Ben Deshaies inc. |
2012 QCCLP 7104 |
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Dossier 464274-08-1203
[1] Le 1er mars 2012, Ben Deshaies inc. (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) le 26 janvier 2012, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme une première décision rendue le 25 octobre 2011 et déclare que le syndrome fémoro-patellaire ne constitue pas une nouvelle lésion professionnelle consécutive à un soin et que le coût des prestations doit être imputé au dossier de l’employeur.
Dossier 464275-08-1203
[3] Le 1er mars 2012, l’employeur dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision rendue par la CSST le 13 février 2012, à la suite d’une révision administrative.
[4] Par cette décision, la CSST confirme une première décision rendue le 27 octobre 2011 et déclare que l’employeur n’est pas obéré injustement et que le coût des prestations doit être imputé à son dossier.
[5] L’employeur a demandé qu’une décision soit rendue sur la base du dossier. Le dossier a été mis en délibéré le 3 juillet 2012, date à laquelle le tribunal a reçu l’argumentation écrite de l’employeur.
L’OBJET DES REQUÊTES
Dossiers 464274-08-1203 et 464275-08-1203
[6] Les deux requêtes visent essentiellement à obtenir un partage de l’imputation des coûts. L’employeur estime que le coût des prestations doit être réparti de manière à ce que 5 % soit porté à son dossier financier et que 95 % soit porté au dossier de l’ensemble des employeurs.
LES FAITS
[7] Monsieur Réal Leblanc (le travailleur) occupe un poste de camionneur chez l’employeur. Le 17 février 2009, il subit une contusion au genou gauche en déplaçant des palettes qui étaient empilées. Au moment de cet événement, le travailleur est âgé de 58 ans.
[8] Il est à noter que l’instance de révision administrative a refusé la réclamation du travailleur et que ce dernier a obtenu gain de cause à la suite d’un accord entériné par la Commission des lésions professionnelles comme nous le verrons plus loin.
[9] Le travailleur ressent un peu de douleur à son genou gauche qui ne l’empêche cependant pas de travailler. Au fil des jours toutefois, la douleur s’intensifie et l’amène à consulter un médecin le 11 mars 2009. Le diagnostic de la lésion est une contusion à la face interne du genou gauche. Le médecin demande une investigation radiologique et prescrit une médication anti-inflammatoire. Le travailleur est en mesure de poursuivre ses activités.
[10] Au cours de l’été 2009, le médecin note peu d’amélioration. L’impression clinique est une tendinite de la patte d’oie. Après une semaine de travaux légers, le médecin prescrit un arrêt de travail. Il est maintenant question d’un syndrome fémoro-patellaire et d’une atteinte méniscale.
[11] Une résonance magnétique du genou gauche est réalisée le 12 septembre 2009. La radiologue décrit une déchirure complexe du ménisque interne, un épanchement intra-articulaire avec kyste de Baker et possibilité d’une souris articulaire ainsi qu’un phénomène de chondropathie tricompartimentale. Concernant cette dernière anomalie, l’imagerie médicale révèle notamment une ulcération cartilagineuse s’étendant sur 8 mm, soit sur 80 % de l’épaisseur du cartilage au niveau du condyle fémoral externe et une fissuration sur un peu plus que 50 % de l’épaisseur du cartilage du versant externe de la rotule. En raison de cette condition, le travailleur est référé au docteur Joseph Eid, chirurgien orthopédiste, pour une méniscectomie.
[12] La chirurgie en question est exécutée par arthroscopie le 17 novembre 2009. Le docteur Eid visualise une déchirure de la corne postérieure du ménisque interne atteignant une surface articulaire de grade III. Les fragments retirés sont interprété par la pathologiste comme étant un « tissu fibro-adipeux avec foyers de métaplasie chondroïde témoignant de changements dégénératifs chroniques ».
[13] Le docteur Eid assure le suivi post opératoire et dirige le travailleur en physiothérapie. Les notes consignées au cours de ces traitements indiquent que la condition douloureuse persiste malgré l’opération.
