet pas de croire qu’il est possible de faire du vin sans méthanol si on emploie du concentré qui résulte d’une chauffe de moût, alors que si on utilise la thermovinification, on chauffe du moût et le taux de méthanol ne pourrait varier.

[67]           Aucune preuve matérielle, aucune admission ou aucun témoignage ne vient appuyer la théorie de la Régie qui voudrait que les vins de la requérante soient constitués à plus de 15 % de concentré de vin. Aucune facture, aucun emballage et aucune admission des employés qui ont été visités par surprise ne viennent corroborer cette thèse, selon le procureur.

[68]           Finalement, le procureur insiste sur la démonstration qui a été faite par l’expert Lasserre à l’effet que le Vignoble Carpinteri jouissait d’un mésoclimat supportant la production des raisins qu’il y cultive.

[69]           Le procureur plaide également que la sanction de révocation du permis de fabrication de la requérante et de la confiscation de la totalité de son inventaire est disproportionnée par rapport aux manquements prouvés. Il fait un parallèle entre les décisions en relation de travail et cite la cause Gosselin c. CVTECH-AAB inc.[2] qui traite de la gradation des sanctions. Le procureur répète que la sanction de révocation du permis est déraisonnable dans les circonstances.

[70]           Il soumet que la Régie aurait dû dans les circonstances se prévaloir des articles 35.1.1 et 35.2 de la Loi sur la société des alcools du Québec[3] (LSAQ) qui permettent à cette dernière d’accepter des engagements ou qu’ils lui permettent d’imposer des correctifs plutôt que de révoquer des permis de production artisanale de vin lorsqu’il y a des conséquences économiques sans commune mesure avec la suppression d’un permis.

Arguments de l’intimée

[71]           Le procureur de l’intimée plaide que la prépondérance de preuve exposée tant devant la Régie que devant le Tribunal établit que la requérante a procédé à la production de son vin pour vendre en utilisant du concentré de raisin dans des proportions supérieures à la norme de 15 % établie en 1998.

[72]           Il insiste sur l’expertise de Mme Gaëlle Dubé, agronome, produite en page 669 du tome 3 du dossier de la Régie. Il met en relief, dans sa plaidoirie, qu’il y a une dichotomie importante entre la capacité de production du Vignoble Carpinteri et des ventes totales de bouteilles de vin de la requérante, comme il est décrit à la pièce I-4.

[73]           La preuve circonstancielle, selon lui, ne peut nous amener qu’à conclure que le nombre de bouteilles produit ne peut provenir dans une proportion de 85 % de la production du vignoble. Il doit y avoir nécessairement de la matière première qui provient d’autres sources dans une proportion supérieure à 15 %.

[74]           Le procureur insiste également sur le témoignage de Mme Decerf, entendue devant la Régie, qui lors d’une inspection, aurait admis que du concentré était utilisé pour la fabrication des vins du Vignoble Carpinteri.

[75]           Avec ces conclusions, le procureur soutient que la Régie était tout à fait justifiée de révoquer et de saisir l’inventaire de la requérante.

[76]           S’appuyant sur la jurisprudence de la Régie en matière d’exploitation non conforme au permis, le procureur, bien que ne possédant pas de cas similaire, expose que la révocation et la confiscation est la norme dans les cas où les exploitants opèrent leur commerce de manière systématique en dehors des conditions de leur permis.

[77]           S’appuyant sur les articles 33.1 et 35 LSAQ, le procureur plaide que la décision de la Régie est bien fondée.

[78]           Le procureur demande le rejet de la contestation de la requérante.

Analyse

[79]           L’audience devant le Tribunal a duré 5 jours. Les deux principales questions analysées par la Régie et le Tribunal sont exposées au paragraphe 486) de la page 63 de la décision de la Régie :

486)    Les deux principales questions qui doivent être analysées, dans le présent dossier, sont les suivantes :

           a)    La titulaire a-t-elle respecté les conditions d’exploitation de son permis de production artisanale, particulièrement en ce qui concerne les matières premières utilisées dans la fabrication de ses boissons alcooliques?

           b)    La titulaire s’est-elle conformée à son obligation d’information auprès de la Régie?

