Servi-Pak |
2011 QCCLP 3780 |
______________________________________________________________________
______________________________________________________________________
[1] Le 22 novembre 2010, la compagnie Servi-Pak (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 4 octobre 2010 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 29 juillet 2010 et déclare que l’employeur doit assumer la totalité des coûts des prestations reliées à la lésion professionnelle subie par madame Myriam Lepage Lamazzi (la travailleuse), le 20 mars 2007.
[3] L’employeur informe le tribunal qu’il ne sera pas présent à l’audience et il transmet une argumentation écrite. La cause a été mise en délibéré le 26 avril 2011.
L’OBJET DE LA REQUÊTE
[4] L’employeur demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer qu’il ne doit être imputé que de 5 % du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle de la travailleuse survenue le 20 mars 2007.
LA PREUVE
[5] La travailleuse, âgée de 20 ans, occupe un emploi d’emballeuse de production pour le compte de l’employeur. Selon la description qu’elle en fait à la CSST, son travail consiste à déchirer des sacs de plastique contenant des produits cosmétiques, environ 3 500 sacs à l’heure et à procéder à l’encaissage de bouteilles afin de produire environ 200 boîtes à l’heure.
[6] Le 20 mars 2007, la travailleuse subit une maladie professionnelle dans les circonstances qu’elle décrit à sa réclamation :
Mon emploi consiste à exécuter des mouvements répétitifs continuels et de façon très rapides durant 8 heures. Souvent, cela implique des mouvements répétés exécutés sans précaution parce que la vitesse ne permet pas de faire attention. Pendant des années, j’ai répété des mouvements qui ont dégradé l’état de mes coudes. J’ai fait des exercices de rééducation de base et porte des orthèses, mais récemment la douleur est devenue insupportable. Pousser ou tirer, en se tordant les poignets et les coude à répétition au point que je ne puisse plus travailler ni lever aucune charge.
[sic]
[7] Le docteur Denis Harris produit une attestation médicale, le 21 mars 2007, dans laquelle il indique le diagnostic d’épicondylite bilatérale. C’est d’ailleurs ce diagnostic que retient la CSST lorsqu’elle rend sa décision du 7 juin 2007 acceptant la réclamation de la travailleuse à titre de maladie professionnelle. Cette décision n’a pas été contestée.
[8] Sur le plan médical, le docteur Harris assure le suivi auprès de la travailleuse. Le 28 avril 2008, la travailleuse passe une échographie des deux coudes, interprétée par le docteur Normand Charlebois. Il constate un œdème discret du tendon commun des extenseurs à gauche plus qu’à droite ainsi qu’une minime hypervascularisation au doppler sans déchirure. Le docteur Charlebois conclut à une tendinopathie chronique droite et gauche du tendon commun des extenseurs en phase peu active.
[9] La CSST dirige la travailleuse vers le docteur David Baillargeon, chirurgien orthopédiste. Dans son expertise du 10 septembre 2010, à son examen clinique, les mouvements d’amplitudes des coudes sont normaux. Il note que la mise en tension des épicondyliens est positive. Les amplitudes articulaires des poignets sont normales. Il rapporte également que la travailleuse aurait été opérée dans le passé pour des tendinites aux niveaux des poignets et des avants-bras.
[10] Le docteur Harris produit un rapport final le 23 novembre 2008 dans lequel il consolide la lésion professionnelle avec une atteinte permanente et des limitations fonctionnelles.
[11] À la demande de l’employeur, la travailleuse rencontre le docteur Claude Lamarre, chirurgien orthopédiste. Dans son expertise du 12 février 2009, il rapporte un examen des poignets normal sans instabilité. Son examen des coudes est également normal. Analysant l’impact d’une condition personnelle sur la lésion professionnelle, le docteur Lamarre écrit :
Je crois qu’il s’agit d’une condition personnelle chez elle vu qu’elle a déjà fait des tendinites au niveau des poignets, qu’elle a fait des épicondylites bilatérales et on a même parlé d’épitrochléite à un certain moment. Il s’agit ici d’une condition personnelle de faiblesse du mésenchyme et aussi d’irrégularités au niveau du condyle huméral externe qui occasionnent une érosion au niveau de l’insertion de l’extenseur carpi radialis brevis.
