Paradis et Transport Thibodeau inc. |
2012 QCCLP 5412 |
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[1] Le 4 août 2011, monsieur Luc Paradis (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 12 juillet 2011, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme une décision initialement rendue le 15 mars 2011 refusant de procéder à la modification du plan individualisé de réadaptation du travailleur.
[3] L’employeur informe le tribunal qu’il ne sera pas présent à l’audience. Le travailleur est présent et est représenté par procureur, à l’audience tenue par la Commission des lésions professionnelles le 14 novembre 2011, à Joliette.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles d’infirmer la décision rendue par la CSST à la suite d’une révision administrative le 12 juillet 2011 et de déclarer qu’il a droit à la modification de son plan individualisé de réadaptation en vertu du paragraphe second de l’article 146 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi).
LES FAITS
[5] Le travailleur exerce le métier de chauffeur de camion semi-remorque pour le compte de l’employeur Transport Thibodeau inc. depuis le 20 juin 1989 lorsqu’il est victime d’un accident du travail le 18 février 2008, alors qu’il glisse et fait une chute sur le sol en descendant de son camion. Il ressent par la suite des douleurs au bas du dos et aux jambes.
[6] Le 27 février 2008, ses douleurs s’intensifient alors qu’il effectue un déchargement de pneus. Il consulte le docteur Picard le 28 février 2008 qui diagnostique une entorse lombaire.
[7] Le 16 mai 2008, il passe une résonance magnétique de la colonne lombaire qui révèle une légère discopathie à chaque niveau de la colonne lombaire et une hernie discale postéro-centrale L5-S1 avec une minime empreinte sur le sac dural. Au niveau L4-L5, il présente aussi une fissure annulaire, une petite protrusion discale et des ostéophytes marginaux intraforaminaux bilatéraux causant une sténose foraminale. On constate aussi de l’arthrose facettaire bilatérale aux niveaux L4-L5 et L5-S1.
[8] Le 17 août 2008, le travailleur commence une assignation temporaire dans des tâches cléricales à raison de trois jours par semaine.
[9] Le 24 septembre 2008, la docteure Jacqueline Chan rédige un rapport final par lequel elle consolide la lésion professionnelle avec la présence d’une atteinte permanente et de limitations fonctionnelles et réfère le travailleur au docteur John Jackson aux fins d’établir le rapport d’évaluation médicale de l’atteinte permanente et des limitations fonctionnelles.
[10] Le 8 octobre 2008, le docteur Jackson rédige le rapport d’évaluation médicale et accorde au travailleur une atteinte permanente de 2 % pour une entorse lombaire avec séquelles fonctionnelles et des limitations fonctionnelles.
[11] Le 17 octobre 2008, le docteur Claude Godin rédige à la demande de la CSST un rapport d’expertise du travailleur et lui accorde une atteinte permanente de 2 % pour une entorse dorsolombaire et des limitations fonctionnelles moins importantes.
[12] Le 5 janvier 2009, le travailleur est expertisé par le docteur Carl Fournier, orthopédiste et membre du Bureau d’évaluation médicale. Celui-ci se prononce en regard de l’établissement des limitations fonctionnelles seulement. Il accorde au travailleur les limitations fonctionnelles de classe II de l’IRSST suivantes :
En plus des restrictions de classe 1, éviter les activités qui impliquent de :
- Soulever, porter, pousser, tirer de façon répétitive ou fréquente des charges de plus de 15 kilos;
- Effectuer des mouvements répétitifs ou fréquents de flexion, d’extension ou de torsion de la colonne lombaire même de faible amplitude;
- Monter fréquemment plusieurs escaliers;
- Marcher en terrain accidenté ou glissant.
[13] Le 2 février 2009, la CSST rend une décision en vertu de l’article 224.1 de la loi par laquelle elle accorde au travailleur les limitations fonctionnelles établies par le docteur Fournier du Bureau d’évaluation médicale.
[14] Le 5 mars 2009, une rencontre de réadaptation est effectuée chez l’employeur à l’occasion de laquelle la CSST détermine que le travailleur est incapable de reprendre son emploi préaccidentel compte tenu de ses limitations fonctionnelles. Il est alors convenu que le travailleur effectuera un essai de deux jours dans un emploi convenable proposé par l’employeur de chauffeur sans manutention de charges, après quoi il reprendra son assignation temporaire à des tâches cléricales.
[15] Le 18 mars 2009, la conseillère en réadaptation avise l’employeur qu’à la suite de l’essai, le travailleur est incapable de faire l’emploi convenable de chauffeur-livreur sans manutention de charges proposé et lui demande d’offrir un autre type d’emploi convenable.
[16] Le 29 avril 2009, l’employeur propose un emploi convenable de préposé au service à la clientèle dont les tâches sont les suivantes :
- Effectuer les recherches des « pro bills » inexistants;
- Scanner les preuves de livraison et autres documents;
- S’occuper du rapport des P.O.D manquants (recherches);
- Entrer les feuilles de messagerie;
- Prendre les appels pour recherche O.S. & D.;
- Faire le contrôle des palettes vides en remplacement;
- Faire l’inventaire sur le quai et faire les rapports;
- Faire les recherches informatiques pour les clients et autres succursales;
- Faire toute autre tâche connexe avec le travail de bureau le travail de répartition.
[17] Le même jour, la conseillère en réadaptation discute de l’emploi convenable avec le travailleur qui lui indique que ses tâches ont augmenté, qu’il est satisfait du travail qu’il fait, qu’il fait des journées complètes et que ça va très bien, mais qu’il ne sait pas si cette assignation temporaire comporte les mêmes tâches que l’emploi convenable qui lui est proposé.
