Jean-Baptiste et Algorithme Pharma inc. |
2012 QCCLP 726 |
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DÉCISION RELATIVE À UNE REQUÊTE EN RÉVISION OU EN RÉVOCATION
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[1] Le 26 octobre 2011, madame Cassandre Jean-Baptiste (la travailleuse), dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête en révocation à l’encontre d’une décision rendue par cette instance, le 5 octobre 2011.
[2] Par cette décision, la Commission des lésions professionnelles rejette la contestation de la travailleuse et déclare qu’elle n’a pas subi de lésion professionnelle, le 7 décembre 2009.
[3] Une audience sur la requête en révocation se tient à Montréal, le 18 janvier 2012, en présence de la travailleuse qui est assistée d’un avocat. Aucun représentant de Algorithme Pharma inc. (l’employeur) n’est présent à l’audience. La requête en révocation est prise en délibéré à la date de l’audience.
L’OBJET DE LA REQUÊTE
[4] La travailleuse demande à la Commission des lésions professionnelles de révoquer la décision rendue le 5 octobre 2011 et de convoquer de nouveau les parties pour une nouvelle audience portant sur le fond de la contestation.
L’AVIS DES MEMBRES
[5] Le membre issu des associations syndicales et le membre issu des associations d’employeurs sont tous les deux d’avis de révoquer la décision du 5 octobre 2011. Ils retiennent que la travailleuse n’a pas pu faire valoir ses arguments après la présentation de la preuve. Il s’agit d’un accroc aux règles de justice naturelle, soit au droit d’entendu, ce qui justifie la révocation de la décision.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[6] Le tribunal siégeant en révision doit déterminer s’il y a lieu de révoquer la décision rendue le 5 octobre 2011.
[7] L’article 429.49 la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi) prévoit qu’une décision rendue par la Commission des lésions professionnelles est finale et sans appel :
429.49. Le commissaire rend seul la décision de la Commission des lésions professionnelles dans chacune de ses divisions.
Lorsqu’une affaire est entendue par plus d’un commissaire, la décision est prise à la majorité des commissaires qui l’ont entendue.
La décision de la Commission des lésions professionnelles est finale et sans appel et toute personne visée doit s’y conformer sans délai.
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1997, c. 27, a. 24.
[8] Cependant, le législateur a prévu à son article 429.56 de la loi que la Commission des lésions professionnelles peut, sur demande, réviser ou révoquer une décision qu’elle a rendue dans certains cas. Cette disposition se lit comme suit :
429.56. La Commission des lésions professionnelles peut, sur demande, réviser ou révoquer une décision, un ordre ou une ordonnance qu'elle a rendu:
1° lorsqu'est découvert un fait nouveau qui, s'il avait été connu en temps utile, aurait pu justifier une décision différente;
2° lorsqu'une partie n'a pu, pour des raisons jugées suffisantes, se faire entendre;
3° lorsqu'un vice de fond ou de procédure est de nature à invalider la décision.
Dans le cas visé au paragraphe 3°, la décision, l'ordre ou l'ordonnance ne peut être révisé ou révoqué par le commissaire qui l'a rendu.
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1997, c. 27, a. 24.
[9] Le recours en révision et en révocation s’inscrit dans le contexte de l’article 429.49 de la loi qui prévoit qu’une décision de la Commission des lésions professionnelles est finale et sans appel. Une décision ne peut être révisée ou révoquée que si l’un des motifs prévus par l’article 429.56 est établi.
[10] Dans le présent cas, la travailleuse demande la révocation de la décision rendue par la Commission des lésions professionnelles au motif que le premier juge administratif a rendu sa décision sans qu’elle ne puisse faire valoir ses arguments. Elle aborde sa requête sous l’angle du deuxième paragraphe du premier alinéa de l’article 429.56 de la loi. Elle soutient qu’elle n’a pu se faire entendre pour des raisons jugées suffisantes.