Ceci est une certaine déviation par rapport à la norme biomédicale et a fait que les symptômes ont persisté et ont duré et se sont aussi manifestés au niveau d’autres articulations.
[12] Le docteur Jacques Duranceau, membre du Bureau d’évaluation médicale et physiatre, expertise la travailleuse. Dans son avis du 20 mai 2009, il met en lumière une hyperlaxité congénitale au niveau des épaules. Au niveau des coudes, il identifie des séquelles fonctionnelles. Son examen des poignets témoigne d’une hyperlaxité. Il retient un déficit anatomophysiologique de 6 % et des limitations fonctionnelles.
[13] Le 23 mars 2010, l’employeur demande à la CSST un transfert d’imputation alléguant que la travailleuse est déjà handicapée. Dans la décision rendue le 4 octobre 2010, à la suite d’une révision administrative, la CSST reconnaît que l’hyperlaxité affligeant la travailleuse constitue un handicap. Par ailleurs, la CSST conclut que ce handicap n’a pas eu d’impact sur la survenance de la lésion professionnelle ou les conséquences de celle-ci.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[14]
La Commission des lésions professionnelles doit décider si l’employeur a
droit ou non au partage d’imputation demandé en vertu de l’article
329. Dans le cas d'un travailleur déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle, la Commission peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer tout ou partie du coût des prestations aux employeurs de toutes les unités.
L'employeur qui présente une demande en vertu du premier alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien avant l'expiration de la troisième année qui suit l'année de la lésion professionnelle.
________
1985, c. 6, a. 329; 1996, c. 70, a. 35.
[15] Pour bénéficier de l'application de cette disposition législative, l'employeur doit démontrer que le travailleur est déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle.
[16] Le législateur ne définit pas la notion de handicap. Or, l’expression « travailleur déjà handicapé » a fait l’objet de deux courants jurisprudentiels au sein de la Commission des lésions professionnelles. Cependant, la jurisprudence pratiquement unanime de la Commission des lésions professionnelles interprète maintenant cette expression selon les principes dégagés dans l’affaire Municipalité Petite-Rivière St-François et C.S.S.T.[2] :
La Commission des lésions professionnelles considère qu’un
travailleur déjà handicapé au sens de l’article
[17] Dans cette perspective, l’employeur doit établir, par une preuve prépondérante, les deux éléments suivants pour bénéficier de l’application de l’article 329, à savoir :
§ que le travailleur présentait une déficience physique ou psychique avant la survenance de sa lésion professionnelle;
§ que cette déficience a entraîné des effets sur la production de la lésion professionnelle ou sur ses conséquences.
[18] La jurisprudence[3] enseigne qu'une déficience est une perte de substance ou une altération d’une structure ou d’une fonction psychologique, physiologique ou anatomique qui correspond à une déviation par rapport à une norme biomédicale. Elle peut être congénitale ou acquise et peut exister à l’état latent, sans s’être manifestée avant la survenance de la lésion professionnelle.
[19] Dans l’affaire Sodexho Canada inc.[4], la Commission des lésion professionnelles dégage des balises à l’intérieur desquelles il faut comprendre la notion de déviation par rapport à la norme biomédicale :
[49] En proposant cette définition, la Commission des lésions professionnelles écarte du chapitre des déficiences les conditions personnelles retrouvées normalement chez les individus pour ne retenir que celles qui constituent des anomalies. Par ailleurs, la jurisprudence évalue le caractère normal ou anormal de la condition identifiée en la comparant à ce que l’on retrouve habituellement chez des personnes de l’âge de la travailleuse au moment de l’événement.
[50] La preuve de cette déviation sera plus ou moins exigeante selon la nature de la condition invoquée. Ainsi, le caractère déviant peut s’inférer de certaines conditions (par exemple une malformation d’une structure ou un diabète). Cependant, lorsque la condition identifiée est une dégénérescence relevant d’un phénomène de vieillissement, la preuve doit clairement établir en quoi cette condition dévie de la normalité.
