COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES
MONTRÉAL, le 6 juillet 1998
DISTRICT D'APPEL DEVANT LE COMMISSAIRE : Me Neuville Lacroix
DE MONTRÉAL
RÉGION: ASSISTÉ DES MEMBRES : Lorraine Patenaude
Lanaudière membre issue des
Associations d'employeurs
Michel Da Sylva CEQ
membre issu des
Associations syndicales
ASSISTÉ DE L'ASSESSEUR : Michel Grimard
médecin
DOSSIER: AUDITION TENUE LE : 28 mai 1998
74105-63-9510
À : Montréal
DOSSIER CSST:
106720519
DOSSIER BR: _______________________________________________________
61861722
MONSIEUR PIERO LUCCHESI
540, rue Champlain
Lachenaie (Québec)
J6W 3X6
PARTIE APPELANTE
et
HENKEL CANADA LIMITÉE
DIRECTION DES RESSOURCES HUMAINES
2290, Argentina Road
Mississauga (Ontario)
L5N 6H9
PARTIE INTÉRESSÉE
D É C I S I O N
Le 26 octobre 1995, monsieur Piero Lucchesi (le travailleur) en appelle d'une décision du 22 septembre 1995 du Bureau de révision de Lanaudière, (le bureau de révision).
Par cette décision, le bureau de révision confirme une décision du 7 septembre 1994 de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) qui conclut que le travailleur n'a pas subi de maladie professionnelle pulmonaire.
Bien que l'appel du travailleur ait été déposé à la Commission d'appel en matière de lésions professionnelles (la Commission d'appel) et que l'audience a eu lieu devant la Commission des lésions professionnelles, la présente décision est rendue par la Commission des lésions professionnelles conformément à l'article 52 de la Loi instituant la Commission des lésions professionnelles et modifiant diverses dispositions législatives[1]. En vertu de l'article 52 de cette loi, les affaires pendantes devant la Commission d'appel sont continuées et décidées par la Commission des lésions professionnelles.
La présente décision est donc rendue par le soussigné en sa qualité de commissaire de la Commission des lésions professionnelles
OBJET DE L'APPEL
Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles d'infirmer la décision du bureau de révision et de déclarer qu'il souffre d'une maladie professionnelle pulmonaire.
LES FAITS
Le travailleur était à l'emploi de Henkel Canada Limitée (l'employeur) de septembre 1987 à la fin novembre 1991. Dans le cadre de ses fonctions, le travailleur s'occupait de préparer les mélanges que fabriquait la compagnie Henkel Canada ltée, à savoir des savons, des détersifs, de la colle à tapisserie et des bases de shampooing.
Le travailleur explique qu'il allait chercher les mélanges, ouvrait le produit qui était en sac, en baril ou en chaudière. Il met la poudre qu'il vide dans les mélangeurs. Il allègue que les produits demeuraient beaucoup en suspension dans les airs, qu'il y avait beaucoup de poussière, que l'on utilisait pas le système de ventilation. Parmi les produits utilisés, se trouvaient les enzymes, entre autres, la trypsine pancréatique. Les enzymes étaient utilisés dans le cadre de mélanges à effectuer.
De janvier 1992 à juillet 1992, il a travaillé pour les Industries de Lavage Dentex. Il s'occupait de mélanger et de calculer les différentes teintures.
De 1984 à 1987, il a travaillé chez Les Meubles Sita inc. où il était responsable de l'expédition et faisait du sablage. Il allègue qu'il y avait alors beaucoup de poussière et on utilisait de la colle et du varsol.
Lorsqu'il a débuté chez Henkel Canada ltée, il était en bonne santé. Il faisait beaucoup de sports. Il a constaté qu'il avait moins de souffle qu'avant. Il note aussi une hippocratisme digitale. Il a eu 8 bronchites chez Henkel Canada ltée durant son séjour, tout au moins c'est ce que l'on avait alors diagnostiqué. Le travailleur explique qu'il avait de la fièvre le soir, qu'on lui prescrivait des antibiotiques. Il toussait tout le temps. Il consultait à la clinique. Ses bronchites ont débuté en 1989. Il explique qu'il a travaillé en utilisant des enzymes durant environ 1 an et demi. Le travailleur fumait alors un paquet de cigarettes par jour. Il a cessé de fumer il y a environ deux ans suite à des consultations avec son médecin, le docteur Chrysler. Celui-ci, suite à une augmentation de la symptomatologie du travailleur en 1993, l'a référé au docteur Fraser. Un CT Scan des poumons effectué le 17 juin 1993 suggère la présence de sarcoïdose.