[80]           Le Tribunal, tout d’abord, indique que chaque témoin entendu tout au cours de l’audience se déroulant du 15 au 19 décembre 2014 a témoigné au meilleur de sa connaissance et avec une rigueur exemplaire.

[81]           Il est probant, aux yeux du Tribunal, qu’il y a une dichotomie difficilement explicable entre les conclusions du rapport de l’agronome Mme Gaëlle Dubé et les ventes des produits provenant du vignoble de la requérante.

[82]           Les inspecteurs et le chef du service des fabricants étaient tout à fait justifiés de s’interroger sur les volumes de production de vin de la requérante. Des incohérences ont été démontrées autant devant la Régie que devant le Tribunal, tant au niveau des constatations sur place que des rapports mensuels de production fournis par la requérante.

[83]           Le Tribunal ne peut, par contre, en venir à la conclusion que la requérante a utilisé du concentré dans la fabrication de ses vins.

[84]           En effet, le rapport de l’œnologue Barbara Gimenez-Herrero est basé sur deux volets : dégustation et commentaires des analyses chimiques.

[85]           La dégustation est une méthode subjective et les assertions de l’experte sont contredites par le témoignage de M. Carpinteri. Sur ce point, le Tribunal favorise la version de M. Carpinteri à l’effet qu’il n’a jamais utilisé, depuis qu’il fabrique du vin (1978), de concentré pour l’élaboration de ses vins. Aucun indice matériel tel que contenants ou factures d’achat n’est venu corroborer cette hypothèse.

[86]           Les conclusions des analyses chimiques sont basées sur l’assertion que tous les vins analysés contenaient un taux de méthanol peu élevé et qu’en conséquence, les vins se devaient donc d’être composés de concentré. Le Tribunal est d’avis que la méthode de thermovinification exposée par M. Carpinteri semble une explication plausible au faible taux de méthanol constaté dans ses vins.

[87]           M. Carpinteri a admis à l’audience avoir vendu 783 bouteilles de sa réserve personnelle à un prix annoncé de 43,25 $ la bouteille, sachant pertinemment que sa réserve personnelle a été fabriquée exclusivement avec de la vigne provenant de Californie. Cet aveu constitue manifestement un bris des conditions d’exploitation de son permis de production artisanale.

[88]           D’autre part, malgré le fait que le Tribunal ne retienne pas la théorie voulant que la requérante ait utilisé du concentré de raisin pour la fabrication de ses boissons alcooliques, force est de constater que la preuve de la Régie démontre que la production dépasse significativement la capacité de production du vignoble. Par contre, aucune mesure concluante n’a pu être établie en raison des paramètres variables exposés en preuve.

[89]           De plus, les erreurs et imprécisions fournies dans les rapports de production mensuelle ont concouru à établir la confusion dans les hypothèses élaborées.

[90]           L’implantation d’un vignoble à Saint-Ulric par M. Carpinteri mérite de l’admiration et le soutien à cet entrepreneur. Moult fois honoré à titre de développeur régional, ce bâtisseur a su ériger une entreprise de production de vin et de gîte remarquable. La preuve élaborée devant la Régie et le Tribunal amène ce dernier à conclure que l’exploitation du vignoble constitue un atout touristique majeur pour la région de Matane.

[91]           En aucun temps, dans toute la preuve administrée, la qualité ou la salubrité des vins n’a été remise en question. Les vins produits au Vignoble Carpinteri sont bons pour la consommation.

[92]           Le Tribunal conclut que c’est à bon droit que la Régie a décidé que le titulaire n’avait pas respecté les conditions d’exploitation de son permis artisanal et qu’il ne s’était pas conformé à son obligation d’informations auprès de la Régie. À ce qui a trait à son obligation d’informations, le titulaire a indiqué que toutes les carences matérielles indiquées avaient été régularisées et que ses rapports mensuels étaient maintenant remplis de façon conforme.

