Mckelvey et Entreprises Wilfrid Côté inc. |
2013 QCCLP 1397 |
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[1] Le 26 octobre 2012, monsieur Patrick McKelvey (le travailleur) dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles à l’encontre d’une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 18 septembre 2012 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme la décision rendue le 3 août 2012 et déclare que malgré les conséquences de la récidive, rechute ou aggravation du 29 septembre 2011, le travailleur est capable d’exercer, à compter du 2 août 2012, l’emploi convenable déjà retenu de conseiller technique.
[3] Une audience se tient le 28 janvier 2013 devant la Commission des lésions professionnelles à Sherbrooke à laquelle assistent le travailleur et son procureur ainsi que la procureure de la CSST. Entreprises Wilfrid Côté inc. (l’employeur) est absent, bien que dûment convoqué.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] Le travailleur demande de déclarer qu’il n’a pas la capacité d’occuper l’emploi convenable déjà retenu de conseiller technique.
[5] Dès le début de l’audience, le procureur du travailleur soulève une question préliminaire à savoir que le docteur François Turcotte n'est pas le médecin qui a charge du travailleur. Compte tenu de l’impact de la décision à être rendue sur cette question, l’affaire est placée en délibéré le 28 janvier 2013 uniquement sur cet aspect du litige.
[6] Le lendemain, la procureure de la CSST s’adresse au tribunal, dans un premier temps, afin que le délibéré soit suspendu, un accord étant semble-t-il intervenu entre les parties, lequel nécessitait cependant toujours l’aval de sa cliente. Plus tard le même jour, la procureure informe le tribunal que l’accord projeté ne peut se matérialiser et désire déposer une requête en réouverture d’enquête afin de faire témoigner une agente de la CSST. Au cours d’une conférence téléphonique tenue le 30 janvier, le tribunal requiert le dépôt d’une requête écrite au plus tard le 1er février 2013, et une réponse au plus tard le 6 février 2013.
[7] La requête en réouverture d’enquête et la question préliminaire sont finalement prises en délibéré le 4 février 2013.
LA PREUVE
[8] Le travailleur exerce le métier de camionneur pour le compte de l'employeur depuis le mois de mars 2002.
[9] Le 11 juin 2003, il subit une lésion professionnelle dont le diagnostic est une hernie discale L5-S1[1] pour laquelle le docteur Séguin, neurochirurgien et médecin qui a charge du travailleur, réalise une discoïdectomie L5-S1 droite le 26 septembre 2005.
[10] Le 10 mai 2006, le docteur Séguin signe le Rapport final et consolide la lésion avec séquelles permanentes.
[11] Le 16 mai suivant, le docteur Séguin produit le Rapport d’évaluation médicale. Il accorde une atteinte permanente de 9 % et recommande des limitations fonctionnelles de classe I selon l’échelle de l’Institut de recherche en santé et sécurité du travail (IRSST).
[12] Le 7 juin 2006, la CSST reconnaît au travailleur le droit à la réadaptation que requiert son état.
[13] Le 10 octobre 2006, la CSST informe le travailleur qu'elle a retenu l'emploi convenable de commis-vendeur de pièces d’équipements motorisés et afin qu’il soit capable de l’exercer, il bénéficiera d’une formation pour l’obtention d’un diplôme d’études professionnelles en Vente de pièces mécaniques et d’accessoires.
[14] Le 10 octobre 2007, la CSST informe le travailleur qu'elle le considère capable d’exercer l'emploi convenable retenu à compter du 18 septembre 2007 et que les indemnités de remplacement du revenu seront réduites au plus tard le 18 septembre 2008.
[15] Le 10 janvier 2008, le docteur Séguin pose le diagnostic de sciatalgie récidivante, ce que la CSST acceptera à titre de récidive, rechute ou aggravation de la lésion professionnelle du 11 juin 2003.
[16] Le 5 novembre 2008, le docteur Séguin signe le Rapport final et consolide la lésion avec séquelles permanentes.
[17] Le 6 novembre 2008, le docteur Séguin produit le Rapport d’évaluation médicale et accorde une atteinte permanente additionnelle de 4 % ainsi que limitations fonctionnelles de classe III selon l’échelle de l’IRSST.
[18] Le 26 janvier 2011, la CSST informe le travailleur qu’elle retient l’emploi de conseiller technique à titre d’emploi convenable et considère qu’il est capable de l'exercer à compter du 21 janvier précédent, les indemnités de remplacement du revenu devant être réduites au plus tard le 21 janvier 2012.
[19] Le 29 septembre 2011, le docteur Séguin pose le diagnostic de récidive de sciatalgie droite, ce que la CSST acceptera à titre de récidive, rechute ou aggravation de la lésion professionnelle du 11 juin 2003.
[20] Le 20 juin 2012, le docteur Séguin signe le Rapport final et consolide la lésion avec séquelles permanentes. Il indique que les limitations fonctionnelles antérieures ont été aggravées, qu’il ne produira pas le Rapport d’évaluation médicale et qu’il n’a pas dirigé le travailleur vers un autre médecin.
[21] Ce même 20 juin, le travailleur contacte son agente d’indemnisation, madame Boulanger, avec laquelle il avait établi le premier contact le 18 avril précédent. Les notes de l’agente se lisent comme suit :
T (travailleur) vient de voir Dr Séguin.
Ce dernier a produit le RMF (Rapport médical final). C’est le médecin qui doit nous faire parvenir le rapport.
T nous dit qu’il a coché oui au 3 première cases et non à la case suivante.
Dr Séguin lui a dit qu’il ne ferait par le REM (Rapport d’évaluation médicale), il a dit qu’il serait mieux que ce soit un autre médecin qui le fasse.
Il n'a pas suggérer de médecin à T.
Expliquons à T qu’il peut choisir le médecin de son choix.
T nous dit qu'il ne connaît personne, il nous demande de l’aider.
Expliquons à T que nous pouvons le faire évaluer par un médecin qui fait des expertises pour la CSST.
Par la suite, nous ferons parvenir les conclusions de l’expertise au Dr Séguin.
Dr Séguin aura 30 jours pour nous dire s’il est d’accord ou non.
