Bergeron et Coffrage Kevlar inc. |
2010 QCCLP 618 |
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[1] Le 1er octobre 2009, monsieur Claude Bergeron, (le travailleur), dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 18 septembre 2009, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 7 juillet 2009 et déclare que le travailleur n’a pas droit au remboursement des frais du déménagement effectué à l’été 2009.
[3] Une audience est tenue à Saint-Jérôme le 20 janvier 2009 en présence du travailleur et de son procureur. Coffrage Kevlar inc. (l’employeur) est une entreprise ayant fermé ses portes et dont aucun représentant ne s’est présenté à l’audience. Suite à la réception de documents additionnels produits par le procureur du travailleur dans les heures suivant l’audience, documents relatifs au paiement par la CSST des frais de déménagement en 2007 et aux frais engagés pour le déménagement en 2009, le tribunal a pris le dossier en délibéré le 20 janvier 2009.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer qu’il a droit au remboursement par la CSST des frais qu’il a engagés pour son déménagement à l’été 2009.
L’AVIS DES MEMBRES
[5] Le membre issu des associations d'employeurs est d’avis de rejeter la requête. Le travailleur connaissait déjà ses limitations fonctionnelles lorsqu’il a déménagé dans le condominium qu’il louait avant le déménagement de 2009, mais y a emménagé malgré tout. De plus, le dernier déménagement de 2009 a été effectué en raison de la vente de l’appartement à un tiers et non en raison des conséquences de la lésion professionnelle.
[6] Le membre issu des associations syndicales est d’avis d’accueillir la requête. En vertu de l’article 1 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la Loi) ainsi que de l’article 184 (5), le travailleur a droit au remboursement des frais de déménagement à l’été 2009. Le travailleur avait plus de vingt marches à monter pour se rendre à son appartement. Même s’il l’a fait durant deux ans malgré ses limitations fonctionnelles, il a fini par se rendre compte que celles-ci ne lui permettaient pas de monter et descendre régulièrement toutes ces marches.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[7] Le tribunal doit déterminer si le travailleur a droit au remboursement des frais de déménagement effectué à l’été 2009.
[8] Les articles 153, 154 et 177 de la Loi prévoient un tel remboursement, mais dans un contexte particulier, soit celui de la réadaptation sociale (articles 153, 154) ou celui de la réadaptation professionnelle (article 177) :
153. L'adaptation du domicile d'un travailleur peut être faite si:
1° le travailleur a subi une atteinte permanente grave à son intégrité physique;
2° cette adaptation est nécessaire et constitue la solution appropriée pour permettre au travailleur d'entrer et de sortir de façon autonome de son domicile et d'avoir accès, de façon autonome, aux biens et commodités de son domicile; et
3° le travailleur s'engage à y demeurer au moins trois ans.
Lorsque le travailleur est locataire, il doit fournir à la Commission copie d'un bail d'une durée minimale de trois ans.
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1985, c. 6, a. 153.
154. Lorsque le domicile d'un travailleur visé dans l'article 153 ne peut être adapté à sa capacité résiduelle, ce travailleur peut être remboursé des frais qu'il engage, jusqu'à concurrence de 3 000 $, pour déménager dans un nouveau domicile adapté à sa capacité résiduelle ou qui peut l'être.
À cette fin, le travailleur doit fournir à la Commission au moins deux estimations détaillées dont la teneur est conforme à ce qu'elle exige.
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1985, c. 6, a. 154.
177. Le travailleur qui, à la suite d'une lésion professionnelle, redevient capable d'exercer son emploi ou devient capable d'exercer un emploi convenable peut être remboursé, jusqu'à concurrence de 3 000 $, des frais qu'il engage pour:
1° explorer un marché d'emplois à plus de 50 kilomètres de son domicile, si un tel emploi n'est pas disponible dans un rayon de 50 kilomètres de son domicile; et
2° déménager dans un nouveau domicile, s'il obtient un emploi dans un rayon de plus de 50 kilomètres de son domicile actuel, si la distance entre ces deux domiciles est d'au moins 50 kilomètres et si son nouveau domicile est situé à moins de 50 kilomètres de son nouveau lieu de travail.
