Rousse et Bridgestone Firestone Canada inc. |
2010 QCCLP 4636 |
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[1] Le 29 avril 2009, Robert Rousse (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles (le tribunal) une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 24 avril 2009 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 5 janvier 2009 et déclare que le travailleur n’a pas droit au remboursement des frais d’utilisation de la marihuana[1].
[3] L’audience s’est tenue le 14 avril 2010 à Joliette en présence du travailleur et de son représentant. La compagnie Bridgestone Firestone Canada inc. (l’employeur) et la CSST ont informé le tribunal qu’elles ne seraient pas représentées à l’audience. La cause a été mise en délibéré le 14 avril 2010.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] Le travailleur demande le remboursement des frais d’utilisation de la marihuana qu’il consomme soit 3.5 grammes par jour.
LA PREUVE
[5] Le travailleur est opérateur de machinerie chez l’employeur lorsque le 13 juin 1994 il subit un accident du travail alors qu’une quantité importante de caoutchouc tombe d’un convoyeur et le blesse à la région cervicale. Un diagnostic de hernie discale aux niveaux C5-C6 et C6-C7 est reconnu comme découlant de cet accident qui a été accepté par la CSST.
[6] En 1995, le travailleur subit une discectomie-fusion cervicale antérieure. La lésion a été consolidée le 15 octobre 1997. Les diagnostics de hernie cervicale C5-C6 post latérale droite, statut postdiscectomie-fusion et un syndrome névrotique subjectif à caractère dépressif du groupe 1 sont retenus.
[7] Par la suite, des contestations sont engagées concernant entre autres la détermination des séquelles découlant de la lésion professionnelle, mais au mois de juillet 1998 une transaction intervient entre les parties par laquelle une atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique (APIPP) de 33,25 % est reconnue en plus de limitations fonctionnelles. Un emploi convenable de commis de station-service est également retenu avec une date de capacité à l’exercer qui est fixée au 13 juillet 1998.
[8] Une récidive, rechute ou aggravation survient le 1er décembre 1998 soit une cervicalgie sévère au niveau C5-C6 avec engourdissements du membre supérieur droit et ankylose de l’épaule droite. À cette époque, le médecin traitant est le docteur Line Jacques; en 2003, ce médecin dirige le travailleur à la clinique de la douleur du Centre hospitalier l’Hôtel Dieu de Montréal. Le docteur Aline Boulanger assure alors le suivi médical du travailleur à cet endroit. À cette époque, il est également suivi par le docteur Nowakowsky, psychiatre et par une psychologue.
[9] La récidive, rechute ou aggravation est consolidée le 14 août 2004 avec une atteinte permanente supplémentaire qui porte l’APIPP total à 57,55 %. Le caractère continu de la douleur empêche le travailleur de reprendre tout travail. En regard de cette condition, la CSST décide qu’il continuera de recevoir l’indemnité de remplacement du revenu tel que le prévoit l’article 47 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2] (la loi)[3].
[10] Malgré la consolidation de la lésion professionnelle, le travailleur continue de souffrir de douleurs chroniques pour lesquelles il consomme des médicaments qui ont toutefois un effet limité. C’est dans ce contexte qu’à l’automne 2005 le docteur Boulanger lui suggère de participer à l’étude Compass dans laquelle il sera amené à consommer de la marihuana pour soulager ses douleurs. Le travailleur accepte et participe au programme durant une année.
[11] À l’audience, il explique que dans le cadre de ce programme il a consommé 3.5 grammes de marihuana par jour soit une dose qui lui a procuré un soulagement important tout en permettant une réduction de la prise des médicaments.
[12] Il est pertinent de citer les propos du docteur Boulanger à cet égard alors qu’elle écrit à l’agente du travailleur à la CSST :
Monsieur Robert Rousse est un patient suivi à la clinique antidouleur pour une condition suite à une discoïdectomie cervicale avec fusion antérieure en C6-C7 de même que C5-C6. Monsieur depuis présente des phénomènes d’uncarthrose sévère à droite en C6-C7 de même que des phénomènes de discopathies chronique L1-L2 et L5-S1.