[14] À la demande de l’employeur, le docteur Louis Bellemare, chirurgien orthopédiste, examine le travailleur au mois de février 2010. L’examen physique montre une boiterie du membre inférieur gauche avec amyotrophie de la cuisse. Selon le docteur Bellemare, la résonance magnétique montre essentiellement des changements dégénératifs tricompartimentaux des cartilages compatibles avec une gonarthrose ainsi qu’une déchirure méniscale typiquement dégénérative. Pour lui, la complexité de cette déchirure ne semble pas reliée à un traumatisme.
[15] L’impression clinique du docteur Bellemare est une gonarthrose tricompartimentale avec une déchirure méniscale dégénérative. Voici ce qu’il écrit dans son rapport :
Notre examen objectif d’aujourd’hui et la revue de l’historique nous démontrent que le syndrome fémoro-patellaire au niveau du genou gauche a été potentiellement détérioré en post-arthroscopie, expliquant le résultat défavorable. La procédure arthroscopique comme telle n’ayant servi qu’à enlever un ménisque interne dégénératif probablement asymptomatique. Le seul fait de la chirurgie a, selon toute probabilité, augmenté l’amyotrophie quadricipitale, ce qui provoque les phénomènes de lâchage de novo actuellement et expliquerait le syndrome douloureux peu ou non amélioré.
[16] Dans les notes complémentaires accompagnant son rapport, le docteur Bellemare explique que la contusion relativement banale subie par le travailleur a rendu symptomatique la condition dégénérative à son genou gauche et a entrainé un syndrome fémoro-patellaire. Ce syndrome, relié en partie à la contusion initiale, a été aggravé par l’arthroscopie effectuée par le docteur Eid et constitue une aggravation d’une condition personnelle de gonarthrose.
[17] Le docteur Bellemare considère que cette condition personnelle dévie de la norme biomédicale et qu’elle a joué un rôle déterminant dans l’apparition, la durée de consolidation et la gravité de la lésion professionnelle. Il écrit :
Il est porteur d’une gonarthrose tricompartimentale ou chondropathie tricompartimentale, ce qui a contribué ici le plus à ce qu’un banal traumatisme contusionnel (par équivalence clinique à un syndrome fémoro-patellaire) perdure pendant maintenant près d’un an. La condition dégénérative entraînera un délai de prolongation supplémentaire et génèrera des limitations fonctionnelles qui, malheureusement, pourraient nécessiter la perspective d’une réadaptation professionnelle du travailleur. Ces conditions personnelles sont la gonarthrose tricompartimentale, une déchirure méniscale dégénérative.
[…]
Bien que plusieurs travailleurs âgés de 59 ans soient porteurs de changements dégénératifs au niveau des genoux, les changements sont ici diffus et tricompartimentaux. La méniscopathie interne a nécessité une exérèse probablement subtotale du ménisque. De plus (sous réserve de ne pas avoir le protocole opératoire), nous n’avons pas d’idée de comment extensif sont les dommages chondraux, ceux-ci ayant possiblement été décrits en arthroscopie par le Dr Eid.
En conclusion, compte tenu de l’étendue des dommages chondraux au niveau du genou, nous estimons que, oui, Monsieur correspond à une déviation de la norme biomédicale.
[18] Au printemps 2010, le docteur Eid suspecte une autre déchirure méniscale au genou gauche et demande une investigation par imagerie médicale.
[19] De fait, une résonance magnétique et une arthrotomodensotométrie sont réalisés au cours du mois de mai 2010. Le ménisque interne est presqu’entièrement réséqué au niveau de la corne moyenne et des irrégularités compatibles avec une déchirure sont visualisées sur la portion restante.
[20] La radiologue décrit également plusieurs fissurations au versant externe inférieur de la rotule. La plus importante s’étend sur 80 % de l’épaisseur du cartilage. La trochlée fémorale présente aussi des fissurations et une ulcération cartilagineuse au versant interne avec également de petites zones de sclérose sous-chondrale.
[21] On note aussi un amincissement d’un peu plus de 50 % du cartilage du plateau tibial et du condyle fémoral interne avec ostéophytose marginale et sclérose sous-chondrale. Le même phénomène dégénératif est décrit au condyle et au plateau tibial externe avec suspicion d’une souris articulaire.