Des biopsies pulmonaires ont été pratiquées en juillet 1993 au niveau des trois lobes du côté droit. Le docteur Fraser émet un diagnostic de pneumonie interstitielle modérément sévère avec fibrose. Le CT Scan montre la présence d'une maladie interstitielle plus évidente à gauche qui n'était pas apparente lors des radiographies de 1987.
Le docteur Fraser mentionne que les cas de protéinose alvéolaire sont plutôt rares, mais qu'une exposition importante à la silice peut causer une maladie pulmonaire semblable à la protéinose alvéolaire. Cependant, il n'est pas en mesure de déterminer s'il y a présence de silice dans la biopsie qui a été pratiquée.
Le docteur Chrysler conclut, suite au rapport du docteur Fraser, à un diagnostic de fibrose interstitielle, possiblement dû à l'exposition de silice le 15 décembre 1993.
Le 18 janvier 1994, le travailleur présente une réclamation de maladie professionnelle. Le travailleur est alors référé au Comité des maladies professionnelles pulmonaires. Le Comité constate qu'il existe un syndrome restrictif excessivement sévère chez le travailleur, que le bilan fonctionnel respiratoire est tout à fait compatible avec une pathologie alvéolaire interstitielle diffuse, causant un important syndrome restrictif, une diminution très importante de la tolérance à l'effort et des anomalies significatives au chapitre des échanges gazeux avec hypoxémie de repos et des saturations à l'effort. Il souligne que la radiologie de septembre 1987 montrait des poumons sensiblement normaux, mais qu'en 1991 on voit apparaître des anomalies interstitielles, une progression des lésions jusqu'à la date de l'examen par le Comité, soit le 9 juin 1994. On souligne que déjà en mai 1995, les lésions étaient très importantes. Le Comité conclut qu'il n'a pas les éléments nécessaires pour lui permettre de poser un diagnostic de maladie pulmonaire professionnelle, la radiographie ne faisant pas penser à une protéinose alvéolaire. De plus, les images de fibroses actuelles ne sont pas celles que l'on rencontre dans une silicose.
La CSST a soumis alors le dossier du travailleur à un Comité spécial des présidents des maladies professionnelles. Le Comité des présidents demande à ce que l'on obtienne les spécimens des biopsies pulmonaires effectuées en juillet 1993, pour les faire examiner par le docteur André Dufresne, afin de déterminer le dosage des particules minérales, en particulier les particules de silice, de fer, des fibres et ce, afin que le Comité puisse se prononcer. Le Comité spécial conclut qu'il n'a pas les éléments suffisants pour permettre de poser un diagnostic de maladie pulmonaire professionnelle.
Le 7 décembre 1994, la Commission des lésions professionnelles informe le travailleur que sa réclamation est refusée. Le travailleur conteste cette décision.
Le 4 janvier 1995, le docteur André Dufresne procède à une analyse des fragments de tissus biologiques du travailleur. Son étude conclut que le travailleur n'a pas été exposé à de la fibre d'amiante ou à de la silice, qu'il a peut-être été exposé à la poussière de fer. Le rapport du docteur Dufresne est alors transmis au Comité spécial des présidents qui, le 27 janvier 1995, soumet un rapport complémentaire. Suite à ce rapport, le Comité spécial des présidents conclut le 27 janvier 1995, que la pneumonie interstitielle avec fibrose pulmonaire interstitielle que présente le travailleur n'est pas secondaire à une exposition professionnelle antérieure, mais vraisemblablement secondaire aux surinfections pulmonaires qu'il a eues antérieurement.
Dans un rapport additionnel du 6 avril 1995, le Comité spécial des présidents précise qu'après avoir révisé l'ensemble du dossier, le Comité reconfirme que le travailleur n'est pas porteur de maladie pulmonaire professionnelle.
Le 22 septembre 1995, le bureau de révision rend une décision sur dossier où il confirme la décision de la CSST à l'effet que le travailleur ne souffre pas d'une maladie professionnelle. Le travailleur en appelle de cette décision.
Depuis le travailleur a été vu par le docteur Ernst, pneumologue, par le docteur Lecours ainsi que par son médecin traitant, le docteur Chrysler.