[18] Le 26 mai 2009, une rencontre de réadaptation a lieu chez l’employeur. La conseillère en réadaptation indique au dossier que l’employeur propose un emploi convenable de préposé au service à la clientèle. Il s’agit d’un emploi du lundi au vendredi de 8 h à 17 h, avec une heure pour le repas du midi et deux pauses de 15 minutes. Elle rapporte que le poste de travail se situe au rez-de-chaussée et que le salaire est de 47 166 $, soit le même salaire que celui de chauffeur-livreur qu’il exerçait. Elle note aussi que le travailleur bénéficiera d’une période d’entraînement. Elle juge que les limitations fonctionnelles sont respectées et que l’emploi de préposé au service à la clientèle constitue un emploi convenable. Elle indique que le travailleur soulève des inquiétudes quant au code vestimentaire, craint de ne pas s’adapter et est préoccupé par le fait de ne plus être syndiqué. Elle note au dossier qu’elle l’informe qu’il peut communiquer avec la CSST s’il croit être licencié à cause de son accident du travail.
[19] Le 28 mai 2009, la CSST rend donc une décision par laquelle elle déclare que le travailleur ne peut occuper son emploi préaccidentel de chauffeur-livreur et indique avoir retenu l’emploi convenable de préposé au service à la clientèle chez l’employeur. Elle considère de plus que le travailleur est capable d’exercer cet emploi à compter du 28 mai 2009. À cette occasion, la CSST ne rend pas de décision sur le montant du salaire de l’emploi convenable retenu ni ne rend de décision sur le droit du travailleur au versement d’une indemnité réduite de remplacement du revenu.
[20] Par ailleurs, il appert du dossier administratif que l’employeur a offert au travailleur un salaire de 47 166 $ pour cet emploi convenable de commis au service à la clientèle, soit l’équivalent du salaire qu’il gagnait avant son accident de travail dans son emploi de chauffeur-livreur.
[21] Le 1er juin 2009, monsieur Michel Julien, alors représentant du travailleur, communique avec la conseillère en réadaptation et lui indique que le salaire versé par l’employeur pour cet emploi de préposé au service à la clientèle ne pourrait être obtenu ailleurs sur le marché du travail puisque le salaire réel versé pour un tel emploi ailleurs est inférieur au salaire proposé par l’employeur.
[22] Il demande à ce que le travailleur reçoive le salaire proposé par l’employeur, mais que la CSST « rajoute une clause qui lui donnerait droit à des indemnités réduites de remplacement du revenu, advenant le cas où le lien d’emploi serait rompu ».
[23] Le 8 juin 2009, le travailleur conteste la décision du 28 mai 2009 établissant l’emploi convenable. L’employeur conteste aussi cette décision le 17 juin 2009. Le 28 août 2009, la révision administrative de la CSST maintient la décision rendue le 28 mai 2009. Le travailleur et l’employeur contestent cette décision. Le 17 janvier 2011, l’employeur se désiste de sa contestation de cette décision[2]. Le même jour, le travailleur se désiste aussi de sa contestation de la décision portant sur l’emploi convenable[3].
[24] Le 4 février 2011, soit 18 jours après le désistement du travailleur, l’employeur l’avise que son poste de préposé à la clientèle est aboli en raison d’une restructuration et met fin à son emploi à pareille date.
[25] Le même jour, le travailleur communique avec l’agent d’indemnisation, monsieur Stéphane Perron, pour l’informer de la situation et manifester son mécontentement. Il indique qu’il s’agit d’un emploi convenable déterminé en mai 2009 d’un commun accord avec l’employeur, qu’il a fait l’achat d’une maison à l’Assomption et qu’il se retrouve maintenant sans emploi à l’âge de 51 ans, avec des limitations fonctionnelles de classe II en relation avec sa lésion professionnelle lombaire et l’inquiétude de ne pouvoir se trouver un autre travail ailleurs. Il est très inquiet financièrement et informe l’agent qu’il va tout perdre et que c’est de la faute de la CSST qui ne l’a pas aidé adéquatement.
[26] L’agent d’indemnisation lui répond que la CSST ne peut assumer tous les aléas du marché comme les congédiements, les mises à pied, les faillites d’entreprises et des abolitions de postes, qu’il a occupé cet emploi pendant un an et huit mois et qu’il avait toutes les qualifications, les connaissances et les compétences pour exercer cet emploi.
[27] Le 17 février 2011, le procureur du travailleur formule une requête en modification du plan individualisé de réadaptation (PIR) en vertu du paragraphe second de l’article 146 de la loi. Il allègue que, comme son client l’appréhendait, celui-ci ne sera jamais en mesure de trouver un emploi de préposé au service à la clientèle au salaire de 47 166 $ qui lui était versé par l’employeur et qu’il ne peut recevoir une indemnité de remplacement du revenu.
[28] Une note du 14 mars 2011 de monsieur Nelson Interiano, agent d’indemnisation, indique que le travailleur était capable depuis le 28 mai 2009 d’occuper l’emploi de préposé au service à la clientèle au salaire de 47 166 $, soit le même salaire que celui de l’emploi prélésionnel et qu’il s’est désisté de sa contestation avant que son poste soit aboli par l’employeur quelques jours plus tard et demande à la CSST de modifier son plan individualisé de réadaptation. Il ajoute que le paragraphe deux de l’article 146 de la loi prévoit qu’un plan individualisé de réadaptation peut être modifié avec la collaboration du travailleur pour tenir compte de circonstances nouvelles, mais que la politique de la CSST veut que le plan individualisé de réadaptation puisse être modifié seulement jusqu’à ce que la décision sur la capacité soit rendue et qu’elle prévoit que la circonstance nouvelle est considérée lorsqu’elle est un évènement ou une particularité caractérisant un fait qui a pour conséquence :
- De rendre inadéquates les mesures de réadaptation prévue au PIR afin d’atteindre l’objectif de retour à l’autonomie du travailleur et son retour en emploi; ou
- D’entraver l’atteinte de l’objectif ultime de retour au travail.
[29] Le 15 mars 2011, la CSST informe par écrit le travailleur qu’elle a bien reçu sa demande de modification du plan individualisé de réadaptation du 17 février 2011, mais qu’elle n’y donnera pas suite. Le 13 avril 2011, le travailleur conteste cette décision.