[11] Cependant, tel que le souligne la Commission des lésions professionnelles dans l’affaire Dicom Express inc. et Giguère[2], la jurisprudence retient que le fait d’être empêché de présenter une preuve ou de soumettre des arguments peut aussi être considéré comme un manquement aux règles de justice naturelle qui s’analyse sous l’angle du vice de fond de nature à invalider la décision prévu au troisième paragraphe du deuxième alinéa de l’article 429.56 de la loi.
[12] En accord avec les raisons exposées dans l’affaire Valois et Service d’Entretien Macco ltée[3], la Commission des lésions professionnelles souligne que le deuxième motif de l’article 429.56 de la loi vise davantage la situation où une partie n’a pu se présenter à l’audience pour des raisons jugées suffisantes. Dans cette affaire, la Commission des lésions professionnelles expose comme suit son raisonnement :
[50] La Commission des lésions professionnelles estime en effet que ce deuxième motif vise davantage la situation où une partie n'a pu se présenter à l'audience pour des raisons que le tribunal juge suffisantes. Cette interprétation s'impose, ne serait-ce que s'il fallait y inclure les cas de violation des règles de justice naturelle par un commissaire, le dernier alinéa de l'article 429.56 n'aurait aucun sens puisque le commissaire à qui on reproche un tel manquement pourrait à la limite être saisi de la requête en révision ou en révocation de sa propre décision, situation qui ne peut se présenter si ces cas sont analysés dans le cadre du troisième motif de l'article 429. 56.
[13] Ainsi, le tribunal siégeant en révision estime que, dans le présent cas, la requête de la travailleuse doit être analysée sous l’angle du troisième motif de l’article 429.56 de la loi.
[14] Tel que l’enseigne également la jurisprudence, s’il y a eu un manquement aux règles de justice naturelle, notamment au droit d’être entendu, la décision doit être révoquée puisqu’elle comporte un vice de fond qui est de nature à l’invalider[4], et dans un tel cas, il n’y a pas lieu d'examiner si ce manquement a eu un effet déterminant sur le sort du litige[5].
[15] Par ailleurs, l’article 429.13 de la loi prévoit que la Commission des lésions professionnelles doit permettre aux parties de se faire entendre, ce qui, selon la jurisprudence précitée, inclut la présentation de ses arguments sur le litige entendu.
[16] Il y a d’abord lieu de résumer brièvement les faits. Compte tenu des arguments invoqués par la requête, la soussignée a écouté l’enregistrement numérique de l’audience.
[17] Le premier juge administratif était saisi de l’admissibilité d’une récidive, rechute ou aggravation en date du 7 décembre 2009, en relation avec une lésion initiale de hernie discale L4-L5 avec déchirure radiaire survenue le 26 novembre 2006.
[18] L’audience a lieu le 29 juin 2011 en présence de la travailleuse qui est assistée de son avocat. La preuve devant le premier juge administratif est constituée essentiellement du dossier transmis par la CSST, de l’expertise du docteur Gilles-Roger Tremblay et du témoignage de la travailleuse. Après ce témoignage, le premier juge administratif demande le dépôt de différents documents médicaux notamment un rapport d’examen par électromyogramme, le rapport d’un examen par résonance magnétique que la travailleuse doit éventuellement passer, les commentaires du docteur Tremblay sur un texte de littérature médicale déposée à l’audience par le tribunal ainsi que les notes cliniques du médecin traitant.
[19] Puis, il demande à l’avocat de la travailleuse, s’il croit opportun de plaider maintenant. Celui-ci indique qu’il préfère réserver ses droits quant à son argumentation après le dépôt des documents médicaux. Le premier juge administratif émet alors le commentaire qu’il s’agit d’une sage décision dans les circonstances. Il déclare donc la preuve close sous réserve du dépôt des documents médicaux demandés. Cependant, il n’est jamais question à ce moment de la forme éventuelle que prendra l’argumentation.