Si Dr Séguin est d’accord, nous serons liée à cette expertise et s’il n'est pas d’accord, T devra être vu par un médecin arbitre au BEM (Bureau d’évaluation médicale.)
T nous dit être d’accord avec cette façon de faire.
Informons T que notre secrétaire le contactera dès que nous aurons une date d’expertise.
[sic]
[22] Le 26 juin 2012, le travailleur contacte de nouveau madame Boulanger. Ses notes se lisent ainsi :
T nous dit avoir discuté avec des connaissances et il a décidé de se faire évaluer par Dr François Turcotte.
Expliquons à T que dès que nous aurons reçu son RMF, nous enverrons au Dr Turcotte une copie de son dossier médical.
[23] Le 4 juillet 2012, à la réception du Rapport final du docteur Séguin, madame Boulanger note qu’elle envoie une copie du dossier au docteur Turcotte et lui fait parvenir la lettre suivante :
À la suite de l’information fournie par le (la) travailleur (se) ci-haut mentionné(e), nous avisant du rendez-vous prévu le (date non-déterminée) pour une évaluation des dommages corporels, nous vous transmettons le contenu médical du dossier en lien avec l’événement du 29 septembre 2011.
Le diagnostic accepté par la CSST est :
· Une récidive de hernie discale
Aux fins de la production de votre rapport d’évaluation médicale (REM), vous trouverez, jointe à la présente, une copie du rapport d’évaluation médicale antérieure à l’événement, dont vous devez tenir compte dans votre rapport d’évaluation.
[24] Le 26 juillet 2012, le travailleur informe madame Boulanger qu’elle devrait recevoir le rapport du docteur Turcotte d’ici deux à trois semaines, selon ce que ce dernier lui a dit.
[25] Le 26 juillet 2012 en soirée, le docteur Turcotte produit le Rapport d’évaluation médicale et l’expédie à la CSST par télécopieur. Il indique qu’il n’y a pas d’aggravation et accorde une atteinte permanente additionnelle de 1 %.
[26] Le 2 août 2012, madame Boulanger laisse un message au travailleur l’informant que la CSST le considère toujours capable d’exercer l’emploi de conseiller technique à la suite du rapport du docteur Turcotte. Le travailleur la rappelle le même jour et les notes de l’agente se lisent en partie ainsi :
Retour d’appel du T. Je lui explique la décision rendue.
Il dit ne pas comprendre et ne pas être d’accord.
Il mentionne que son Md (médecin) lui a mentionné qu’il ne pourrait plus travailler.
Je lui précise que les LF (limitations fonctionnelles) émises par le Dr Turcotte ne sont pas incompatible [sic] avec l'emploi de conseiller technique.
Il ne comprend pas pourquoi le Dr Turcotte est allé à l’encontre de son md.
Je lui précise que le Dr Turcotte avait pour mandat d’évaluer les séquelles. Ce qu’il a fait. À partir de cette évaluation, nous en venons à la conclusion qu’il est capable d’occuper l'emploi de conseiller technique. […]
[27] Le lendemain, 3 août 2012, le travailleur contacte de nouveau son agente et réitère le fait que son médecin lui a dit qu’il ne pourrait plus travailler. L’agente note ensuite ce qui suit :
T nous répète que ce n’est pas ce que son médecin lui a dit.
Il nous demande si nous avons fait parvenir l’évaluation du Dr Turcotte au Dr Séguin afin d’avoir son opinion.
Expliquons à T qu’il a choisit le médecin qui allait l’évaluer, nous n’avons pas besoin de demander l’opinion de son médecin.
T nous dit que ce n’est pas lui qui a choisit Dr Turcotte, ce sont des connaissances qui lui ont suggéré.
T nous dit que nous lui avions dit que nous allions demander l’avis de son médecin.
Rappelons à T qu’au début, il nous avait demandé de l’aide pour se trouver un médecin afin de l’évaluer, car il ne connaissait pas de médecin.
Nous lui avions suggéré de l’envoyer en expertise 204.
À ce moment, nous aurions envoyé les conclusions de l’expertise à son médecin afin d’avoir son opinion.
Cependant, puisqu’il a choisit Dr Turcotte pour se faire évaluer, nous n’avons pas à demander l’opinion de Dr Séguin.
T nous demande de lui faire parvenir l’évaluation de Dr Turcotte par télécopieur. Ce que nous faisons immédiatement.
Il nous dit qu’il retournera voir Dr Séguin avec l’évaluation de Dr Turcotte.
[sic]
[28] Le 3 août 2012, la CSST informe le travailleur qu’après avoir analysé les conséquences de sa récidive, rechute ou aggravation du 29 septembre 2011, elle le considère capable d’exercer l'emploi convenable déjà retenu de conseiller technique à compter du 2 août 2012, les indemnités de remplacement du revenu devant être réduites au plus tard le 22 novembre 2012. Quelques jours plus tard, le travailleur demande la révision de cette décision.
[29] Le 6 août, le travailleur contacte son agente de réadaptation afin de lui faire savoir qu'il est en total désaccord avec les conclusions du docteur Turcotte et la façon de procéder de la CSST, puisqu’elle aurait dû consulter son médecin avant de se considérer liée par le rapport du docteur Turcotte.
[30] Le 7 août, le travailleur discute avec une conseillère en indemnisation de la CSST et manifeste de nouveau son désaccord.
[31] Le 8 août 2012, le docteur Séguin signe un Rapport final et y écrit ce qui suit :
Dans votre avis du 21 mars 2012, vous reconnaissez qu’il y a un lien entre la lésion et la récidive, ce dont ne tient pas compte le docteur Turcotte dans son rapport du 24 juillet 2012.
[32] Le 15 août 2012, la CSST donne suite au rapport du docteur Turcotte quant à l’atteinte permanente additionnelle de 1 % et en informe le travailleur (pièce I-1).
[33] Le 18 septembre 2012, à la suite d’une révision administrative, la CSST confirme sa décision du 3 août précédent, décision que le travailleur porte en appel devant la Commission des lésions professionnelles le 26 octobre suivant.
