Billard c. Commission des Lésions professionnelles |
2006 QCCS 3301 |
|||||||
JL-3108 |
||||||||
|
||||||||
CANADA |
||||||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
||||||||
DISTRICT DE |
TERREBONNE |
|||||||
|
||||||||
N° : |
700-17-002959-053 |
|||||||
|
||||||||
DATE : |
14 JUIN 2006 |
|||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
LUC LEFEBVRE, J.C.S. |
||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
CÉLINE BILLARD |
||||||||
Requérante |
||||||||
c. |
||||||||
COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES |
||||||||
Intimée |
||||||||
et |
||||||||
COMMISSION DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL et PLAISIRS GASTRONOMIQUES INC. Mises en cause
|
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
J U G E M E N T |
||||||||
______________________________________________________________________ |
||||||||
|
||||||||
[1] Par sa requête en révision judiciaire, la requérante Céline Billard (la «travailleuse») recherche l'annulation de la décision rendue en révision par la Commission des lésions professionnelles («CLP») le 9 septembre 2005.[1]
[2] Subsidiairement, si cette décision devait être maintenue, elle demande l'annulation de la décision initiale rendue par la CLP le 18 janvier 2005,[2] telle que modifiée par la décision corrigée du 25 janvier 2005[3] et par la décision en révision.
LES FAITS ET LES PROCÉDURES
[3] Le 12 février 2000, la travailleuse subit une lésion professionnelle alors qu'elle est à l'emploi de Plaisirs Gastronomiques inc. («l'employeur»).
[4] Le 24 février 2000, la travailleuse présente une réclamation à la Commission de la santé et de la sécurité du travail («CSST»).
[5] Le 22 mai 2001, la Direction de la révision administrative (la «DRA») de la CSST, déclare que la lésion professionnelle de la travailleuse n'est pas consolidée au 17 juillet 2000 et qu'elle a toujours besoin de soins et de traitements. En conséquence, le droit à l'indemnité de remplacement du revenu (l'«IRR») doit se poursuivre.
[6] Dans le dossier 162557-64-0106, l'employeur conteste cette décision.
[7] Le 27 août 2001, la DRA déclare que la lésion professionnelle de la travailleuse est consolidée le 26 mars 2001 et que son droit à l'IRR prend fin à cette date.
[8] Dans le dossier 168065-64-0109, la travailleuse conteste cette décision.
[9] Le 15 octobre 2002, la DRA déclare que les diagnostics de syndrome facettaire et d'entorse lombaire sont en relation avec l'événement du 12 février 2000, que la lésion professionnelle de la travailleuse est consolidée le 26 mars 2001 et qu'il n'y a pas lieu de reprendre le versement de l'IRR.
[10] Dans le dossier 192212-64-0210, l'employeur conteste la même décision.
[11] Le 25 avril 2003, une première audition a lieu devant la CLP. Celle-ci autorise alors la production d'un examen médical additionnel.[4]
[12] Le 13 mai 2003, la travailleuse est vue par le Dr François Beaudet, rhumatologue, qui recommande une scintigraphie osseuse ainsi qu'une discographie.[5]
[13] Le 16 septembre 2003, le Dr Marc Filiatreault, physiatre, fait subir à la patiente une discographie et rédige un rapport[6] à ce sujet.
[14] Suite au test de provocation qu'il effectue sur la patiente, le Dr Filiatreault conclut comme suit:
"Conclusion: Patiente présente donc une discographie avec manométrie qui a confirmé la présence d'une déchirure radiaire L5-S1 gauche, symptomatique, qui a provoqué une douleur à 9/10 concordante. Selon les critères de l'IASP et de l'ISIS, il s'agit donc d'une douleur discogénique secondaire à cette déchirure intradiscale puisqu'elle a une douleur en haut de 7/10 concordante à basse pression avec des disques de contrôle adjacent non symptomatique."