[22] Ces trouvailles amènent le docteur Eid à pratiquer, le 9 décembre 2010, une nouvelle arthroscopie avec méniscectomie et rasage de l’arthrose. Le diagnostic postopératoire est une déchirure méniscale interne, une arthrose fémoro-tibiale interne et externe qualifiée de modérée et une arthrose fémoro-patellaire légère.
[23] Le 21 février 2011, le docteur Eid consolide la lésion du travailleur qu’il décrit comme étant une arthroscopie-méniscectomie au genou gauche avec arthrose fémoro-patellaire et gonalgie. Il indique que cette lésion a entrainé des limitations fonctionnelles et une atteinte à l’intégrité physique du travailleur. Il prévoit des limitations fonctionnelles sévères de classe III.
[24] L’accord dont il a été question précédemment concernant l’admissibilité de la réclamation est entériné le 21 juin 2011. Dans le dispositif, la Commission des lésions professionnelles déclare que le travailleur a subi une lésion professionnelle le 17 février 2009, dont les diagnostics sont une contusion à la face interne du genou gauche, une déchirure du ménisque interne et un syndrome fémoro-patellaire sur une condition personnelle de gonarthrose tricompartimentale.
[25] Le bilan des séquelles est établi le 4 octobre 2011 par le docteur Bellemare. Incidemment, le docteur Bellemare est le médecin qui a été désigné par l’employeur pour examiner le travailleur au mois de février 2010. Le travailleur ne manifeste aucune réticence à ce que le docteur Bellemare l’examine à nouveau dans le cadre d’une évaluation de ses séquelles. Le tribunal note que dans le cheminement de sa réclamation, le travailleur était assisté par son représentant pour faire valoir ses droits.
[26] À son rapport, le docteur Bellemare mentionne que les deux arthroscopies n’ont malheureusement pas amélioré la symptomatologie douloureuse du travailleur. Il indique que celui-ci arrive à marcher tout au plus une vingtaine de minutes et qu’il rapporte une diminution de la flexion de son genou gauche. Les déplacements en terrain accidenté entrainent des douleurs lombaires. Le docteur Bellemare ajoute que le travailleur se dit incapable de retourner travailler comme camionneur.
[27] L’examen physique montre un déficit des amplitudes articulaires du genou gauche. Les tests de provocation sont positifs. Le compartiment fémoro-patellaire est décrit comme étant particulièrement douloureux. Une amyotrophie de la cuisse gauche est également mise en évidence. Le docteur Bellemare écrit :
Selon la décision de la Commission des lésions professionnelles, l’actuelle contusion au genou gauche et déchirure méniscale sont considérées comme en lien avec l’événement mais par ailleurs le syndrome fémoro-patellaire et ses lésions sont considérés comme des aggravations d’une condition personnelle, soit une gonarthrose tricompartimentale. Gonarthrose qui a par ailleurs été rendue symptomatique par l’événement du 17-02-2009.
[28] Le docteur Bellemare souligne que le travailleur bénéficiera potentiellement dans les prochaines années d’une arthroplastie totale du genou gauche (et droit) en raison du phénomène de gonarthrose dont il est porteur. Il accorde une atteinte permanente de 6 % pour l’ankylose, l’instabilité et le syndrome fémoro-patellaire gauche et des limitations fonctionnelles prohibant essentiellement la manutention de charges de plus de 15 kilos et les activités contraignantes pour le genou gauche.
[29] Comme les limitations fonctionnelles du travailleur l’empêchent désormais d’exercer son emploi pré-lésionnel de camionneur, la CSST amorce, au début de l’année 2012, un processus de réadaptation en vue de lui déterminer un emploi convenable.
[30] La première contestation de l’employeur fait suite à la décision du 26 janvier 2012 dans laquelle l’instance de révision administrative refuse de reconnaître que le syndrome fémoro-patellaire est une nouvelle lésion professionnelle survenue par le fait ou à l’occasion de soins reçus par le travailleur. Tel que l’a déjà mentionné le tribunal, l’employeur a déposé une requête dans le dossier 464274-08-1203 pour contester cette décision.