Pour Monsieur Rousse de nombreuses interventions thérapeutiques ont été tentées à savoir des infiltrations et les coanalgésiques. Plusieurs coanalgésiques ont été tentés tels que le Tylénol, l’Empracet, de multiples anti-inflammatoires non stéroïdiens, le Flexéril, le Neurontin, le Topamax, l’Elavil, le Rivotril, le Césamet pour finalement avoir un résultat malheureusement très partiel avec Keppra 500mg 3co bid et Rivotril. 5mb tid.
A l’Hôtel-Dieu de Montréal, nous avons actuellement l’étude Compass et M. Rousse a accepté de se joindre au groupe d’usagers de cannabis médical. Les phénomènes douloureux se sont grandement améliorés sans toutefois se résorber et monsieur a même pu diminuer les doses de Keppra à 500 mg bid.
Monsieur Rousse malheureusement présente un état évolutif au niveau de la colonne cervicale, qui possiblement va nécessiter une intervention chirurgicale. Le docteure Lina Jacques le suit. Toutefois, l’usage du cannabis a au moins amélioré sa condition clinique au repos et à l’activité. Actuellement, le patient consomme 3.5gr par jour et à la fin de l’étude Compass, il recevra sa marijuana achetée directement de Santé Canada. Ce produit devrait lui être remboursé puisqu’il améliore grandement sa condition clinique associée à son accident de travail. [notre soulignement]
[13] À la fin du programme, à l’automne 2006, le travailleur poursuit sa consommation de marihuana pour laquelle il demande à la CSST le remboursement; le tout, tel qu’il appert d’une note évolutive de cet organisme CSST datée du 2 novembre 2006. Il précise ne consommer que deux grammes pour des motifs pécuniaires. Toutefois, c’est une dose de 3.5 grammes qui lui procure un soulagement optimal et qui permet de réduire encore plus sa consommation de médicaments.
[14] Également, le travailleur a produit à l’audience son permis de possession de marihuana séchée à des fins médicales émis par Santé Canada. Il détient ce permis depuis le mois d’août 2006 sur la recommandation du docteur Boulanger, et ce, pour une quantité de 105 grammes par mois. Le travailleur a également précisé que cette autorisation a été renouvelée annuellement pour la même quantité.
[15] Le 26 juin 2007, le docteur Boulanger écrit ce qui suit au docteur John Warren de la CSST après que ce dernier lui ait demandé des détails concernant la consommation de marihuana du travailleur :
Monsieur Robert Rousse est un patient référé par le docteure Lyne Jacques à la clinique antidouleur du CHUM. La raison de consultation était de trouver un coanalgésique qui pourrait diminuer les douleurs cervicobrachiales qu’il présente.
Monsieur Rousse est un patient qui a subi une discoïdectomie C4-C5 en 1995 et C6-C7 en 2000. Les phénomènes douloureux qu’il présente semblent être d’origine neuropathique. Monsieur Rousse a fait l’essai de plusieurs médicaments pour essayer de contrôler les douleurs neuropathiques dont entre autres : les AINS, le Flexéril, L’Emplacet, l’Elavil, le Neurotin, le Topamax, le Rivotril et le Keppra.
Actuellement, en tant que conalagésiques, il prend Rivotril .5mg tid et Keppra 500mg 1co bid. A son arrivée à la clinique antidouleur, Monsieur Rousse consommait déjà de la marijuana pour contrôler les phénomènes douloureux.
