Bordeleau et Emballage Smurfit-Stone Canada |
2010 QCCLP 567 |
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[1] Le 14 avril 2009, monsieur Claude Bordeleau (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 19 mars 2009 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme une décision rendue initialement le 7 janvier 2009 et déclare que la CSST est justifiée de refuser de verser au travailleur des indemnités de remplacement du revenu pour la période du 1er juin 2003 au 25 octobre 2006.
[3] À l’audience tenue à Trois-Rivières le 31 juillet 2009, le travailleur est présent et non représenté. Emballage Smurfit-Stone Canada (l’employeur) et la CSST sont absents et non représentés. L’affaire est prise en délibéré le même jour.
OBJET DE LA CONTESTATION
[4] Le travailleur demande au tribunal de déclarer qu’il a droit à l’indemnité de remplacement du revenu pour la période du 1er juin 2003 au 25 octobre 2006.
LES FAITS
[5] Le travailleur occupe un emploi de mécanicien industriel chez l’employeur depuis plus de 37 ans.
[6] Le 30 juillet 2002, il subit une lésion professionnelle qui entraîne une tendinite et une déchirure de la coiffe des rotateurs à l’épaule droite.
[7] Il est en arrêt de travail pendant deux jours et retourne ensuite chez l’employeur en assignation temporaire.
[8] À l’audience, le travailleur explique qu’il est assigné dès lors à son poste habituel de travail avec la possibilité, compte tenu de son expérience et son ancienneté, de moduler lui-même ses tâches en fonction de ses restrictions physiques en lien avec sa lésion à l’épaule droite. Même si le travail est allégé, il ajoute que le climat de travail devient rapidement tendu puisque ses collègues doivent prendre la relève pour les tâches les plus lourdes. Il affirme également que sa motivation décline compte tenu de son incapacité à suivre le rythme normal de travail.
[9] Le 16 janvier 2003, l’agent de la CSST rapporte que le travailleur exécute des « travaux légers et ça va bien ».
[10] Le 24 janvier 2003, l’agent écrit ce qui suit à ses notes évolutives :
Étant donné que le T (travailleur) fait son travail même si lésion non consolidée et que le T prend sa retraite en juin, dossier reste au poste ATT (assignation temporaire). (sic)
(Les parenthèses sont du tribunal).
[11] À l’audience, le travailleur explique qu’il a effectivement pris la décision de prendre sa retraite au courant du mois de janvier 2003 après avoir consulté un conseiller financier. Il affirme avoir consulté sa représentante syndicale pour obtenir de l’information sur le plan de retraite.
[12] Le 16 avril 2003, il signe des documents chez l’employeur confirmant son départ à la retraite pour le mois d’octobre 2003. À l’audience, il nie toute négociation ou discussion concernant sa lésion professionnelle.
[13] La lésion est consolidée le 1er juin 2003 par le docteur Milot. Il évalue, à son Rapport d’évaluation médicale du 16 mai 2003, une atteinte permanente de 4 % et les limitations fonctionnelles suivantes :
limiter la répétition dans les mouvements,
limiter les mouvements à moins de 90° d’abduction-flexion,
limiter les contrecoups et vibrations à basse fréquence,
limiter les charges à 10 kg,
éviter de s’agripper et de se hisser.
[14] En conclusion de son rapport, le médecin note ce qui suit :
Monsieur Bordeleau s’infligea une rupture de la coiffe des rotateurs à l’épaule droite à la suite d’un contrecoup lorsque sa foreuse se coinça dans le métal. Son épaule droite était fléchie à plus de 90° à ce moment. Il présenta dès lors le tableau clinique typique d’une déchirure de la coiffe des rotateurs sans effets de boutonnière. Il améliora sa condition avec repos, des exercices et un travail allégé.
Cette lésion est permanente et il ne pourra définitivement pas reprendre son travail habituel.
(Le soulignement est du tribunal).
[15] Au lieu de retourner à son poste habituel de travail le 1er juin 2003, le travailleur décide de prendre sa retraite immédiatement. À l’audience, il explique que cette décision le désavantage financièrement, mais il se considère incapable physiquement de maintenir le rythme de travail compte tenu de ses limitations fonctionnelles et de la chaleur ambiante à l’usine. De plus, il ne lui reste plus qu’un collègue de travail pour exécuter la tâche de quatre, ce qui rend le climat encore plus difficile.
[16] Le 23 juillet 2003, la CSST rend une décision concernant le pourcentage de l’atteinte permanente tel qu’évalué par le docteur Milot.