[30] Le 12 juillet 2011, la révision administrative de la CSST maintient la décision initialement rendue le 15 mars 2011. Le 4 août 2011, le travailleur conteste cette décision, d’où le présent recours.
L’AVIS DES MEMBRES
[31] Le membre issu des associations d’employeurs est d’avis de rejeter la requête du travailleur. Il est en effet d’avis que l’abolition du poste de préposé au service à la clientèle exercé par le travailleur depuis 20 mois constitue une circonstance économique reliée aux aléas du marché de l’emploi qui ne permet pas la modification du plan individualisé de réadaptation en vertu de l’article 146 de la loi.
[32] Le membre issu des associations syndicales est d’avis d’accueillir la requête du travailleur. Il est en effet d’avis que l’abolition de l’emploi convenable sur mesure de préposé au service à la clientèle effectué par l’employeur le 4 février 2011, soit 18 jours après le désistement du travailleur de sa contestation de l’emploi convenable, constitue une circonstance économique nouvelle qui touche particulièrement le plan individualisé de réadaptation du travailleur qui permet la modification de celui-ci en vertu du paragraphe second de l’article 146 de la loi.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[33] La Commission des lésions professionnelles doit décider si le travailleur a droit à la modification de son plan individualisé de réadaptation en vertu du paragraphe second de l’article 146 de la loi.
[34] Plus précisément, la question qu’il revient ici au tribunal de déterminer est de décider si la circonstance rapportée par le travailleur, soit le fait d’avoir fait l’objet d’une abolition de poste, constitue ou non une circonstance nouvelle permettant d’obtenir la modification du plan individualisé de réadaptation en vertu du paragraphe second de l’article 146 de la loi.
i) L’existence d’une limite dans le temps pour modifier le PIR
[35] La possibilité de modifier le plan individualisé se retrouve à l’article 146 de la loi. Cet article fait partie de la section I du chapitre IV de la loi portant sur le droit à la réadaptation laquelle prévoit les dispositions qui suivent :
145. Le travailleur qui, en raison de la lésion professionnelle dont il a été victime, subit une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique a droit, dans la mesure prévue par le présent chapitre, à la réadaptation que requiert son état en vue de sa réinsertion sociale et professionnelle.
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1985, c. 6, a. 145.
146. Pour assurer au travailleur l'exercice de son droit à la réadaptation, la Commission prépare et met en oeuvre, avec la collaboration du travailleur, un plan individualisé de réadaptation qui peut comprendre, selon les besoins du travailleur, un programme de réadaptation physique, sociale et professionnelle.
Ce plan peut être modifié, avec la collaboration du travailleur, pour tenir compte de circonstances nouvelles.
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1985, c. 6, a. 146.
147. En matière de réadaptation, le plan individualisé constitue la décision de la Commission sur les prestations de réadaptation auxquelles a droit le travailleur et chaque modification apportée à ce plan en vertu du deuxième alinéa de l'article 146 constitue une nouvelle décision de la Commission.
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1985, c. 6, a. 147.
[36] Dans la présente affaire, la circonstance nouvelle invoquée par le travailleur survient 1 an et 8 mois après la détermination de l’emploi convenable.
[37] Le tribunal doit décider dans un premier temps s’il existe ou non une limite dans le temps pour formuler une demande en vertu de l’article 146 (2) de la loi. Il existe en effet une controverse jurisprudentielle sur l’existence ou non d’une limite dans le temps pour formuler une demande de modification du plan individualisé de réadaptation.
[38] Selon une première approche, le plan individualisé peut être modifié lorsque la preuve démontre l’existence de circonstances nouvelles, et il s’agit là du seul élément à vérifier pour faire droit à la demande.
[39] Dans ces cas, la Commission des lésions professionnelles retient que les circonstances nouvelles peuvent survenir à tout moment et qu’aucun délai ou période n’est prévu pour faire cette demande. Le tribunal indique que l’article 146 de la loi est suffisamment clair au sujet des conditions de modification du plan individualisé de réadaptation pour tenir compte de circonstances nouvelles sans que cela entraine nécessairement la remise en cause de l’emploi convenable préalablement déterminé.
[40] La Commission des lésions professionnelles rejette ainsi l’argument voulant que le plan individualisé de réadaptation ne puisse être modifié lorsqu’une décision finale statuant sur la capacité d’exercer un emploi convenable a été rendue et est d’avis que la jurisprudence oriente plutôt vers une interprétation permettant une modification du plan lorsque la preuve démontre l’existence d’une circonstance nouvelle, et cela même si la décision portant sur la capacité d’occuper un emploi convenable n’a pas été contestée[4].
[41] La seconde approche veut que le plan de réadaptation ne puisse plus faire l’objet d’une modification lorsque la CSST a déjà rendu sa décision déterminant l’emploi convenable.
[42] Le tribunal estime alors que le processus de réadaptation prend fin lors de la détermination de la capacité à exercer l’emploi convenable et que les circonstances nouvelles doivent survenir lorsque le plan de réadaptation est en cours d’élaboration[5]. Selon cette position, les circonstances nouvelles prévues à l’article 146 ne peuvent survenir que lorsque le plan individualisé de réadaptation est en cours et non pas lorsque celui-ci a pris fin à la suite d’une décision statuant sur la capacité à exercer un emploi convenable[6].
[43] Deux affaires récentes, qui en arrivent à des conclusions différentes et dont les requêtes en révision interne et judiciaire ont été rejetées pour des motifs différents, illustrent bien cette controverse jurisprudentielle.
[44] Dans l’affaire Abbes[7], il s’agissait d’un travailleur admis en réadaptation dans un emploi convenable d’opérateur de presse sur mesure déterminé chez l’employeur avec la précision qu’il pourra obtenir l’aide de deux aides-opérateurs. Le travailleur effectue ce travail durant quelques mois jusqu'à ce que survienne une mise à pied impliquant plusieurs travailleurs dont il fait partie. Les autres travailleurs sont ensuite graduellement rappelés, mais pas le travailleur qui ne peut opérer une presse seul en raison des limitations fonctionnelles consécutives à sa lésion professionnelle.