Depuis 2005, la clinique antidouleur de l’Hôtel-Dieu du CHUM fait partie de l’étude Compass. Il s’agit d’une étude multicentrique sous la direction du docteur Mark Ware de McGill. Cette étude a pour but l’évaluation de la sécurité de l’usage de la marijuana médicale pour le contrôle de la douleur. Cette étude est financée par Santé Canada. Monsieur Rousse a donc sollicité une participation à l’étude puisqu’il répondait aux critères, il a été accepté pour cette étude. Le patient a donc participé durant un an à l’étude Compass recevant la marijuana médicale de Santé Canada. Le contrôle de ses douleurs est demeuré approprié avec une consommation au cours de l’étude de 3.5 grammes par jour. L’étude au total a duré un an. Tel que prévu. Il a donc terminé les visites avec le groupe de recherches à l’automne 2006. Par la suite, il a obtenu de Santé Canada sa carte d’autorisation de possession pour la marijuana à des fins médicales. Cette autorisation lui a été accordée le 18 août 2006.
En réponse à vos questions :
1. Non. Je n’ai pas prescrit la marijuana, le patient consommait antérieurement à l’étude Compass. Dans le cadre de l’étude Compass, il a reçu sa médication via le protocole de recherches et depuis le patient consomme à partir d’un approvisionnement personnel.
2. Cervicobrachialgies secondaires à des hernies discales et status post-opératoire.
3. Il n’y a pas de prescription en vigueur et l’étude à laquelle il a participé a été terminée dans son cas à l’automne 2006.
4. Le médicalement pour lequel vous avez des interrogations sont l’Amitriptyline, le Neurotin, le Topamax, le Césamet, le Clonazépam et le Keppra. Monsieur a fait usage de ces médicaments à un certain moment de son traitement. Seuls médicaments en cours actuellement sont Clonazépam .5mg tid et Keppra 500mg tid.
5. La marijuana est encore consommée par le patient par un approvisionnement privé. L’usage de ce produit lui permet un contrôle de ses douleurs sans effet secondaire. J’ai abordé avec Monsieur Rousse la possibilité de l’usage des opioïde à long terme mais malheureusement le patient se refuse à cette option.
La marijuana et le THC sont des molécules qui sont documentées pour leurs effets analgésiques chez l’animal et la littérature humaine est de plus en plus abondante. J’avais essayé pour Monsieur Rousse dans le passé le Césamet, qu’il n’a malheureusement pas toléré. Toutefois, l’usage de la marijuana semble lui apporter un soulagement sans effet secondaire significatif. Je n’ai pas de raison médicale à l’empêcher d’en faire usage considérant que cette médication le soulage.
[16] Toujours selon les notes évolutives de la CSST, après que le représentant du travailleur ait fait une nouvelle demande de remboursement, celle-ci répond que vu la complexité de la demande elle ne peut rendre immédiatement sa décision.
[17] Dans les faits, la CSST demande plutôt que le travailleur se soumette à un examen par le docteur Pierre R. Dupuis, chirurgien orthopédiste, afin que celui-ci détermine la nature, la nécessité, la suffisance des soins et en particulier la « justification d’utiliser du cannabis » dans le cas du travailleur. À ce propos, le docteur Dupuis conclut ainsi :
[…]
L’adjonction de cannabis a réussi à faire diminuer ses visites médicales, à lui faire diminuer les doses de médicaments et à abandonner certains autres médicaments. Considérant que le but de cette évaluation n’est pas de retourner le patient sur le marché du travail, celui-ci ayant été déclaré inapte à tout travail, considérant que la présente évaluation n’a pour but que de donner une opinion que sur la prise du cannabis, j’estime qu’il est probable que la prise de cannabis de façon chronique soit la seule solution acceptable pour la douleur chronique de ce patient.
Il reste à savoir sous quelle forme le patient devrait recevoir ce cannabis. On devra donc décider si l’apport du cannabis artisanal, mais contrôlé de Santé Canada doit être continué, ou plutôt si une solution médicale devrait être tentée.
En effet, le médicament Sativex est désormais approuvé par Santé Canada. Il ne s’agit pas de cannabis artificiel, mais bien d’un extrait de cannabis naturel, mais titré.
[…]
Le choix de la décision demeurera dicté par les coûts. Si le choix de Sativex est envisagé, il faudra impliquer le docteur Boulanger pendant la période de transition et de stabilisation du cannabis naturel en fleurs vers l’extrait de cannabis Sativex.