[17] Le 28 juillet 2003, l’agent de la CSST transmet, à la demande du travailleur, une copie de la décision du 23 juillet 2003 par télécopieur à madame Lacroix, représentante syndicale.
[18] À l’audience, le travailleur explique que le syndicat ne lui offre finalement aucun service puisqu’il a déjà pris sa retraite. Il déménage et ne retourne pas sur le marché du travail.
[19] Il ajoute que la douleur à son épaule droite persiste et augmente avec les années. C’est dans ce contexte qu’il consulte un médecin au mois d’octobre 2006 qui suggère un examen par résonance magnétique.
[20] Le 30 janvier 2007, l’agent de la CSST indique ce qui suit à sa Note d’accès au régime contenue au dossier:
T est retraité depuis juin 03
A actuellement 61 ans
Aurait devancé sa retraite de quelques mois parce qu’il avait de la difficulté à bien faire son travail
T n’a pas appelé à la CSST VS cette difficulté et la présence de L.F.
T a droit à l’IRR malgré son statut de retraité
Application art 70 pour le revenu
[…]
[21] La CSST accepte d’assumer les frais de l’examen par résonance magnétique et reconnaît, par une décision datée du 1er février 2007, l’existence d’une récidive, rechute ou aggravation survenue le 25 octobre 2006 et ayant entraîné une déchirure de la coiffe des rotateurs à l’épaule droite et une algodystrophie réflexe à la main droite. Le travailleur récupère dès lors son droit à l’indemnité de remplacement du revenu.
[22] Le 28 décembre 2007, la CSST déclare que le travailleur a droit à la réadaptation puisqu’elle prévoit que le travailleur conservera une atteinte permanente attribuable à la lésion professionnelle du 25 octobre 2006.
[23] Le 7 février 2008, le docteur Lirette complète un Rapport d’évaluation médicale et conclut à une aggravation de l’atteinte permanente, mais sans limitation fonctionnelle additionnelle « par rapport à celles émises déjà par le Docteur Martin Milot en juillet 2003 ».
[24] La CSST analyse ensuite la capacité du travailleur à exercer son emploi de mécanicien industriel compte tenu des limitations fonctionnelles retenues par les docteurs Lirette et Milot.
[25] Le 20 mars 2008, elle conclut que le travailleur n’est plus capable d’exercer son emploi de mécanicien industriel, ni de retourner chez son employeur.
[26] Dans les mois suivants, le travailleur se demande pourquoi l’analyse de sa capacité à exercer son emploi n’a pas été effectuée en juin 2003 à la suite de l’évaluation du docteur Milot. Il consulte le moteur de recherche Mémento sur le site Internet de la Commission des lésions professionnelles et transmet la présente lettre à la CSST le 17 novembre 2008 :
Objet : Capacité de travail.
Madame, Monsieur,
Le 30 juillet 2002 j’ai été victime d’un accident du travail.
Suite au rapport d’examen médical du Dr Martin Milot le 16 mai 2003 la Commission aurait dû statuer sur ma capacité de travail.
Considérant que lors de la consolidation de la lésion de l’événement d’origine la commission a omis de statuer sur ma capacité de travail ce qui m’aurait permis de recevoir des I.R.R. je demande par la présente que me sois versées les sommes d’argent (I.R.R.) qui me sont dues plus les intérêts pour la période allant du 1er juin 2003 au 25 octobre 2006.
Je me permets d’exprimer le désir que la présente demande soit traitée dans des délais raisonnables étant donné que j’ai déjà eu à subir les nombreux inconvénients reliés à l’omission par la Commission de statuer sur ma capacité de travail lors de l’événement original.
Bien à vous.
[sic]
[27] Le 7 janvier 2009, la CSST rend une décision en réponse à la lettre du travailleur et déclare ce qui suit :
Monsieur,
Suite à votre lettre du 16 novembre 2008, nous désirons vous informer que nous ne pouvons donner suite à votre demande d’indemnisation du 1er juin 2003 au 25 octobre 2006.
Selon les informations au dossier, nous constatons que suite au rapport d’évaluation médicale de mai 2003, produit par le Dr Milot, vous n’avez manifesté aucun besoin de participer à un plan de réadaptation. Au contraire, nous constatons que vous avez opté pour une prise de retraite en juin 2003 alors que celle-ci était prévue en octobre de la même année.