[34] Le 14 janvier 2013, le docteur Séguin produit un Rapport d’évaluation médicale. Il accorde une atteinte permanente additionnelle de 1 % et des limitations fonctionnelles de classe IV.
QUESTION PRÉLIMINAIRE
[35] À l’audience, le procureur du travailleur soumet que le docteur François Turcotte n'est pas le médecin qui a charge du travailleur et que la CSST n’est donc pas liée par son Rapport d’évaluation médicale daté du 24 juillet 2012. La décision de capacité rendue le 3 août 2012 serait ainsi nulle et sans effet. Subsidiairement, le procureur soumet que dans l’éventualité où le tribunal considère le docteur Turcotte comme étant le médecin qui a charge du travailleur, son rapport devrait tout de même être écarté puisqu’il ne se serait pas conformé à son obligation d’information prévue à l’article 203 in fine de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2] (la loi). Il réfère à cet égard le tribunal à l’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Lapointe c. CLP c. Sécuribus c. CSST[3].
[36] La procureure de la CSST répond à la question soulevée par son confrère en précisant que dans l’arrêt Lapointe précitée, dont elle dépose un extrait, il s’agissait avant tout du respect du droit du travailleur de choisir le médecin de son choix, droit que le travailleur en l’espèce a, selon elle, exercé en choisissant le docteur Turcotte. La procureure dépose ensuite trois décisions[4] de la Commission des lésions professionnelles afin d’établir que le médecin évaluateur, recommandé par le médecin qui a charge ou choisi par le travailleur, devient le médecin qui a charge quant à l’évaluation des séquelles permanentes, le travailleur ne pouvant alors en contester les conclusions et la CSST y étant liée.
[37] Le travailleur témoigne ensuite brièvement.
[38] Il affirme avoir eu connaissance des conclusions du rapport d’évaluation du docteur Turcotte par la CSST et que c'est elle qui lui en a fait parvenir copie à sa demande le ou vers le 3 août 2012. Quant au docteur Turcotte, il dit ne pas avoir pris rendez-vous avec lui et que c'est sa secrétaire qui l’a contacté pour lui donner rendez-vous.
[39] Contre-interrogé, le travailleur explique que c'est une conseillère qu’il connaît d’un ex-employeur qui lui a donné le nom du docteur Turcotte, ne sachant cependant pas s’il pratiquait toujours et s’il était apte à effectuer un rapport d’évaluation médicale. C’est à la suggestion de cette conseillère qu’il dit avoir contacté madame Boulanger afin de s’informer et que c'est à cette occasion qu’elle lui aurait demandé s’il choisissait le docteur Turcotte à titre de médecin traitant. Le travailleur déclare qu’il a répondu négativement puisqu’il ne le connaît pas et qu’il désirait des informations sur les conséquences d’un tel choix. L’agente lui aurait alors dit que si le docteur Turcotte était d’accord avec le docteur Séguin, « ils prenaient le docteur Turcotte » et qu’à défaut, le rapport serait envoyé au docteur Séguin.
[40] Le travailleur ajoute qu’il aurait alors dit à l’agente vouloir y songer puisque cela pouvait lui éviter un déplacement à Montréal afin de se faire évaluer. Cette dernière lui aurait alors dit que cela ferait effectivement moins de dépenses pour la CSST, d’autant plus que le docteur Turcotte fait souvent des évaluations pour la CSST. Le travailleur explique qu’en sachant cela, il s’agissait là d’une raison de ne pas avoir choisi le docteur Turcotte comme étant son médecin, mais dit avoir accepté d’aller le voir plutôt que de se rendre à Montréal. Il ajoute qu’il a peut-être mal compris, mais qu’il n’a jamais accepté que le docteur Turcotte devienne son médecin.
[41] La procureure de la CSST réfère enfin le tribunal aux notes de l’agente et soumet qu’il était très clair pour la CSST que c'est le travailleur qui avait choisi le docteur Turcotte.
[42] L’audience fut alors suspendue par le tribunal. À la reprise, environ une heure plus tard, le tribunal informe les parties que le dossier est pris en délibéré, mais uniquement sur la question préliminaire.
Requête en réouverture d’enquête
[43] Le 29 janvier 2013, la procureure de la CSST s’adresse d’abord au tribunal afin que le délibéré soit suspendu, un accord étant semble-t-il intervenu entre les parties, lequel nécessitait cependant toujours l’aval de sa cliente. La procureure s’adresse de nouveau au tribunal un peu plus tard au cours de la même journée et l’informe que l’accord envisagé ne peut se concrétiser. Elle avise de plus le tribunal qu’elle désire déposer une requête en réouverture d’enquête afin de faire témoigner l’agente de la CSST, madame Boulanger. Au cours d’une conférence téléphonique tenue le 30 janvier, le tribunal requiert le dépôt d’une requête écrite.
[44] Avec diligence, dans le délai imparti, la procureure de la CSST soumet sa requête.
[45] Elle allègue essentiellement qu’au cours de l’audience du 28 janvier 2013, le travailleur a témoigné sur la teneur d’une conversation tenue avec l’agente Boulanger relativement aux conséquences de son choix du docteur Turcotte et dont le contenu ne serait pas conforme ou contredirait les notes de cette dernière sur le sujet. La procureure soumet qu'elle ne pouvait à l’avance se douter que le témoignage du travailleur irait en ce sens, d'autant que plusieurs agents sont intervenus au dossier à cet égard et qu'elle ne pouvait donc tous les mobiliser au cas où. Elle requiert donc une réouverture d’enquête afin de faire entendre madame Boulanger et ainsi lui permettre de répondre aux allégations du travailleur. Elle joint deux décisions de la Commission des lésions professionnelles à sa requête pour soutenir ses arguments[5].
[46] Toujours dans le délai accordé pour ce faire, le procureur du travailleur répond à la requête de sa consœur.