[…]
[nos soulignements]
[18] À la suggestion du docteur Dupuis, le docteur Boulanger prescrit le 3 septembre 2008 du Sativex dont l’achat a été remboursé par la CSST. Malheureusement, après quelques jours d’utilisation, le docteur Boulanger écrit à la CSST que l’utilisation du Sativex a causé des effets secondaires tels que le travailleur a cessé de le prendre. Elle réitère que la marihuana médicale demeure une option valable pour le travailleur.
[19] À la demande de la CSST le travailleur est examiné par le docteur Jean-François Vachon, psychiatre le 21 mai 2008 afin qu’il se prononce sur la nature, la nécessité, la suffisance et la durée des soins et traitements administrés ou prescrits.
[20] Concernant le diagnostic, le docteur Vachon écrit ce qui suit :
DIAGNOSTIC :
AXE I : Atteintes cognitives secondaires à la prise de cannabis.
qui n’ont pas été objectivées avant l’utilisation lourde et prolongée de cannabis (voir la documentation transmise), entre autres, madame Manon Houle, neuropsychologue, décrit en 1997 qu’il n’y a pas de séquelle psychologique, et le Dr Christophe Nowakowski, psychiatre, décrit, tant en 1997 qu’au début de 2005, un examen mental normal et qu’il ne note aucun déficit apparent au niveau des fonctions cognitives. Ces atteintes cognitives ne peuvent être attribuées ni à la dose de Keppra actuelle, ni à la dose de Clonazepam actuelle, ni à une interaction entre les deux.
L’usage à long terme de cannabis est reconnu pour produire des atteintes cognitives au niveau de la mémoire, de l’organisation et de l’intégration d’information complexe, et les données suggèrent que plus la période d’utilisation lourde de cannabis est prolongée, plus les atteintes cognitives sont prononcées.
(Kaplan & Sadock’S Comprehensive Textbook of Psyciatry, 8e édition, 2005, p. 1211 à 1220. CPS 2008, p. 345 à 348, p. 1332 à 1335.)
[21] Le médecin est d’avis que l’usage à long terme du cannabis peut produire des atteintes cognitives au niveau de la mémoire, de l’attention, de l’organisation et de l’intégration d’informations complexes. Plus l’utilisation du cannabis est prolongée, plus ces atteintes progressent. Le docteur Vachon est donc d’avis que l’usage de cannabis chez le travailleur est contre-indiqué.
[22] Ce rapport a été envoyé au docteur Boulanger qui y répond de la manière suivante :
[…]
J’ai aussi pris connaissance de l’évaluation du Docteur Jean-François Vachon. Le Docteur Vachon a procédé à différentes évaluation [sic] au niveau cognitif chez le patient et les a comparés à des évaluations faites par le Docteur Nowakowski du même que Madame Manon Houde.
Dans sa conclusion, le Docteur Vachon mentionne que le patient présente des atteintes cognitives secondaires à la prise de cannabis et il soutient que ces atteintes sont probablement secondaires au cannabis puisque Madame Houde ne décrivait pas de telles réactions en 1997 et que le Docteur Christophe Nowakowski ne les décrivait pas non plus en 1997 et 2005.
Malheureusement, les études comparatives sur lesquelles le Docteur Vachon semble se baser ne sont pas nécessairement les mêmes et il faut se questionner sur la validité de cette comparaison. De plus, le patient prend du Keppra et du Chonazépam. Le Keppra offre une sédation minimale toutefois le Clonazépam, qui est un benzodiazépine, peut contribuer à un effet sédatif. Il sera difficile de conclure que seul le cannabis est impliqué dans l’état sédatif du patient.
En ce qui a trait à l’évolution possible et que les symptômes deviennent plus prononcés comme proposé par le patient, dans le cas de dose stable, je ne crois pas qu’il y ait de progression de la somnolence et bien au contraire celle-ci a plutôt tendance à diminuer avec le temps.