Par ailleurs, nous ne retrouvons au dossier aucune manifestation de désaccord quant à l’absence soit de versement d’IRR ou soit d’une prise en charge en réadaptation par la CSST, sinon qu’en octobre 2007, vous questionnez votre conseillère en réadaptation sur le sujet. Il s’agit pour la CSST d’une marque de désintéressement ou de renoncement de votre part quant à toute réclamation concernant l’IRR à cette époque.
En conséquence, nous considérons donc que l’absence de versement d’IRR cumulée avec votre désir de profiter de votre retraite font en sorte qu’implicitement vous renonciez à une prise en charge en réadaptation. Nous estimons alors qu’une décision implicite de la CSST sur votre capacité de travail a été rendue, que vous êtes hors délai pour la contester et qu’aucun motif valable ne nous a été donné pour vous relever ce votre défaut de la contester dans les délais prescrits.
L’IRR que vous recevez depuis le 25 octobre 2006 continuera de vous être versée compte tenu qu’elle est reçue à la suite d’une aggravation de votre condition et qu’elle n’est pas liée avec ce qui précède.
Nous vous invitons à communiquer avec nous si vous avez besoin de renseignements supplémentaires à ce sujet ou pour toute autre question. Vous ou votre employeur pouvez demander la révision de cette décision dans les 30 jours suivant la réception de la présente lettre.
Veuillez accepter, Monsieur, nos salutations distinguées.
(Le soulignement est du tribunal).
[28] Le tribunal retient de cette décision que, selon la CSST, l’absence de versement de l’indemnité de remplacement du revenu et le départ à la retraite du travailleur impliquent une renonciation « à une prise en charge en réadaptation », qu’une décision implicite sur la capacité du travail a été rendue et que le travailleur n’a pas démontré de motif valable pour être relevé des conséquences de son défaut d’avoir contesté cette décision dans les délais prévus à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi).
[29] Cette décision, contestée par le travailleur, sera confirmée par une décision rendue par la CSST le 19 mars 2009 à la suite d’une révision administrative, d’où la question en litige. Au soutien de sa décision, la CSST allègue ce qui suit :
Au présent dossier, la Révision administrative estime qu’en l’absence de décision sur la capacité de travail et le droit à l’IRR suite à la lésion professionnelle du 30 juillet 2002, l’objet de la demande de révision du travailleur concerne la fin du versement de l’IRR en juin 2003. La Révision administrative devra donc déterminer si le travailleur a droit aux indemnités de remplacement du revenu entre le 1er juin 2003 et le 25 octobre 2006.
Des faits au dossier, la Révision administrative retient d’une part qu’il s’est écoulé près de quatre ans pendant lesquelles le travailleur n’a reçu aucune indemnité de remplacement du revenu. Il avait, de façon volontaire et éclairée, décidé de prendre sa retraite le 1er juin 2003 après que le Dr Milot lui ait dit lors de l’expertise médicale du 16 mai 2003, qu’il ne pourra plus refaire son emploi. D’autre part, le travailleur n’a pas donné suite au rapport d’évaluation médicale du Dr Milot de mai 2003. La dernière communication avec la Commission est datée du mois d’août 2003 où le travailleur demande que la décision concernant le pourcentage d’atteinte permanente soit transmise à sa représentante.
La Révision administrative estime que le travailleur a fait la démonstration en juin 2003, qu’il renonçait à réintégrer le marché du travail par la décision de prendre sa retraite. La Commission était ainsi justifiée de mettre fin au versement des indemnités de remplacement du revenu.
(Le soulignement est du tribunal).
[30] Le tribunal retient de ces arguments que la CSST considère, compte tenu de l’attitude du travailleur, que ce dernier a renoncé à réintégrer le marché du travail lors de son départ à la retraite. Par conséquent, il aurait implicitement renoncé à son droit à la réadaptation et à son droit à l’indemnité de remplacement du revenu à laquelle il avait droit pendant cette réadaptation. La CSST ne reprend pas cependant l’argument de la décision implicite et du délai pour contester cette décision.
L’AVIS DES MEMBRES
[31] Le membre issu des associations syndicales et le membre issu des associations d’employeurs sont d’avis que la requête du travailleur devrait être accueillie.
[32] Selon eux, le travailleur avait droit à la réadaptation professionnelle en 2003 compte tenu des limitations fonctionnelles retenues par le docteur Milot. Ce constat est d’ailleurs confirmé par la décision de la CSST du 20 mars 2008 rendue en regard des mêmes limitations fonctionnelles.