[45] La Commission des lésions professionnelles concluait que la mise à pied d’un travailleur survenant quelques mois après la décision statuant sur sa capacité d’exercer l’emploi convenable, ne pouvait donner ouverture à la modification du plan individualisé de réadaptation et que les circonstances nouvelles invoquées devaient survenir seulement lorsque le plan individualisé de réadaptation était en cours.
[46] Dans son jugement en révision judiciaire, la Cour supérieure jugeait que des circonstances nouvelles donnant ouverture à l’article 146 de la loi n’avaient pas été démontrées, que les décisions de CLP1 et de CLP2 étaient raisonnables et qu’il n’y avait pas matière à intervenir. Le tribunal ne se prononçait toutefois pas quant au délai pour présenter une demande de modification du plan individualisé de réadaptation parce qu’il ne jugeait pas nécessaire de se prononcer sur cette question en l’absence de circonstances nouvelles permettant de modifier le plan en vertu de l’article 146.
[47] Dans l’affaire Papin[8], il s’agissait d’un travailleur qui se faisait amputer partiellement la jambe droite à la suite d’un accident du travail. Un emploi de journalier de ferme était déterminé en 2000 que le travailleur exerçait sur la ferme familiale avec son père. Malgré ses limitations fonctionnelles et avec l’aide de son père qui assumait la traite des vaches jusqu’à sa retraite en 2007, le travailleur a été capable d’effectuer son emploi convenable pendant sept ans. Toutefois, à la retraite de son père, il demandait la modification de son plan individualisé de réadaptation afin d’obtenir une mesure de réadaptation d’achat d’un robot de traite, une nouvelle technologie qui n’existait pas au moment de la détermination de son emploi convenable.
[48] Le juge administratif choisissait alors l’interprétation selon laquelle le plan individualisé de réadaptation pouvait être modifié en tout temps en vertu de l’article 146 puisque la loi n’indiquait pas de délai ou de période pendant lesquels les circonstances nouvelles devaient se présenter. Il était également d’avis qu’il n’était aucunement spécifié qu’une fois le plan individualisé déterminé et mis en œuvre, il devenait impossible de le modifier par la suite. Il soulignait aussi que la CSST procédait régulièrement à des modifications du plan de réadaptation physique ou sociale, même après les décisions déterminant un emploi convenable et la capacité à l’exercer.
[49] La Cour Supérieure rejetait la requête en révision judiciaire de cette décision en se prononçant cette fois sur l’existence d’un délai pour formuler une demande en vertu de l’article 146. Elle concluait qu’il n’était pas déraisonnable de retenir que la loi n’établissait pas de période au cours de laquelle les circonstances nouvelles devaient nécessairement apparaître. Le juge Riordan se prononçait ainsi sur cette question :
[21] Quant à la position du commissaire au paragraphe 54 de CLP-1 selon laquelle la Loi« n'établit effectivement pas de période au cours de laquelle les circonstances nouvelles doivent nécessairement apparaître », le Tribunal n'y voit rien de déraisonnable. Certes, il existe des décisions où, malgré le silence sur ce point, une telle restriction s'applique, mais l'opinion est partagée sur la question. Le commissaire analyse les deux courants et choisit celui qui laisse la porte ouverte à une modification.
[22] Dans ces circonstances, on ne peut soutenir que d'opter pour l'un ou l'autre des courants jurisprudentiels s'avère déraisonnable. De plus, comme la Cour Suprême le mentionne, la Cour supérieure ne peut justifier une intervention au stade d'une révision judiciaire afin de trancher un conflit jurisprudentiel.
[23] Ajoutons en dernier lieu que la position que le commissaire adopte se justifie par la structure de la Loi. L'article 146 se trouve dans la section 1 du chapitre IV de la Loi, dispositions qui s'appliquent aux trois types de plan de réadaptation : physique, social et professionnel. Dans les trois sous-sections qui suivent, chaque type de plan est traité individuellement sans qu'il y ait mention de délais ou de circonstances nouvelles. Ainsi, la structure de la Loi appuie la position adoptée par le commissaire et le moins que l'on puisse dire est que cette position ne peut être qualifiée de déraisonnable.
[24] Ce volet de CLP-1 n'a rien de déraisonnable et ne peut être révisé par cette Cour.
[50] À la lumière de cette analyse jurisprudentielle, le présent tribunal retient l’interprétation voulant que l’article 146 de la loi n’impose aucun délai à la demande de modification du plan individualisé de réadaptation.
[51] Il constate dans un premier temps que le libellé de l’article 146 ne prévoit aucun délai ou période au cours desquels les circonstances nouvelles doivent survenir. Nulle part, le législateur n’a-t-il prévu que ces circonstances nouvelles devaient survenir avant la décision portant sur détermination par la CSST d’un emploi convenable ou celle portant sur la capacité du travailleur à exercer ledit emploi convenable.
[52] Ces décisions sont en effet rendues séparément par la CSST lorsque des mesures de réadaptation s’imposent pour permettre au travailleur d’exercer l’emploi convenable déterminé, ce qui n’est pas le cas de la présente affaire puisque la CSST a rendu une décision établissant l’emploi convenable en même temps qu’elle décidait de la capacité du travailleur à refaire cet emploi, puisqu’aucune mesure de réadaptation n’était ici nécessaire.
[53] Par ailleurs, s’il existait un délai pour formuler une demande de modification du plan individualisé de réadaptation en vertu de l’article 146, ce délai prendrait-il fin au moment de la décision déterminant l’emploi convenable ou au moment de la décision rendue par la CSST sur la capacité du travailleur à exercer cet emploi convenable ? Mais surtout, s’il existe un délai sur une telle demande et qu’il n’est pas prévu par la loi, d’où celui-ci tire-t-il sa source et comment alors s’explique-t-il ?
[54] En plus de ces arguments textuels, s’ajoutent les arguments contextuels entourant la disposition législative de l’article 146 de la loi.