[23] La CSST demande l’avis d’un membre du Bureau d’évaluation médicale (le BEM) sur la question de la nature, nécessité, suffisance ou durée des soins et traitements administrés ou prescrits.
[24] C’est dans ce contexte que le docteur Hélène Fortin, psychiatre, examine le travailleur. Elle conclut comme suit :
NATURE, NÉCESSITÉ, SUFFISANCE OU DURÉE DES SOINS OU TRAITEMENTS ADMINISTRÉS OU PRESCRITS :
Le présent examinateur estime que dans le contexte clinique global, l’usage du cannabis est indiqué. Il est fortement suggéré de ne pas le prescrire à plus de 2,5 grammes par jour dans la mesure où il devrait y avoir bonne réponse clinique à ce dosage et que l’on veut préserver un rapport effets secondaires/bénéfice primaire à court, moyen et long terme positif pour ce travailleur.
[25] Le 5 janvier 2009, la CSST rend une décision « hybride » par laquelle elle entérine d’une part l’avis du BEM tout en refusant d’autre part le remboursement réclamé par le biais de l’article 189 de la loi. Elle écrit ce qui suit :
À la lumière de cet avis, la CSST rend la décision suivante : bien que le médecin du BEM estime que l’usage du cannabis est indiqué d’un point de vue médical, la CSST est la seule habilitée à décider ce qui constitue l’assistance médicale et ne peut vous rembourser les frais d’utilisation de cette substance.
En vertu des lois et règlements en vigueur au Canada, le cannabis (marihuana) n’est pas considéré comme un médicament. Son efficacité pour traiter ou prévenir une affection n’a pas été démontrée. Cette substance ne peut donc être reconnue à titre de médicament dans le cadre de l’assistance médicale prévue à l’article 189 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. La Commission demeure liée par cette loi qui ne prévoit que le remboursement du coût d’un médicament ou d’un produit pharmaceutique.
[26] Après que le travailleur ait contesté cette décision à la CSST en révision administrative, celle-ci a été maintenue le 24 avril 2009 d’où le litige dont le tribunal est saisi. Le réviseur reprend les motifs de la décision initiale.
L’AVIS DES MEMBRES
[27] Le membre issu des associations d'employeurs et le membre issu des associations syndicales ont des avis différents.
[28] Le membre issu des associations d’employeurs rejetterait la requête du travailleur parce que la marihuana ne peut être considérée à titre de médicament en vertu des lois et règlements en vigueur au Canada. De plus, il s’agit d’une substance qui est indiquée pour des cas différents de celui du travailleur. Le compendium des médicaments 2010 indique aussi qu’aucune étude ne démontre l’efficacité de la marihuana chez les individus atteints de douleurs chroniques. De plus, les effets secondaires sont nombreux tels des vertiges, une agitation psychologique et la dépression. La conduite automobile est également prohibée après avoir consommé de la marihuana. Or, le travailleur a témoigné avoir conduit sa voiture même après en avoir consommé. Le membre maintiendrait la décision de refus de la CSST.
[29] De son côté, le membre issu des associations syndicales est d’avis d’accueillir la requête du travailleur.
[30] Il retient qu’il a prouvé de manière prépondérante que la consommation de marihuana diminue de manière importante les douleurs chroniques du travailleur. Elle diminue également la prise de médicaments. Le membre accueillerait ainsi la requête du travailleur soit le remboursement des frais liés à la consommation de marihuana à raison de 3.5 grammes par jour.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[31] La Commission des lésions professionnelles doit décider si le travailleur a droit au remboursement des frais d’utilisation de la marihuana soit 3.5 grammes par jour.
[32] Ce sont les articles 188, 189, 194 et 351 de la loi qui sont pertinents pour régler le présent litige. Ils se lisent ainsi :
188. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle a droit à l'assistance médicale que requiert son état en raison de cette lésion.
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1985, c. 6, a. 188.