[33] Puisque la CSST ne s’est jamais prononcée sur la capacité du travailleur à exercer son emploi et n’a pas déterminé d’emploi convenable en relation avec la lésion professionnelle du 30 juillet 2002, les membres sont d’avis que la CSST a cessé de verser l’indemnité de remplacement du revenu sans droit. Le travailleur a donc droit au versement de l’indemnité de remplacement du revenu pour la période du 1er juin 2003 au 25 octobre 2006.
Les MOTIFS DE LA DÉCISION
[34] Le tribunal doit établir si le travailleur a droit à l’indemnité de remplacement du revenu pour la période du 1er juin 2003 au 25 octobre 2006.
[35] Ce droit à l’indemnité de remplacement du revenu est associé à l’incapacité du travailleur d’exercer son emploi en raison de la lésion professionnelle, incapacité qui est présumée exister jusqu'à la date de consolidation de cette lésion suivant les articles 44 et 46 de la loi :
44. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle a droit à une indemnité de remplacement du revenu s'il devient incapable d'exercer son emploi en raison de cette lésion.
Le travailleur qui n'a plus d'emploi lorsque se manifeste sa lésion professionnelle a droit à cette indemnité s'il devient incapable d'exercer l'emploi qu'il occupait habituellement.
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1985, c. 6, a. 44.
46. Le travailleur est présumé incapable d'exercer son emploi tant que la lésion professionnelle dont il a été victime n'est pas consolidée.
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1985, c. 6, a. 46.
[36] En vertu de l’article 47, le travailleur conserve son droit à cette indemnité malgré la consolidation de sa lésion tant qu’il a besoin de réadaptation pour redevenir capable d'exercer son emploi ou un emploi convenable:
47. Le travailleur dont la lésion professionnelle est consolidée a droit à l'indemnité de remplacement du revenu prévue par l'article 45 tant qu'il a besoin de réadaptation pour redevenir capable d'exercer son emploi ou, si cet objectif ne peut être atteint, pour devenir capable d'exercer à plein temps un emploi convenable.
__________
1985, c. 6, a. 47.
[37] Enfin, ce droit s’éteint lorsque le travailleur redevient capable d’exercer son emploi en vertu du premier paragraphe de l’article 57 :
57. Le droit à l'indemnité de remplacement du revenu s'éteint au premier des événements suivants :
1° lorsque le travailleur redevient capable d'exercer son emploi, sous réserve de l'article 48 ;
2° au décès du travailleur; ou
3° au soixante-huitième anniversaire de naissance du travailleur ou, si celui-ci est victime d'une lésion professionnelle alors qu'il est âgé d'au moins 64 ans, quatre ans après la date du début de son incapacité d'exercer son emploi.
__________
1985, c. 6, a. 57.
(Soulignement du tribunal)
[38] Quant au droit à la réadaptation professionnelle, il est associé à l’existence d’une atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique du travailleur, tel que prévu à l'article 145 de la loi :
145. Le travailleur qui, en raison de la lésion professionnelle dont il a été victime, subit une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique a droit, dans la mesure prévue par le présent chapitre, à la réadaptation que requiert son état en vue de sa réinsertion sociale et professionnelle.
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1985, c. 6, a. 145.
[39] L’objectif de la réadaptation professionnelle est décrit ainsi à l’article 166 de la loi :
166. La réadaptation professionnelle a pour but de faciliter la réintégration du travailleur dans son emploi ou dans un emploi équivalent ou, si ce but ne peut être atteint, l'accès à un emploi convenable.
__________
1985, c. 6, a. 166.
[40] Le travailleur bénéficie ainsi en l’espèce du droit à l’indemnité de remplacement du revenu à la suite de l’acceptation de sa réclamation pour une lésion professionnelle subie le 30 juillet 2002.
[41] À la suite de la consolidation de sa lésion professionnelle avec une atteinte permanente, le travailleur conserve, en vertu de l’article 57, son droit au versement de l’indemnité de remplacement du revenu tant que la CSST ne s’est pas prononcée sur sa capacité à effectuer son emploi compte tenu des limitations fonctionnelles qu’il conserve[2].
[42] De plus, le tribunal adhère à la jurisprudence majoritaire du tribunal qui établit qu’un travailleur qui prend sa retraite cesse son assignation temporaire et récupère dès lors son droit au versement de l’indemnité de remplacement du revenu prévu à l’article 44 de la loi[3].
[43] Ainsi en l’espèce, le travailleur avait le droit au versement de remplacement du revenu lors de son départ à la retraite le 1er juin 2003.