[93]           Le procureur de la requérante représente que la sanction de révocation du permis artisanal de production de vin de la requérante est injuste et disproportionnée eu égard au fait qu’il s’agissait de la première interpellation de sa cliente devant la Régie et que le principe de gradation de sanction ne justifiait pas la révocation dans la présente affaire.

[94]           Le Tribunal est d’opinion que la révocation du permis de la requérante est disproportionnée eu égard aux faits prouvés et reprochés à la requérante. En effet, l’interpellation en justice de la requérante lui a encouru des frais d’expertise et légaux avant l’audience du mois de décembre au Tribunal de 150 000 $. De plus, la valeur de la production saisie s’élèverait, selon M. Carpinteri, à la somme de 240 000 $.

[95]           Le Tribunal souscrit à la thèse élaborée par le procureur de la requérante et soutenue dans la décision Gosselin[4] à l’effet qu’une discipline progressive doit s’appliquer en matière de sanction afin de permettre au fautif de se corriger. La requérante a démontré tout au long de l’audience une volonté de collaborer et de respecter les règles établies.

[96]           La révocation du permis de la requérante constitue par une analogie souvent reprise en droit du travail à la peine capitale. Le Tribunal est d’avis que le comportement de la requérante ne justifie pas la révocation, mais qu’une suspension pourrait constituer une sanction plus appropriée.

[97]           Le procureur de l’intimée a plaidé que la révocation était inévitable dans la présente affaire et que les dispositions de la loi limitaient à ce seul cas la possibilité de saisir et de détruire les inventaires de la requérante.

[98]           Le Tribunal est plutôt d’opinion que la suspension du permis de fabricant de la requérante ayant comme conséquence qu’il ne pourrait transformer sa récolte de 2015 en production vinicole constituerait une sanction malgré tout sévère, mais n’entravait pas la saison touristique régionale.

[99]           Rappelons que M. Carpinteri produit bon an mal an environ 15 000 bouteilles de 750 millilitres et que la perte de cette production ainsi que les frais et la publicité encourus par les démarches de la Régie constitueront à coup sûr une sanction dissuasive pour la requérante ou tout autre producteur de vin tenté de ne pas respecter la réglementation concernant la production.

[100]        En conséquence, en vertu des pouvoirs que lui confère l’article 15 LJA, le Tribunal conclut à modifier la sanction imposée par la Régie dans sa décision du 14 mai 2014 par les dispositions suivantes.

PAR CES MOTIFS, le Tribunal :

ANNULE la révocation pour cause du permis de production artisanale de vin no AV-069 dont Vignoble Carpinteri inc. est titulaire;

SUSPEND pour cause le permis de production artisanale de vin no AV-069 dont Vignoble Carpinteri inc. est titulaire pour une période de six (6) mois débutant le 21 septembre 2015 au 20 mars 2016 avec mise sous scellés et interdiction de vendre pendant cette période des produits fabriqués au Vignoble Carpinteri inc. et avec interdiction de produire du vin à partir de la récolte 2015 du vignoble; et

ANNULE la saisie pratiquée en l’instance le 26 juin 2014 au Vignoble Carpinteri inc. dont le procès-verbal a été déposé sous la cote I-1.


 

GILLES RENY, j.a.t.a.q.

 

 

FRANÇOIS BOUTIN, j.a.t.a.q.


 

Me Ghislain K. Laflamme

Procureur de la partie requérante

 

Firlotte, Asselin, Avocats

Me Félix Plante

Procureur de la partie intimée


 



[1]     RLRQ, chapitre J-3.

[2]     Alain Gosselin c. CVTECH-AAB inc., 2012 QCCRT 0428.

[3]     RLRQ, chapitre S-13.

[4]     Précité, note 2.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.