189. L'assistance médicale consiste en ce qui suit :
1° les services de professionnels de la santé;
2° les soins ou les traitements fournis par un établissement visé par la Loi sur les services de santé et les services sociaux (chapitre S-4.2) ou la Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones cris (chapitre S-5);
3° les médicaments et autres produits pharmaceutiques;
4° les prothèses et orthèses au sens de la Loi sur les laboratoires médicaux, la conservation des organes, des tissus, des gamètes et des embryons et la disposition des cadavres (chapitre L-0.2), prescrites par un professionnel de la santé et disponibles chez un fournisseur agréé par la Régie de l'assurance maladie du Québec ou, s'il s'agit d'un fournisseur qui n'est pas établi au Québec, reconnu par la Commission;
5° les soins, les traitements, les aides techniques et les frais non visés aux paragraphes 1° à 4° que la Commission détermine par règlement, lequel peut prévoir les cas, conditions et limites monétaires des paiements qui peuvent être effectués ainsi que les autorisations préalables auxquelles ces paiements peuvent être assujettis.
__________
1985, c. 6, a. 189; 1992, c. 11, a. 8; 1994, c. 23, a. 23; 1999, c. 89, a. 53; 2001, c. 60, a. 166.
194. Le coût de l'assistance médicale est à la charge de la Commission.
Aucun montant ne peut être réclamé au travailleur pour une prestation d'assistance médicale à laquelle il a droit en vertu de la présente loi et aucune action à ce sujet n'est reçue par une cour de justice.
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1985, c. 6, a. 194.
351. La Commission rend ses décisions suivant l'équité, d'après le mérite réel et la justice du cas.
Elle peut, par tous les moyens légaux qu'elle juge les meilleurs, s'enquérir des matières qui lui sont attribuées.
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1985, c. 6, a. 351; 1997, c. 27, a. 13.
[33] Dans le présent dossier, il n’est pas remis en question que le travailleur a subi une lésion professionnelle qui a eu des conséquences graves. En effet, il conserve une atteinte permanente importante et des limitations fonctionnelles qui l’ont rendu inapte à occuper tout emploi, comme la CSST l’a reconnu.
[34] Également, il n’est pas contredit que le travailleur a éprouvé depuis la survenance de la lésion professionnelle des douleurs chroniques et qu’il a eu un suivi médical constant à ce chapitre. Malgré l’essai de plusieurs traitements classiques, comme la prise de médicaments, ses douleurs ont persisté jusqu’à ce qu’en 2005, à la suggestion du docteur Boulanger, il commence à consommer de la marihuana dans le cadre du programme Compass à raison de 3.5 grammes par jour.
[35] Dès le 26 juin 2007, le docteur Boulanger explique au docteur Warren de la CSST comment la consommation de marihuana a permis entre autres une réduction de la consommation des médicaments par le travailleur.
[36] De plus, l’ensemble des médecins, y compris le médecin du BEM, a reconnu que l’utilisation de la marihuana dans le cas du travailleur était appropriée. En fait, il n’y a que le docteur Vachon qui a émis une opinion isolée dans laquelle il suggère l’hypothèse que cette consommation provoque des problèmes cognitifs. Le tribunal ne retient pas cet avis.
[37] En effet, il y a lieu de rappeler les propos du docteur Boulanger lorsqu’elle écrit que l’hypothèse avancée par le docteur Vachon se base sur des études comparatives qui ne sont pas fiables. Elle souligne également que le travailleur utilise un médicament, le Clonazépam, qui peut contribuer à produire un effet sédatif et qu’à ce titre il est difficile d’établir que seul le cannabis peut être en cause dans l’état sédatif du travailleur.
[38] Le tribunal accorde une force probante à cet avis parce que d’une part le docteur Boulanger est le médecin qui a assumé durant plusieurs années le suivi médical du travailleur et que d’autre part son opinion paraît mieux refléter la condition réelle du travailleur en tenant compte de l’évolution du dossier.
[39] Dans tous les cas, manifestement, le membre du BEM n’a pas conclu dans le sens recherché par la CSST en ne retenant pas entre autres l’opinion du docteur Vachon.