[44] Dans sa décision initiale du 7 janvier 2009, la CSST prétend cependant s’être prononcée implicitement sur la capacité du travailleur à exercer son emploi lors du départ à la retraite de ce dernier, justifiant ainsi la fin du droit à l’indemnité de remplacement du revenu.
[45] En vertu de l’article 354 de la loi, les décisions rendues par la CSST se doivent d’être écrites, motivées et notifiées aux intéressés dans les plus brefs délais. Il va sans dire que le travailleur en l’espèce est une « partie intéressée » au sens de cet article puisque la décision concerne sa capacité au travail et son droit à l’indemnité de remplacement du revenu.
[46] Les exigences de l’article 354 sont intiment liées au droit des parties intéressées de contester les décisions de la CSST dans les trente jours de leur notification, tel que prévu à l’article 358, droit lui-même rattaché aux règles de justice naturelle.
[47] La jurisprudence reconnaît cependant, dans certaines circonstances bien particulières, l’existence et la validité d’une décision rendue implicitement par la CSST. Tel que le souligne la juge administrative Morin dans l’affaire Pelletier et Fruit Sections inc.[4], cette reconnaissance est possible « lorsqu’il se dégage de la preuve des éléments de faits suffisamment explicites permettant de conclure à l’existence d’une telle décision ».
[48] Dans une affaire récente[5], la juge administrative Burdett résume en ces termes les exigences requises par la jurisprudence pour reconnaître l’existence d’une telle décision implicite :
[60] La jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles reconnaît cependant que la CSST peut rendre des décisions implicitement, mais dans certaines circonstances bien précises. Pour qu’il y ait décision implicite, il faut une preuve de faits suffisamment graves, précis, concordants pour présumer de l’existence d’une telle décision3. Il faut donc des éléments de faits suffisamment explicites pour conclure à l’existence d’une décision implicite ou qu’une telle décision s’infère du comportement de la CSST4. Il faut interpréter ces circonstances de façon restrictive5. En effet, reconnaître qu’une décision implicite a été rendue va à l’encontre du principe voulant que les parties ont le droit d’être informées des décisions rendues par la CSST et, par le fait même, de leur droit de les contester conformément aux articles 354, 355 et 358.5 de la Loi6.
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3 Vallières et Air Canada, C.A.L.P. 63381-60-9410, 17 mai 1996, L. Thibault.
4 Paquin et Bélisle, C.L.P. 252220-04-0501, 11 juillet 2005, J.-F. Clément; Gauvreau et Philip Manufacturing, C.L.P. 276849-72-0511, 7 juin 2006, F. Juteau.
5 Trudeau et CSST, C.L.P. 208842-62A-0305, 27 février 2004, D. Rivard.
6 Biello et Ovaltec inc., C.L.P. 221671-61-0311, 4 mai 2004, B. Lemay, Charest et Beaulieu, C.L.P. 243650-62B-0409, 25 mai 2005, M.-D. Lampron.
(le soulignement est du tribunal)
[49] Or, le tribunal ne retrouve en l’espèce aucun indice d’une décision rendue verbalement ou implicitement par la CSST sur la capacité du travailleur à occuper son emploi en regard des limitations fonctionnelles retenues par le docteur Milot le 16 mai 2003 et à la suite de la consolidation de la lésion professionnelle le 1er juin 2003.
[50] La seule vérification de capacité se retrouve à la note de la CSST du 16 janvier 2003, soit six mois avant la consolidation de la lésion. Il s’agit d’un résumé d’une conversation téléphonique tenue avec le travailleur dans le contexte de son assignation temporaire où l’agent indique que « ça va bien ».
[51] C’est dans ce contexte que l’agent conclut, le 24 janvier 2003, que le travailleur fait « son travail » malgré la non-consolidation de sa lésion et que le « dossier » restera au poste de l’assignation temporaire lorsque le travailleur prendra sa retraite au mois de juin 2003.
[52] Or, ces commentaires consignés les 16 et 24 janvier 2003 sont vagues, imprécis et insuffisants pour démontrer l’existence d’une décision implicite de capacité rendue le 1er juin 2003 au moment du départ à la retraite du travailleur et à la suite de la consolidation de la lésion professionnelle.
[53] De plus, les agissements du travailleur, au moment de son départ à la retraite, ne démontrent nullement qu’il se considère capable d’exercer son emploi.