[15] Le 21 novembre 2003, le Dr J.-F. Giguère, neuro-chirurgien prépare un rapport médical complémentaire dans lequel il mentionne que le test de provocation que le Dr. Filiatreault a fait subir à la travailleuse démontre "que le syndrome douloureux présenté chez cette patiente en l'absence de tout déficit radiculaire est bel et bien réel et que la progression de l'ankylose telle que notée chez cette patiente est bel et bien le fruit d'une pathologie lombaire dont le point de départ est sans l'ombre d'un doute relié à l'événement du 12 avril 2002" [sic].[7]
[16] Le 9 février 2004, le Dr Jacques Paradis, omnipraticien, rédige lui aussi un complément d'expertise.[8]
[17] Le 1er décembre 2004, la CLP prend la cause en délibéré à la suite de la réception de ces rapports médicaux ainsi que de l'argumentation écrite des parties.
[18] Le 18 janvier 2005, la CLP, sous la plume du commissaire Simon Lemire, avocat,[9] confirme les décisions de la DRA et déclare que le diagnostic d'entorse lombaire constitue une lésion professionnelle et que celui de syndrome facettaire n'est pas en relation avec l'événement du 12 février 2000.
[19] Le 25 janvier 2005, la CLP rectifie sa décision[10] et déclare "que les diagnostics de syndrome facettaire et de déchirure radiaire sont en relation avec l'événement du 12 février 2000".
[20] La CSST se pourvoit en révision de cette décision.
[21] Le 9 septembre 2005, la commissaire Louise Boucher, avocate, révise la décision rectifiée et modifie le dispositif de la décision du 25 janvier 2005, en y ajoutant la conclusion suivante:
"DÉCLARE que le diagnostic de déchirure radiaire n'est pas en relation avec la lésion professionnelle subie par madame Céline Billard, le 12 février 2000."
[22] Le 7 octobre 2005, la travailleuse se pourvoit en révision judiciaire devant le Tribunal.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[23] Les questions en litige sont les suivantes:
I. Quelle est la norme de contrôle applicable aux différentes décisions rendues par la CLP?
II. La CLP dans sa décision du 9 septembre 2005, a-t-elle commis une erreur révisable en concluant à l'existence d'un vice de fond de nature à invalider la décision rectifiée du 25 janvier 2005?
III. Dans la négative, la CLP a-t-elle commis une erreur révisable dans sa décision en date du 18 janvier 2005?
QUESTION I: Quelle est la norme de contrôle applicable aux différentes décisions rendues par la CLP?
[24] Afin de déterminer la norme de contrôle applicable, il faut recourir à la méthode d'analyse pragmatique et fonctionnelle.
[25] Les facteurs à considérer sont les suivants:
1. l'existence d'une clause privative;
2. l'expertise du Tribunal;
3. l'objet de la loi et les dispositions particulières en cause;
4. la nature de la question.
1. La clause privative
[26] L'article 429.49 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[11] (la "LATMP") prévoit que la décision de la CLP est finale et sans appel alors que l'article 429.59 LATMP contient une clause privative que la Cour suprême a qualifié de "complète" dans Lapointe c. Domtar.[12]
[27] En présence d'une clause privative aussi rigoureuse, le Tribunal doit faire preuve d'une grande retenue.
2. L'expertise du Tribunal
[28] La CLP détient un haut niveau d'expertise en matière d'indemnisation, laquelle a été reconnue tant par la Cour suprême dans Domtar que plus récemment par la Cour d'appel dans Ambellidis c. CLP et CSST.[13]
3. L'objet de la loi et les dispositions particulières en cause
[29] L'article 1 de la LATMP prévoit que celle-ci "a pour objet la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu'elles entraînent pour le bénéficiaire".