[40] Or malgré cet avis du BEM, favorable à la demande du travailleur, la CSST décide, après trois années, qu’elle ne peut rembourser l’achat de marihuana. Elle motive sa décision par le fait qu’il ne s’agit pas d’un médicament au sens de l’article 189 de la loi.
[41] Après une analyse de la jurisprudence, le tribunal constate que cette orientation de la CSST n’est pas nouvelle et qu’elle a été traitée dans d’autres décisions du tribunal. À ce titre, il convient de citer les propos suivants rendus dans l’affaire Corbeil et Nadeau inc.[4] et par lesquels la juge administrative s’exprime ainsi sur cette notion de « médicament » :
[35] La Commission des lésions professionnelles est d'avis qu'il faut d'abord replacer le débat dans son contexte. Il s’agit ici d’un travailleur victime d’une lésion professionnelle qui en raison de la persistance des douleurs depuis de nombreuses années, alors que les traitements conservateurs n’apportent pas véritablement de soulagement et que la prise massive de médicaments provoque des troubles digestifs, se voit reconnaître la permission, par les autorités compétentes, de consommer de la marihuana et d’en cultiver des plants pour son propre besoin. Cette permission se traduit par une exemption en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et le travailleur est soumis à des conditions très strictes en regard de cette exemption.
[…]
[37] À ce stade de l'analyse, la Commission des lésions professionnelles désire revenir sur la définition du terme « médicament », tel que nous l’enseignent les dictionnaires et les autres sources de référence. À la lecture des définitions aux dictionnaires, la Commission des lésions professionnelles constate que le terme « médicament » fait appel à une description très large. Il est question de toute substance ou composition représentant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines. Il est aussi question de toute substance active employée pour prévenir ou traiter une affection ou une manifestation morbide. On parle de drogue, de médicament, de potion ou encore de remède. La Loi sur la pharmacie définit également le médicament en référant à toute substance ou mélange de substances pouvant être employé, entre autres, à l’atténuation des symptômes d’une maladie. Quant à la Loi sur les aliments et drogues, c'est le mot « drogue » qu'elle définit comme substances ou mélanges de substances fabriqués, vendus ou présentés comme pouvant servir, entre autres, au diagnostic, au traitement, à l’atténuation ou à la prévention d’une maladie, d’un désordre, d’un état physique anormal ou de leurs symptômes. La Commission des lésions professionnelles est donc d'avis que la définition des mots « médicament » et « drogue », alors que chacune de ces définitions réfère à toute substance ou mélanges de substance, est suffisamment large pour y inclure la marihuana lorsque celle-ci est prescrite à des fins médicales.
[38] Il est évident, dans le cas présent, que la consommation de la marihuana vise l'atténuation de la manifestation douloureuse de la maladie. Elle a donc été prescrite à des fins médicales et le but recherché s’apparente à celui d’une médication conventionnelle pour laquelle le médicament fera partie de la liste reconnue et sera distribué en pharmacie. La Commission des lésions professionnelles ne retient donc pas l'argument de la CSST voulant que la marihuana ne soit pas un médicament et qu’en conséquence, il soit impossible de considérer cette substance aux fins de l’application de l’article 189 de la LATMP.
[…]
[40] La Commission des lésions professionnelles est aussi d'avis que le fait que la marihuana ne soit pas disponible en pharmacie ne change pas non plus cette nouvelle vision de Santé Canada. Il s’agit là tout au plus d’un problème d’accessibilité que le Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales contourne actuellement en permettant la culture de plants de marihuana. Quant au fait que la marihuana soit une drogue illicite au Canada, ce règlement en atténue la portée en créant, pour certaines personnes, des conditions d’exemption relatives à sa possession, tant chez soi que sur soi, et à sa culture.