[54] Bien au contraire, le tribunal retient du témoignage non contredit du travailleur et livré de façon crédible à l’audience, c'est-à-dire de façon précise, vraisemblable et cohérente[6], qu’il se considère incapable d’exercer ses tâches habituelles compte tenu des limitations fonctionnelles permanentes affectant son épaule droite. C’est d’ailleurs en raison de cette incapacité qu’il décide de prendre sa retraite prématurément le 1er juin 2003.
[55] Selon ce même témoignage du travailleur, les notes des 16 et 24 janvier 2003 n’ont jamais été portés à sa connaissance, ni par écrit, ni verbalement, ni par l’intermédiaire de son employeur ou de son syndicat.
[56] Personne n’informe non plus le travailleur de son droit à la réadaptation et de son droit de recevoir l’indemnité de remplacement du revenu à la suite de son départ à la retraite. Il bénéficie certes des services d’un représentant syndical, mais aucune preuve au dossier ne démontre que les questions du droit à l’indemnité de remplacement du revenu, de la capacité de travail ou du droit à la réadaptation ont été abordées à cette époque.
[57] Ce n’est qu’à la suite de la décision rendue par la CSST le 20 mars 2008, après avoir reçu les conseils d’un ami et après avoir consulté le site Internet du tribunal, que le travailleur dépose sa lettre du 17 novembre 2008 et réclame l’indemnité de remplacement du revenu pour la période du 1er juin 2003 au 25 octobre 2006.
[58] Le dossier ne contient ainsi aucune information qui permet d’établir que la CSST s’est prononcée, même implicitement, sur la capacité du travailleur à occuper son emploi et incidemment sur son droit de recevoir l’indemnité de remplacement du revenu à la suite de la consolidation de la lésion professionnelle.
[59] Cette décision de la CSST ne sera rendue que le 7 janvier 2009, d’où le présent litige. Ce qui permet au tribunal de se prononcer sur le droit du travailleur de recevoir l’indemnité du revenu à compter du 1er juin 2003 et rendre la décision « qui, à son avis, aurait dû être rendue en premier lieu »[7].
[60] En l’espèce, la CSST se devait de verser de nouveau l’indemnité de remplacement du revenu au travailleur à compter du 1er juin 2003 compte tenu de la fin de l’assignation temporaire provoquée par le départ à la retraite.
[61] De plus, même si la date de ce départ à la retraite coïncide avec la consolidation de la lésion professionnelle, la CSST se devait de poursuivre le paiement de cette indemnité tant qu’elle ne s’était pas prononcée sur la capacité du travailleur à occuper son emploi de mécanicien industriel compte tenu des limitations fonctionnelles identifiées par le docteur Milot le 16 mai 2003.
[62] Or, cette analyse ne sera jamais effectuée. Lorsque la CSST examine sommairement la question de l’emploi qu’occupe le travailleur en janvier 2003, ce dernier est en assignation temporaire. Même s’il possède le même titre, cet emploi ne correspond pas à l’emploi qu’occupait le travailleur au moment de la lésion, mais plutôt un emploi adapté selon des restrictions évaluées par le travailleur lui-même.
[63] Ce n’est qu’en 2008, dans le cadre de la récidive, rechute ou aggravation du 25 octobre 2006, que ces limitations fonctionnelles, reprises par le docteur Lirette à son Rapport d’évaluation médicale du 7 février 2008, seront analysées par la CSST et déclarées, par la décision du 20 mars 2008, incompatibles avec l’emploi qu’occupait le travailleur au moment de subir sa lésion professionnelle le 20 juillet 2002.
[64] De l’avis même de la CSST, le travailleur est donc incapable, à la date de la consolidation de sa lésion le 1er juin 2003, d’exercer l’emploi qu’il occupait au moment de la survenance de sa lésion.
[65] Le travailleur a donc droit au versement de l’indemnité du revenu à compter du 1er juin 2003.
[66] La CSST allègue cependant, dans sa décision du 19 mars 2009, que le travailleur a renoncé implicitement au versement de cette indemnité par son départ à la retraite le jour même où elle doit en principe rétablir le versement de cette indemnité, soit le 1er juin 2003.
[67] Le droit à l’indemnité de remplacement du revenu prévu à l’article 44 de loi constitue une des pierres angulaires du régime d’indemnisation des lésions professionnelles au Québec. Il va sans dire qu’une renonciation à ce droit, à défaut d’être par écrit, doit à tout le moins s’exprimer de façon claire et sans ambiguïté.