[47] Rappelant les critères applicables en pareils cas, le procureur répond que la version des faits de l’agente existait et était connue avant l'audience du 28 janvier, ne constituant donc pas un élément nouveau. Quant à l’absence de l’agente à l’audience, il argue qu'il s’agit d’un choix de la CSST dont elle ne peut se plaindre maintenant et qu’à tout événement, il eût été loisible à l’organisme de demander un ajournement de l’audience afin d’y remédier, ce qu’il n'a pas fait. La preuve ayant été administrée, déclarée close de part et d’autre, les arguments soumis et la question préliminaire prise en délibéré, il plaide que la requête est tardive et ne saurait être accordée pour les motifs soulevés. Le procureur soumet enfin que la jurisprudence déposée à l’appui de la requête de sa collègue ne peut trouver application en l’espèce et réfère plutôt le tribunal à l’affaire Boulanger et Société minière Barrick[6] au soutien de ses arguments.
L’AVIS DES MEMBRES SUR LA REQUÊTE EN RÉOUVERTURE D’ENQUÊTE
[48] La membre issue des associations d’employeurs et le membre issu des associations syndicales sont d'avis de rejeter la requête. Ils considèrent tous deux qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifie une réouverture d’enquête dans les circonstances présentes et que la CSST cherche plutôt à parfaire sa preuve, ne l’ayant pas fait en temps opportun. Ainsi, elle avait par ailleurs tout le loisir de le faire au moment de l'audience, entre autres en demandant un ajournement.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION SUR LA REQUÊTE EN RÉOUVERTURE D’ENQUÊTE
[49] La Commission des lésions professionnelles doit décider si elle fait droit à la requête en réouverture d’enquête déposée par la CSST pour les motifs soumis.
[50] À cet égard, la loi ne renferme aucune disposition spécifique. Cependant, le tribunal a tous les pouvoirs nécessaires pour disposer d’une telle requête puisque la loi prévoit notamment ce qui suit :
377. La Commission des lésions professionnelles a le pouvoir de décider de toute question de droit ou de fait nécessaire à l'exercice de sa compétence.
Elle peut confirmer, modifier ou infirmer la décision, l'ordre ou l'ordonnance contesté et, s'il y a lieu, rendre la décision, l'ordre ou l'ordonnance qui, à son avis, aurait dû être rendu en premier lieu.
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1985, c. 6, a. 377; 1997, c. 27, a. 24.
378. La Commission des lésions professionnelles et ses commissaires sont investis des pouvoirs et de l'immunité des commissaires nommés en vertu de la Loi sur les commissions d'enquête (chapitre C-37), sauf du pouvoir d'ordonner l'emprisonnement.
Ils ont en outre tous les pouvoirs nécessaires à l'exercice de leurs fonctions; ils peuvent notamment rendre toutes ordonnances qu'ils estiment propres à sauvegarder les droits des parties.
Ils ne peuvent être poursuivis en justice en raison d'un acte accompli de bonne foi dans l'exercice de leurs fonctions.
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1985, c. 6, a. 378; 1997, c. 27, a. 24.
429.20. En l'absence de dispositions applicables à un cas particulier, la Commission des lésions professionnelles peut y suppléer par toute procédure compatible avec la présente loi et ses règles de procédure.
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1997, c. 27, a. 24.
[51] Les principes applicables dans le cas de telles requêtes sont connus et furent rappelés notamment dans l’affaire Gagné et Produits forestiers L.M.C. inc.[7] :
[11] Dans l’affaire Boisvert c. Matte³ , la Cour du Québec rappelait que la requête en réouverture d’enquête ne doit être accordée qu’avec beaucoup de circonspection et seulement dans les cas assimilables à ceux pour lesquels la rétractation de jugement est ouverte. Il doit y avoir présence de faits nouveaux possédant un caractère essentiel pouvant affecter la décision du tribunal.
[12] Une requête en réouverture d’enquête devrait être refusée lorsqu’elle a pour but de présenter une preuve paraissant non essentielle et peu concluante au tribunal, surtout lorsqu’elle aurait pu être faite avec plus de diligence avant que l’enquête ne soit terminée4 .
[13] En cette matière, le requérant doit donc démontrer que les nouveaux éléments de preuve découverts lui étaient inconnus au moment du procès et qu’il lui a été impossible de les connaître avant l’audience de la cause5 .
[14] Ces principes établis par les tribunaux judiciaires ont été repris par la Commission des lésions professionnelles. Ainsi dans l’affaire Dufour et General Motors du Canada ltée6 , la Commission des lésions professionnelles mentionne qu’avant de faire droit à une requête en réouverture d’enquête, il est nécessaire d'obtenir la démonstration que les éléments de preuve additionnels étaient inconnus au moment de l’audience ou qu’il était impossible, même en faisant preuve de diligence, d’en prendre connaissance avant l’audience. Il faut aussi que ces éléments aient une influence déterminante sur la décision à être rendue. La jurisprudence rappelle de plus que la réouverture d’enquête ne doit pas servir à parfaire ce qui n’a pas été fait en temps opportun7. La Commission des lésions professionnelles a également rappelé qu’une partie qui se trouve devant une preuve défavorable ne peut demander une deuxième chance pour convaincre le tribunal du bien-fondé de sa réclamation8.
[15] Dans l’affaire Larrivée et Boart Longyear9, la Commission des lésions professionnelles affirme que ce genre de requête ne doit être accueillie que dans des circonstances exceptionnelles. Or, le tribunal n’estime pas être en présence de telles circonstances.
[16] Si à la fin de l’audience le procureur de l’employeur jugeait que certains témoignages de témoins cités par la partie adverse nécessitaient des commentaires ou des vérifications, il aurait très bien pu demander un ajournement, ce qu’il n’a pas fait.
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3 [1967] R.P. 354 (C.Q.)
4 Beaver Fondations ltd c. R.N.R. Transport ltée, [1984] C.E. 207; Protection de la jeunesse - 809, Jurisprudence express, 96-824 C.Q.
5 Symons General Insurance co. c. Rochon, Jurisprudence express, 1995-602 (C.A.); Bouchard c. Mutuelle du Canada, Jurisprudence express, 1997-1726 (C.S.); Banque Toronto Dominion c. Côté, Jurisprudence express, 98-741 (C.S.)