[…]
[42] En ce qui a trait aux risques associés à la consommation de la marihuana, la Commission des lésions professionnelles estime qu’il ne s’agit pas là, non plus, d’un argument valable pour fermer le présent débat. À partir du moment où le travailleur est mis au courant des risques, tel que l’exige le Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, et qu’il en accepte les conséquences, celui-ci ne se retrouve pas nécessairement dans une position plus néfaste que celle qu’il vit en regard d’une médication massive. La Commission des lésions professionnelles estime que le jugement du médecin prévaut en la matière et que ce dernier, en recommandant l’accès à la consommation de la marihuana, en a apprécié l’impact par rapport à la situation globale du travailleur. À cet effet, la Commission des lésions professionnelles réfère à la preuve médicale montrant que le travailleur présente beaucoup de problèmes digestifs avec la prise d'anti-inflammatoires non stéroïdiens. Quant à l'effet nocif, la Commission des lésions professionnelles constate que le docteur François Gagnon a évalué la dépendance du travailleur pour la marihuana et qu'il a conclu que cette dépendance était inexistante.
[43] La Commission des lésions professionnelles est donc d'avis, dans la mesure où la marihuana est prescrite et qu'elle fait l'objet d'une exemption à des fins médicales par Santé Canada, que celle-ci se doit d'être considérée comme un médicament en application de l'article 189 de la LATMP. Bien entendu, il ne saurait être question de tenir un tel discours en l'absence de cette exemption. Nous ne serions d'ailleurs pas en train d'en débattre.
[…]
[nos soulignements]
[42] Cette interprétation a été maintenue dans d’autres décisions[5] et la soussignée la partage.
[43] Vu ces motifs, la Commission des lésions professionnelles est d’avis que le travailleur a droit au remboursement des frais d’achat de marihuana à raison de 3.5 grammes par jour.
[44] Il est vrai que le docteur Fortin est d’avis que cette quantité devrait être maintenue à 2.5 grammes par jour soit la quantité consommée actuellement par le travailleur.
[45] Toutefois, il y a plutôt lieu de retenir l’opinion du docteur Boulanger selon laquelle c’est plutôt 3.5 grammes que le travailleur devrait consommer afin de profiter d’un soulagement maximal. Encore une fois, la soussignée est d’avis que c’est le médecin qui a assumé un suivi constant du travailleur pour le soulagement de ses douleurs et qu’à ce titre son opinion doit prévaloir.
[46] De plus, le travailleur a témoigné que seul un motif d’ordre pécuniaire l’oblige à consommer une quantité moindre que celle utilisée dans le programme Compass. Il a réitéré à l’audience qu’il ressent un soulagement maximal avec une dose de 3.5 grammes. Aux yeux du tribunal, il n’existe aucun motif pour ne pas permettre une telle consommation selon cette dose.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de Robert Rousse, le travailleur;
INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 24 avril 2009 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur a droit au remboursement des frais encourus pour l’achat de marihuana à raison de 3.5 grammes par jour conformément à l’autorisation émise par Santé Canada.
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Luce Morissette |
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M. Jean-Pierre Devost |
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Jean-Pierre Devost, Cabinet-Conseil |
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Représentant de la partie requérante |
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[1] Pour le tribunal, les termes marihuana ou cannabis sont synonymes.
[2] L.R.Q., c. A-3.001.
[3] L’ensemble des informations concernant l’historique du dossier provient des notes évolutives de la CSST qui sont au dossier et en particulier aux pages 69, 93, 396, 440.
[4] [2002] C.L.P. 789 , révision rejetée : 03LP-301, révision judiciaire rejetée : [2004] C.L.P. 1251 .
[5] Voir entre autres : Bélanger et Gestion Technomarine International inc., [2007] C.L.P. 1258 ; requête en révision judiciaire rejetée, C.S. Rimouski, 100-05-002157-078, 10-01-08, j. Ouellet, (09LP-196), Généreux et Hôtel Redo Senneterre, 325779-08-0708, 8 octobre 2008, F. Daigneault, (08LP-146), J…B… et Compagnie A Compagnie B, 359151-63-0809, D. Besse, 29 avril 2010. révision pendante.
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