Décision

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Abbes c. Commission des lésions professionnelles

2011 QCCS 2391

JG2163

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

LONGUEUIL

 

N° :

505-05-009656-098

 

 

DATE :

18 mai 2011

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

GÉRARD DUGRÉ, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

RAMZI ABBES

Requérant

c.

LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES

Me RICHARD L. BEAUDOIN

Me CARMEN RACINE

Intimés

et

LES INDUSTRIES PLASTIQUE TRANSCO LTÉE

et

COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL

            Mises en cause

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

I.              INTRODUCTION

[1]           Par sa requête en révision judiciaire[1], le requérant Ramzi Abbes (Monsieur Abbes) sollicite l’annulation de deux décisions de la Commission des lésions professionnelles (CLP).  La première, fondée sur l’art. 146 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP)[2], rendue le 18 février 2008 par le commissaire Me Richard L. Beaudoin (décision CLP-1)[3], rejette la demande de Monsieur Abbes visant à faire réviser son programme de réadaptation physique, sociale et professionnelle.  Cette décision est fondée sur deux motifs, à savoir la tardiveté de sa demande et l’absence de circonstances nouvelles au sens de l’art. 146 LATMP.  La seconde, fondée sur l’art. 429.56 LATMP, rendue le 2 novembre 2009, par Carmen Racine, juge administratif (décision CLP-2)[4], rejette la demande de révision de la décision CLP-1 logée par Monsieur Abbes, vu l’absence de vice de fond.

[2]           La présente affaire soulève la question du sens et de la portée des termes « circonstances nouvelles » de l’art. 146 LATMP.

[3]           Pour les motifs qui suivent, le Tribunal est d’avis de rejeter la requête de Monsieur Abbes parce que les décisions CLP-1 et CLP-2 sont raisonnables.

II.            LES FAITS

[4]           Les faits en l’espèce ne sont pas contestés.

[5]           Depuis janvier 2004, Monsieur Abbes travaille comme aide-opérateur chez la mise en cause, Les Industries plastique Transco Ltée (Transco).

[6]           Le 8 juin 2005, Monsieur Abbes se blesse au poignet gauche alors qu’il travaille comme aide-opérateur chez Transco; un diagnostic de contusion au poignet gauche sera accepté et consolidé le 14 septembre 2005.

[7]           Monsieur Abbes conserve une atteinte permanente à son intégrité physique de 2% et les limitations fonctionnelles suivantes telles qu’établies selon l’avis du Bureau d’évaluation médicale (BEM) : éviter les mouvements d’extension/flexion répétitifs et éviter les mouvements de flexion/extension en position extrême du poignet gauche.

[8]           Le 10 février 2006, la mise en cause, La Commission de la Santé et de la Sécurité du Travail (CSST), rend une décision concernant Monsieur Abbes qui confirme qu’il a droit à la réadaptation puisqu’il conservera probablement une atteinte permanente attribuable à sa lésion professionnelle; une évaluation de son poste de travail est alors prévue.

[9]           À compter du 22 mars 2006 et ce, d’un commun accord entre Monsieur Abbes, Transco et la CSST, Monsieur Abbes débute un travail d’opérateur de presse sans mise en place (« sans set-up ») chez Transco, poste créé spécifiquement pour Monsieur Abbes en vue de sa réintégration.

[10]        Le 18 avril 2006, la CSST mandate un ergonome pour qu’il fasse une évaluation du poste prélésionnel d’aide-opérateur afin d’établir s’il respecte les limitations fonctionnelles émises par le BEM; advenant une réponse négative, la CSST a également demandé à l’ergonome d’établir si le poste d’opérateur de presse sans mise en place, occupé par Monsieur Abbes depuis mars 2006, respecte ses limitations fonctionnelles.

[11]        Dans son rapport du 12 mai 2006, l’ergonome conclut que l’emploi prélésionnel d’aide-opérateur ne respecte pas les limitations fonctionnelles de Monsieur Abbes, mais que le nouveau poste d’opérateur de presse sans mise en place peut être effectué par Monsieur Abbes, ses limitations étant alors respectées.

[12]        Le 13 juin 2006, la CSST rend une décision confirmant que Monsieur Abbes ne peut plus effectuer son travail prélésionnel, mais retient l’emploi convenable d’opérateur de presse et que Monsieur Abbes est capable de l’exercer depuis le 22 mars 2006.  Transco conteste cette décision, laquelle sera confirmée par la Direction de la révision administrative de la CSST (DRA) le 27 juillet 2006.