[30] Dans Domtar, la Cour suprême a précisé l'objectif poursuivi par le législateur en regard de la création de la CALP soit "de permettre à un tribunal administratif de disposer, en dernier ressort, des décisions des instances inférieures en interprétant sa loi constitutive".[14]
[31] Depuis le 1er avril 1998, la CLP continue la mission de la CALP.[15]
4. La nature du problème
[32] En l'espèce, la CLP devait d'abord décider des conséquences médicales de la lésion professionnelle subie par la travailleuse et de son droit à l'IRR. Ensuite, elle devait décider s'il y avait matière à rectifier la décision initiale au motif d'erreur matérielle, conformément à l'article 429.55 LATMP. En révision, la CLP devait finalement décider si la décision rectifiée devait être corrigée conformément à l'article 429.56 LATMP. Pour ce faire, la CLP devait interpréter les dispositions applicables et apprécier la preuve tant médicale que profane.
La norme à retenir
[33] Les critères ci-haut mentionnés nous amènent à conclure qu'en ce qui concerne les décisions des 18 et 25 janvier 2005, la norme à retenir est celle de la décision manifestement déraisonnable, comme l'a confirmé la Cour d'appel dans Ambellidis c. CSST et CSST c. Bélair.[16]
[34] Quant à la décision de la CLP siégeant en révision, la Cour d'appel a confirmé dans CSST c. Fontaine[17] et CSST c. Touloumi[18], que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable simpliciter.
La portée de ces deux normes de contrôle
[35] Dans Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan,[19] la Cour suprême s'est penchée sur la portée de ces normes et sur la différence entre l'une et l'autre:
48. "Lorsque l'analyse pragmatique et fonctionnelle mène à la conclusion que la norme appropriée est la décision raisonnable simpliciter, la cour ne doit pas intervenir à moins que la partie qui demande le contrôle ait démontré que la décision est déraisonnable (voir Southam, par. 61). Dans Southam par. 56, la Cour décrit de la manière suivante la norme de la décision raisonnable simpliciter:
Est déraisonnable la décision qui, dans l'ensemble, n'est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s'il existe quelque motif étayant cette conclusion.
49. Cela indique que la norme de la décision raisonnable exige que la cour siégeant en contrôle judiciaire reste près des motifs donnés par le tribunal et «se demande» si l'un ou l'autre de ces motifs étaye convenablement la décision. La déférence judiciaire demande non pas la soumission mais une attention respectueuse à ces motifs (Baker, précité, par. 65, la juge L'Heureux-Dubé citant D. Dyzenhaus, «The Politics of Deference»: Judicial Review and Democracy», dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286).
(…)
52. La norme de la décision raisonnable simpliciter est aussi très différente de la norme de la décision manifestement déraisonnable qui exige une déférence plus grande. Dans Southam, précité, par. 57, la Cour explique que la différence entre une décision déraisonnable et une décision manifestement déraisonnable réside «dans le caractère flagrant ou évident du défaut». Autrement dit, dès qu'un défaut manifestement déraisonnable a été relevé, il peut être expliqué simplement et facilement, de façon à écarter toute possibilité réelle de douter que la décision est viciée. La décision manifestement déraisonnable a été décrite comme étant «clairement irrationnelle» ou «de toute évidence non conforme à la raison» (Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941 , p. 963-964, le juge Cory; Centre communautaire juridique de l'Estrie c. Sherbrooke (Ville), [1996] 3 R.C.S.84, par. 9-12, le juge Gonthier). Une décision qui est manifestement déraisonnable est à ce point viciée qu'aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir."
QUESTION II: La CLP dans sa décision du 9 septembre 2005, a-t-elle commis une erreur révisable en concluant à l'existence d'un vice de fond de nature à invalider la décision rectifiée du 25 janvier 2005?
[36] La CLP siégeant en révision devait déterminer si la décision rectifiée du 25 janvier 2005 devait être révisée ou révoquée conformément à l'article 429.56 LATMP:
429.56 "La Commission des lésions professionnelles peut, sur demande, réviser ou révoquer une décision, un ordre ou une ordonnance qu'elle a rendu:
1° lorsqu'est découvert un fait nouveau qui, s'il avait été connu en temps utile, aurait pu justifier une décision différente;
2° lorsqu'une partie n'a pu, pour des raisons jugées suffisantes, se faire entendre;
3° lorsqu'un vice de fond ou de procédure est de nature à invalider la décision.