[20] Il ne suffit pas d’affirmer ou d’alléguer que la condition préexistante dévie par rapport à la norme biomédicale. L’employeur, sur qui repose le fardeau de preuve, doit démontrer cette norme biomédicale en s’appuyant notamment des études épidémiologiques, de la littérature médicale ou encore l’expérience clinique dans la mesure où une preuve prépondérante démontrer cette expérience clinique.
[21] Dans un premier temps, la Commission des lésions professionnelles doit déterminer si une faiblesse du mésenchyme et des irrégularités au niveau du condyle fémoral externe constituent une déficience, c’est-à-dire une perte de substance ou une altération d’une structure ou d’une fonction psychologique, physiologique ou anatomique qui correspond à une déviation par rapport à une norme biomédicale.
[22] La seule affirmation par le docteur Lamarre que la travailleuse est porteuse d’une faiblesse du mésenchyme est insuffisante en soi pour conclure à une déficience qui dévie par rapport à la norme biomédicale. Le docteur Lamarre n’explique pas en quoi consiste une faiblesse du mésenchyme, pourquoi il conclut à une telle faiblesse présente chez la travailleuse, quelle est la norme biomédicale et en quoi la condition de la travailleuse dévie par rapport à cette norme biomédicale.
[23] À cet égard, le docteur Lamarre, dans son expertise du 12 février 2009, ne parle que d’une d’« certaine déviation » par rapport à la norme biomédicale. Cette affirmation sans appui dans la preuve ou sur de la littérature médicale est beaucoup trop générale pour constituer une preuve prépondérante.
[24] Dans l’affaire Meubles Victorama inc. (Les)[5], la Commission des lésions professionnelles refuse de reconnaître un syndrome mésenchymal à titre de handicap malgré la littérature médicale déposée en preuve; littérature complètement absente dans le présent dossier :
[33] Or, en l’espèce, le syndrome mésenchymal invoqué par le docteur Bois n’est aucunement documenté par la preuve médicale au dossier. Le docteur Bois le dit lui même, l’état actuel de la médecine ne permet pas d’identifier le gène qui serait à l’origine des anomalies dans la réparation des tissus tendineux.
[34] En somme, le syndrome mésenchymal invoqué par le docteur Bois ne repose que sur une hypothèse avancée dans la littérature médicale. Même si l’on est en matière de financement, la plus grande prudence s’impose avant de conclure qu’un travailleur est porteur d’une anomalie génétique qui n’est nullement démontrée.
[25] Quant à la question des irrégularités au niveau du condyle fémoral externe, la preuve ne permet pas de conclure que cette condition constitue une déficience qui dévie par rapport à la norme biomédicale. Le docteur Lamarre n’indique pas la nature de ces irrégularités, il n’identifie pas la norme biomédicale et en quoi cette condition dévie par rapport à cette norme biomédicale.
[26] En l’absence de preuve sur le caractère anormal d’une faiblesse du mésenchyme et des irrégularités au niveau du condyle fémoral externe par rapport à la norme biomédicale, le tribunal n’a pas à se prononcer sur le rôle de cette condition dans le mécanisme de production de la lésion ou encore de son impact sur la période de consolidation.
HYPERLAXITÉ CONGÉNITALE
[27] Au chapitre de l’hyperlaxité congénitale, la CSST, dans sa décision rendue le 4 octobre 2010 à la suite d’une révision administrative, reconnaît que cette condition constitue un handicap préexistant :
Les éléments au dossier permettent de conclure qu’il y a présence d’un handicap préexistant chez la travailleuse. En effet, à l’avis du membre du BEM daté du 19 mai 2009, le membre du BEM rapporte que la travailleuse est porteuse d’une hyperlaxité congénitale. Or, la Révision administrative estime que la présence d’une hyperlaxité congénitale est assimilable à un handicap puisque cette condition dépasse la norme biomédicale reconnue à cet égard.
[28] Or, le tribunal ne peut remettre en question cette conclusion de la CSST puisque la contestation de l’employeur dont il est saisi ne porte que sur la partie de la décision de la CSST qui conclut que ce handicap n’a pas eu d’impact sur le mécanisme de production de la lésion professionnelle de la travailleuse ou sur les conséquences de celle-ci.
