Cantor Cash'N Carry |
2011 QCCLP 8081 |
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[1] Le 8 août 2011, la compagnie Cantor Cash’N Carry (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle elle conteste une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) le 26 juillet 2011 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 14 mars 2011 et déclare que l’employeur doit être imputé de 15 % du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle subie par monsieur Edgar Cartagena (le travailleur) survenue le 1er juillet 2010.
[3] Le 23 novembre 2011, le représentant de l’employeur informe la Commission des lésions professionnelles de son absence à l’audience. Il transmet également une argumentation écrite. La cause a été mise en délibéré le 28 novembre 2011.
L’OBJET DE LA REQUÊTE
[4] L’employeur demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer qu’il ne doit être imputé que de 1 % du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle du travailleur survenue le 1er juillet 2010.
LA PREUVE
[5] Âgé de 61 ans, le travailleur est pâtissier-boulanger pour le compte de l’employeur depuis de nombreuses années. Le 1er juillet 2010, il subit un accident du travail alors qu’en levant une chaudière d’environ 25 livres pour la placer sur le comptoir, il ressent une douleur au bas du dos du côté gauche.
[6] Le travailleur consulte la première fois le 13 juillet 2010 et le médecin retient un diagnostic d’entorse lombaire. Ce diagnostic sera maintenu tout au long de l’été 2010.
[7] Le 20 septembre 2010, le travailleur passe une résonance magnétique. Cet examen met en lumière la condition suivante :
I note a slight lateral lumbar curvature, convex toward the left. There is a grade I anterolisthesis of L3 on L4 and L4 on L5 secondary to severe degenerative facet joint arthropathy at each level.
I note moderate degenerative intervertebral disc disease at L2-L3 with associate Modic type I end plate inflammatory changes.
At L1-L2, no significant central canal or neural foraminal stenosis is identified.
At L2-L3, I note a diffuse posterior disc bulge, marked ligamentum flavum thickening and degenerative facet joint arthropathy which is causing moderate central canal stenosis at this level. I also note mild left and moderate right neural foraminal stenosis.
At L3-L4, I note moderate to severe diffuse posterior disc bulge, ligamentum flavum thickening and hypertrophie degenerative facet joint arthropathy which is causing severe central canal stenosis at this level. I note bunching of the nerve roots within the cauda equina superior to this stenosis. I also severe bilateral neural foraminal stenosis at this level.
At L4-L5, I note mild diffuse posterior disco-osseous complex ligamentum flavum thickening and degenerative facet joint arthropathy which is causing mild central canal stenosis. I note moderate bilateral neural foraminal stenosis at this level.
At L5-S1, I note degenerative facet joint arthropathy. There is a minimal diffuse posterior disc bulge and mild bilateral neural foraminal stenosis. No significant central canal stenosis is identified at this level.
[8] En somme, cet examen démontre des signes de discopathie multiétagée de L2 à S1 avec une sténose spinale modérée au niveau L2-L3, une sténose spinale sévère au niveau L3-L4 et légère au niveau L4-L5.
[9] À la demande de l’employeur, le travailleur rencontre le docteur Paul Coriaty, orthopédiste. Dans son expertise du 15 octobre 2010, le docteur Coriaty retient le diagnostic d’entorse lombaire greffée sur une discopathie lombosacrée et lombaire ainsi qu’une sténose spinale dégénérative préexistante. Il ne consolide pas la lésion. Au chapitre de la présence de cette condition préexistante, il écrit :
Il est évident que les lésions pré-existantes, comme les changements dégénératifs, que ce soit la discopathie ou l’arthrose facettaire ou l’hypertrophie des ligaments jaunes ainsi que la sténose canalaire et la sténose foraminale, sont principalement une condition personnelle pré-existante et ne peuvent être imputés à l’événement du 1er juillet. La présence d’une protrusion discale peut également contribuer au rétrécissement du canal rachidien, sans égard à son étiologie chronique ou aigue.
[10] Il considère que cette condition a contribué à la survenance de la lésion professionnelle et à l’augmentation des conséquences de celle-ci.
[11] La CSST dirige le travailleur vers le docteur Alain Jodoin, orthopédiste et membre du Bureau d’évaluation médicale. Dans son avis du 22 février 2011, le docteur Jodoin retient le diagnostic d’entorse lombaire sur discopathie dégénérative et sténose spinale. Il consolide la lésion le 8 février 2011 avec un déficit anatomophysiologique de 2 % pour une entorse lombaire avec séquelles objectivées et il identifie des limitations fonctionnelles.