[68] De plus, le droit de recevoir l’indemnité de remplacement du revenu jusqu’à la cessation de l’incapacité à occuper son emploi et le droit à la réadaptation en présence d’une atteinte permanente ne requièrent aucune démarche particulière de la part du travailleur une fois sa réclamation acceptée. C’est à la CSST, à titre d’administrateur du régime, de s’assurer que l’indemnité de remplacement du revenu est versée, que le processus de réadaptation se déroule conformément aux dispositions de la loi et qu’une décision est rendue en ce sens.
[69] Dans un tel contexte, le seul fait pour le travailleur d’exercer son droit légitime de prendre sa retraite après 37 ans de service ne correspond pas, de l’avis du tribunal, à une renonciation claire et sans ambiguïté à son droit à la réadaptation et au droit de recevoir l’indemnité de remplacement du revenu.
[70] Le tribunal est plutôt d’avis que le silence du travailleur s’explique par un ensemble de circonstances tout à fait particulières :
- l’assignation temporaire s’effectue au poste de travail habituel du travailleur;
- l’employeur permet au travailleur d’adapter lui-même son emploi selon sa capacité physique compte tenu de son ancienneté et son expérience;
- le travailleur continue de recevoir normalement son salaire et aucune indemnité de remplacement du revenu n’est jamais versée par la CSST;
- le salaire n’est plus versé à compter du 1er juin 2003, date de son départ à la retraite;
- ce départ coïncide avec la date de la consolidation de la lésion et aucune décision écrite ou verbale de la CSST n’informe le travailleur de son droit à la réadaptation, de son droit au versement de l’indemnité de remplacement du revenu et de son droit à la contestation d’une décision de la CSST;
- le travailleur ne choisit pas alors de se retirer volontairement du marché du travail pour « profiter » de sa retraite tel qu’allégué par la CSST à sa décision du 7 janvier 2009. Il quitte plutôt prématurément son emploi chez l’employeur en raison justement des séquelles permanentes associées à sa lésion professionnelle.
[71] À cet égard, le tribunal adhère aux propos suivants de la juge administrative Lajoie tenue dans Boisvert et Ville de Montréal[8]. Dans cette affaire également, la CSST ne s’est pas prononcée sur la capacité du travailleur à occuper son emploi malgré la présence d’une atteinte permanente et des limitations fonctionnelles et n’a pas versé l’indemnité de remplacement du revenu à la suite du départ à la retraite et du déménagement du travailleur pendant son assignation temporaire:
[64] Le tribunal estime que la CSST aurait dû rendre une décision à savoir que le travailleur n’était plus capable d’occuper son emploi habituel, ce qu’elle pouvait faire puisqu’elle disposait de toutes les informations pertinentes. Dans ces circonstances, le tribunal, conformément à l’article 377 de la loi et compte tenu de la preuve prépondérante, conclut que le travailleur n’était plus capable, à cause des conséquences de sa lésion professionnelle, d’occuper son emploi habituel.
[65] Le représentant de l’employeur soumet que la retraite du travailleur et son déménagement dans une autre région sont un obstacle à sa réadaptation et au droit à l’IRR. Dans l’affaire Myrne Forget5, citée par l’employeur, le commissaire associe la retraite de la travailleuse à son retrait du marché du travail et conclut qu’elle n’a en conséquence plus droit à l’IRR, conformément à l’article 48 de la loi.
[66] Dans une autre affaire6, la Commission des lésions professionnelles retient que le fait de recevoir une rente d’invalidité de la RRQ indique que la travailleuse a choisi de se retirer du marché du travail et le fait qu’elle ait déménagé dans une autre région indique qu’elle n’était plus motivée à reprendre le travail.
[67] Avec respect pour l’opinion contraire, le tribunal estime que la situation est différente dans le cas qui nous occupe. En effet, la retraite du travailleur fait en sorte qu’il ne peut plus travailler chez l’employeur, le lien d’emploi étant rompu. Ainsi, le travailleur ne pourrait, même s’il en avait la capacité, reprendre son emploi habituel de chauffeur 502C. Toutefois, le tribunal a conclu que cette incapacité résulte d’abord des limitations fonctionnelles qui lui sont reconnues à la suite de sa lésion professionnelle. Ainsi, ce n’est pas la retraite qui l’empêche d’occuper son emploi habituel mais bien les conséquences de sa lésion professionnelle.