[55] D’abord, le tribunal est d’avis qu’en insérant la possibilité de procéder à une modification du plan individualisé de réadaptation à l’article 146 de la loi au chapitre de la réadaptation, et plus spécifiquement en l’intégrant aux dispositions générales portant sur le droit à la réadaptation, le législateur a prévu qu’une telle demande de modification s’applique de façon générale à la réadaptation et par conséquent tant à la réadaptation physique, sociale, que professionnelle qui sont prévues par ce chapitre.
[56] L’article 145 prévoit en effet que le but de la réadaptation est la réinsertion sociale et professionnelle du travailleur. Or, c’est précisément pour actualiser ce droit à la réadaptation que la CSST prépare et met en œuvre un plan individualisé de réadaptation qui peut comprendre la réadaptation physique, sociale et professionnelle.
[57] Ainsi, interpréter l’article 146 en considérant les seuls objectifs de la réadaptation professionnelle engendre une application restrictive de l’article 146 qui ne reflète pas l’intention qu’a exprimé le législateur en intégrant cet article dans le spectre des dispositions générales du droit à la réadaptation, lesquelles incluent la réadaptation physique, sociale et professionnelle.
[58] La préparation, la mise en œuvre ainsi que la modification de ce plan de réadaptation sont de plus en parfait accord avec l’objectif de la loi[9] qui vise la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu’elles engendrent.
[59] Le tribunal ne peut également s’expliquer pourquoi la CSST, qui a pour pratique de procéder de façon courante à des modifications du plan de réadaptation en matière de réadaptation physique ou sociale bien après qu’une décision de capacité ait été rendue, imposerait une limite dans le temps lorsqu’il s’agit d’une demande de modification des mesures de réadaptation professionnelle.
[60] Il arrive en effet de façon régulière et habituelle que la CSST rende une décision sur des soins médicaux et des traitements et des besoins d’adaptation du domicile, de paiement d’aide personnelle à domicile ou de remboursement des coûts d’entretien du domicile, bien après qu’une décision déterminant la capacité du travailleur d’exercer un emploi convenable ait été rendue, sans que cela ne soit soumis à une limite dans le temps. Comment alors expliquer qu’il en serait différemment pour la seule réadaptation professionnelle ?
[61] Il arrive au surplus que la CSST modifie plusieurs fois le plan de réadaptation et les mesures de réadaptation professionnelle lorsque, par exemple, le travailleur échoue sa formation ou le stage ou constate que le travailleur a des antécédents judiciaires qui l’empêchent d’exercer l’emploi convenable déterminé. Pourquoi alors appliquer un traitement différent lorsque la demande de modification est formulée par le travailleur ?
[62] Il apparait au tribunal logique, sensé et en accord avec les objectifs de la loi que la CSST puisse procéder à certains changements, même après que la décision déterminant la capacité à exercer l’emploi convenable ait été rendue, afin d’atteindre les objectifs de réadaptation prévus par la loi.
[63] Une telle interprétation est de plus en harmonie avec l’article 147 qui suit et qui prévoit que le plan individualisé de réadaptation constitue la décision concernant les prestations de réadaptation et que chaque modification apportée au plan représente une nouvelle décision.
[64] De plus, si certains voient dans la modification du plan de réadaptation après la décision statuant sur la capacité à exercer l’emploi convenable une entorse au principe de la stabilité des décisions, le présent tribunal n’en voit aucune.
[65] Il est en effet d’avis que la possibilité de modifier le plan individualisé de réadaptation ne remet aucunement en question l’irrévocabilité des décisions rendues ni ne questionne leur stabilité. Le principe de l’irrévocabilité des décisions s’applique effectivement toujours et la possibilité de modifier le plan de réadaptation constitue un cas d’exception qui a été spécifiquement prévu par le législateur.
[66] Il y a également lieu de distinguer une demande de modification en vertu de 146 d’un appel déguisé portant sur la détermination de l’emploi convenable ou la capacité à l’exercer. Rappelons que pour réussir dans sa demande de modification du plan de réadaptation en vertu de 146, le travailleur doit démontrer l’existence de circonstances nouvelles[10].
[67] Le plan individualisé de réadaptation est en effet constitué de décisions en matière de réadaptation, incluant celle portant sur la capacité du travailleur à exercer un emploi convenable.
[68] Or, le législateur a spécifiquement prévu que ces décisions pouvaient être modifiées pour tenir compte de circonstances nouvelles qui n’existaient pas au moment de leur détermination. L’imposition de cette condition constitue donc un prérequis à la modification et une exception au principe de la stabilité des décisions, au même titre que la reconsidération prévue par l’article 365 ou la modification d’une décision à la suite d’un avis d’un membre du Bureau d’évaluation médicale.
[69] Ainsi, ce ne sera que dans la mesure où la preuve établira l’existence de circonstances nouvelles au sens de l’article 146 qu’une modification du plan de réadaptation sera permise. Et contrairement à la reconsidération, qui a une portée rétroactive, la modification du plan produira des effets pour l’avenir seulement.
[70] Lorsque saisie d’une telle demande, il reviendra donc à la CSST de décider si elle est en présence ou non de circonstances nouvelles par opposition aux circonstances qui prévalaient lors de l’établissement de l’emploi convenable que l’on veut voir modifier.
[71] Il ne s’agira pas ici pour le travailleur de faire indirectement ce qu’il n’a pas fait directement en s’abstenant de contester la décision d’emploi convenable, mais bien de démontrer l’existence de circonstances qui sont nouvelles par rapport à la situation qui prévalait lors de la détermination de cet emploi convenable et qui sont directement reliées au plan individualisé de réadaptation, c’est-à-dire qui font en sorte que le travailleur ne puisse pas accomplir le travail ou que l’emploi convenable ne réponde plus aux critères énoncés à la définition d’emploi convenable[11].