[13]        Au mois d’octobre 2006, Transco met à pied une douzaine d’employés, dont Monsieur Abbes, en raison de la situation économique difficile et d’un manque de travail.

[14]        Le 5 décembre 2006, Monsieur Abbes se désiste de sa contestation de la décision portant sur l’emploi convenable et sur sa capacité à l’exercer dans le cadre d’une transaction réglant plusieurs litiges; la décision de la DRA du 27 juillet 2006 devient donc finale et irrévocable.

[15]        Le 13 décembre 2006, Monsieur Abbes, par l’entremise de son avocat, demande à la CSST de rouvrir son plan individualisé de réadaptation en vertu du deuxième alinéa de l’art. 146 de  la LATMP.

[16]        Monsieur Abbes soumet qu’il n’a pas été rappelé au travail bien que des collègues, ayant moins d’ancienneté, l’aient été et que n’eut été de ses limitations fonctionnelles, il pourrait travailler.  Il précise qu’il s’agit de circonstances nouvelles au sens de l’art. 146 LATMP et considère qu’un des critères de l’emploi convenable n’est plus respecté, soit celui de la possibilité raisonnable d’embauche.

[17]        Le 23 janvier 2007, la CSST informe Monsieur Abbes que la décision du 13 juin 2006, statuant sur l’emploi convenable et sa capacité à l’exercer, étant devenue finale, elle refuse de rouvrir le plan individualisé de réadaptation.  Monsieur Abbes conteste cette lettre à la DRA et celle-ci rend une nouvelle décision le 25 avril 2007 confirmant que la CSST étai justifiée de refuser de rouvrir le plan individualisé de réadaptation.

[18]        Le 14 mai 2007, Monsieur Abbes conteste cette décision à la CLP.

[19]        Le 9 janvier 2008, une audience est tenue à la CLP de Longueuil devant le commissaire Richard L. Beaudoin.  Monsieur Abbes, Transco et la CSST y sont représentés.

[20]        Le 18 février 2008, le commissaire Beaudoin rend sa décision et conclut que la CSST était justifiée de ne pas rouvrir le plan individualisé de réadaptation une fois que la décision statuant sur l’emploi convenable était devenue finale.  De surcroît, il estime, à la lumière de la jurisprudence constante de la CLP, que la mise à pied de Monsieur Abbes est liée à un motif économique et ne constitue donc pas une circonstance nouvelle au sens de l’art. 146 LATMP.

[21]        Le 13 mars 2008, Monsieur Abbes dépose à la CLP une requête en révision/révocation de la décision du 18 février 2008, pour vice de fond, conformément à l’art. 429.56 LATMP.

[22]        Le 9 octobre 2009, une audience est tenue à la CLP de Longueuil afin de permettre à Monsieur Abbes d’établir ses prétentions.

[23]        Le 2 novembre 2009, la commissaire Carmen Racine rejette le recours en révision de Monsieur Abbes concluant qu’il n’a pas démontré que la décision CLP-1 est entachée d’un vice de fond ou de procédure de nature à l’invalider, soit d’une erreur de fait ou de droit ayant un effet déterminant sur le litige.

III.           DÉCISIONS CONTESTÉES

a)            Décision CLP-1[5]

[24]        La CLP rejette la demande de Monsieur Abbes visant à infirmer la décision de la CSST refusant de rouvrir le plan individualisé de réadaptation mis en place le 10 février 2006.

[25]        La CLP énonce deux motifs au soutien de sa décision refusant la demande de Monsieur Abbes.

[26]        D’une part, la CLP est d’avis que le plan individualisé de réadaptation ne peut être modifié que lorsqu’il est en cours.  Les circonstances nouvelles doivent, selon elle, se produire lorsque ce plan est en cours de réalisation.  Lorsque le plan est réalisé, on ne peut le modifier.

[27]        D’autre part, la CLP conclut qu’il n’existe pas de circonstances nouvelles au sens de l’art. 146 LATMP parce que la cause de la mise à pied de Monsieur Abbes est liée à la conjoncture économique.

[28]        Or, selon la CLP, la jurisprudence unanime confirme que les circonstances nouvelles ne doivent pas être tributaires des aléas des activités économiques de Transco.  La CLP ajoute que le choix de l’emploi convenable a été fait de bonne foi par toutes les parties impliquées, incluant Monsieur Abbes.