[31] La seconde contestation concerne la décision du 13 février 2012 dans laquelle l’instance de révision administrative refuse de reconnaitre que l’employeur est obéré injustement par l’indisponibilité du travailleur entre le 8 août et le 9 septembre 2010 qui était alors chevet de son épouse malade. L’employeur a aussi déposé une requête dans le dossier 464275-08-1203 pour contester cette décision.
[32] Il s’agit là des deux contestations dont doit disposer le tribunal en vue de déterminer si l’employeur a droit à un partage du coût de l’imputation.
L’ARGUMENTATION DE L’EMPLOYEUR
[33]
L’employeur reconnait que les deux demandes initiales qu’il a déposées visaient
un partage du coût de l’imputation en vertu des articles 326, 327 et
[34] L’employeur invoque les décisions de principe Pâtisserie Chevalier inc[2]. et Major et Entreprises PPP[3] voulant que la Commission des lésions professionnelles puisse se prononcer sur une demande de partage de l’imputation en vertu d’une autre disposition de la loi que celle initialement invoquée devant la CSST.
[35] En l’occurrence, l’employeur soumet que le travailleur est porteur d’un handicap préexistant qui a contribué à la production et à l’aggravation des conséquences de la lésion professionnelle. En effet, la preuve médicale démontre que la gonarthrose tricompartimentale et la déchirure méniscale dégénérative sont des conditions personnelles qui existaient déjà au moment de l’accident. De plus, le docteur Bellemare considère que l’ampleur des dommages chondraux et l’état de dégénérescence discale excèdent ce que l’on retrouve habituellement au sein d’individus d’âge semblable à celui du travailleur, de sorte que la condition de ce dernier dévie de la norme biomédicale.
[36] Par ailleurs, le syndrome fémoro-patellaire apparu après l’accident s’explique par la condition de dégénérescence du genou gauche devenue symptomatique. La gonarthrose, tout comme la déchirure méniscale, dont l’aspect témoigne d’un phénomène dégénératif, ont donc contribué à la production de la lésion professionnelle.
[37] Concernant l’évolution et les conséquences, l’employeur mentionne que les soins et traitements ont principalement été dispensés pour traiter la condition personnelle du travailleur, comme en témoignent les deux arthroscopies pratiquées à son genou gauche. Finalement, cette même condition personnelle a entrainé l’octroi de limitations fonctionnelles empêchant dorénavant le travailleur d’exercer son emploi pré lésionnel.
[38] Pour ces raisons, l’employeur croit approprié que les coûts de la lésion professionnelle soient répartis de manière à ce que 5 % soit porté à son dossier financier, et que 95 % soit porté au dossier de l’ensemble des employeurs.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[39] Le tribunal doit d’abord décider s’il a le pouvoir de statuer sur une demande de partage de l’imputation selon les dispositions de l’article 329 de la loi, alors que les deux décisions contestées ont été rendues sur la base de l’article 326 de la loi dans le premier cas, et sur la base des articles 327 et 31 de la loi dans le second cas.
[40] La compétence matérielle du tribunal est établie à l’article 369 de la loi qui se lit comme suit :
369. La Commission des lésions professionnelles statue, à l'exclusion de tout autre tribunal :
1° sur les recours formés en vertu des articles 359, 359.1, 450 et 451;
2° sur les recours formés en vertu des articles
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1985, c. 6, a. 369; 1997, c. 27, a. 24.
[41] Cet article doit être lu avec l’article 377 qui précise l’étendue des pouvoirs dont dispose le tribunal :
377. La Commission des lésions professionnelles a le pouvoir de décider de toute question de droit ou de fait nécessaire à l'exercice de sa compétence.
Elle peut confirmer, modifier ou infirmer la décision, l'ordre ou l'ordonnance contesté et, s'il y a lieu, rendre la décision, l'ordre ou l'ordonnance qui, à son avis, aurait dû être rendu en premier lieu.
__________
1985, c. 6, a. 377; 1997, c. 27, a. 24.
[42] Les deux demandes initiales déposées par l’employeur visent essentiellement un allègement de son fardeau financier dû à l’imputation des coûts de la lésion professionnelle.