Dans le cas visé au paragraphe 3°, la décision, l'ordre ou l'ordonnance ne peut être révisé ou révoqué par le commissaire qui l'a rendu."
[37] La C.S.S.T. alléguait que la décision du 25 janvier 2005 était entachée d'un vice de fond au sens du 3° paragraphe de l'art. 429.56 LATMP.
[38] D'entrée de jeu, la CLP interprète comme suit la notion de vice de fond (paragraphe 10):
"De jurisprudence constante, la Commission des lésions professionnelles interprète la notion de «vice de fond (…) de nature à invalider la décision» comme signifiant une erreur manifeste, de droit ou de faits, ayant un effet déterminant sur l'issue de la contestation[20] et celui qui demande la révision d'une décision par ailleurs finale et sans appel doit démontrer que la décision attaquée comporte une telle erreur manifeste, de faits ou de droit, déterminante sur l'issue du litige."
[39] Après avoir analysé la décision de la CLP du 18 janvier 2005 en regard des questions qui lui étaient soumises, la commissaire Boucher conclut très rapidement et avec raison, qu'une partie du dispositif de la décision du 18 janvier 2005 était erronée. En effet, après avoir rejeté les requêtes des parties et confirmé toutes les décisions de la DRA, la CLP a conclu que le "syndrome facettaire n'est pas relié à la lésion". Or, la décision de la DRA du 15 octobre 2002 avait clairement conclu que le diagnostic de syndrome facettaire était en relation avec l'événement du 12 février 2000.
[40] Personne ne conteste devant le Tribunal que le commissaire Lemire pouvait ainsi corriger cette conclusion conformément à l'article 429.55 LATMP.
[41] Là où le bât blesse selon la commissaire Boucher, c'est lorsque le commissaire Lemire a ajouté comme conclusion que le diagnostic de déchirure radiaire était lui aussi en relation avec l'événement du 12 février 2000.
[42] Après avoir précisé que toutes les parties reconnaissaient que le premier commissaire avait la compétence de se prononcer sur cette demande faite par la travailleuse, la commissaire Boucher a conclu que dans sa décision, le commissaire ayant rejeté cette demande, ne pouvait plus revenir sur cette question pour en arriver à une solution différente.
[43] Le Tribunal est d'accord avec ce principe. Par contre, rien n'empêche un Tribunal de corriger sa décision s'il a omis de se prononcer sur une question qui lui avait été soumise.
[44] Dans Chandler c. Alberta Association of Architects,[21] le juge Sopinka s'exprime comme suit:
"…si le Tribunal administratif a omis de trancher une question qui avait été soulevée à bon droit dans les procédures et qu'il a le pouvoir de trancher en vertu de sa loi habilitante, on devrait lui permettre de compléter la tâche que lui confie la loi."
[45] Dans Severud c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration),[22] la Cour d'appel fédérale a jugé que l'arbitre n'ayant accompli qu'une partie de sa tâche devait la compléter. Le juge Hugessen, au nom de la Cour, après avoir cité avec approbation l'arrêt Chandler conclut de la façon suivante:
"Dans sa première décision, le conseil arbitral a omis de trancher l'une des questions dont il était saisi. C'était une question qu'il était habilité par la Loi à trancher. Cette Loi ne précise pas les moyens de redressement que le conseil est habilité à appliquer […] et le conseil n'a pas, dans les faits, prétendu choisir un moyen de redressement particulier. Il a simplement accueilli l'appel sans préciser laquelle des décisions de la Commission il estimait mal fondée. D'après le bon sens et la logique, le conseil devrait pouvoir terminer ce qu'il a commencé. Lui seul pouvait accomplir cette tâche, et, tant qu'elle restait inachevée, le litige entre les parties, à l'égard duquel la Loi prévoit des modes de règlement rapides et peu coûteux, demeurait non résolu."
