Décision

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                           COMMISSION D'APPEL EN MATIERE DE

                        LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

 

 

QUÉBEC                     MONTRÉAL, le 29 juin 1994

 

 

 

DISTRICT D'APPEL           DEVANT LA COMMISSAIRE    :  Élaine Harvey

DE MONTRÉAL

 

 

RÉGION:Île-de-Montréal

DOSSIER: 31250-60-9107

 

DOSSIER BRP: 6048 9889

DOSSIER CSST:0427 8388     AUDITION TENUE LE        :  16 novembre 1993

 

 

 

                           À                        :  Montréal

 

                                                                             

 

 

 

                           MADAME ANNETTE ANGERS

                           180, Place Jobin

                           Montréal (Québec)

                           H1A 4Z9

 

 

                                     PARTIE APPELANTE

 

 

                           et

 

 

                           COMMUNAUTÉ URBAINE DE MONTRÉAL

                           2, Complexe Desjardins

                           Montréal (Québec)

                           H5B 1E6

 

                                     PARTIE INTÉRESSÉE


                 D É C I S I O N

 

Le 25 juillet 1991, madame Annette Angers, la travailleuse, en appelle à la Commission d'appel en matière de lésions professionnelles (la Commission d'appel) d'une décision rendue le 19 juin 1991 par le bureau de révision de la région de l'Île-de-Montréal.

 

Par cette décision unanime, le bureau de révision maintient une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la Commission) le 25 janvier 1990 et déclare que la travailleuse n'a pas subi de lésion professionnelle, le 6 décembre 1989.

 

OBJET DE L'APPEL

 

La travailleuse demande à la Commission d'appel d'infirmer la décision du bureau de révision et de déclarer qu'elle a subi une lésion professionnelle.

 


LES FAITS

 

La travailleuse est à l'emploi du service de police de la Communauté urbaine de Montréal, comme policière.

 

Le 11 décembre 1989, la travailleuse consulte le docteur Meagher qui pose le diagnostic d'anxiété situationnelle, référant à un événement du 6 décembre 1989.  Il prescrit un arrêt de travail et réfère la travailleuse à un psychologue, monsieur Pierre Lafond.

 

L'événement responsable de l'anxiété de la travailleuse est ainsi décrit sur le formulaire «Avis de l'employeur de demande de remboursement» :

 

«Suite à la tuerie survenue à la Polytechnique la policière ci-haut nommée, inscrite parmi quinze autre personnalité sur la liste du tueur, a subi un choc émotionnel.» (sic)

 

 

La travailleuse rencontre monsieur Pierre Lafond, psychologue, les 11 et 15 décembre 1989 ainsi que les 3 et 10 janvier 1990.  Le docteur Meagher fixe la date de consolidation le 16 janvier 1990 et mentionne que la travailleuse n'a pas d'atteinte permanente ni de limitations fonctionnelles résultant de l'événement.  La travailleuse retourne alors à son travail.

 

Le 25 janvier 1990, la Commission avise la travailleuse que sa réclamation est refusée.  Elle lui suggère de faire une demande en vertu de la Loi sur l'indemnisation des victimes d'acte criminel.  La travailleuse conteste la décision de la Commission.

 

Le 15 avril 1991, monsieur Lafond produit une expertise pour la travailleuse.  Il note l'absence d'antécédents médicaux pertinents et relate l'histoire personnelle familiale, scolaire et professionnelle de la travailleuse.  Après avoir décrit les événements du 6 décembre 1989, tels que rapportés par la travailleuse, il écrit ceci :

 

«Résumé des faits pertinents et impression:

 

Mme Angers est issue d'une famille que l'on peut qualifier de modèle.  Elle continue à chérir les siens, par des contacts fréquents.  Son histoire familiale et scolaire nous démontre un très haut niveau d'implication d'autonomie et de prise en charge, malgré son jeune âge.

 


Dans son travail professionnel, Mme Angers a connu et vécu des situations et des expériences difficiles, et aucun des incidents précités en cours de carrière n'ont semblé interféré ou affecté son équilibre bio-psycho-social.