Le travailleur doit fournir à la Commission au moins deux estimations détaillées dont la teneur est conforme à ce qu'elle exige.
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1985, c. 6, a. 177.
[9] Les frais de déménagement peuvent être remboursables en vertu d’une autre disposition de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. En effet, à son paragraphe 5, l’article 184 de la Loi prévoit ce qui suit :
184. La Commission peut:
(…)
5° prendre toute mesure qu'elle estime utile pour atténuer ou faire disparaître les conséquences d'une lésion professionnelle.
(…)
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1985, c. 6, a. 184.
[10] Le travailleur subit une lésion professionnelle le 25 octobre 1996 suivie d’une récidive, rechute ou aggravation survenue le 24 septembre 1998 et dont il a conservé les limitations fonctionnelles suivantes :
Éviter d’accomplir de façon répétitive ou fréquente les activités qui impliquent de :
- soulever, porter, pousser et tirer des charges supérieures à 10 kilogrammes;
- effectuer des mouvements de flexion, d’extension ou de torsion de la colonne lombaire, même de faible amplitude;
- monter et descendre les escaliers, de même que les escabeaux;
- marcher en terrain accidenté ou glissant;
- garder la même posture debout ou assise pendant plus de 60 minutes.
[11] Selon les notes évolutives de la CSST du 6 juillet 2009, à l’époque contemporaine à sa réclamation pour le remboursement des frais de déménagement, le travailleur expliquait qu’il déménageait : il louait un condo et « a fait le choix de s’acheter un condo car les frais ne sont pas plus élevés » et il ne peut effectuer lui-même son déménagement en raison de ses limitations fonctionnelles.
[12] À l’audience, le travailleur déclare qu’il louait un condo depuis septembre 2007 dont le bail prenait fin le 30 juin 2009, date à laquelle il a déménagé. Il explique que le propriétaire du logement avait décidé de vendre les condos qui lui appartenaient dans l’immeuble. S’il voulait demeurer dans le condo qu’il louait depuis septembre 2007, le travailleur devait en faire l’acquisition.
[13] Le travailleur déclare que, vers le mois de mars 2009, le propriétaire l’a approché un jour pour lui demander s’il aimerait acheter le condo où il (le travailleur) résidait.
[14] Mais à l’audience, le travailleur ajoute un autre motif pour expliquer son déménagement. Il déclare que, pour accéder à son condo, il devait monter sept marches situées à l’extérieur de l’immeuble, puis, après le palier, il avait encore 13 marches à gravir. Il allègue que, lorsqu’il devait transporter ses emplettes, monter toutes ces marches était fatiguant pour lui. Lorsque le propriétaire lui a annoncé qu’il désirait vendre le condo, le travailleur lui a alors dit qu’il aurait aimé qu’un palier soit aménagé à mi-chemin des 13 marches afin de lui permettre de prendre une pause au milieu de l’escalier. Mais le propriétaire a refusé en indiquant qu’une telle proposition exigerait des modifications aux autres condos à l’étage inférieur.
[15] Le tribunal souligne le fait que, après avoir été informé de la décision de la CSST de lui refuser sa demande de remboursement, et après réception de la décision de la CSST suite à une révision administrative contenant les motifs du refus, soit que le déménagement a été fait essentiellement pour des raisons personnelles, ce n’est qu’à l’audience que le travailleur invoque un nouveau motif justifiant son déménagement, soit l’existence de plusieurs marches à gravir afin d’entrer dans son ancien condominium (condo).
[16] Le travailleur déclare qu’il a fait parvenir l’avis de non renouvellement de son bail en février ou en mars 2009. En réponse à une question du tribunal, il déclare d’abord et spontanément qu’il a envoyé l’avis de non renouvellement avant sa conversation avec le propriétaire concernant la possibilité d’achat et de modification du condo loué. Mais le travailleur se ravise pour déclarer que l’avis a été envoyé « pas mal dans le même temps » que la discussion.