[43] Les règles relatives à l’imputation des coûts apparaissent au chapitre VI de la loi et sont régies par les articles 326 à 331 inclusivement. Certains de ces articles prévoient des dispositions d’exception permettant à l’employeur d’obtenir un partage ou un transfert de l’imputation des coûts. En invoquant ces dispositions d’exception, l’employeur s’oppose manifestement à l’application du principe général d’imputation voulant qu’il supporte la totalité des coûts de la lésion professionnelle. De l’avis du tribunal, il s’agit là du véritable objet de sa contestation.
[44] Le tribunal entend de novo les recours valablement formés en vertu de l’article 359 de la loi et possède les pouvoirs nécessaires pour rendre la décision qui aurait dû être rendue par la CSST en regard de l’objet de la décision contestée. Aux fins d’exercer sa compétence, le tribunal a le pouvoir de déterminer le véritable objet de la contestation soumise initialement par l’employeur. Voici comment s’exprime la Commission des lésions professionnelles sur cette question[4] :
[56] De plus, la jurisprudence ayant eu à interpréter la compétence de la Commission d’appel a clairement statué qu’il s’agissait d’un appel « de novo », ce qui implique qu’elle n’est aucunement limitée par le dossier qui a pu être constitué au niveau des instances antérieures, ni limitée par la teneur exacte des motifs pris en compte et de la décision qui a été rendue par ces instances, pourvu évidemment de ne pas s’écarter de ce qui constitue la matière ou l’objet même de l’appel7. Il en découle qu’une partie peut présenter une nouvelle preuve et n’est pas limitée par la preuve présentée devant l’instance antérieure.
[…]
[59] Une des conséquences fondamentales de l’aspect « de novo » de la procédure est de justement permettre au tribunal d’entendre de nouvelles preuves et de pouvoir aussi actualiser un dossier pour tenir compte de cette nouvelle preuve, et ce, toujours en lien avec la question en litige. De plus, dans le cadre d’une loi d’ordre public, le tribunal n’est pas nécessairement lié par la contestation d’une partie.
[60] En résumé, prétendre, comme l’a fait le premier commissaire dans sa décision qu’il n’était pas limité par la contestation, mais qu’il avait la même compétence que la CSST lors de la décision initiale, n’est pas dénué de fondement juridique et s’accorde assez bien avec la doctrine et la jurisprudence en droit administratif.
___________
7 CSST et Les
industries Super métal inc. et Procureur général du Québec, CALP
[45] Le tribunal est donc compétent pour se prononcer sur les nouveaux arguments de l’employeur portant sur un partage en vertu de l’article 329 de la loi puisque l’objet de la contestation concerne l’imputation des coûts résultant de la lésion professionnelle.
[46] La notion de handicap n’est pas définie à la loi. La jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles[5] reconnait qu’un travailleur déjà handicapé est celui qui présente une déficience physique ou psychique qui a entrainé des effets sur la production de la lésion professionnelle ou sur les conséquences de celle-ci.
[47] Pour constituer un handicap au sens de l’article 329 de la loi, la déficience dont il est question doit se démarquer des conditions personnelles semblables que l’on retrouve normalement chez les individus. Lorsque la déficience résulte d’un processus dégénératif, la preuve doit établir que cette condition de dégénérescence « revêt un certain caractère d’anomalie par rapport à l’ensemble de la population ou dépasse véritablement la norme reconnue à cet égard »[6]. Voici comment s’exprime la Commission des lésions professionnelles sur la question[7] :
[49] En effet, une déficience est, entre autres, une altération d’une structure « constituant une déviation par rapport à une norme biomédicale ». En proposant cette définition, la Commission des lésions professionnelles écarte du chapitre des déficiences les conditions personnelles retrouvées normalement chez les individus pour ne retenir que celles qui constituent des anomalies. Par ailleurs, la jurisprudence évalue le caractère normal ou anormal de la condition identifiée en la comparant à ce que l’on retrouve habituellement chez des personnes de l’âge de la travailleuse au moment de l’événement.