 

L'évènement de Polytechnique revêt par contre un caractère tout à fait particulier qui dépasse le domaine des expériences communes et peu prévisibles même pour un policier d'expérience.  Le fait lui-même est unique dans les annales policières de cette ville.  La vive réaction de Mme Angers peut s'expliquer par :

 

-le fait de s'être retrouver seule le soir et la nuit du dit évènement (fort sentiment de vulnérabilité)

 

-l'appel téléphonique insolite en pleine nuit qui la réveille (mécanisme de défense ou de réaction à leurs plus bas niveau, aucune appréhension de la situation)

 

-la demande d'information particulière qui lui est adressée à titre de policière en rapport avec l'évènement

 

-la révélation des informations du contenu de la lettre qui la désigne comme une victime potentielle

 

-le manque d'information sur le nombre de suspects impliqués, arrêtés ou tués, laissant la liberté aux "autres suspests" d'achever leur tuerie

 

-le manque de soutien affectif ou psychologique tant de la part de ses supérieurs ou confrère

 

-la façon cavalière dont s'est déroulé toute cette prise d'information

 


Résumé et conclusion :

 

De par les différents énoncés ci-haut, nous constatons le caractère particulier de la situation d'enquête relier à l'évènement de Polytechnique et nous nous devons de constater que cet incident à affecter l'équilibre bio-psycho-social du sujet et générer des conséquences post-traumatiques sévères.

 

Les jours et semaines qui suivent, le sujet a vécu des symptômes tels que : de réaction de peur, de vulnérabilité, du dérèglement du sommeil, de l'altération de la mémoire, ainsi que de l'intolérance, impatience et irritabilité dans ses interactions sociales, familiales et professionnelles.

 

Les reviviscences même à ce jour, sont encore présentes et la seule sonnerie du téléphone en pleine nuit réactive ces souvenirs douloureux.  La seule remémorisation de l'évènement entraîne un degré d'anxiété sévère et tend à perturber profondément le sujet.

 

Devant cet état de stress-post-traumatique sévère il nous est nécessaire de recommander et de rappeler que toute remémorisation de l'évènement de Polytechnique et ce même un an plus tard, demeure douloureuse et pénible à verbaliser pour le sujet.» (sic)

 

 

À la suite d'une audition, le 18 avril 1991, le bureau de révision maintient la décision de première instance pour les motifs suivants :

 


«Ainsi, pour que la travailleuse puisse voir reconnu son choc émotionnel comme une lésion professionnelle, elle doit faire la preuve qu'il s'agit d'une lésion qui lui est survenue par le fait ou à l'occasion de ce travail, à la suite d'un événement imprévu et soudain.

 

Bien qu'il ne convienne pas que le Bureau de révision se mette à spéculer sur les motifs qui ont amené le tueur Marc Lépine à poser son geste, le Bureau de révision doit tout de même évaluer les circonstances qui ont entouré le choc émotionnel qu'au subi la travailleuse et les événements de Polytechnique pour se demander s'il y a quelque rapport que ce soit avec le lien d'emploi qui reliait la travailleuse avec l'employeur et son choc émotionnel.

 

Dans le présent dossier, le Bureau de révision retient que la travailleuse a admis n'avoir jamais rencontré ou n'avoir jamais eu affaire au tueur Marc Lépine alors qu'elle était dans l'exercice de ses fonctions de policière.

 

Que le tueur ait connu son nom ainsi que celui de ses compagnes de volley-ball, ne s'explique que par le fait que la victoire de cette équipe de volley-ball a été médiatisée dans un journal de quartier.

 

Il est connu que l'obsession criminelle du tueur était beaucoup plus relative au fait que certaines femmes exerçaient des fonctions d'hommes plutôt qu'au fait que certaines femmes exerçait des fonctions de policières.

 

D'ailleurs, ce n'est pas à une équipe de jeune policières que le tueur s'est est pris mais à une équipe d'étudiantes de Polytechnique, ce qui permet de conclure que ce n'était pas le statut de policière qui était visé lorsque le criminel a posé son geste ou a mis le nom de la travailleuse sur sa liste de personnes à assassiner.

 

Dans le présent dossier Bureau de révision considère que l'employeur n,a pas à être imputé des obsessions criminelles d'un tueur fou quand la situation n'a rien à voir avec le lien d'emploi qui peut le relier avec la travailleuse.  D'autres recours sont ouverts à la travailleuse à cet égard.

 

Le Bureau de révision considère donc que le choc émotionnel subi par la travailleuse ne lui est pas survenu par le fait où à l'occasion de son travail puisque ce n'était pas son statut de policière qui était visé mais, croit-il, sa condition de femme.

 

En conséquence, le Bureau de révision conclut que le choc émotionnel subi par la travailleuse ne peut constituer une lésion professionnelle au sens de l'article 2 de la Loi.»