[12] Notons qu’à son examen objectif, le docteur Jodoin constate que le travailleur mesure 1,70 mètre et pèse 104 kilos pour un indice de masse corporelle de 36 kilos/m.
[13] Sur le plan administratif, le diagnostic de la lésion professionnelle est une entorse lombaire sur discopathie dégénérative et sténose spinale, consolidée le 8 février 2011 avec une atteinte permanente de 2,2 % et avec des limitations fonctionnelles.
[14] Le 8 mars 2011, la CSST informe le travailleur qu’il ne peut reprendre son emploi de pâtissier ou un autre emploi chez l’employeur. En conséquence, elle indique au travailleur qu’il bénéficiera d’une indemnité de remplacement du revenu jusqu’à l’âge de 68 ans.
[15] C’est dans ce contexte que l’employeur demande un partage d’imputation. Dans sa décision du 26 juillet 2011, rendue à la suite d’une révision administrative, la CSST reconnaît à titre de handicap préexistant la sténose spinale sévère au niveau L3-L4 et modérée aux niveaux L2-L3 et L4-L5. La CSST ne reconnaît pas que cette condition a joué un rôle dans le mécanisme de production de lésion. Toutefois, elle estime que cette condition a eu pour effet d’aggraver les conséquences de la lésion professionnelle. Ainsi se basant sur la durée moyenne de consolidation de la lésion, elle accorde un partage d’imputation de l’ordre de 15 % au dossier de l’employeur et de 85 % au dossier des employeurs de toutes les unités.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[16] La Commission des lésions professionnelles doit décider si l’employeur a droit ou non au partage d’imputation demandé en vertu de l’article 329 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi). Cet article énonce ce qui suit :
329. Dans le cas d'un travailleur déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle, la Commission peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer tout ou partie du coût des prestations aux employeurs de toutes les unités.
L'employeur qui présente une demande en vertu du premier alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien avant l'expiration de la troisième année qui suit l'année de la lésion professionnelle.
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1985, c. 6, a. 329; 1996, c. 70, a. 35.
[17] Pour bénéficier de l'application de cette disposition législative, l'employeur doit démontrer que le travailleur est déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle.
[18] Le législateur ne définit pas la notion de handicap. Or, l’expression « travailleur déjà handicapé » a fait l’objet de deux courants jurisprudentiels au sein de la Commission des lésions professionnelles. Cependant, la jurisprudence pratiquement unanime de la Commission des lésions professionnelles interprète maintenant cette expression selon les principes dégagés dans l’affaire Municipalité Petite-Rivière St-François et C.S.S.T.[2] :
La Commission des lésions professionnelles considère qu’un travailleur déjà handicapé au sens de l’article 329 de la loi est celui qui présente une déficience physique ou psychique qui a entraîné des effets sur la production de la lésion professionnelle ou sur les conséquences de cette lésion.
[19] Dans cette perspective, l’employeur doit établir, par une preuve prépondérante, les deux éléments suivants pour bénéficier de l’application de l’article 329, à savoir :
§ que le travailleur présentait une déficience physique ou psychique avant la survenance de sa lésion professionnelle;
§ que cette déficience a entraîné des effets sur la production de la lésion professionnelle ou sur ses conséquences.
[20] Dans le présent dossier, la Commission des lésions professionnelles n’a pas à déterminer si le travailleur présente une déficience physique ou psychique avant la survenance de sa lésion professionnelle puisque la CSST, dans sa décision du 26 juillet 2011 à la suite d’une révision administrative, reconnaît la présence d’un handicap préexistant.
[21] En effet, dans cette décision, la CSST reconnaît que le travailleur est déjà handicapé au moment de la survenance de sa lésion professionnelle du 1er juillet 2010 en raison de la condition suivante :
La Révision administrative reconnaît la présence d’un handicap préexistant chez le travailleur, soit une sténose spinale sévère au niveau L3-L4 et modérée aux niveaux L2-L3 et L4-L5, et qu’il est relié à la lésion professionnelle.
La Révision administrative doit donc se limiter à déterminer si le partage accordé par la Commission est bien fondé.