[46] Dans Épiciers unis Métro-Richelieu inc. c. Gagné,[23] la partie requérante avançait comme argument que l'arbitre n'avait plus de juridiction pour amender sa sentence arbitrale puisqu'il était devenu functus officio. Le juge Viau écarte cet argument en ajoutant qu'il était en droit de venir corriger une erreur matérielle pour compléter sa décision:
"…Lui seul était en mesure de décider alors s'il s'agissait d'une «erreur matérielle». Et sa façon de procéder ne saurait constituer, en l'espèce et compte tenu de l'ensemble des preuves présentées par les parties, une erreur susceptible d'entraîner la révision de sa sentence."
Analyse de la décision de la CLP du 18 janvier 2005[24]
[47] Le Tribunal entend analyser la première décision du commissaire Lemire afin de déterminer s'il s'était réellement prononcé sur le diagnostic de déchirure radiaire comme le prétend la commissaire Boucher.
[48] Dans les premières pages de sa décision, le premier commissaire fait état des différentes décisions rendues par la DRA et des contestations faites tant par l'employeur que par la travailleuse à l'encontre de ces décisions.
[49] Le commissaire fait ensuite la revue des faits et des expertises médicales produites de part et d'autre.
[50] Au paragraphe 38, le décideur mentionne que le rapport du Dr Filiatreault,[25] physiatre, indique que la travailleuse souffrirait d'une déchirure radiaire.
[51] Au paragraphe 40, le commissaire s'exprime comme suit:
"La travailleuse demande de se faire reconnaître une déchirure intradiscale non démontrée par l'examen de résonance magnétique au dossier, mais démontrée par la discographie avec un examen clinique normal le jour de l'examen, ce qui est contradictoire et ne permet pas de reconnaître la lésion."
[52] Ainsi, à première vue, il faut admettre qu'à ce stade, le commissaire ne semble pas encore reconnaître la lésion de déchirure radiaire.
[53] Au paragraphe 41, le décideur reproduit une lettre écrite du Dr Giguère et qui semble aller dans le même sens que le Dr Filiatreault. En effet, le Dr Giguère reprend les conclusions du Dr Filiatreault sur la déchirure intradiscale et ajoute que:
"Ce test démontre donc que le syndrome douloureux présenté chez cette patiente en l'absence de tout déficit radiculaire est bel et bien réel et que la progression de l'ankylose telle que notée chez cette patiente est bel et bien le fruit d'une pathologie lombaire dont le point de départ est sans l'ombre d'un doute relié à l'événement du 12 février 2000."[26]
[54] Aux paragraphes 43 et 44, le décideur reproduit des correspondances des représentants de l'employeur et de la travailleuse qui sont contradictoires. Chacune des correspondances fait état de différents rapports médicaux, le décideur ne se positionnant pas clairement sur ces correspondances échangées. Aucun signe ne nous permet de décider à laquelle de ces correspondances le décideur accorde le plus de crédibilité.
[55] Aux paragraphes 46 et 47, le décideur motive sa décision de rejeter les demandes de toutes les parties. Il écrit: "il y a aussi lieu de rejeter la requête de la travailleuse dans tous les dossiers" (nos soulignés).
[56] Dans sa décision, la commissaire Boucher écrit[27]:
"Enfin, au paragraphe [47], il rejette les «demandes», les«réclamations», les «requêtes» de la travailleuse. On ne saurait être plus direct. Puisque la travailleuse lui demandait de reconnaître la relation entre un diagnostic de déchirure radiaire et la lésion subie le 12 février 2000, le premier commissaire rejette cette «demande» ou «réclamation» ou «requête» tant au paragraphe [40] que [47]."
[57] Le Tribunal n'est pas d'accord avec cette conclusion. En effet, il est faux de prétendre qu'au paragraphe 47 le premier commissaire a refusé de reconnaître la relation entre la déchirure radiaire et la lésion subie le 12 février 2000. Au contraire, ce qu'a fait le commissaire Lemire est de rejeter toutes les plaintes faites par la travailleuse et l'employeur à l'encontre de trois décisions de la DRA, datées du 22 mai 2001, 27 août 2001 et 15 octobre 2002. Or, nullement dans ces décisions, il n'avait été fait mention de déchirure radiaire car, c'est la discographie faite par le Dr Filiatreault le 15 septembre 2003 qui, pour la première fois, avait révélé cette déchirure radiaire.