6 C.L.P. 100639-61-9804, 25 octobre 1999, N. Lacroix.
7 Guyon et Terminal maritime Sorel-Tracy, C.L.P. 125580-62B-9910, 15 mars 2001, N. Blanchard.
8 Fabricville co. inc. et Goubran, C.L.P. 135999-71-0004, 11 décembre 2000, H. Rivard.
9 C.L.P. 156535-08-0103, 5 novembre 2001, P. Prégent.
[52] C'est donc fort de ces enseignements que la Commission des lésions professionnelles entend disposer de la présente requête.
[53] Tel qu’il a été soumis par le procureur du travailleur, il n’existe pas en l’espèce de faits nouveaux.
[54] La version de l’agente de la CSST, madame Boulanger, était connue et consignée dans ses notes. Celle du travailleur n’est pas nouvelle non plus et est également consignée dans les notes évolutives apparaissant au dossier, tel que constitué aux fins de l'audience. D’ailleurs, la preuve documentaire est fort éloquente et tant le travailleur que les intervenants de la CSST ont réitéré à plus d’une reprise leur compréhension respective de la situation relativement au statut du docteur Turcotte, ainsi que les motifs qui sous-tendent leur position. À cet égard, et avec respect pour l’opinion contraire, le présent tribunal estime que la preuve que la CSST désire soumettre n’est pas susceptible de l’éclairer davantage.
[55] D’une part, la CSST a choisi de ne pas appeler comme témoin un ou des agents qui étaient intervenus au dossier concernant le statut de médecin qui a charge du travailleur, et ce, tout en sachant pertinemment bien que ce dernier contestait ce statut, et pourquoi, depuis le mois d’août 2012.
[56] D’autre part, au moment de l'audience, si la CSST considérait que la teneur du témoignage du travailleur méritait d’être confrontée à la ou les versions d'autres témoins, il lui aurait été très facile de demander une suspension ou encore un ajournement afin de lui permettre d’assigner ces témoins. D’autant qu’après le témoignage du travailleur, le tribunal a décrété une pause qui a duré environ une heure et au cours de laquelle il aurait été aisé pour la CSST de faire le point sur la situation si le témoignage du travailleur méritait à ce point d’être précisé, nuancé, commenté ou autrement contesté. Aucune telle demande ne fut adressée au tribunal à la reprise de l’audience et l’affaire fut alors placée en délibéré.
[57] Dans les circonstances précises du présent dossier, faire droit à la requête de la CSST équivaudrait ni plus ni moins à lui permettre de parfaire sa preuve, ce qu’elle a eu l’opportunité de faire en temps utile, mais qu’elle a choisi de ne pas faire. Il s'agit cependant d’un choix qu'elle doit maintenant assumer. En l’espèce, accueillir sa requête équivaudrait à lui donner une seconde chance. Il n’y a par ailleurs pas ici de situation exceptionnelle permettant une réouverture d’enquête. Enfin, les deux décisions jointes à la requête de la CSST font état de situations fort différentes de la présente affaire.
[58] La Commission des lésions professionnelles rejette donc la requête en réouverture d’enquête de la CSST.
L’AVIS DES MEMBRES SUR LA QUESTION PRÉLIMINAIRE
[59] Les membres sont d’avis d’accueillir la question préliminaire soulevée par le travailleur. Ils estiment que la preuve démontre clairement que le travailleur avait donné son consentement à une façon de faire le 20 juin 2012 et qu’il n'a pas démontré par la suite qu’il entendait renoncer ou revenir sur l’intention manifestée à ce moment. De plus, sa réaction immédiate et non équivoque quant aux conclusions du rapport du docteur Turcotte, allant selon lui à l’encontre des conclusions du docteur Séguin, démontre son incompréhension en regard des implications de son choix de se faire évaluer par le docteur Turcotte.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION SUR LA QUESTION PRÉLIMINAIRE
[60] La Commission des lésions professionnelles doit décider si le docteur François Turcotte avait le statut de médecin qui a charge du travailleur au moment de produire le Rapport d’évaluation médicale daté du 24 juillet 2012 et, le cas échéant, décider s’il s’est conformé à son obligation d’information prévue à l’article 203 in fine de la loi.
[61] L’enjeu est évidemment de taille pour le travailleur puisque si le docteur Turcotte se voit reconnaître un tel statut, il ne pourra alors contester ses conclusions.
[62] La loi prévoit notamment ce qui suit à cet égard et relativement à la procédure d’évaluation médicale :
192. Le travailleur a droit aux soins du professionnel de la santé de son choix.
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1985, c. 6, a. 192.
199. Le médecin qui, le premier, prend charge d'un travailleur victime d'une lésion professionnelle doit remettre sans délai à celui-ci, sur le formulaire prescrit par la Commission, une attestation comportant le diagnostic et :
1° s'il prévoit que la lésion professionnelle du travailleur sera consolidée dans les 14 jours complets suivant la date où il est devenu incapable d'exercer son emploi en raison de sa lésion, la date prévisible de consolidation de cette lésion; ou
2° s'il prévoit que la lésion professionnelle du travailleur sera consolidée plus de 14 jours complets après la date où il est devenu incapable d'exercer son emploi en raison de sa lésion, la période prévisible de consolidation de cette lésion.
Cependant, si le travailleur n'est pas en mesure de choisir le médecin qui, le premier, en prend charge, il peut, aussitôt qu'il est en mesure de le faire, choisir un autre médecin qui en aura charge et qui doit alors, à la demande du travailleur, lui remettre l'attestation prévue par le premier alinéa.
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1985, c. 6, a. 199.
200. Dans le cas prévu par le paragraphe 2° du premier alinéa de l'article 199, le médecin qui a charge du travailleur doit de plus expédier à la Commission, dans les six jours de son premier examen, sur le formulaire qu'elle prescrit, un rapport sommaire comportant notamment :
1° la date de l'accident du travail;
2° le diagnostic principal et les renseignements complémentaires pertinents;
3° la période prévisible de consolidation de la lésion professionnelle;
4° le fait que le travailleur est en attente de traitements de physiothérapie ou d'ergothérapie ou en attente d'hospitalisation ou le fait qu'il reçoit de tels traitements ou qu'il est hospitalisé;
5° dans la mesure où il peut se prononcer à cet égard, la possibilité que des séquelles permanentes subsistent.
Il en est de même pour tout médecin qui en aura charge subséquemment.
__________
1985, c. 6, a. 200.