[17] Le travailleur n’a pas contacté la CSST au sujet de la quantité de marches à monter et à descendre dans son ancien condo. Il s’est dit qu’il était inutile de s’informer afin d’évaluer le coût des travaux qu’il proposait au propriétaire car celui-ci ne désirait pas les faire effectuer de toute façon. Ainsi, même s’il avait décidé d’acheter le condo, il n’était pas certain que les travaux auraient pu se faire.
[18] Preuve à l’appui, le travailleur déclare que la CSST a déjà remboursé les frais qu’il avait engagés pour son déménagement en 2007.
[19] Le travailleur vit maintenant dans une résidence dont il est propriétaire et dont le coût est sensiblement pareil à celui du condo qu’il louait. Il n’a que cinq marches à monter pour entrer dans sa nouvelle résidence.
[20] Le travailleur soutient qu’il a déménagé en 2009 afin d’occuper une résidence mieux adaptée à sa situation, compte tenu des limitations fonctionnelles découlant de sa lésion professionnelle, particulièrement celle relative à monter ou descendre des escaliers de façon fréquente.
[21] Le tribunal souligne qu’il doit décider si le travailleur a droit au remboursement des frais pour le déménagement de 2009 et non pas pour celui effectué en 2007. Cette détermination doit être faite en fonction de la Loi et selon les faits entourant le déménagement de 2009, et cela, peu importe si dans le passé la CSST a autorisé ou non le paiement de frais semblables.
[22] En réalité, pour déterminer si le travailleur a droit au remboursement des frais de déménagement en 2009, il faut s’interroger sur les raisons ayant motivé le déménagement.
[23] En l’instance, le tribunal conclut que les articles 153, 154 et 177 ne peuvent trouver application. Il en va de même du paragraphe 5 de l’article 184. En effet, le travailleur a dû déménager non pas en raison des conséquences de sa lésion professionnelle, ni afin de pouvoir occuper un emploi convenable. Le déménagement n’a pas été rendu nécessaire en raison de l’impossibilité d’adapter un domicile de façon à tenir compte de la capacité résiduelle du travailleur, mais a été effectué pour des raisons étrangères à la lésion professionnelle ou ses conséquences.
[24] Il est vrai que la lésion professionnelle a laissé des limitations fonctionnelles, dont celle qui consiste à éviter de monter et descendre des escaliers de façon répétitive ou fréquente.
[25] Néanmoins, la preuve est à l’effet que le déménagement a été principalement motivé par la vente du condominium loué par le travailleur. Il s’agit là d’une considération étrangère à la lésion professionnelle.[2]
[26] Le travailleur déclare qu’il était fatigué lorsqu’il devait monter d’un coup la série de 13 marches menant à son appartement, particulièrement lorsqu’il avait des objets dans les mains.
[27] D’abord, le tribunal note que la limitation fonctionnelle est à l’effet que le travailleur doit éviter de monter et descendre des escaliers de façon répétitive ou fréquente. Cela ne constitue pas une interdiction absolue d’emprunter des escaliers. Le fait de monter ou descendre des marches lors de l’entrée ou de la sortie du condominium, même à plus d’une reprise lorsque le travailleur a ses emplettes ou des objets dans les mains par exemple, n’est pas contraire aux limitations fonctionnelles établies, et ceci, d’autant plus que rien n’empêche le travailleur de prendre une pause au milieu des escaliers ni, une fois arrivé dans l’appartement ou en bas de l’édifice, de prendre une pause avant de redescendre ou remonter les escaliers.
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D’ailleurs, malgré ces limitations, le travailleur était en mesure
d’aller et venir dans son domicile, et cela durant un an et demi environ. Le
tribunal constate que la véritable et principale raison ayant motivé le
déménagement est le fait que le condo devait être vendu, et qu’il a finalement
été vendu à un tiers qui devait d’ailleurs
emménager dès juillet 2009. L’achat d’une propriété au lieu d’une location
parce que les frais sont sensiblement les mêmes correspond d’ailleurs à la
raison invoquée auprès de la CSST à l’époque contemporaine à la réclamation
pour le remboursement des frais de déménagement de l’été 2009.
[29] Par ailleurs, le tribunal estime que les faits en l’instance diffèrent de ceux prévalant dans les décisions citées par le procureur du travailleur.