[72] Le tribunal est d’avis que le fait d’imposer un délai pour formuler une demande de modification du plan individualisé de réadaptation en vertu de l’article 146 fait en sorte d’ajouter à la loi une condition d’ouverture à cette demande que le législateur n’a ni voulu ni lui-même prévu.
ii) L’appréciation des circonstances nouvelles
[73] Précisons dans un premier temps qu’il n’existe pas de controverse jurisprudentielle sur le principe voulant que les situations reliées aux aléas du marché du travail découlant de la conjoncture économique, telles que l’abolition d’un poste de travail ou la fermeture d’une entreprise qui amènent le travailleur à perdre son emploi convenable[12] ne constituent pas des « circonstances nouvelles » au sens de l’article 146 de la loi parce qu’il s’agit de circonstances étrangères au plan individualisé de réadaptation qui affectent l’ensemble de la main d’œuvre.
[74] La jurisprudence de la Commission des lésions professionnelles relative au paragraphe second de l’article 146 a en effet établi que les circonstances nouvelles doivent se rapporter directement au plan individualisé de réadaptation et exclut les circonstances purement économiques qui touchent l’ensemble de la main d’œuvre.
[75] Il ressort toutefois de l’analyse de la jurisprudence portant sur les circonstances nouvelles une certaine disparité dans l’appréciation que font les juges administratifs des circonstances nouvelles. Ainsi, dépendant du contexte les juges administratifs associent ou non les circonstances nouvelles invoquées à des circonstances économiques, ce qui a évidemment un impact sur la décision de donner ouverture ou non à la modification du plan de réadaptation prévue par l’article 146. Plus particulièrement, les juges administratifs vont faire une exception à la règle concernant les circonstances nouvelles de nature économique lorsque l’emploi convenable perdu est un emploi convenable qui a été créé sur mesure pour le travailleur.
[76] L’emploi créé sur mesure pour le travailleur est un emploi convenable qui n’existe que chez l’employeur et n’a pas de réalité ou de correspondance ailleurs sur le marché du travail.
[77] La création d’un emploi convenable sur mesure est en effet une façon de faire assez courante en matière de réadaptation et une solution qui permet au travailleur de maintenir son lien d’emploi et les avantages dont il bénéficie chez l’employeur, et à ce dernier de réduire grandement l’imputation de frais de réadaptation à son dossier financier, et à la CSST de conclure rapidement le processus de réadaptation.
[78] Mais une telle façon de faire est de l’avis du présent tribunal un processus de réadaptation qui peut ne pas réaliser l’objectif de la loi qui est la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu’elles entraînent pour les bénéficiaires.
[79] En effet, une telle solution ne permet pas toujours de protéger la capacité de gains futurs du travailleur, puisque l’éventualité d’une circonstance économique extrinsèque au plan de réadaptation ou même la mauvaise foi d’un employeur qui a créé de toutes pièces un emploi convenable qu’il abolira lorsque les coûts ne lui seront plus imputés, font en sorte que la loi n’a pas rempli son objectif et que le travailleur n’a pas bénéficié d’un processus valable de réadaptation physique ou professionnelle et n’est pas compensé pour la perte de capacité de gains qu’il subit à la suite de sa lésion professionnelle. Or, bien que cette situation soit bel et bien réelle, elle n’est prévue nulle part dans la loi ou les politiques administratives de la CSST. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle la Commission des lésions professionnelles a jugé nécessaire d’intervenir dans ces cas en établissant une distinction dans le cas d’un emploi créé sur mesure pour le travailleur.
[80] Ainsi, tout en reconnaissant que les circonstances reliées aux aléas économiques ne sont généralement pas reconnues, la jurisprudence permet la réouverture du plan lorsque l’emploi a été créé sur mesure pour le travailleur.
[81] C’est ainsi que dans l’affaire Ashby[13] la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles décidait que le fait qu’un emploi convenable ait été retiré à la travailleuse dans un contexte d’application de la convention collective à la suite d’un grief exercé par une autre travailleuse qui détenait plus d’ancienneté qu’elle, constituait une circonstance nouvelle se rapportant directement au plan individualisé de réadaptation.
[82] De la même façon dans l’affaire Brodeur[14] elle décidait, dans le cas d’un emploi taillé sur mesure pour le travailleur pendant une période de trois ans après laquelle survenait la fermeture de l’entreprise, que si l’emploi convenable de préposé à la répartition existait, le travailleur n’effectuait pas dans les faits les tâches reliées à cet emploi et n’avait ni la capacité ni la formation pour l’exercer ailleurs sur le marché du travail. Le tribunal retenait alors que dans le contexte particulier des faits de ladite affaire, la fermeture de l’entreprise touchait directement le plan individualisé de réadaptation, car l’emploi convenable déterminé ne répondait plus aux critères énoncés à la définition d’emploi convenable, l’emploi ayant été déterminé n’existant que chez l’employeur.
[83] Si dans la jurisprudence antérieure à 2008 on fait état d’une distinction ou d’une exception lorsqu’une circonstance économique engendre la perte d’un emploi convenable créé sur mesure pour le travailleur et que cet emploi n’existe pas ailleurs sur le marché du travail, la jurisprudence récente semble toutefois s’éloigner de cette position en ne faisant plus référence à une telle distinction[15].
[84] Le juge Dugré, dans le jugement rejetant la requête en révision judiciaire dans l’affaire Abbes[16], apporte par ailleurs les éclaircissements suivants quant à l’interprétation à donner aux termes « circonstances nouvelles » :
[49] Le nœud du litige se résume donc à la question suivante : que signifie l’expression « circonstances nouvelles » énoncée à l’art. 146 LATMP?
[50] Le Tribunal est d’avis que l’expression « circonstances nouvelles » interprétée de manière textuelle, contextuelle et téléologique, comprend les éléments particuliers qui caractérisent la capacité du travailleur à exercer son emploi ou un emploi convenable, ou qui influent sur la mise en œuvre du plan individualisé de réadaptation.
[51] L’art. 41 de la Loi d’interprétation oblige certes d’interpréter l’art. 146 LATMP de façon large et libérale, mais cette démarche interprétative ne peut faire abstraction du libellé de cet article ni du sens du terme « circonstances ».