[68] De plus, la prise de la retraite ne signifie pas que le travailleur ne puisse plus ou ne veuille plus travailler ailleurs sur le marché du travail et dans un autre domaine. Le travailleur a justement expliqué qu’il devait et voulait travailler en février 2004. Il a d’ailleurs témoigné avoir fait quelques démarches pour se trouver du travail. Cette volonté et cette disponibilité ne fait pas obstacle à la détermination d’un emploi convenable.
[69] Dans l’affaire Santaguida7 soumise au tribunal par le représentant de l’employeur, la Commission des lésions professionnelles en vient à la conclusion que le travailleur, qui a subi une rechute, récidive ou aggravation après avoir pris sa retraite, n’a pas droit à la réadaptation professionnelle non pas parce qu’il est à la retraite, mais parce que la preuve prépondérante établit que l’incapacité du travailleur à exercer son emploi résulte de conditions personnelles plutôt que des conséquences de la lésion professionnelle. Une telle preuve n’a pas été faite en l’espèce.
[70] Le tribunal est d’avis que dans le cas de monsieur Boisvert, la retraite n’a pas été un moyen de se retirer complètement du marché du travail, mais plutôt une façon de quitter son ancien milieu de travail dans lequel il ne se sentait plus le bienvenu et dont le climat le rendait anxieux. Le tribunal n’y voit pas un refus de collaborer au plan de réadaptation, qui de toute façon, n’a jamais existé.
[71] Il en est de même du fait que le travailleur ait choisi de déménager dans une autre région. Monsieur Boisvert a agi ainsi en croyant que quitter la ville lui ferait du bien et l’aiderait à se reprendre en mains. [sic]
[72] Dans les circonstances particulières du présent dossier, le tribunal est d’avis que la CSST devait mettre en place un plan de réadaptation, et ce, malgré le fait que le travailleur ait pris sa retraite puisque ce n’est pas d’abord pour cette raison que le travailleur ne peut reprendre son emploi habituel. Au surplus, la retraite de son emploi à la Ville de Montréal n’est pas un obstacle à occuper un emploi convenable ailleurs sur le marché du travail.
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5. Myrne Forget et Douane & Accise, C.A.L.P. 55738-60-9312, 27 janvier 1995, R. Brassard
6. Canuel et Ville de Boucherville, C.L.P. 112911-04B-9903, 20 août 1999, R. Savard
7. Santaguida et Chemins de fer nationaux du Canada, C.L.P. 113300-72-9903, 4 octobre 2000, D. Lévesque
(le soulignement est du tribunal)
[72] La même conclusion s’impose en l’espèce. Le travailleur a droit au versement de l’indemnité de remplacement du revenu et a droit à la réadaptation à compter du 1er juin 2003 malgré son départ à la retraite puisqu’il est alors incapable, en raison des conséquences de sa lésion professionnelle, d’occuper son emploi. De plus, le simple silence du travailleur, à la suite de son départ à la retraite, ne peut correspondre en l’espèce à une renonciation claire et sans ambiguïté de ces droits.
[73] Par conséquent, la CSST doit verser l’indemnité de remplacement du revenu au travailleur à compter du 1er juin 2003.
[74] Puisque la CSST ne se prononce sur la capacité du travailleur à exercer son emploi que le 20 mars 2008, l’indemnité doit être versée jusqu’au 25 octobre 2006, date où elle est de nouveau versée à la suite d’une récidive, rechute ou aggravation.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de monsieur Claude Bordeleau, le travailleur;
INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 19 mars 2009 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le travailleur a droit au versement de l’indemnité de remplacement du revenu pour la période du 1er juin 2003 au 25 octobre 2006, avec intérêts.
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Daniel Therrien |
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Me Annie Veillette |
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Panneton Lessard |
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Représentante de la partie intervenante |
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[1] L.R.Q., c. A-3.001
[2] Parent et Société canadienne des postes, C.L.P. 233363-71-0404, 30 novembre 2009, Y. Lemire.
[3] Centre hospitalier Gaspé et Reeves, [1998] C.L.P. 1391 . Société de transport de Montréal et Denis, [2007] C.L.P. 1385
[4] C.L.P. 151638-61-0012, 23 juillet 2001, G. Morin.
[5] Latulippe et Transport Robert 1973 ltée, C.L.P. 339697-62C-0802, 1er décembre 2008, C. Burdett.
[6] Laliberté & associés inc. et St-Louis, C.L.P. 298396-64-0609, 17 avril 2009, M. Montplaisir.
[7] Article 377 de la loi.
[8] C.L.P. 243242-04B-0409, 28 février 2005, D. Lajoie.
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