[29]        Les raisons pour lesquelles Monsieur Abbes n’est pas rappelé par Transco sont liées à des circonstances économiques défavorables, motifs qui, selon elle, ne sont jamais retenus comme « circonstances nouvelles » au sens de l’art. 146 LATMP.

[30]        Elle conclut en affirmant qu’il n’y a pas de garantie d’emploi lorsque la CSST détermine un emploi convenable comme ce fut le cas pour Monsieur Abbes.

[31]        Ce dernier conteste ces deux motifs invoqués par la CLP au soutien de sa décision, soit la tardiveté de son recours et l’absence de circonstances nouvelles.

[32]        Logiquement et eu égard au libellé de l’art. 146 LATMP, le motif fondé sur l’absence de circonstances nouvelles doit être examiné en premier lieu puisque, s’il est jugé raisonnable, il ne sera pas nécessaire d’examiner la raisonnabilité du second.

b)            Décision CLP-2[6]

[33]        Insatisfait de la décision CLP-1, Monsieur Abbes en demande la révision en vertu de l’art. 429.56 LATMP.  Sa demande est fondée sur le motif que cette décision est, selon lui, affectée d’un vice de fond de nature à l’invalider.

[34]        La CLP rejette la demande en révision déposée par Monsieur Abbes.

[35]        Le 2 novembre 2009, dans une décision longuement motivée, la commissaire Carmen Racine, j.a. et les membres, Jean-Benoît Marcotte et Alain Paquette, concluent que la décision CLP-1 ne comporte aucun vice de fond, c’est-à-dire une erreur grave, évidente, fondamentale et déterminante, donnant droit à la révision demandée.

[36]        La CLP siégeant en révision est donc d’avis qu’aucun vice de fond de nature à invalider la décision CLP-1 n’a été démontré.  Selon elle, le premier juge administratif a apprécié la preuve soumise pour conclure que Monsieur Abbes a été mis à pied par Transco pour des raisons économiques, et non à cause des limitations fonctionnelles reconnues résultant de la lésion professionnelle et de l’emploi convenable particularisé créé pour ce motif.

[37]        La CLP conclut que ce n’est pas sa mission, lorsqu’elle siège en révision, de revoir la preuve, d’en réévaluer la valeur probante ou de lui donner un poids différent de celui attribué par le premier juge administratif.

[38]        Quant à la seconde erreur invoquée par le procureur de Monsieur Abbes, voulant que le premier juge administratif ait commis une erreur d’interprétation de l’art. 146 LATMP en y ajoutant un délai non prévu dans son libellé, la CLP écarte ce motif de révision parce qu’il ne s’agit pas, selon elle, d’une erreur manifeste de fait ou de droit ayant un effet déterminant sur le litige.

IV.          DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[39]        Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[7] :

« 145.     Le travailleur qui, en raison de la lésion professionnelle dont il a été victime, subit une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique a droit, dans la mesure prévue par le présent chapitre, à la réadaptation que requiert son état en vue de sa réinsertion sociale et professionnelle.

146.        Pour assurer au travailleur l'exercice de son droit à la réadaptation, la Commission prépare et met en oeuvre, avec la collaboration du travailleur, un plan individualisé de réadaptation qui peut comprendre, selon les besoins du travailleur, un programme de réadaptation physique, sociale et professionnelle.

               Ce plan peut être modifié, avec la collaboration du travailleur, pour tenir compte de circonstances nouvelles.

147.        En matière de réadaptation, le plan individualisé constitue la décision de la Commission sur les prestations de réadaptation auxquelles a droit le travailleur et chaque modification apportée à ce plan en vertu du deuxième alinéa de l'article 146 constitue une nouvelle décision de la Commission.

429.56.   La Commission des lésions professionnelles peut, sur demande, réviser ou révoquer une décision, un ordre ou une ordonnance qu'elle a rendu :

1°      lorsqu'est découvert un fait nouveau qui, s'il avait été connu en temps utile, aurait pu justifier une décision différente ;

2°      lorsqu'une partie n'a pu, pour des raisons jugées suffisantes, se faire entendre ;

3°      lorsqu'un vice de fond ou de procédure est de nature à invalider la décision.