[52] Ce terme est défini comme suit dans le Dictionnaire de droit québécois et canadien :
« Circonstances : Éléments particuliers qui caractérisent un fait. »
[53] Ce terme a, par ailleurs, le sens courant suivant :
« Circonstance : ▪ (Souvent au plur.). Particularité qui accompagne un fait, un évènement, une situation. ► accident, climat, condition, détermination, modalité, particularité. … »
[54] Ainsi, les « circonstances » de l’art. 146 LATMP doivent donc non seulement être nouvelles, c’est à dire n’existant pas au moment de l’établissement du plan, mais elles doivent aussi être particularisées au travailleur ou au plan de réadaptation. En somme, le terme « circonstances » doit être mis en opposition avec les vocables « situation » ou « conjoncture » qui sont plus généraux.
[Les soulignements sont de la Cour supérieure]
[85] Ces précisions permettent de l’avis du tribunal de circonscrire de façon plus claire ce que constituent des « circonstances nouvelles » en indiquant que celles-ci sont constituées des éléments particuliers qui caractérisent la capacité du travailleur à exercer l’emploi convenable ou qui influent sur la mise en œuvre de son plan individualisé de réadaptation et en soulignant que cette notion doit recevoir une interprétation large et libérale.
[86] Quels sont donc les paramètres que le tribunal doit appliquer pour décider de ce qui constitue ou non des circonstances nouvelles donnant ouverture à une modification du plan individualisé de réadaptation en vertu de l’article 146 ?
[87] D’abord, le tribunal constate qu’il n’y a pas de controverse jurisprudentielle sur le fait que les « circonstances nouvelles » doivent se rapporter directement au plan individualisé de réadaptation du travailleur.
[88] Ceci signifie que les « circonstances nouvelles » doivent être en relation avec la capacité particulière du travailleur à exercer un emploi équivalent ou un emploi convenable ou alors que ces circonstances nouvelles empêchent la mise en œuvre du plan individualisé de réadaptation.
[89] Pour être nouvelles, les circonstances invoquées ne devaient pas exister au moment de l’établissement du plan individualisé de réadaptation. Cette condition a pour effet à la fois de protéger l’irrévocabilité et la stabilité des décisions rendues et de permettre la réalisation des objectifs de réparation et de la réadaptation professionnelle prévus par la loi. Il s’agira en effet alors pour le travailleur de démontrer l’existence de circonstances qui sont nouvelles par rapport à la situation qui prévalait lors de la détermination de cet emploi convenable et qui sont directement reliées à son plan individualisé de réadaptation, c’est-à-dire de circonstances nouvelles qui l’affectent particulièrement.
[90] Ne sont en conséquence généralement pas reconnues comme étant des « circonstances nouvelles » les situations reliées aux aléas du marché du travail découlant de la conjoncture économique, telles que l’abolition d’un poste de travail ou la fermeture d’une entreprise qui font en sorte que le travailleur perd son emploi convenable, parce qu’il s’agit de circonstances qui n’affectent pas particulièrement le travailleur et qui engendrent des conséquences générales pour la main d’œuvre.
[91] Le plan individualisé de réadaptation peut toutefois être modifié pour tenir compte d’une circonstance nouvelle reliée aux aléas du marché du travail découlant d’une conjoncture économique, lorsque celle-ci occasionne une conséquence particulière pour le travailleur ou sur son plan de réadaptation, par opposition à une situation qui occasionne une conséquence générale pour la main d’œuvre.
[92] Cette interprétation large et libérale de l’article 146 est justifiée par le fait que l’objectif ultime de la loi d’assurer la réparation des lésions professionnelles et les conséquences qu’elles entraînent n’est pas rencontré non plus que l’objectif spécifique de la réadaptation professionnelle prévu par l’article 166, lorsque les circonstances nouvelles, même de nature économique, ont un impact particulier pour le travailleur parce qu’il a été victime d’une lésion professionnelle.
[93] Le tribunal considère en effet que les conséquences de sa lésion professionnelle ne doivent pas faire en sorte que le travailleur victime d’une lésion professionnelle se retrouve dans une situation moins avantageuse sur le marché du travail que les autres travailleurs exerçant le même emploi.
[94] À la lumière de ces principes, la Commission des lésions professionnelles juge qu’il y a lieu de faire droit à la requête du travailleur et de procéder à la modification du plan individualisé de réadaptation en vertu du paragraphe second de l’article 146 de la loi.
[95] Le tribunal est dans un premier temps d’avis que la circonstance nouvelle invoquée par le travailleur, soit le fait que son poste de commis au service à la clientèle taillé sur mesure ait été aboli, constitue une circonstance nouvelle en ce que celle-ci n’existait évidemment pas au moment de l’établissement de son plan individualisé de réadaptation.
[96] L’abolition d’un emploi convenable sur mesure dans ce cas-ci est une circonstance qui se rapporte directement au plan individualisé de réadaptation en faisant en sorte que l’emploi convenable sur mesure de commis au service à la clientèle établi par la CSST ne répond plus à la définition d’un emploi convenable parce qu’il ne présente pas de possibilité raisonnable d’embauche ailleurs sur le marché du travail aux conditions établies par la CSST, n’existe que chez cet employeur et ne correspond pas à la réalité du marché du travail pour cet emploi.
[97] Il appert en effet du dossier que le salaire de 46 166 $ constitue le salaire que gagnait le travailleur à la suite d’une expérience de 20 ans dans le métier de camionneur et non pas le salaire que gagnerait un préposé au service à la clientèle sans expérience sur le marché du travail.
[98] Le dossier révèle également que le conseiller en réadaptation n’a fait aucune démarche en ce qui a trait à la rémunération d’un préposé du service à la clientèle parce que l’employeur offrait le même salaire que celui gagné par le travailleur dans l’emploi préaccidentel. Il ne s’est en conséquence aucunement questionné sur le salaire que tirerait le travailleur de l’emploi convenable, ni sur son droit au versement d’une indemnité réduite de remplacement du revenu, ce qui fait en sorte que le travailleur s’est retrouvé sans aucune compensation économique pour sa perte de capacité de gains lorsque son emploi convenable sur mesure a été aboli.