Le 22 novembre 1995, le docteur Ernst constate que le travailleur est essoufflé au moindre effort, que sa dyspnée a un grade de 3/5. Il tousse de façon intermittente et ne produit pas de crachats. Il présente les signes classiques d'une fibrose pulmonaire importante avec des râles crépitants et un hippocratisme digital. La fonction pulmonaire démontre un syndrome restrictif très sévère, et les rayons-X pulmonaires ainsi que la tomographie axiale démontrent une maladie interstitielle diffuse importante. La présentation clinique est atypique pour une fibrose pulmonaire idiopathique, étant donné la présence d'adénopathie thoracique assez importante. Ceci suggère, soit une sarcoïdose ou une silicose mais ces diagnostics, dit-il, ne sont pas mis en évidence par l'examen pathologique d'une biopsie pulmonaire. De plus, il n'y a pas eu d'exposition importante, ni à l'amiante ni à la silicose, qui pourrait faire présumer d'un diagnostic de pneumoconiose.
Le 20 mai 1998, le docteur Ernst écrit qu'il a revu le travailleur le 5 mai 1998. Il constate qu'au cours de son travail, au sein de la compagnie Henkel Canada ltée, celui-ci a eu de nombreux épisodes de toux avec fièvre et frissons libellés comme bronchite par plusieurs médecins et traités aux antibiotiques. Il souligne que le travailleur a été exposé à des enzymes biologiques reconnus comme agents responsables d'alvéolite extrinsèque durant son emploi chez Henkel Canada ltée. Le docteur Ernst constate une amélioration très importante de la fonction pulmonaire du travailleur, et aussi une amélioration quoique moins importante de la capacité pulmonaire totale. La radiographie des poumons continue de montrer des anomalies interstitielles aux deux bases avec une légère adénopathie hilaire. Il note qu'une telle amélioration de la fonction pulmonaire serait très atypique pour une fibrose pulmonaire idiopathique, que cette amélioration suggère fortement un processus réversible. De plus, il constate que l'amélioration a eu lieu au moment où toute exposition au travail a cessé. Il estime que le travailleur souffre d'un syndrome pulmonaire restrictif dont plusieurs caractéristiques suggèrent fortement la possibilité d'une alvéolite extrinsèque. Ces caractéristiques sont des épisodes de toux, de fièvre et de frissons de façon répétée au travail et une amélioration importante depuis qu'il a quitté le travail. De plus, il y a eu une exposition au travail d'agents reconnus comme cause d'alvéolite extrinsèque, à savoir des enzymes biologiques employés dans la fabrication de détergents. Il conclut que l'explication la plus probable du syndrome pulmonaire chez le travailleur est une alvéolite allergique extrinsèque en relation avec son exposition au travail.
Le 25 mai 1998, le docteur Serge Lecours émet un rapport où il fait état qu'il a pris connaissance du rapport du docteur Ernst du 20 mai, que lorsqu'il avait discuté avec le docteur Ernst en 1995, ce dernier mentionnait que le travailleur se dirigeait vers une greffe pulmonaire. Le syndrome du travailleur s'avère réversible. Le travailleur, selon le docteur Lecours, présentait initialement une fibrose pulmonaire idiopathique. Suite à l'amélioration importante de la fonction pulmonaire hors travail, cette situation suggère la relation entre l'exposition de travail et la fibrose pulmonaire et il estime, tout comme le docteur Ernst, que l'explication la plus probable du syndrome pulmonaire est une alvéolite allergique extrinsèque en relation avec son travail chez la compagnie Henkel Canada ltée.
L'AVIS DES MEMBRES
Monsieur Michel Da Sylva, membre issu représentant les associations syndicales, estime qu'il y a lieu d'infirmer la décision du bureau de révision et de reconnaître que le travailleur a subi une maladie professionnelle, soit une alvéolite allergique extrinsèque en relation avec son exposition au travail.
Monsieur Da Sylva ajoute que la présomption de l'article 29 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (L.R.Q., C.A-3.001) (la loi) s'applique ici puisqu'il s'agit d'une maladie énumérée à l'annexe I.
De plus, il considère que le travailleur a aussi rencontré les exigences de l'article 30 de la loi, puisqu'il est atteint d'une maladie contractée par la fibre à l'occasion de son travail, et que la maladie est directement reliée au risque particulier de son travail.
Madame Lorraire Patenaude, membre issue des associations patronales, estime pour sa part que la preuve n'est pas suffisante pour permettre de conclure un diagnostic d'alvéolite allergique extrinsèque. Les radiographies d'origine ne permettent pas d'en arriver à une telle conclusion. De plus, l'amélioration du travailleur s'est effectuée uniquement récemment, alors que le travailleur a cessé de travailler depuis 1992, et qu'on n'avait pas constaté d'amélioration. Elle considère que le diagnostic d'alvéolite allergique extrinsèque est une pure hypothèse, et ce que le travailleur présentait était une forme atypique de fibrose pulmonaire idiopathique qui n'est pas reliée au travail. Il ne faut pas oublier que le travailleur fumait et que ce n'est que depuis quelques années qu'il a cessé.