               Dans le cas visé au paragraphe 3°, la décision, l'ordre ou l'ordonnance ne peut être révisé ou révoqué par le commissaire qui l'a rendu. »

V.           QUESTIONS EN LITIGE

[40]        Dans la décision CLP-1, le commissaire Beaudoin et les membres se sont d’abord penchés sur la question de savoir si le recours de Monsieur Abbes était tardif pour ensuite déterminer si des circonstances nouvelles, au sens de l’art. 146 LATMP, permettaient de rouvrir son plan individualisé.

[41]        Toutefois, le Tribunal est d’avis que tant le libellé de l’art. 146 que la logique exigent que l’on se prononce d’abord sur l’existence de circonstances nouvelles avant de trancher la question de la tardiveté du recours.  En effet, en l’absence de circonstances nouvelles, l’art. 146 est inapplicable, ce qui rend ainsi inutile de répondre à la question relative au délai dans lequel Monsieur Abbes a intenté son recours.

[42]        Bref, l’argumentation des parties oblige le Tribunal à trancher, dans l’ordre, les questions suivantes :

A.           La CLP a-t-elle commis une erreur donnant ouverture à la révision judiciaire dans ses décisions du 18 février 2008 et du 2 novembre 2009 en concluant que la mise à pied du travailleur relevait de circonstances économiques, ce qui ne constitue pas, selon elle, des circonstances nouvelles au sens de l’art. 146 LATMP?

B.           La CLP a-t-elle commis une erreur donnant ouverture à la révision judiciaire dans ses décisions du 18 février 2008 et du 2 novembre 2009 en statuant que la CSST était en droit de refuser de rouvrir le plan individualisé de réadaptation du travailleur pour cause de tardiveté du recours?

C.           Quel est le redressement approprié, le cas échéant?

VI.          ANALYSE

A.           La CLP a-t-elle commis une erreur donnant ouverture à la révision judiciaire dans ses décisions du 18 février 2008 et du 2 novembre 2009 en concluant que la mise à pied du travailleur relevait de circonstances économiques, ce qui ne constitue pas, selon elle, des circonstances nouvelles au sens de l’art. 146 LATMP?

[43]        Le rôle du Tribunal siégeant en révision judiciaire est de choisir et d’appliquer la norme de contrôle appropriée.  Ainsi, le Tribunal procédera d’abord à déterminer la norme applicable pour ensuite l’appliquer aux faits de l’espèce.

a)            La norme de contrôle applicable

[44]        Tous les procureurs proposent la norme déférente de la raisonnabilité pour la révision des deux décisions CLP-1 et CLP-2.  Le Tribunal estime que les procureurs ont raison.  Les questions tranchées par la CLP dans les décisions CLP-1 et CLP-2 sont au coeur de sa compétence et la norme de révision applicable à ces deux décisions est donc celle de la norme de la décision raisonnable.  Il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse relative à la norme de contrôle puisque la jurisprudence a déjà statué que la norme applicable est celle de la raisonnabilité[8].

[45]        Il convient d’ajouter que dans sa requête[9], Monsieur Abbes soutient que les décisions contestées sont contraires à la preuve présentée lors de la première audience tenue le 9 janvier 2008.  La norme de contrôle applicable, dans un tel cas, est l’absence de preuve ou une erreur manifeste et dominante commise par le décideur administratif [10].  Le tribunal siégeant en révision judiciaire ne peut apprécier à nouveau la preuve et encore moins substituer sa propre appréciation de la preuve à celle du décideur administratif.  Il s’agit là d’un critère exigeant et difficile à remplir.  Le Tribunal n’intervient que dans les cas manifestes puisqu’il ne siège pas en appel, mais en révision.

[46]        La décision CLP-2 doit, elle aussi, être révisée en appliquant la norme de la décision raisonnable.  Cependant, cette norme doit être mise en œuvre avec la perspective de déterminer si la CLP a excédé sa compétence en statuant que la décision CLP-1 ne comportait aucun vice de fond au sens du par. 429.56 (3o) LATMP.

b)            Application de la norme de contrôle appropriée

[47]        Au soutien de son argumentation, le procureur de Monsieur Abbes invoque cet extrait de la preuve faite lors de l’audience tenue le 9 janvier 2008 :

« Q      Et avez-vous discuté du dossier de monsieur Abbes à ce moment-là, qu’est-ce qui s’est produit?