[99] De plus, le travailleur n’avait comme unique expérience de travail que le métier de camionneur, n’a bénéficié d’aucune formation adéquate comme préposé au service à la clientèle et n’avait que quelques mois d’expérience dans un travail de bureau à l’âge de 51 ans.
[100] Le travailleur a d’ailleurs toujours manifesté ses craintes à l’égard de la situation vécue. Il indiquait en effet dès le 1er juin 2009, que le salaire de l’emploi de préposé aux services à la clientèle ailleurs sur le marché du travail était inférieur au salaire que lui offrait l’employeur et c’est la raison pour laquelle il contestait l’emploi convenable. La situation que le travailleur appréhendait en contestant la décision d’emploi convenable est donc exactement celle qu’il a vécue; soit celle de perdre l’emploi convenable sur mesure établi par son employeur et ne pas avoir la formation, les qualifications professionnelles et une expérience pertinente suffisante pour se trouver un emploi ailleurs sur le marché du travail en plus de ne pas avoir droit au versement d’une indemnité réduite de remplacement du revenu pour compenser sa perte de capacité de gains.
[101] En l’espèce, la perte réelle de capacité de gains du travailleur reliée aux limitations fonctionnelles consécutives à sa lésion professionnelle n’a jamais été évaluée par la CSST et la conjoncture économique dont il est ici question est une conjoncture économique qui occasionne une conséquence particulière sur le plan de réadaptation du travailleur, en ce qu’elle fait en sorte que l'emploi convenable ne répond plus aux critères énoncés à la définition d'emploi convenable et que la loi n’a pas atteint son objectif de réparation et de réadaptation.
[102] Lorsque la circonstance nouvelle découle d’une conjoncture économique comme l’abolition de poste dont il est ici question, le tribunal est d’avis qu’il y a lieu de faire preuve d’ouverture lorsque la circonstance occasionne une conséquence particulière pour le travailleur victime d’une lésion professionnelle ou sur son plan de réadaptation, par opposition à une situation qui occasionne une conséquence générale pour la main d’œuvre.
[103] Le tribunal est par conséquent d’avis que la circonstance économique constituée par l’abolition d’un emploi convenable établi sur mesure pour le travailleur constitue une circonstance nouvelle faisant en sorte que cet emploi convenable ne répond plus aux critères énoncés à la définition d’emploi convenable.
[104] La Commission des lésions professionnelles est d’avis qu’il y a lieu de procéder à la modification du plan individualisé de réadaptation en vertu de l’article 146 et retourne le dossier à la Commission de la santé et de la sécurité du travail afin que celle-ci procède aux modifications qui s’imposent.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de monsieur Luc Paradis, le travailleur;
ET
INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail le 12 juillet 2011, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE qu’il y a lieu de procéder à la modification du plan individualisé de réadaptation en vertu du paragraphe second de l’article 146 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles;
RETOURNE le dossier à la Commission de la santé et de la sécurité du travail afin que celle-ci procède aux modifications des mesures de réadaptation professionnelle.
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Francine Mercure |
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Me Daniel Thimineur |
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TEAMSTER QUÉBEC (c.c. 91) |
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Représentant de la partie requérante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] Désistement dans le dossier C.L.P. 389916-71-0909.
[3] Désistement dans le dossier C.L.P. 389568-71-0909.
[4] Carrière et Béton de la 344 inc., C.L.P. 185806-64-0206, 22 août 2002; Grenier et Domfer Poudres métalliques ltée, C.L.P. 236414-71-0406, 7 mars 2005, révision accueillie, 28 juillet 2005; requête en révision judiciaire accueillie, 2007 QCCS 1752 .
[5] Dumas et Murs et Plafonds de Beauce C.L.P. 123123-03B-9909, 6 octobre 2000, M. Cusson.
[6] Vallée et Services Matrec, CLP 189418-62-0208, 7 janvier 2003, L. Vallières; C.L.P. 263205-31-
0505, 31 mai 2006; requête en révision rejetée, 5 mars 2007; requête en révision judiciaire
rejetée, 2007 QCCS 6177; Légaré et Columbia International ltée, C.L.P. 263205-31-0505, 31
mai 2006; requête en révision rejetée, 5 mars 2007; requête en révision judiciaire rejetée, 2007
QCCS 6177.
[7] Abbes et Industries plastiques Transco ltée, C.L.P. 317165-62-0705, 18 février 2008, requête en
révision rejetée, 2 novembre 2009; requête en révision judiciaire rejetée, 2011 QCCS 2391 .
[8] Papin et Ferme Francel enr. (Snc), C.L.P. 318223-63-0705, 18 avril 2008; requête en révision rejetée, 12 février 2009; requête en révision judiciaire rejetée, 2009 QCCS 5019 .
[9] Art. 1 L.A.TM.P
[10] Dubé et Service de béton Universel ltée, C.A.L.P. 6700-60-9502, 29 juillet 1996.
[11] Précité note 10.
[12] Villeneuve et Ressources Aunore inc., [1992] CALP 06-12; Bazinet et Onyx Sanivan
inc., C.L.P. 110099-03B-9902, 3 décembre 2001, M. Cusson.
[13] Ashby et Centre hospitalier de Sherbrooke, CALP 39247-05-9205, 27 juillet 1994, A. Leydet.
[14] Brodeur et Cooper & Lydbrand syndic, C.L.P. 106594-61-9811, 25 février 1999, M. Cuddihy.
[15] Abbes et Industries plastiques Transco ltée, précitée note 7 (18 février 2008), Papin et Ferme
Francel enr. (Snc), précité note 8, (18 avril 2008); Fugère et Abitibi-Consolidated inc. (Div. Belgo),
C.L.P. 341572-04-0803, 25 mars 2009; Jetté et Col Sel Transit inc. 2011 QCCLP 3616 , requête en révision judiciaire pendante, C.S. Saint-Hyacinthe, 750-17-001922-115.
[16] Précité note 7.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.