201. Si l'évolution de la pathologie du travailleur modifie de façon significative la nature ou la durée des soins ou des traitements prescrits ou administrés, le médecin qui a charge du travailleur en informe la Commission immédiatement, sur le formulaire qu'elle prescrit à cette fin.
__________
1985, c. 6, a. 201.
202. Dans les 10 jours de la réception d'une demande de la Commission à cet effet, le médecin qui a charge du travailleur doit fournir à la Commission, sur le formulaire qu'elle prescrit, un rapport qui comporte les précisions qu'elle requiert sur un ou plusieurs des sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212 .
__________
1985, c. 6, a. 202; 1992, c. 11, a. 12.
203. Dans le cas du paragraphe 1° du premier alinéa de l'article 199, si le travailleur a subi une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique, et dans le cas du paragraphe 2° du premier alinéa de cet article, le médecin qui a charge du travailleur expédie à la Commission, dès que la lésion professionnelle de celui-ci est consolidée, un rapport final, sur un formulaire qu'elle prescrit à cette fin.
Ce rapport indique notamment la date de consolidation de la lésion et, le cas échéant :
1° le pourcentage d'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur d'après le barème des indemnités pour préjudice corporel adopté par règlement;
2° la description des limitations fonctionnelles du travailleur résultant de sa lésion;
3° l'aggravation des limitations fonctionnelles antérieures à celles qui résultent de la lésion.
Le médecin qui a charge du travailleur l'informe sans délai du contenu de son rapport.
__________
1985, c. 6, a. 203; 1999, c. 40, a. 4.
204. La Commission peut exiger d'un travailleur victime d'une lésion professionnelle qu'il se soumette à l'examen du professionnel de la santé qu'elle désigne, pour obtenir un rapport écrit de celui-ci sur toute question relative à la lésion. Le travailleur doit se soumettre à cet examen.
[…]
__________
1985, c. 6, a. 204; 1992, c. 11, a. 13.
205.1. Si le rapport du professionnel de la santé désigné aux fins de l'application de l'article 204 infirme les conclusions du médecin qui a charge du travailleur quant à l'un ou plusieurs des sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212, ce dernier peut, dans les 30 jours de la date de la réception de ce rapport, fournir à la Commission, sur le formulaire qu'elle prescrit, un rapport complémentaire en vue d'étayer ses conclusions et, le cas échéant, y joindre un rapport de consultation motivé. Le médecin qui a charge du travailleur informe celui-ci, sans délai, du contenu de son rapport.
La Commission peut soumettre ces rapports, incluant, le cas échéant, le rapport complémentaire au Bureau d'évaluation médicale prévu à l'article 216 .
__________
1997, c. 27, a. 3.
224. Aux fins de rendre une décision en vertu de la présente loi, et sous réserve de l'article 224.1, la Commission est liée par le diagnostic et les autres conclusions établis par le médecin qui a charge du travailleur relativement aux sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212 .
__________
1985, c. 6, a. 224; 1992, c. 11, a. 26.
224.1. Lorsqu'un membre du Bureau d'évaluation médicale rend un avis en vertu de l'article 221 dans le délai prescrit à l'article 222, la Commission est liée par cet avis et rend une décision en conséquence.
[…]
__________
1992, c. 11, a. 27.
[63] D’une part, comme on peut le constater, cette procédure respecte deux grands principes de la loi, soit le libre choix par le travailleur de l’identité du médecin qui aura charge du suivi de sa lésion professionnelle et le fait que l’opinion médicale émise par celui-ci lie la CSST. Il est fait exception à ce principe lorsqu’un membre du Bureau d’évaluation médicale rend son avis en vertu de l’article 224.1.
[64] En contrepartie, le principe du libre choix du médecin implique pour le travailleur l’interdiction de contester les rapports médicaux que son médecin émet, comme le stipule le second alinéa de l’article 358 de la loi.
358. Une personne qui se croit lésée par une décision rendue par la Commission en vertu de la présente loi peut, dans les 30 jours de sa notification, en demander la révision.
Cependant, une personne ne peut demander la révision d'une question d'ordre médical sur laquelle la Commission est liée en vertu de l'article 224 ou d'une décision que la Commission a rendue en vertu de la section III du chapitre VII, ni demander la révision du refus de la Commission de reconsidérer sa décision en vertu du premier alinéa de l'article 365 .
[…]
__________
1985, c. 6, a. 358; 1992, c. 11, a. 31; 1996, c. 70, a. 40; 1997, c. 27, a. 14; 2006, c. 53, a. 26.
[65] Il existe cependant une exception à cette interdiction dans le cas de l’assignation temporaire autorisée par le médecin qui a charge et avec qui un travailleur serait en désaccord.
[66] D’autre part, le Rapport final dont il est question au premier alinéa de l’article 203 doit être complété par le Rapport d’évaluation médicale[8]. Or, il arrive, comme c’est le cas en l’espèce, que le médecin qui a charge décide de ne pas produire ce rapport. Le médecin choisi par le travailleur qui le produira acquiert alors le statut de médecin qui a charge et son rapport lie la CSST. Le travailleur ne peut ainsi en contester les conclusions[9].
[67] Ceci signifie, par exemple dans le cas d’évaluation des séquelles permanentes, que le médecin qui produit le Rapport d’évaluation médicale peut conclure à l’inexistence de telles séquelles, malgré que la réponse « oui » soit cochée au Rapport final émis au préalable par le médecin qui avait charge du travailleur avant lui. À cet égard, le tribunal fait siens les propos de la Commission des lésions professionnelles dans l’affaire Trudel et Transelec/Common inc.[10] :
[47] La procureure du travailleur invoque par ailleurs le fait que le docteur Nault conclut à l’absence de limitations fonctionnelles alors que le docteur Jean avait indiqué qu’il y en avait, ce qui ne peut selon elle être accepté : elle plaide que le docteur Nault était lié par la conclusion du docteur Jean quant à l’existence de limitations fonctionnelles découlant de la lésion professionnelle.