[30] Ainsi, le déménagement en l’instance ne s’inscrit pas dans le cadre de mesures de réadaptation, contrairement aux faits dans Claveau et Distributions Propur inc.[3], où le tribunal avait conclu qu’il n’y avait pas de véritable plan de réadaptation et avait autorisé le paiement des frais de déménagement pour éviter tout retard dans la guérison de la lésion professionnelle, et éviter une récidive, rechute ou aggravation. Le déménagement du travailleur n’a pas non plus été fait dans le but d’atténuer ou de faire disparaître les conséquences personnelles de la lésion professionnelle, contrairement à l’affaire Paquet [4] où le paragraphe 5 de l’article 184 a été appliqué. Dans l’affaire Lafond [5], le tribunal avait accordé le remboursement des frais en vertu de l’article 1 de la Loi ainsi que de l’article 184 et avait conclu que le travailleur a dû déménager une deuxième fois parce qu’il abandonnait ses études suivies dans le cadre de son programme individualisé de réadaptation, non pas en raison d’une décision personnelle mais parce que l’aggravation de son état et de ses limitations fonctionnelles ne lui permettait plus de continuer. Dans l’affaire Vallières [6], le tribunal avait considéré qu’il y avait des circonstances particulières, que le déménagement permettait au travailleur de recevoir les soins requis par son état sur une base plus régulière et d’effectuer un retour au travail le plus tôt possible, au moyen d’une assignation temporaire puis d’un emploi convenable.
[31] Quant aux faits de l’affaire Gendreau [7], le tribunal estime qu’ils n’ont aucune commune mesure avec les faits en l’instance puisque la travailleuse avait une limitation fonctionnelle relative aux escaliers, mais aussi une série de restrictions très sévères au niveau des membres inférieurs, soit les deux chevilles. Elle avait un problème d’équilibre qui lui faisait craindre de chuter et elle conservait de sa lésion professionnelle des limitations fonctionnelles de classe 4, lesquelles avaient aussi été fixées afin d’éviter une détérioration des chevilles et une réapparition d’un syndrome douloureux régional complexe selon un médecin consulté. Elle demeurait dans une maison ayant quatre paliers et où il y avait des marches pour se rendre à la chambre et à la salle de bain, d’autres marches encore pour aller au premier sous-sol où se trouvaient la laveuse et la sécheuse, et des marches pour se rendre au deuxième sous-sol où il y avait une autre salle de bain. Tous ses déplacements dans la maison engendraient des douleurs et de l’enflure à la cheville et la travailleuse craignait de chuter dans les escaliers.
[32] Le tribunal ne peut que constater qu’il n’y a pas de lien entre le déménagement et les conséquences de la lésion professionnelle. Le tribunal constate que le déménagement de 2009 a été effectué pour une cause étrangère aux conséquences de la lésion professionnelle. Le travailleur n’a donc pas droit au remboursement des frais qu’il a engagés pour effectuer ce déménagement.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête de monsieur Claude Bergeron, le travailleur;
CONFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 18 septembre 2009, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur n’a pas droit au remboursement par la Commission de la santé et de la sécurité du travail des frais engagés pour son déménagement effectué à l’été 2009.
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Daphné Armand |
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Me Ronald Rodrigue |
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Représentant de la partie requérante |
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[1] L.R.Q., c. A-3.001
[2] Blain et Héroux, 134094-62B-003, 16 mai 2001, A. Vaillancourt. Voir aussi Borduas et Alroy Industries ltd, 305874-02-0612, 20 juillet 2007, C.-A. Ducharme (ainsi que les décisions citées dans cette affaire).
[3] 276475-02-0511, 4 avril 2006, M. Renaud
[4] Paquet et Commission scolaire Premières Seigneuries, 279921-31-0512, 13 avril 2006, H. Thériault
[5] Lafond et Industrie Mosor, 326100-08-0708, 31 juillet 2008, A. Gauthier
[6] Vallières et Air Inuit ltée, 354722-62C-0807, 5 juin 2009, R. Hudon
[7] Gendreau et H & R Block Canada inc., 360789-61-0810, 16 juin 2009, D. Martin
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