R         Quand il y a eu des mises à pied un peu plus tard, que je demandais pour quelle raison que monsieur Abbes était en mise à pied, on m’a toujours répondu que c’est parce que monsieur Abbes avait des limitations fonctionnelles et qu’il y avait pas de travail à ce moment-là qui était sans set-up, opérateur sans set-up.

            À ce moment-là, monsieur Latour me disait que, il avait aboli le poste de travail de fin de semaine parce qu’il y avait pas de travail et que c’était pas économiquement viable de garder deux personnes pour faire les set-up à la place de monsieur Abbes.

            Et monsieur Abbes, d’après ses limitations, ce que monsieur Latour me disait, c’est que : « S’il y a du travail sans set-up, c’est sûr qu’on rappelle monsieur Abbes; s’il y en n’a pas, j’ai pas de travail pour lui. »[11] »

[48]        La CLP a conclu de l’ensemble de la preuve que la mise à pied de Monsieur Abbes résultait d’une dégradation de la situation économique et non d’une aggravation de sa lésion professionnelle.  Or, selon la CLP, la conjoncture économique défavorable n’est pas visée par les termes « circonstances nouvelles » de l’art. 146 LATMP.  Elle ne pouvait donc pas rouvrir le plan individualisé de Monsieur Abbes.

[49]        Le nœud du litige se résume donc à la question suivante : que signifie l’expression « circonstances nouvelles » énoncée à l’art. 146 LATMP?

[50]        Le Tribunal est d’avis que l’expression « circonstances nouvelles » interprétée de manière textuelle, contextuelle et téléologique, comprend les éléments particuliers qui caractérisent la capacité du travailleur à exercer son emploi ou un emploi convenable, ou qui influent sur la mise en œuvre du plan individualisé de réadaptation.

[51]        L’art. 41 de la Loi d’interprétation[12] oblige certes d’interpréter l’art. 146 LATMP de façon large et libérale, mais cette démarche interprétative ne peut faire abstraction du libellé de cet article ni du sens du terme « circonstances ».

[52]        Ce terme est défini comme suit dans le Dictionnaire de droit québécois et canadien[13] :

« Circonstances : Éléments particuliers qui caractérisent un fait. »

[53]        Ce terme a, par ailleurs, le sens courant suivant :

« Circonstance : ▪ (Souvent au plur.).  Particularité qui accompagne un fait, un évènement, une situation. accident, climat, condition, détermination, modalité, particularité. … »[14]

[54]        Ainsi, les « circonstances » de l’art. 146 LATMP doivent donc non seulement être nouvelles, c’est à dire n’existant pas au moment de l’établissement du plan, mais elles doivent aussi être particularisées au travailleur ou au plan de réadaptation.  En somme, le terme « circonstances » doit être mis en opposition avec les vocables « situation » ou « conjoncture » qui sont plus généraux.

[55]        À la lumière de ce qui précède, et après avoir analysé l’ensemble du dossier, le Tribunal conclut que la CLP a rendu une décision raisonnable en statuant que, d’une part, la cause réelle et déterminante de la mise à pied et le non-rappel de Monsieur Abbes résultait de la situation économique et non de « circonstances nouvelles » particulières affectant Monsieur Abbes ou sa lésion professionnelle, son emploi convenable ou son plan de réadaptation, et que, d’autre part, la conjoncture économique ne constituait pas une « circonstance nouvelle » au sens du 2e al. de l’art. 146 LATMP permettant de rouvrir le plan individualisé de réadaptation établi en 2006.

[56]        La conjoncture économique a certes affecté la situation financière de l’employeur de Monsieur Abbes, mais le but de la LATMP n’est pas de garantir l’emploi d’un travailleur contre les vicissitudes que peut éprouver l’entreprise de l’employeur.

[57]        D’ailleurs, la CLP a, de façon constante, toujours conclu que l’abolition d’un poste pour motifs économiques, ainsi que la fermeture de l’établissement où le travailleur exerce son emploi convenable, ne constituent pas des circonstances nouvelles permettant la modification du plan individualisé de réadaptation conformément au 2e al. de l’art. 146 LATMP[15].

[58]        À la réflexion, le Tribunal est d’accord avec la procureure de la CSST lorsqu’elle affirme, avec raison, que Monsieur Abbes tente indirectement de modifier son emploi convenable alors qu’il s’était désisté de cette demande en décembre 2006.