[48] Encore une fois, le tribunal a effectué une revue de la jurisprudence sur cette question. Or, il en ressort de façon majoritaire qu’un seul médecin peut agir au même moment ou sur le même aspect d’un dossier, afin d’éviter une situation où il y aurait production de rapport médicaux contradictoires . Il en ressort que plusieurs médecins peuvent agir de façon concurrente, mais sur des aspects différents du dossier, et que le médecin ayant charge de façon plus générale du travailleur peut déléguer certains aspects particuliers à d’autres médecins.
[49] Par contre, un médecin vers qui un travailleur est dirigé pour agir sur un ou des sujets précis du dossier ne peut remettre en cause et infirmer des conclusions sur des sujets déjà réglés par le médecin ayant charge du travailleur . Ainsi, un médecin chargé d’évaluer l’atteinte permanente ne peut par exemple remettre en question le diagnostic ou la date de consolidation de la lésion professionnelle déterminés par le médecin ayant eu charge du travailleur précédemment et s’étant prononcé sur ces questions.
[50] Il importe cependant de préciser qu’il ressort clairement de la jurisprudence que cela ne vaut que si le sujet sur lequel il y a apparente contradiction a été complètement réglé par le premier médecin et respecte ainsi les exigences de l’article 203 . Ainsi, le bref formulaire « Rapport final » ne suffit pas et doit être complété par un rapport d’évaluation médicale, à moins qu’il ne comporte les éléments requis par l’article 203. Ainsi, si le premier médecin n’évalue pas l’atteinte permanente et les limitations fonctionnelles, le second médecin a toute liberté pour les évaluer, incluant pour conclure qu’il n’y en a pas, l’article 203 référant au « pourcentage d’atteinte permanente » et à « la description des limitations fonctionnelles » et non simplement à leur existence. La commissaire Joëlle L’Heureux s’exprimait notamment comme suit sur le sujet dans l’affaire Colgan qui a ensuite fait jurisprudence :
« Aux fins de transmettre les avis médicaux à la suite de la consolidation de la lésion du travailleur, la Commission a mis en circulation deux formulaires pour obtenir l’opinion du médecin traitant sur les sujets prescrits par la loi, formulaires appelés respectivement « rapport final » et « rapport d’évaluation médicale ». Il ressort toutefois que le formulaire appelé « rapport final » ne rencontre pas les prescriptions de l’article 203 qui prévoit l’existence légale d’un rapport final et en détermine le contenu.
L’affirmation ou la négation pure et simple de l’existence d’une atteinte permanente ou de limitations fonctionnelles, demandée au formulaire de « rapport final » par la Commission, ne correspond à aucune des étapes de la procédure d’évaluation médicale prévue à la loi. L’article 203, 2ième et 3ième paragraphes, prévoit spécifiquement qu’à la suite de la consolidation de la lésion, le médecin ayant charge du travailleur doit indiquer le pourcentage d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique du travailleur d’après le barème des dommages corporels adopté par règlement et doit décrire les limitations fonctionnelles du travailleur résultant de cette lésion.
Le geste demandé par la Commission au médecin, par le biais du « rapport final », ne correspond pas au geste demandé par le législateur à l’article 203.
Comme le législateur a aussi prévu que la Commission est liée par l’avis du médecin ayant charge du travailleur, il apparaît normal à la Commission d’appel que l’avis sur lequel la Commission devienne liée corresponde à un sujet sur lequel la loi demande au médecin ayant charge du travailleur de se prononcer.
De plus, l’absence de spécification sur la nature de la limitation fonctionnelle accordée, ou sur l’atteinte permanente dont est affligé le travailleur, rend ces séquelles abstraites.
La limitation fonctionnelle, tout comme l’atteinte permanente, ne devient réelle, et donc applicable, ou encore contestable, que lorsqu’elle est décrite dans sa nature. »
[68] Ceci étant, il y a d’abord lieu d’analyser si le travailleur exerce son choix en toute connaissance de cause au moment de désigner le docteur Turcotte au mois de juin 2012 comme étant celui qui produira le Rapport d’évaluation médicale.
[69] En l’espèce, il n’est pas contesté que depuis 2005, et jusqu’à l’émission du Rapport final daté du 20 juin 2012, le docteur Séguin a le statut de médecin qui a charge du travailleur. Ce dernier refuse cependant de produire le Rapport d’évaluation médicale et ne dirige pas le travailleur vers un autre professionnel de la santé pour ce faire. C’est donc dans ce contexte précis que le travailleur s’adresse à la CSST le 20 juin 2012 afin d’obtenir de l’aide, puisqu’il ne connaît personne d’autre que le docteur Séguin pouvant produire ledit rapport.
[70] Le tribunal préférant s’en remettre aux notes contemporaines de l’agente, et indépendamment du témoignage du travailleur, à la seule lecture des notes des 20 et 26 juin 2012, il est loin d’être évident que les explications alors données furent suffisamment claires pour permettre au travailleur de saisir toute la portée du choix du médecin qui produirait le rapport d’évaluation en lieu et place du docteur Séguin et des conséquences potentielles d’un tel choix, comme l’expose la Commission des lésions professionnelles dans l’affaire Trudel et Transelec/Common inc.[11] précitée.
[71] Outre le fait d’avoir informé le travailleur qu’il pouvait choisir le médecin de son choix, les notes du 20 juin de l’agente, contrairement aux notes plus explicites du 3 août, ne font état des conséquences que d’une seule hypothèse, à savoir que si le médecin qui produit le rapport « est un médecin qui fait des expertises pour la CSST », le docteur Séguin sera consulté en cas de désaccord. Or, les notes de madame Boulanger indiquent que c'est très précisément à cette façon de faire à laquelle acquiesce le travailleur le 20 juin 2012. Rien dans ses très brèves notes du 26 juin suivant n’indique que ce dernier aurait alors renoncé implicitement au consentement donné le 20 juin et aux conséquences liées à celui-ci, si ce n'est qu’il dit être d’accord pour se faire évaluer par le docteur Turcotte.
[72] Il n'est donc pas étonnant de lire quelle fut sa réaction lorsqu’il apprend, dès le 2 août, que le docteur Turcotte « est allé à l’encontre de son médecin ». C’est au surplus ce qui ressort de manière constante des notes des 3, 6 et 7 août, lorsque le travailleur réitère le fait qu’il lui avait été dit que le docteur Séguin serait consulté.