[22] Dans ce contexte, la seule question qui demeure litigieuse devant le tribunal réside dans la détermination de la proportion des coûts qui doit être imputée au dossier financier de l’employeur relativement à la lésion professionnelle du travailleur. La CSST établit cette proportion en déclarant que 15 % des coûts relatifs à la lésion professionnelle du travailleur doit être imputé au dossier de l’employeur et 85 % aux employeurs de toutes les unités. De son côté, le représentant de l’employeur soumet que seulement 1 % du coût des prestations versées au travailleur doit être imputé à son client.
[23] Le tribunal doit maintenant apprécier dans quelle proportion la sténose spinale sévère au niveau L3-L4 et modérée aux niveaux L2-L3 et L4-L5 a contribué au mécanisme de production de la lésion professionnelle ou sur ses conséquences. Aucune disposition particulière n’encadre cette question de la détermination du partage des coûts d’imputation d’une lésion professionnelle.
[24] Toutefois, la jurisprudence[3] identifie certains critères permettant d’apprécier cette question :
§ la nature et la gravité du fait accidentel;
§ le diagnostic de la lésion professionnelle;
§ l’évolution des diagnostics et de la condition du travailleur;
§ la durée de la période de consolidation de la lésion professionnelle;
§ la nature des soins ou des traitements prescrits;
§ la compatibilité entre le plan de traitement prescrit et le diagnostic de la lésion professionnelle;
§ l’existence ou non de séquelles découlant de la lésion professionnelle;
§ l’âge du travailleur;
§ les opinions médicales.
[25] Aucun de ces critères n’est à lui seul déterminant, mais pris ensemble, analysés les uns par rapport aux autres, ils permettent de se prononcer sur le bien-fondé de la demande d'un employeur[4].
[26] Dans le présent dossier, la demande de l’employeur correspond à toutes fins utiles à une demande de transfert presque total de l’imputation. L’article 329 de la loi n’exclut pas le partage total d’imputation. Toutefois, le tribunal estime qu’un partage d’imputation d’une telle importance implique nécessairement la présence de circonstances exceptionnelles. À cet égard, dans l’affaire Cummins Est du Canada inc.[5], la Commission des lésions professionnelles écrit :
[55] Il est vrai que la représentante de l’employeur réclame plutôt un partage de l’ordre de 0 % au dossier financier de ce dernier et de 100 % aux employeurs de toutes les unités. Toutefois, la Commission des lésions professionnelles ne peut se rallier à cette proposition.
[56] Même si l’article 329 de la loi permet un « partage » aussi radical, la Commission des lésions professionnelles est d’avis qu’il vise des situations exceptionnelles qui ne correspondent pas à ce qui est retrouvé dans le présent dossier.
[57] En effet, pour retirer tous les coûts reliés à une lésion professionnelle du dossier d’expérience d’un employeur, il faut être convaincu que ce dernier ne doit pas supporter même une infime partie de ceux-ci. Il faut presque être devant une situation où le travail qu’il confie au travailleur n’a rien à voir avec la lésion professionnelle subie par ce dernier. Ce n’est pas le cas dans le présent dossier. Le travail accompli par le travailleur participe à la survenue de la lésion professionnelle et, dès lors, il ne serait pas équitable d’en soustraire tous les coûts du dossier d’expérience de l’employeur. L’imputation des coûts ne peut constituer un moyen détourné de remettre en cause la décision finale rendue par la Commission des lésions professionnelles sur l’admissibilité de la réclamation déposée par le travailleur.
[27] Dans un tel contexte, le rôle joué par la condition personnelle préexistante du travailleur doit être prépondérant dans la survenance de la lésion professionnelle. En somme, pour obtenir un partage total ou presque total de l’imputation, l’employeur doit démontrer que la principale cause de la lésion professionnelle réside dans la manifestation de la condition personnelle au travail et non par la preuve de l’aggravation de la condition personnelle par le travail.
[28] Le tribunal considère que la principale cause de l’accident du travail du 1er juillet 2010 est le geste de soulever une chaudière d’un certain poids pour la placer sur un comptoir. Ce geste accompli par le travailleur dans le cadre de son travail est compatible avec le mécanisme de production d’une entorse lombaire, diagnostic accepté par la CSST. Certes, la condition préexistante du travailleur joue un certain rôle dans l’apparition du diagnostic d’entorse. Toutefois, le tribunal estime qu’elle n’est pas la principale cause. En effet, la condition préexistante du travailleur ne s’est pas manifestée au travail causant l’entorse lombaire. C’est plutôt le geste posé au travail qui a causé l’entorse lombaire et aggravé cette condition préexistante.