[50] La preuve de cette déviation sera plus ou moins exigeante selon la nature de la condition invoquée. Ainsi, le caractère déviant peut s’inférer de certaines conditions (par exemple une malformation d’une structure ou un diabète). Cependant, lorsque la condition identifiée est une dégénérescence relevant d’un phénomène de vieillissement, la preuve doit clairement établir en quoi cette condition dévie de la normalité.
[48] Un partage de coût est donc possible lorsque la condition de dégénérescence invoquée s’écarte de la normalité en regard de l’âge, et qu’elle a contribué à la production de la lésion professionnelle ou en a aggravé les conséquences.
[49] Le diagnostic initial de contusion à la face interne du genou gauche résulte d’un traumatisme de faible intensité provenant du déplacement d’une palette. La preuve démontre que le travailleur n’a pas été incommodé outre mesure par cet incident et qu’il a poursuivi ses activités jusqu’à ce qu’il consulte un médecin trois semaines plus tard. Même après cette consultation, qui a mis en évidence une contusion au genou gauche, le travailleur a été en mesure de continuer son travail régulier jusqu’à l’été 2009.
[50] À cette période, l’imagerie médicale met en évidence des phénomènes importants de dégénérescence chondrale tricompartimentale sous forme de gonarthrose ainsi qu’une déchirure méniscale complexe du genou gauche. Selon la preuve médicale soumise, cette déchirure est d’origine dégénérative et non traumatique.
[51] Le diagnostic reconnu par la Commission des lésions professionnelles est une contusion à la face interne du genou gauche, une déchirure du ménisque interne et un syndrome fémoro-patellaire sur une condition personnelle de gonarthrose tricompartimentale.
[52] Il est donc acquis que le travailleur était porteur d’une condition personnelle de gonarthrose tricompartimentale au moment de l’accident. Par ailleurs, le tribunal partage l’avis du docteur Bellemare voulant que la déchirure méniscale visualisée à la résonance magnétique soit d’aspect dégénératif. En effet, le mécanisme lésionnel décrit par le travailleur s’accorde assez peu avec la blessure de type déchirure méniscale complexe visualisée à la résonance magnétique. En outre, le pathologiste indique que les fragments méniscaux réséqués lors des deux arthroscopies « témoignent de changements dégénératifs chroniques ».
[53] Dans ces circonstances, la déchirure méniscale reconnue en tant que lésion professionnelle ne peut être autre chose qu’une aggravation de la déchirure dégénérative dont le travailleur était porteur au moment de son accident. Pour le tribunal, cette solution se concilie avec le diagnostic de la lésion professionnelle en cause voulant que la déchirure méniscale soit survenue sur une condition personnelle de gonarthrose tricompartimentale.
[54] En l’instance, la preuve démontre donc l’existence, au moment de l’accident, d’un handicap sous la forme d’une déchirure discale générative et d’une gonarthrose tricompartimentale.
[55] Pour le docteur Bellemare, le handicap ainsi identifié dévie de ce que l’on retrouve habituellement au sein des individus d’âge semblable à celui du travailleur. Le docteur Bellemare souligne que les changements dégénératifs aux genoux sont courants chez les travailleurs de 59 ans, mais que ceux mis en évidence chez le travailleurs sont diffus et tricompartimentaux.
[56] Les dommages chondraux visualisés à l’imagerie médicale démontrent des fissurations multiples avec une perte d’épaisseur importante du cartilage articulaire. La trochlée fémorale présente une ulcération cartilagineuse et de petites zones de sclérose sous-chondrale. Pour sa part, le docteur Eid rapporte une arthrose fémoro-tibiale modérée lors de la deuxième arthroscopie. Enfin, l’état de dégénérescence méniscale décrite précédemment a nécessité une chirurgie de résection quasi complète.
[57] Le tribunal croit que ces trouvailles radiologiques, jointes à l’opinion du docteur Bellemare, dévient de la condition attendue chez les individus d’âge semblable à celui du travailleur. De plus, le fait que le banal accident survenu au mois de février 2009 ait entrainé des limitations fonctionnelles importantes, l’incapacité du travailleur à reprendre son emploi de camionneur et la mise en place d’un plan de réadaptation convainc d’autant plus le tribunal que le travailleur était porteur d’un handicap. Le docteur Bellemare écrivait d’ailleurs que la condition dégénérative de gonarthrose tricompartimentale constitue le facteur ayant le plus contribué au développement de la maladie professionnelle.