[58] Dans son rapport du 18 décembre 2002,[28] lui aussi postérieur à toutes les décisions de la DRA, le Dr Giguère avait écrit:
"Je retiens donc que cette patiente, qui n'avait aucun antécédent lombaire, s'est infligée une condition lombaire suite à l'accident du 17 février 2002. Le syndrome facettaire tel que démontré par le docteur Pouliot et Lacoursière met en évidence des éléments d'instabilité lombaire. Les éléments ont évolué vers une dégénérescence discale et la symptomatologie mécanique qui y est associée. La nette progression de cette ankylose me fait rectifier ma stratégie thérapeutique chez cette patiente. Je me dois donc de demander une discographie L4-L5 pour étayer mon hypothèse d'une douleur discogénique." (nos soulignés)
[59] À l'audience du 25 avril 2003, la CLP avait ajourné l'enquête pour justement permettre des examens médicaux supplémentaires.[29]
[60] Ainsi, lorsque le dossier fut pris en délibéré le 1er décembre 2004, la CLP avait eu l'avantage de prendre connaissance des rapports du Dr Filiatreault du 15 septembre 2003, de celui du Dr Giguère du 21 novembre 2003, de celui du Dr Paradis du 9 février 2004, ainsi que de l'argumentation écrite des représentants des deux parties.
[61] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal estime que dans sa décision du 18 janvier 2005, la CLP ne s'est jamais prononcée de façon ferme sur le diagnostic de déchirure radiaire. La mention faite au paragraphe 40 de la décision n'est pas définitive. En effet ce n'est qu'au paragraphe 41, que le commissaire fait référence pour la première fois à l'expertise du Dr Giguère qui conclut que le test de provocation fait par le Dr Filiatreault «démontre que le syndrome douloureux présenté chez cette patiente en l'absence de tout déficit radiculaire est bel et bien réel et que la progression de l'ankylose telle que notée chez cette patiente est bel et bien le fruit d'une pathologie lombaire dont le point de départ est sans l'ombre d'un doute relié à l'événement du 12 février 2000.[30]»
[62] Ainsi d'office, sans qu'aucune requête ne lui ait été présentée, le commissaire Lemire a corrigé sa décision pour confirmer le diagnostic de déchirure radiaire et son lien avec l'événement du 12 février 2000.
[63] Pour corriger sa décision comme il l'a fait, cela prenait une certaine dose d'humilité. Si ce commissaire a rendu une décision rectifiée à peine une semaine après sa décision initiale, c'est qu'il s'est aperçu de son omission et a voulu y remédier avant qu'il ne soit trop tard.
[64] On ne peut nier que la décision rectifiée est claire quant à ce diagnostic, ce qui n'est certes pas le cas de la décision initiale.
[65] En annulant la conclusion à laquelle en était arrivé le premier commissaire, la commissaire Boucher a ainsi substitué son opinion à celle du premier commissaire qui lui, avait entendu toute la preuve et était beaucoup plus à même de conclure comme il l'a fait que la commissaire Boucher.
[66] Dans Bourassa c. Commission des lésions professionnelles,[31] la Cour d'appel écrit:
"24. Sous prétexte d'un vice de fond, le recours en révision ne doit cependant pas être un appel sur la base des mêmes faits. Il ne saurait non plus être une invitation faite à un commissaire de substituer son opinion et son appréciation de la preuve à celle de la première formation ou encore une occasion pour une partie d'ajouter de nouveaux arguments.[32]
(…)
26. C'est parce qu'elle adhère totalement à la version et à l'avis du Dr Villeneuve que la deuxième formation de la CLP oublie le véritable enjeu du débat. La question qu'elle devait trancher n'était pas celle de savoir si l'appelante a réussi à prouver, par la balance des probabilités, une fonte musculaire suffisante, mais bien si la première formation de la CLP a commis un vice de fond de nature à invalider sa décision lorsqu'elle a reconnu l'existence d'une relation entre la blessure de l'appelante et son absence d'activités."