[29] Dans ce contexte, la Commission des lésions professionnelles ne peut accorder un partage d’imputation de 1 % au dossier de l’employeur et de 99 % à l’ensemble des employeurs comme le demande le représentant de l’employeur.
[30] Le tribunal reconnaît toutefois que cette condition préexistante a joué un rôle dans la survenance de la lésion professionnelle du travailleur. Pour apprécier l’importance de la condition préexistante dans la survenance d’une lésion, le tribunal retient la grille d’analyse proposée dans l’affaire Groupe Royal technologie Québec inc.[6] :
[31] La Commission des lésions professionnelles est plutôt d’avis que, lorsque la déficience préexistante du travailleur a contribué au mécanisme de production de sa lésion professionnelle, la détermination de la proportion dans laquelle il faut procéder à un partage d’imputation afin de tenir compte de cette interférence doit avant tout se faire en soupesant le rôle joué par la déficience dans la survenance de cette lésion eu égard à celui joué par le fait accidentel en cause ou, dans le cas d’une maladie professionnelle, eu égard à celui joué par les risques particuliers du travail.
[32] Plus la contribution de la déficience à la survenance de la lésion est significative et déterminante, moins importante sera la portion des coûts générés par la lésion que l’employeur devra supporter. À l’inverse, moins la contribution de la déficience à la survenance de la lésion est significative, plus importante sera la portion des coûts générés par la lésion que l’employeur devra assumer.
[33] Il ne saurait être question de procéder par automatisme comme le suggère l’employeur, chaque cas devant plutôt être apprécié en tenant compte des faits qui lui sont propres.
[34] D’ailleurs, il ressort de plusieurs décisions du tribunal que la détermination de la proportion du partage d’imputation à laquelle a droit un employeur en présence d’une déficience préexistante qui a contribué à la survenance de la lésion professionnelle doit être faite de manière à ce qu’elle représente le plus fidèlement possible l’influence réelle de la déficience dans le mécanisme de production de la lésion, mais aussi le rôle réellement joué par le fait accidentel compte tenu de sa nature ou, dans le cas d’une maladie professionnelle, celui réellement joué par les facteurs de risque que comportent le travail.
[31] Le tribunal estime que la condition personnelle du travailleur a fragilisé sa condition lombaire, le rendant ainsi vulnérable. Le tribunal doit donc tenir compte de ce facteur dans son évaluation du partage d’imputation. De plus, la Commission des lésions professionnelles considère que les conséquences de la lésion professionnelle survenue le 1er juillet 2010 dépassent le cadre d’une entorse lombaire. Dans ce contexte, la vulnérabilité du travailleur au moment de son accident du travail, la prolongation de la période de consolidation de la lésion et les conséquences de celles-ci sont attribuables en partie à la condition personnelle du travailleur.
[32] En conséquence, la Commission des lésions professionnelles juge qu’un partage de 5 % du coût des prestations au dossier de l’employeur et de 95 % à l’ensemble des employeurs correspond au rôle joué par la condition personnelle du travailleur dans le mécanisme de production de la lésion et des séquelles de celles-ci. D'ailleurs, ce partage d’imputation s’inscrit dans l’approche développée par le tribunal comme en témoignent les décisions[7] déposées par le représentant de l’employeur.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de Cantor Cash’N Carry, l’employeur;
INFIRME en partie la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 26 juillet 2011 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que 5 % des coûts reliés à la lésion professionnelle dont a été victime monsieur Edgar Cartagena, le travailleur, le 1er juillet 2010 doit être imputé au dossier de l’employeur, Cantor Cash’N Carry, et 95 % aux employeurs de toutes les unités.
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Philippe Bouvier |
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Monsieur Olivier Tremblay |
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C.M.I. PRÉVENTIVE DU QUÉBEC INC. |
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Représentant de la partie requérante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] [1999] C.L.P. 779 .
[3] Centre hospitalier de Jonquière et CSST, C.L.P. 105971-02-9810, 13 janvier 2000, C. Racine.
[4] Hôpital général de Montréal, [1999] C.L.P. 891 .
[5] C.L.P. 225330-71-0401, 12 octobre 2004, C. Racine.
[6] C.L.P. 316842-61-0705, 8 août 2008, G. Morin.
[7] P & R Desjardins construction inc., 2009 QCCLP 8410 ; Service de construction mobile ltée, C.L.P. 236882-32-0406, 25 janvier 2005, M.-A. Jobidon.
AVIS :
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