[29] Dans cette perspective, le tribunal doit maintenant déterminer si cette hyperlaxité congénitale a entraîné des effets sur la production de la lésion professionnelle ou sur ses conséquences.
[30] À cet égard, la jurisprudence[6] identifie certains critères permettant d’apprécier cette question :
§ la nature et la gravité du fait accidentel;
§ le diagnostic de la lésion professionnelle;
§ l’évolution des diagnostics et de la condition du travailleur;
§ la durée de la période de consolidation de la lésion professionnelle;
§ la nature des soins ou des traitements prescrits;
§ la compatibilité entre le plan de traitement prescrit et le diagnostic de la lésion professionnelle;
§ l’existence ou non de séquelles découlant de la lésion professionnelle;
§ l’âge du travailleur;
§ les opinions médicales.
[31] Aucun de ces critères n’est à lui seul déterminant, mais pris ensemble, ils permettent de se prononcer sur le bien-fondé de la demande d'un employeur[7].
[32] À la lumière de cette grille d’analyse jurisprudentielle, le tribunal constate que la preuve ne permet pas de conclure que la condition préexistante de la travailleuse a joué un rôle tant sur le mécanisme de production de la lésion ou encore sur les conséquences de celle-ci.
[33] Au chapitre du mécanisme de production de la lésion, il n’y a pas de preuve permettant du tribunal de conclure que cette condition d’hyperlaxité congénitale a eu un impact sur la survenance de la lésion. Certes, le membre du Bureau d’évaluation médicale met en lumière une hyperlaxité au niveau des épaules, des coudes, des poignets et des doigts. Toutefois, il n’y a pas d’explication médicale en quoi cette condition peut influencer les facteurs de risque de développer une épicondylite bilatérale. De plus, le tribunal estime que les gestes posés par la travailleuse dans le cadre de son travail et tel que rapporté par la preuve, sont suffisants en soi pour entraîner une épicondylite bilatérale.
[34] Quant à la question de l’impact de cette condition d’hyperlaxité congénitale sur la consolidation de la lésion professionnelle ou sur les conséquences de celles-ci, la Commission des lésions professionnelles juge qu’il n’y a pas de preuve médicale dans ce sens. En effet, aucun des médecins qui ont examiné la travailleuse ne soulève l’impact de cette condition sur la consolidation de son épicondylite bilatérale. De plus, il n’y a pas de preuve que les séquelles de la lésion tant au chapitre du déficit anatomophysiologique que des limitations fonctionnelles sont plus importantes en raison de cette condition d’hyperlaxité congénitale. De fait, aucun médecin ni même le membre du Bureau d’évaluation médicale ne formulent d’opinion à cet égard.
[35] Seul le représentant de l’employeur se prononce sur l’impact de l’hyperlaxité congénitale sur la consolidation de la lésion et les séquelles de celle-ci. Or, dans la décision J.B. Deschamps (Impression Piché)[8], la Commission des lésions professionnelles souligne qu’une argumentation ne remplace pas une analyse médicale et, à ce titre, ne répond pas au fardeau de preuve que doit remplir une partie :
[23] […] Ce n’est pas l’opinion du représentant de l’employeur qui importe, mais bien la qualité de la preuve médicale et de l’analyse propre aux faits du dossier par un médecin qui pourra être prise en compte selon la balance des probabilités.
[36]
En conséquence, la Commission des lésions professionnelles juge que
l’employeur ne peut bénéficier de l’application de l’article
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête de Servi-Pak, l’employeur;
CONFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 4 octobre 2010 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que l’employeur doit assumer la totalité des coûts des prestations reliées à la lésion professionnelle de madame Myriam Lepage Lamazzi, survenue le 20 mars 2007.
|
|
|
Philippe Bouvier |
|
|
|
|
|
|
|
|
Me Sylvain Pelletier |
|
GROUPE AST |
|
Représentant de la partie requérante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2]
[3] Précitée note 2.
[4] C.L.P. 149700-31-0011, 9 mai 2001, C. Racine.
[5] C.L.P.
[6] Centre hospitalier de Jonquière et CSST,
C.L.P.
[7] Hôpital général de Montréal,
[8] C.L.P.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.