[67] Ainsi dans cette affaire, la Cour d'appel a rétabli la décision initiale de la CLP.
[68] Le Tribunal estime que le commissaire Lemire en corrigeant sa décision a agi dans les limites de sa compétence conformément à l'article 429.55 LATMP.
[69] Dans Desrivières c. General Motors du Canada et al,[33] le juge Chamberland, rendant jugement pour la Cour d'appel, reconnaît dans un premier temps que la norme de l'erreur manifestement déraisonnable qui s'appliquait en l'espèce était exigeante. Il écrit:
"37. Dans National Corn Growers Association c. Canada Import Tribunal, [1990] 2 R.C.S. 1324 , le juge Gonthier écrit, à la page 1370:
Dans certains cas, le caractère déraisonnable d'une décision peut ressortir sans qu'il soit nécessaire d'examiner en détail le dossier. Dans d'autres cas, il se peut qu'elle ne soit pas moins déraisonnable mais que cela ne puisse être constaté qu'après une analyse en profondeur.
38. Ce commentaire est, à mon avis, pertinent au cas qui nous occupe ici. Une certaine lecture de la décision de la CALP peut aisément mener à la conclusion qu'elle ne recèle aucune erreur manifestement déraisonnable, tellement le raisonnement est logique, cohérent et fidèle à la lettre de la LATMP. "[…]
39. Une analyse en profondeur de la décision de la CALP m'amène toutefois à la conclusion, et je le dis avec beaucoup d'égards pour la juge de la Cour supérieure et pour les décideurs administratifs, qu'il s'agit d'une décision manifestement déraisonnable menant à un résultat absurde et injuste pour les travailleurs de bonne foi placés dans la même situation que l'appelant."
[70] Ainsi, malgré la norme de contrôle la plus exigeante, la Cour d'appel a accueilli l'appel ainsi que la révision judiciaire pour éviter un résultat injuste pour le travailleur en cause.
[71] En l'espèce, le Tribunal estime que la décision de la CLP du 9 septembre 2005 est déraisonnable car d'une part, le commissaire Lemire avait raison de corriger sa décision vu son omission et d'autre part, si le Tribunal confirmait la décision de la commissaire Boucher, il en résulterait une injustice flagrante pour la travailleuse qui perdrait sous ses droits et recours malgré que le commissaire qui a entendu la preuve ait reconnu le lien entre la déchirure radiaire et l'événement du 12 février 2000.
[72] Le Tribunal estime donc, qu'en conséquence, il y a lieu d'accueillir la demande de révision judiciaire et d'annuler la décision de la CLP du 9 septembre 2005.
[73] Si le Tribunal en était arrivé à la conclusion que la décision rectifiée était incohérente en regard de la décision initiale, il aurait alors retourné le dossier à la CLP en se basant sur l'arrêt Bélanger c. Commission scolaire des Navigateurs.[34]
[74] Dans cette affaire, la Cour d'appel a reconnu qu'il y avait incohérence dans le jugement en première instance devant la CLP. Il y avait en effet, une certaine confusion quant aux motifs du premier décideur, à savoir si la laryngite subie par l'appelante était liée aux conditions de travail de cette dernière. Les juges de la Cour d'appel en sont venus à la conclusion que la juge de la Cour supérieure aurait dû intervenir puisque:
"En définitive, l'incohérence et la contradiction sont telles que la décision, dont le fondement est impossible à déterminer, est irrationnelle et manifestement déraisonnable au point d'empêcher l'appelante de faire valoir adéquatement ses droits tant en révision qu'en appel."
[75] La Cour d'appel a donc accueilli la révision judiciaire et retourné le dossier à la CLP.
[76] Vu la conclusion à laquelle en arrive le Tribunal, il n'y a pas lieu de se prononcer sur la troisième question en litige.
Les dépens
[77] Les procureurs de toutes les parties ont informé le Tribunal qu'ils étaient d'accord à ce que le présent jugement soit rendu, chaque partie payant ses frais.