MOTIFS DE LA DÉCISION
La Commission des lésions professionnelles doit déterminer si le travailleur, suite particulièrement à son travail chez Henkel Canada ltée, a été victime d'une maladie pulmonaire professionnelle.
Lorsque le travailleur est entré au service de Henkel Canada ltée en 1987, il n'éprouvait aucun problème particulier sur le plan pulmonaire. Certes, il fumait un paquet par jour mais il était en bonne santé; il pratiquait divers sports. Au cours des 4 années où il a travaillé chez Henkel Canada ltée, particulièrement à compter de 1989, le travailleur a commencé à éprouver des problèmes pulmonaires, sous forme de fièvre, de toux et de frissons. On a alors considéré que le travailleur souffrait d'une bronchite et il était traité par antibiotiques. Par contre, au cours de son travail chez Henkel Canada ltée, le travailleur était exposé à des enzymes biologiques reconnus comme des agents responsables d'alvéolite extrinsèque.
L'article 29 de la loi énonce ce qui suit :
29. Les maladies énumérées dans l'annexe I sont caractéristiques du travail correspondant à chacune de ces maladies d'après cette annexe et sont reliées directement aux risques particuliers de ce travail.
Le travailleur atteint d'une maladie visée dans cette annexe est présumé atteint d'une maladie professionnelle s'il a exercé un travail correspondant à cette maladie d'après l'annexe.
La Section V de l'annexe I concernant les maladies pulmonaires causées par des poussières organiques et inorganiques prévoit que l'alvéolite allergique extrinsèque est une des maladies visées par cette annexe lorsqu'il s'agit d'un travail impliquant une exposition d'un agent reconnu comme pouvant causer une alvéolite allergique extrinsèque. Or, le travailleur était exposé à des enzymes biologiques chez Henkel Canada ltée dans le cadre de son travail.
Les premières manifestations se sont produites alors que le travailleur effectuait son travail et qu'il était exposé à ces enzymes. La présomption énoncée à l'article 29 de la loi s'applique donc dans la présente instance.
La preuve prépondérante au dossier que la Commission des lésions professionnelles doit retenir est celle de l'alvéolite allergique extrinsèque chez le travailleur. En effet, lorsque le travailleur a été vu par le Comité des présidents, celui-ci n'avait pas en sa possession toutes les données requises relativement à la nature du travail effectué par le travailleur chez Henkel Canada ltée. On avait noté la présence de silice, suite aux biopsies pulmonaires effectuées chez le travailleur, et le Comité des présidents s'est borné à étudier cette question, puisqu'il n'avait pas les autres données en sa possession.
Suite à des constatations complémentaires, à savoir, l'amélioration de l'état du travailleur et suite à la constatation de présence d'enzymes biologiques dans le cadre du travail effectué par monsieur Lucchesi, le docteur Ernst et le docteur Lecours viennent à la conclusion que l'explication la plus probable du syndrome pulmonaire du travailleur réside dans une alvéolite allergique extrinsèque reliée à son exposition à son travail. C'est la preuve prépondérante dont dispose la Commission des lésions professionnelles et qu'elle ne peut mettre de côté. Certes le travailleur fumait auparavant un paquet par jour et il a cessé de fumer il y a quelques années. Une amélioration de sa condition pourrait aussi peut-être s'expliquer par le fait qu'il ait cessé de fumer. Par contre, la littérature médicale concernant les alvéolites extrinsèques montrent qu'il faut généralement un certain temps avant que la maladie ne se manifeste et le phénomène est aussi vrai lorsqu'une personne cesse d'être exposée. Il faut parfois un certain temps avant que l'amélioration ne soit perçue. Cette amélioration a pu aussi prendre plus de temps si le travailleur fumait auparavant. La Commision des lésions professionnelles doit donc retenir le diagnostic d'alvéolite allergique extrinsèque chez le travailleur et reconnaître que ce dernier souffre d'une maladie professionnelle.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES
ACCUEILLE l'appel du travailleur, monsieur Piero Lucchesi;
INFIRME la décision du 22 septembre 1995 du Bureau de révision;
DÉCLARE que monsieur Pierre Lucchesi, le travailleur, souffre d'une maladie professionnelle, à savoir une alvéolite allergique extrinsèque.
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Neuville Lacroix
Commissaire
C.L.S.C. DES FAUBOURGS
Normand King
1250, rue Sanguinet
Montréal (Québec)
H2X 3E7
Représentant de la partie appelante
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.