[59]        Enfin, il n’est pas question, dans la présente affaire, du pouvoir de la CSST de prendre toute mesure estimée utile pour atténuer ou faire disparaître les conséquences d’une lésion professionnelle ou pour l’adaptation du poste de travail[16].

[60]        Le procureur de Monsieur Abbes fonde son argumentation sur le jugement du juge Brian Riordan rendu dans l’affaire Commission de la Santé et de la Sécurité du Travail c. Commission des lésions professionnelles et al[17].

[61]        Or, ce jugement doit être distingué de la présente affaire.  En effet, la situation factuelle analysée par le juge Riordan diffère totalement de celle dont est saisi le Tribunal pour adjudication.

[62]        Le juge Riordan a rejeté la requête en révision judiciaire dont il était saisi parce qu’il a conclu que les décisions de la CLP, tant en première instance qu’en révision, déclarant que le travailleur avait le droit d’acquérir et d’installer un robot de traite aux frais de la CSST, étaient raisonnables.

[63]        Dans cette affaire, la CSST contestait les décisions de la CLP parce que, selon elle, la portée des « circonstances nouvelles » devait se limiter aux éléments influant sur la capacité du travailleur à exercer son emploi convenable et qu’une menace à la santé financière de l’employeur ne constituait pas, selon elle, une telle circonstance.

[64]        Le juge Riordan, dans son jugement statuant sur la requête en révision judiciaire, souligne qu’il n’y a pas de désaccord fondamental entre les parties quant au fait que les « circonstances nouvelles » sont limitées aux éléments influant sur la capacité du travailleur à exercer son emploi ou un emploi convenable.  Il réfère d’ailleurs, dans ses motifs, à la décision CLP-1 rendue en l’espèce par le commissaire Beaudoin[18].

[65]        Cependant, les parties ne s’entendaient pas sur la façon de qualifier la retraite du père du travailleur, victime d’une lésion professionnelle (amputation d’une jambe), qui demandait de rouvrir son plan de réadaptation.

[66]        Le juge Riordan a jugé comme raisonnable la décision de la CLP statuant que l’utilisation d’un robot de traite ferait disparaître une bonne partie des conséquences professionnelles de la lésion professionnelle dont avait été victime le travailleur et favoriserait la réintégration de celui-ci dans son emploi initial ou dans un emploi aussi semblable que possible à celui-ci.

[67]        La situation factuelle dont était saisie la CLP en l’espèce, et concernant Monsieur Abbes, est différente et le jugement du juge Riordan doit, en conséquence, être distingué.

[68]        Quant à l’argument de Monsieur Abbes fondé sur l’absence de preuve, il ne peut être retenu.

[69]        En effet, la révision de l’ensemble du dossier amène le Tribunal à conclure que la CLP n’a pas commis d’erreur manifeste en concluant de l’ensemble de la preuve que :

« [52] La raison de la mise à pied du travailleur est liée à des motifs économiques.  La preuve est à l’effet que la raison pour laquelle il n’a pas été rappelé est liée à une perte de contrat de l’employeur et à une modification des pratiques de ses clients.  Le travailleur a été rappelé lorsque de tels contrats ont été signés, mais il y en a eu peu. »[19]

[70]        Il importe maintenant de déterminer si la décision CLP-2[20] est, elle aussi, raisonnable.

[71]        La décision CLP-2 est-elle raisonnable?  Une réponse affirmative s’impose.

[72]        En statuant que la décision CLP-1 ne comporte aucun « vice de fond » au sens légal de cette expression, la CLP siégeant en révision a rendu une décision raisonnable et n’a donc pas excédé sa compétence.

[73]        Le Tribunal a conclu que la décision CLP-1, portant sur l’absence de circonstances nouvelles, est raisonnable, et que, par conséquent, l’art. 146 LATMP est inapplicable.  Force est de conclure que la décision CLP-2 est, elle aussi, raisonnable puisque la décision du premier juge administratif ne comportait aucun vice de fond au sens du par. 429 (3o) LATMP : C.S.S.T. c. Fontaine[21].

B.           La CLP a-t-elle commis une erreur donnant ouverture à la révision judiciaire dans ses décisions du 18 février 2008 et du 2 novembre 2009 en statuant que la CSST était en droit de refuser de rouvrir le plan individualisé de réadaptation du travailleur pour cause de tardiveté du recours?