[78] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
ACCUEILLE la demande de révision judiciaire de la requérante;
ANNULE la décision rendue par l'intimée, la Commission des lésions professionnelles, le 9 septembre 2005 dans les dossiers 162557-64-0106, 168065-64-0109, 192212-64-0210 et 192880-64-0210;
DÉCLARE exécutoire la décision de l'intimée, la Commission des lésions professionnelles en date du 25 janvier 2005 dans les dossiers 162557-64-0106, 168065-64-0109, 192212-64-0210 et 192880-64-0210;
LE TOUT SANS FRAIS.
|
||
|
__________________________________ LUC LEFEBVRE, J.C.S. |
|
|
||
Me Denis Lapierre |
||
(Lalonde, Geraghty, Riendeau et Lapierre) |
||
Pour Céline Billard |
||
|
||
Me Jacques David |
||
(Levasseur, Verge) |
||
Pour la C.L.P. |
||
|
||
Me Anne Vézina |
||
(Panneton, Lessard) |
||
Pour la C.S.S.T. |
||
|
||
Me François Bouchard |
||
(Langlois, Kronström, Desjardins) |
||
Pour Plaisirs Gastronomiques inc. |
||
|
||
|
||
Date d’audience : |
1er mars 2006 |
|
[1] Pièce R-3
[2] Pièce R-1
[3] Pièce R-1-A
[4] Pièce R-8
[5] Pièce R-5
[6] Pièce R-6
[7] Les parties admettent qu'il s'agit plutôt de l'événement du 12 février 2000.
[8] Pièce R-7
[9] Pièce R-1
[10] Pièce R-1-A
[11] L.R.Q. c.A-3.001
[12] [1993] 2 R.C.S. 756 . À l'époque, il s'agissait des articles 405 et 409 LATMP.
[13] C.A. 500-09-010287-001, 15 octobre 2003, JJ. Nuss, Pelletier et Dalphond
[14] Voir Domtar, page 774
[15] Art. 67 de la Loi instituant la Commission des lésions professionnelles et modifiant diverses dispositions législatives, (L.Q. 1997, c.27)
[16] C.A. 500-09-014207-047, 28 mai 2004, JJ. Mailhot, Beaudouin et Pelletier
[17] C.A. 500-09-014608-046, 7 septembre 2005, JJ. Forget, Morissette et Hilton
[18] C.A. 500-09-015132-046, 15 novembre 2005, JJ. Robert, Morissette et Bich
[19] [2003] 1 R.C.S. 247
[20] Lalumière et Multi Services Lanaudière et CSST, 234740-63-0405, 28 avril 2005, L. Nadeau; Produits forestiers Donohue inc. et Villeneuve, [1998] C.L.P. 733 ; Franchellini et Sousa, [1998] C.L.P. 783 .
[21] [1989] 2 R.C.S. 848
[22] [1991] 2 C.F. 318 (C.F.A.)
[23] R.E.J.B. 1997-00233 - C.S. 500-05-021780-968, 13 février 1997, j. Viau
[24] Pièce R-1
[25] Pièce R-6
[26] Voir note 7
[27] Paragraphe 40 de la décision
[28] Pièce R-4, page 8
[29] Voir procès-verbal d'audience produit sous R-8
[30] Voir note 7
[31] R.E.J.B. 2003-46650
[32] Voir Y. Ouellette, Les tribunaux administratifs au Canada, Procédure et Preuve, Montréal, Les Éditions Thémis, 1997, p. 506-508. J.P. Villagi, dans Droit public et administratif, Vol. 7, Collection de droit 2002-2003, Éditions Yvon Blais, 2002, p. 127-129.
[33] (C.A. 2000-06-06), Soquij AZ-50076494 , J.E. 2000-1270 , D.T.E. 2000T-574 , C.L.P.E. 2000LP-3 , [2000] C.L.P. 60
[34] (C.A. 2005-12-08), 2005 QCCA 1241 , SOQUIJ AZ-50347628 , J.E. 2006-188
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.