[20] Ensuite, il établit l’échéancier. Compte tenu de la nature des documents demandés, le premier juge administratif indique qu’il peut accorder jusqu’à deux mois de délai pour les produire. Après divers échanges à propos du dépôt des documents médicaux demandés, le représentant de la travailleuse indique que deux mois devrait lui permettre de réaliser l’ensemble de tout cela. Finalement, le premier juge administratif accorde un délai jusqu’au 9 septembre 2011. En terminant, il ajoute pour le bénéfice de la travailleuse que lorsque le tribunal aura toutes les informations et que son avocat aura eu l’occasion de soumettre ses commentaires, il prendra l’affaire en délibéré.
[21] Selon le procès-verbal d’audience, il est spécifié que la travailleuse doit produire au plus tard, le 9 septembre 2011, les différents rapports médicaux ainsi que l’argumentation écrite. Comme c’est le cas habituellement, l’avocat de la travailleuse ne reçoit pas copie de ce procès-verbal.
[22] L’avocat de la travailleuse n’obtenant pas tous les documents médicaux requis en même temps, il procède à plusieurs envois. Puis, en date du 9 septembre 2011, n’ayant toujours pas obtenu les notes cliniques du médecin traitant, il écrit au premier juge administratif afin d’obtenir une prolongation de délai jusqu’au 16 septembre 2011, ce qui lui est accordé.
[23] Finalement, en date du 16 septembre 2011, il fait parvenir les notes cliniques requises qui sont accompagnées d’une lettre de l’avocat de la travailleuse qui en demande le dépôt au dossier.
[24] Le 5 octobre 2011, le premier juge administratif rend la décision qui fait l’objet de la présente requête et conclut que la travailleuse n’a pas subi une récidive, rechute ou aggravation le 7 décembre 2009.
[25] Il y a lieu de reproduire les paragraphes introductifs pertinents :
[4] Le tribunal a demandé au procureur de la travailleuse de déposer, après l’audience, un complément de preuve comprenant les éléments suivants : un rapport de l’électromyographie subie par la travailleuse en janvier 2011 et un rapport d’expertise complémentaire du docteur Gilles Roger Tremblay, chirurgien orthopédiste, explicitant les motifs de son opinion quant à la détérioration objective de l’état de santé de la travailleuse, quant à sa relation avec la lésion professionnelle initiale et formulant ses commentaires en regard d’un extrait de littérature médicale dont copie a été remise au procureur de la travailleuse à l’audience (pièce CLP-1). Le procureur était également invité à soumettre des commentaires additionnels s’il le jugeait à propos.
[5] Les documents demandés ainsi qu’une copie du dossier médical de la travailleuse tenu par son médecin traitant ont été déposés à diverses dates, la dernière livraison ayant eu lieu le 16 septembre 2011.
[6] L’affaire a été mise en délibéré à cette dernière date.
(nos soulignés)
[26] L’avocat de la travailleuse soutient qu’il n’a jamais été entendu, lors de l’audience, qu’il devait produire une argumentation écrite ni qu’il devait la produire en date du 9 septembre 2011. De fait, il soutient que le seul élément qui a été entendu c’est qu’il réservait ses droits quant à l’argumentation à soumettre. La forme que devait prendre cette argumentation n’a jamais été discutée lors de l’audience.
[27] Questionné à ce sujet, par le tribunal siégeant en révision, l’avocat de la travailleuse indique qu’après le dépôt des documents, il s’attendait à ce que le premier juge administratif fasse un suivi auprès de lui afin de prévoir la présentation de son argumentation.
[28] Le tribunal siégeant en révision l’a également questionné sur les raisons pour lesquelles il n’a pas fait état de la question de la présentation de son argumentation à soumettre, dans le cadre de sa lettre du 16 septembre 2011 accompagnant les derniers documents produits, ni fait de suivi auprès du premier juge administratif. À ce propos, il affirme que, compte tenu du grand nombre et de la nature des documents médicaux produits, il croyait que les membres du tribunal allaient d’abord en discuter et qu’étant donné qu’il avait réservé ses droits à l’égard de son argumentation, le premier juge administratif communiquerait avec lui pour décider de la façon de procéder. Il affirme qu’au lieu d’un suivi, il a reçu la décision de la Commission des lésions professionnelles refusant la rechute.