[58] Selon toute vraisemblance, la contusion subie par le travailleur a rendu symptomatique sa condition dégénérative au genou gauche et a entrainé un syndrome fémoro-patellaire. Au cours de son suivi médical, le travailleur a subi deux méniscectomie pour une déchirure discale dégénérative qui était apparemment asymptomatique au moment de l’accident. Ainsi, c’est dans le contexte d’une condition dégénérative devenue symptomatique que la Commission des lésions professionnelles a reconnu le diagnostic de contusion à la face interne du genou gauche, déchirure du ménisque interne et syndrome fémoro-patellaire sur une condition personnelle de gonarthrose tricompartimentale.
[59] Comme l’employeur le souligne à juste titre, les soins ont principalement été orientés pour traiter une condition personnelle devenue symptomatique et non pour répondre aux conséquences immédiates de la lésion professionnelle. De l’avis du tribunal, cela explique la prolongation de la durée des soins dispensés au travailleur.
[60] Finalement, le tribunal retient que les limitations fonctionnelles empêchant dorénavant le travailleur d’exercer son emploi pré-lésionnel sont majoritairement, sinon presqu’exclusivement, attribuables à la condition de dégénérescence de son genou au moment de l’accident.
[61] Le tribunal estime donc que l’employeur a démontré avoir droit à un partage du coût de l’imputation.
[62] Dans l’affaire Groupe Prodem[8] la Commission des lésions professionnelles résume ainsi les tendances jurisprudentielles quant au partage du coût de l’imputation :
· lorsque le handicap entraîne une prolongation de la période de consolidation, un partage proportionnel est accordé jusqu’à concurrence de 10% - 90%;
· lorsque d’autres conséquences s’ajoutent à la prolongation de la période de consolidation, un partage de l’ordre de 5% - 95% est accordé;
· lorsque le handicap est très sérieux et/ou les conséquences très importantes, un partage de 1% - 99% est accordé;
· lorsque l’apparition de la lésion professionnelle relève entièrement du handicap, un partage total de 0% - 100% est accordé.
[63] Le tribunal croit équitable de répartir le coût de l’imputation de la lésion professionnelle de manière à ce que 5 % soit porté au dossier financier de l’employeur et que 95 % soit porté au dossier des employeurs de toutes les unités. La requête de l’employeur est donc accueillie.
[64] Afin de prévenir toute confusion, le dispositif de la présente décision accordant le partage du coût de l’imputation est rendu dans le dossier 464275-08-1203 et la décision du 13 février 2012 est infirmée en conséquence. Par ailleurs, la décision rendue le 26 janvier 2012 dans l’autre dossier 464274-08-1203 est confirmée par le tribunal.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
Dossier 464274-08-1203
REJETTE la requête de Ben Deshaies inc., l’employeur;
CONFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 26 janvier 2012, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le syndrome fémoro-patellaire ne constitue pas une nouvelle lésion professionnelle consécutive à un soin et que l’employeur n’a pas droit à un partage de coût en regard de cette décision.
Dossier 464275-08-1203
ACCUEILLE la requête de Ben Deshaies inc., l’employeur;
INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 13 février 2012, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que l’employeur doit assumer 5 % du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle subie par le travailleur, monsieur Réal Leblanc, le 17 février 2009;
DÉCLARE que les employeurs de toutes les unités doivent assumer 95 % du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle du 17 février 2009.
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Michel Moreau |
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Me Éric Latulippe |
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Langlois KronstrÖm Desjardins |
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Représentant de la partie requérante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] C.L.P.
[3]
[4] Précitée, note 2.
Voir également R.T.C. Chauffeurs, C.L.P.
[5] Municipalité
Petite-Rivière-St-François et CSST,
[6] Des Sources Dodge Chrysler ltée, C.L.P.
[7] Sodexho Canada inc., C.L.P. 149700-31-0011, 9 mai 2001, C. Racine; voir également Piscines Trévi inc., C.L.P.
[8] 2011 QCCLP 743 .