[74]        Compte tenu de la conclusion à laquelle en arrive le Tribunal, à savoir que la décision de la CLP sur l’absence de circonstances nouvelles est raisonnable, et qu’en l’absence de circonstances nouvelles le plan ne peut être modifié, il n’est donc pas nécessaire de se prononcer sur le caractère raisonnable du deuxième motif de refus fondé sur la tardiveté du recours intenté par Monsieur Abbes.

C.           Quel est le redressement approprié, le cas échéant?

[75]        Le Tribunal ayant conclu que les décisions CLP-1 et CLP-2 sont, en l’espèce, raisonnables, la requête en révision judiciaire de Monsieur Abbes doit donc être rejetée.  Cependant, compte tenu des circonstances et de la légitimité de la question soulevée en l’instance, le Tribunal est d’avis de ne pas adjuger de dépens.

VII.         CONCLUSION

[76]        En somme, le Tribunal juge que la décision CLP-1 est raisonnable lorsqu’elle conclut que la situation ou la conjoncture économique ne constitue pas une circonstance nouvelle au sens de l’art. 146 LATMP permettant de modifier le plan individualisé de réadaptation de Monsieur Abbes.

[77]        Quant au délai pour présenter une demande de modification du plan individualisé de réadaptation, il n’est pas nécessaire, en l’espèce, de se prononcer sur cette question puisqu’en l’absence de circonstances nouvelles, l’art. 146 LATMP ne permet pas de modifier le plan.

[78]        Enfin, le Tribunal est, en outre, d’avis que la décision CLP-2, statuant que la décision CLP-1 ne comporte aucun vice de fond, est raisonnable.

[79]        En conséquence, la demande de révision judiciaire de Monsieur Abbes sera rejetée sans frais.


[80]        POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[81]        REJETTE la requête en révision judiciaire du requérant, Ramzi Abbes;

[82]        LE TOUT, sans frais.

 

 

__________________________________

GÉRARD DUGRÉ, J.C.S.

 

Me Daniel Thimineur

(Procureur du requérant)

 

Me Virginie Brisebois

Verge Bernier

(Procureurs des intimés)

 

Me Marie-Anne Lecavalier

Vigneault Thibodeau Giard

(Procureurs de la mise en cause CSST)

 

 



[1]     Art. 846 Code de procédure civile (C.p.c.).

[2]     L.R.Q. c. A-3.001.

[3]     2008 QCCLP 922 , pièce R-3 au soutien de la requête.

[4]     2009 QCCLP 7363 , pièce R-5 au soutien de la requête.

[5]     2008 QCCLP 922 .

[6]     2009 QCCLP 7363 .

[7]     L.R.Q., c. A-3.001.

[8]     Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190 , par. 47; J.M. Asbestos Inc. c. Commission d’appel en matière de lésions professionnelles, [1998] 1 R.C.S. 315 ; Domtar Inc. c. Québec (Commission d’appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756 .

[9]     Voir par. 16.

[10]    Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487 , par. 45 ; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 , par. 42.

[11]    Extrait de la transcription de l’audition tenue par la CLP le 9 janvier 2008, devant Me Richard Beaudoin, Monsieur Gaston Turner et Monsieur Robert Légaré, interrogatoire principal de Monsieur Robert Gendron par Me Daniel Thimineur, procureur de Monsieur Abbes, p. 91, lignes 3-24.

[12]    L.R.Q., c. I-16.

[13]    REID, Hubert, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 3e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2004, p. 93.

[14]    ROBERT, Paul, Le Petit Robert dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2011, p. 440.

[15]    LETREIZ, Michel, « Les circonstances nouvelles permettant la modification du plan de réadaptation et l’emploi convenable à temps partiel : mythe ou réalité », dans Service de la formation continue, Barreau du Québec, vol. 303, Développements récents en droit de la santé et de la sécurité du travail, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 82.

[16]    Voir par. 5 art. 184 et par. 6 art. 167 LATMP.

[17]    AZ-50582737 , 2009 QCCS 5019 , [2009] C.L.P. 527 .

[18]    Voir supra, note 17, au par. 28, note 9.

[19]    Décision CLP-1, pièce R-3, 2008 QCCLP 922 , par. 52.

[20]    Décision CLP-2, pièce R-5, 2009 QCCLP 7363 .

[21]    2005 QCCA 775 .

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