 

 

Témoignant à l'audience, la travailleuse déclare que le soir des événements survenus à la Polytechnique, le 6 décembre 1989, elle était à son domicile et elle a regardé les reportages présentés à la télévision.  Comme elle travaillait le lendemain matin, à 7h, elle s'est couchée à 21h.  À ce moment, on savait qu'un des suspects était décédé mais on soupçonnait que deux autres personnes puissent être impliquées dans la tuerie.

 

Vers 1h du matin, elle a été réveillée par un appel téléphonique du sergent-détective Lesieur qui, après lui avoir demandé si elle était au courant des événements, l'informa qu'on avait trouvé, sur le corps d'un suspect décédé, une lettre contenant deux séries de noms de femmes.  La première série contenait les noms de personnalités connues dont des journalistes.  Son nom apparaissait dans la seconde série avec cinq autres noms de femmes.

 

La lettre était signée Marc et le détective Lesieur demanda à la travailleuse si elle avait déjà eu affaire à un dénommé Marc.  Il lui demanda aussi si elle connaissait les autres femmes dont le nom était associé au sien.  Elle lui répondit qu'elles étaient toutes des policières et qu'elles formaient l'équipe de ballon-volant qui avait représenté les policiers de la CUM à un tournoi organisé par la Gendarmerie Royale du Canada au mois de mai précédent, à Toronto.  Des policiers provenant de diverses régions du Canada et des États-Unis participaient à ce tournoi.

 

La travailleuse ajoute que son équipe a remporté la victoire contre une équipe formée d'hommes seulement dans la catégorie Masculin B.

 


En ce qui concerne le dénommé Marc, ce nom ne lui disait absolument rien.  Monsieur Lesieur lui laissa un numéro de téléphone où elle pouvait le rejoindre en tout temps si jamais elle croyait pouvoir le renseigner sur le dénommé Marc.

 

La travailleuse mentionne qu'après cette conversation téléphonique, elle s'est sentie menacée et n'a presque pas dormi, étant donné qu'à ce moment, la possibilité qu'il y ait d'autres suspects n'était pas éliminée.  En arrivant à son travail, le lendemain matin, elle a senti le besoin de rencontrer son patron afin de lui exprimer son malaise.  Toutefois, devant le peu de réceptivité de celui-ci, elle quitta les lieux avec son auto-patrouille.  Elle s'est alors rendue sur le terrain de stationnement d'un centre d'achats car elle avait besoin de s'isoler.  Vers 10h, elle est revenue au bureau afin d'en savoir davantage.  À ce moment, les autorités avaient retrouvé un article de journal dans lequel l'événement du tournoi de ballon-volant avait été médiatisé avec une photo et le nom des six participantes.

 


La travailleuse ne sait pas à quel moment elle a appris que Marc Lépine avait été identifié  et qu'il n'y avait aucun autre suspect.  Elle le savait probablement au moment où elle a fini son quart de travail, à 15h.  Malgré cela, elle n'arrivait plus à contrôler son anxiété.  Le lendemain, elle a été incapable de se rendre au travail.  Après la fin de semaine, soit le 11 décembre, la situation ne s'étant pas améliorée, elle a décidé de consulter un médecin.  Elle a rencontré le psychologue à quelques reprises et elle a finalement pu reprendre le travail le 15 janvier 1990.

 

Le sergent-détective Lesieur corrobore le témoignage de la travailleuse relativement à la conversation qu'il a eue avec elle dans la nuit du 7 décembre 1989.  Il l'a appelée car elle était la seule personne sur la liste dont le nom lui était connu.  De plus, il travaille avec l'époux de cette dernière qui est également policier.  Il a donc pris la décision de communiquer avec elle, espérant obtenir des renseignements sur le dénommé Marc et sur les autres femmes dont le nom était associé au sien sur la liste.  Monsieur Lesieur précise qu'on ne retrouvait aucune adresse ni numéro de téléphone sur la liste de Marc Lépine.

 

ARGUMENTATION

 

La travailleuse argumente tout d'abord que la notion d'accident du travail doit recevoir une interprétation large et libérale.  Selon la travailleuse, il existe de toute évidence une relation entre l'anxiété situationnelle diagnostiquée par le médecin et son travail de policière.  En effet, le sergent-détective Lesieur l'a identifiée comme policière, c'est parce qu'elle est policière qu'il lui a téléphoné et parce qu'il voulait obtenir des renseignements supplémentaires de nature policière dans le cadre de l'enquête ayant pour but d'identifier Marc Lépine.