[29] Or, à sa face même, il y a eu confusion lors de l’audience quant à question de la présentation éventuelle de l’argumentation.
[30] Il est vrai qu’au procès-verbal, il est indiqué que la travailleuse devait soumettre l’ensemble des documents médicaux et l’argumentation écrite pour le 9 septembre 2011. Ainsi, il semble que, pour le premier juge administratif, c’était clair que, lors de l’audience, il avait été entendu que l’avocat de la travailleuse devrait plaider par argumentation écrite qui devrait être déposée en même temps que les derniers rapports médicaux produits.
[31] Cependant, à l’écoute de l’enregistrement de l’audience, force est de constater qu’il n’a jamais été discuté de la forme éventuelle de l’argumentation ni de la date à laquelle, elle serait présentée. Tout ce qui a été entendu à cet égard, c’est que l’avocat de la travailleuse réservait ses droits quant à la présentation de son argumentation après le dépôt des nouveaux documents médicaux. De plus, à la toute fin de l’audience, le premier juge administratif ajoute que l’affaire sera prise en délibéré lorsque tous les documents médicaux auront été déposés et que l’avocat de la travailleuse aura eu l’occasion de soumettre ses commentaires, sans préciser sous quelle forme ni à quelle date il devrait le faire.
[32] Par ailleurs, il est surprenant que dans le cadre de sa décision, le premier juge administratif écrive au paragraphe [4], que l’avocat de la travailleuse a également été invité à soumettre des « commentaires additionnels s’il le jugeait à propos », alors que celui-ci n’avait soumis aucun argument à l’audience et qu’il avait plutôt réservé ces droits à la présentation d’une argumentation sur l’ensemble de la preuve et non pas seulement sur les rapports médicaux nouvellement produits.
[33] Ainsi, le tribunal siégeant en révision estime que tous ces éléments contribuent à démontrer qu’il y a eu confusion quant à la présentation éventuelle de l’argumentation. Cette confusion fait en sorte que la travailleuse a été empêchée de soumettre ses arguments. Il y a eu manquement aux règles de justice naturelle. Dans ce contexte, il y a lieu de favoriser le respect du droit fondamental de la travailleuse d’être pleinement entendu et de révoquer la décision au motif qu’elle comporte un vice de fond qui est de nature à l’invalider.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête en révocation de madame Cassandre Jean-Baptiste, la travailleuse;
RÉVOQUE la décision rendue par la Commission des lésions professionnelles, le 5 octobre 2011;
CONVOQUERA les parties à une nouvelle audience pour être entendues sur le fond du litige.
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Monique Lamarre |
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Me François Miller |
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LAVERDURE & MILLER |
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Représentant de la partie requérante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] C.L.P. 239120-63-0407, 20 décembre 2005, L. Nadeau.
[3] [2001] C.L.P. 823 ; Voir également Lebrasseur et Société de l'assurance-automobile, C.L.P. 208251-09-0305, 15 décembre 2004, D. Beauregard.
[4] Esen et Lingerie Hago inc., C.L.P. 193051-72-0210, 15 juillet 2004, C.-A. Ducharme, requête en révision judiciaire accueillie en partie sur un autre point, [2004] C.L.P. 1841 (C.S.); Proulx et Osram Sylvania ltée, C.L.P. 142547-04B-0007, 1er septembre 2004, L. Boudreault; La Cie d’Amarrage ltée et Gladu, C.L.P. 231862-04-0404, 4 mai 2007, M. Carignan; Dicom Express inc. et Giguère, précitée note 2; Lahaie et Sonaca Canada inc., C.L.P. 291149-71-0606, 15 janvier 2009, S. Di Pasquale.
[5] Casino de Hull et Gascon, [2000] C.L.P. 671 ; Dallaire et Jeno Neuman & fils inc., [2000] C.L.P. 1146 ; Esen et Lingerie Hago inc, Proulx et Osram Sylvania ltée, Lahaie et Sonaca Canada inc, précitées note 4.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.