[73] Il est manifeste que le travailleur ignorait que le médecin évaluateur choisi était susceptible de conclure différemment du médecin qui en a charge depuis 2005 et qui a signé son Rapport final le 20 juin 2012, eu égard à l’évaluation de ses séquelles permanentes.
[74] Avec respect pour l’opinion contraire, de l’avis du tribunal, il ressort de la preuve et plus particulièrement des notes contemporaines de l’agente de la CSST, qu’en fonction des explications données, le travailleur a pu être induit de bonne foi en erreur, croyant que l’opinion du docteur Turcotte serait soumise à l’appréciation du docteur Séguin en cas de divergence d’opinions. Dans les circonstances, le tribunal estime que le travailleur n’était certes pas à même de jauger et d’évaluer toute l’ampleur des conséquences de son choix. C'est par ailleurs l’essence de son témoignage lorsqu’il dit qu’il a « peut-être mal compris ».
[75] Pour cette raison, le tribunal n’hésite pas à conclure, dans le cadre précis des faits propres à la présente affaire, que le docteur Turcotte n’est pas le médecin qui a charge au moment où il produit le Rapport d’évaluation médicale au mois de juillet 2012.
[76] Enfin, il est vrai de dire que dans l’affaire Lapointe c. CLP c. Sécuribus c. CSST[12], il était question du diagnostic et que la Cour d’appel a établi que la finalité sous-jacente de l’article 203 in fine est celle du droit du travailleur de choisir le médecin de son choix. Il n'en demeure pas moins cependant que ce choix doit être exercé de façon éclairée et en toute connaissance de cause. Surtout, comme en l’espèce, où un travailleur est confronté au choix d’un médecin évaluateur qu'il ne connaît pas en lieu et place du médecin qui en a charge depuis plusieurs années et qui, au surplus, a produit tous ses rapports d’évaluation médicale précédents, sans aucune contestation.
[77] En raison de tout ce qui précède, la Commission des lésions professionnelles juge que le docteur Turcotte n’avait pas le statut de médecin qui a charge du travailleur au moment où il produit le Rapport d’évaluation médicale le 24 juillet 2012 et que, par conséquent, ce rapport ne liait pas la CSST. Du même coup, la décision rendue le 18 septembre 2012 à la suite d’une révision administrative sera déclarée nulle et sans effet et le dossier retourné à la CSST pour traitement approprié et conforme à la loi.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête en réouverture d’enquête présentée par la CSST le 30 janvier 2013;
ACCUEILLE la question préliminaire présentée par monsieur Patrick McKelvey, le travailleur;
DÉCLARE que le docteur François Turcotte n’est pas le médecin qui a charge du travailleur;
DÉCLARE que la CSST n’est pas liée par les conclusions du rapport d’évaluation médicale du docteur Turcotte du 24 juillet 2012;
DÉCLARE nulle et sans effet la décision rendue par la CSST le 18 septembre 2012 à la suite d’une révision administrative;
RETOURNE le dossier à la CSST pour traitement approprié et conforme à la loi.
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Jacques Degré |
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Me Pierre Thibaudeau |
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Gosselin ThibAUdeau Blais avocats |
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Représentant de la partie requérante |
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Me Marie-Josée Dandenault |
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Vigneault Thibodeau Bergeron |
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Représentante de la partie intervenante |
[1] Mckelvey et Entreprises Wilfrid Côté inc. et CSST, C.L.P. 230404-05-0404, 16 août 2004, M.-C. Gagnon.
[2] L.R.Q., c. A-3.001.
[3] C.A. Montréal, 500-09-013413-034, 19 mars 2004, jj. Forget, Dalphond et Rayle.
[4] Di Carlo et Pharmaprix Bureau Central, C.L.P. 145258-71-0008, 7 juin 2002, L. Crochetière; Safi et Les Pétroles Super Écono inc., C.L.P. 390470-71-0909, 26 avril 2010, M. Larouche; David et Liard Construction inc. et SAAQ, C.L.P. 414382-63-1007, 28 février 2011, G. Morin.
[5] Mailhot et Commission scolaire Abitibi et CSST, C.L.P. 85266-08-9701, 9 novembre 1999, R. Ouellet; Larrivée et Boart Longyear, C.L.P. 156535-08-0103, 5 novembre 2001, P. Prégent.
[6] C.L.P. 68498-08-9504, 26 octobre 2004, L. Nadeau.
[7] C.L.P. 196748-01C-0212, 10 mai 2004, J.-F. Clément.
[8] Benoît et Ayerst, McKenna et Harrison inc., C.A.L.P. 08827-60-8808, 31 mars 1993, M. Cuddihy; Ouellet et Entreprises forestières F.G.O. inc., C.A.L.P. 26176-01-9101, 21 juillet 1993, M. Carignan; Larivière et Hôpital du Haut-Richelieu, C.A.L.P. 38310-62-9203, 9 mars 1994, M. Lamarre, (J6-09-08); Thibodeau et J. H. Ryder Machinerie ltée, C.A.L.P. 43929-62-9206, 28 juin 1995, L. Thibault; Gagné et Pyrotex ltée, [1996] C.A.L.P. 323 ; Bellemare et Fonderie Grand-Mère ltée, C.A.L.P. 38632-04-9204, 22 septembre 1997, M. Carignan (décision sur requête en révision); Leclair et Ressources Breakwater-Mine Langlois, C.L.P. 138655-08-0004, 23 juillet 2001, P. Prégent; Côté et Gestion Rémy Ferland inc., C.L.P. 175597-03B-0201, 20 juin 2002, J.-F. Clément; Bussières et Abitibi Consolidated (Division La Tuque), [2004] C.L.P. 648 .
[9] Morneau et Maison du Soleil Levant et CSST, C.L.P. 140756-08-0006, 20 mars 2001, R. Savard.
[10] C.L.P. 257302-01B-0502, 24 février 2006, L. Desbois, révision rejetée, 13 juillet 2007, C.-A. Ducharme.
[11] Précitée, note 10.
[12] Précitée, note 3.
AVIS :
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