 

Quant à l'employeur, il fait siens les motifs du bureau de révision à l'effet qu'il n'existe pas de lien entre la fonction de policière et les problèmes de la travailleuse à compter du 7 décembre 1989.  En effet, selon l'employeur, la preuve démontre de façon très claire que c'est parce qu'elle était une femme qui faisait partie d'une équipe de femmes ayant battu une équipe d'hommes au volley-ball qu'elle était la cible de Marc Lépine.

 


MOTIFS DE LA DÉCISION

 

La Commission d'appel doit décider si la travailleuse a subi une lésion professionnelle au mois de décembre 1989.  L'article 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (L.R.Q., c. A-3.001) définit ainsi la lésion professionnelle et l'accident du travail :

 

«lésion professionnelle»: une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation;

 

 

«accident du travail»:  un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l'occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle;

 

 

Dans la présente instance, la travailleuse invoque la survenance d'un accident du travail.

 

Il ressort de la définition d'accident du travail que l'événement imprévu et soudain doit survenir par le fait ou à l'occasion du travail.  La démonstration que cet événement est responsable de la lésion alléguée doit également être faite.

 

De toute évidence dans la présente affaire, la travailleuse n'a pas été victime d'un événement survenu par le fait du travail.  C'est donc à la notion d'événement survenu à l'occasion du travail qu'il faut recourir.

 

En premier lieu, il est essentiel de s'interroger sur la nature de l'événement responsable de la lésion.

 

Il ressort de la preuve que l'anxiété développée par la travailleuse résulte de l'annonce qu'elle était nommément identifiée sur la liste de Marc Lépine.

 

En admettant que la travailleuse était menacée dans son intégrité physique, peut-on raisonnablement établir un lien entre cette menace et l'exécution de son travail de policière?

 

Il convient donc de s'interroger sur les raisons pour lesquelles Marc Lépine avait retenu le nom de la travailleuse sur sa liste.

 

La Commission d'appel ne croit pas que la travailleuse était visée en raison de sa seule condition de femme.

 

On sait que le geste insensé posé par Lépine en était un de dénonciation à l'égard des femmes exerçant des fonctions généralement dévolues aux hommes.

 

La Commission d'appel est d'avis que, n'eut été du fait que la travailleuse exerçait une profession marginale pour une femme, dans le cadre de laquelle elle fut appelée à défendre les couleurs de son employeur lors d'un tournoi, elle serait certes demeurée dans l'anonymat et n'aurait pas suscité l'animosité de Lépine à son endroit.

 

En effet, le contenu de l'article de journal avec la photo et le nom des six policières championnes d'un tournoi de ballon-volant parrainé par la GRC et auquel participaient la travailleuse et ses cinq compagnes, sous la bannière du corps de police de la CUM, était des plus élogieux pour ces femmes qui y sont qualifiées «d'égales au travail» et de «supérieures au volley-ball».  Le titre «Les policières s'imposent» est également révélateur.  Par ailleurs, il y est question de domination de cette équipe de policières sur une équipe rivale d'hommes de stature imposante.

 

La Commission d'appel considère que le fait que la liste de Lépine contienne les noms de ces six mêmes policières ne peut s'expliquer autrement que par la connaissance qu'il avait de cet article de journal même si une preuve directe à cet égard n'a pas été faite.

 

Par ailleurs, la preuve a fait ressortir suffisamment d'éléments sérieux et concordants pour conclure que n'eut été de leur statut de policière, la victoire d'une équipe féminine de ballon-volant sur une équipe masculine n'aurait sans doute pas eu le même impact sur Marc Lépine.

 

En conséquence, la Commission d'appel en vient à la conclusion que la travailleuse a subi une lésion professionnelle.

 

POUR CES MOTIFS, LA COMMISSION D'APPEL EN MATIERE DE LÉSIONS PROFESSIONNELLES

 

ACCUEILLE l'appel de la travailleuse, madame Annette Angers

 

INFIRME la décision rendue le 19 juin 1991 par le bureau de révision;

 

DÉCLARE que la travailleuse a subi une lésion professionnelle, le 7 décembre 1989.

 

 

 

                                                  

                       Élaine Harvey, commissaire

 

 

 

 

 

 

Monsieur Yves Clermont

(Fraternité des policiers)

480, rue Gilford

3e étage

Montréal (Québec)

H2J 1N3

 

Représentant de la partie appelante

 

 

Me Claude Hamelin

(Leduc, Asselin & Associés)

2, Complexe Desjardins

Bureau 2817

Montréal (Québec)

H5B 1E6

 

Représentant de la partie intéressée

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