Société de transport de Montréal |
2012 QCCLP 3876 |
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[1] Le 14 novembre 2011, la Société de transport de Montréal (Réseau du Métro) (l’employeur) dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles par laquelle elle conteste une décision rendue le 25 octobre 2011 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST), à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 17 juin 2011 et déclare que l’employeur doit assumer la totalité du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle subie par monsieur Marc Gagné (le travailleur) le 9 avril 2008.
[3]
L’employeur ayant renoncé à la tenue d’une audience, la présente est
rendue conformément à l’article
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] L’employeur demande à la Commission des lésions professionnelles d’imputer 10 % des coûts de la lésion professionnelle à son dossier financier et 90 % aux employeurs de toutes les unités.
LES FAITS ET LES MOTIFS
[5]
La Commission des lésions professionnelles doit déterminer si le
travailleur était atteint d’un handicap lors de la survenance de sa lésion
professionnelle le 9 avril 2008, et si ce handicap a une incidence sur la survenance
de l’événement et sur ses conséquences, le tout selon la description énoncée à
l’article
329. Dans le cas d'un travailleur déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle, la Commission peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer tout ou partie du coût des prestations aux employeurs de toutes les unités.
L'employeur qui présente une demande en vertu du premier alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien avant l'expiration de la troisième année qui suit l'année de la lésion professionnelle.
__________
1985, c. 6, a. 329; 1996, c. 70, a. 35.
[6]
Le tribunal constate que l’employeur a déposé sa demande de partage de
coûts dans le délai prévu à la loi, à savoir avant l’expiration de la troisième
année qui suit l’année de la lésion professionnelle, soit le 5 novembre 2009,
le tout conformément aux dispositions de l’article
[7]
Rappelons que la règle générale en matière d’imputation est prévue au
premier alinéa de l’article
326. La Commission impute à l'employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail survenu à un travailleur alors qu'il était à son emploi.
[…]
__________
1985, c. 6, a. 326; 1996, c. 70, a. 34.
[8]
Pour bénéficier d’un partage de coûts au sens de l’article
[9] L’expression « travailleur déjà handicapé » a fait l’objet, dans le passé, de nombreuses décisions ayant retenu pour certaines une notion large et pour d’autres, une notion plus restrictive. Depuis les deux décisions rendues à l’automne 1999 dans les affaires Municipalité Petite-Rivière-Saint-François[2] et Hôpital Général de Montréal[3], l’interprétation de cette expression fait maintenant l’objet d’un courant de jurisprudence nettement majoritaire auquel la soussignée adhère.
[10]
Ainsi, le travailleur déjà handicapé au sens de l’article
[11] Se référant à la Classification internationale des handicaps élaborée par l’Organisation mondiale de la santé[4], la Commission des lésions professionnelles a retenu qu’une déficience constitue une perte de substance ou une altération d’une structure ou d’une fonction psychologique, physiologique ou anatomique et correspond à une déviation par rapport à une norme biomédicale. Cette déficience peut être congénitale ou acquise et elle peut ou non se traduire par une limitation des capacités du travailleur de fonctionner normalement. La déficience peut exister à l’état latent, sans qu’elle se soit manifestée avant la survenance de la lésion professionnelle.
[12] Une fois la déficience démontrée, l'employeur doit prouver le lien existant entre cette déficience et la lésion professionnelle. La déficience peut avoir influencé l'apparition ou la production de la lésion professionnelle ou avoir agi sur les conséquences de cette lésion en prolongeant, par exemple, la période de consolidation.
[13] Certains critères ont été élaborés par la jurisprudence pour permettre de déterminer si une telle relation existe[5]. Ces critères ne sont ni péremptoires ni décisifs, mais pris ensemble, ils permettent d’évaluer le bien-fondé d’une demande de partage des coûts[6]. Notons les critères suivants :
- la nature et la gravité du fait accidentel;
- le diagnostic initial de la lésion professionnelle;
- l’évolution des diagnostics et de la condition du travailleur;
- la compatibilité entre le plan de traitement prescrit et le diagnostic de la lésion professionnelle;
- la durée de la période de consolidation compte tenu de la lésion professionnelle;
- la gravité des conséquences de la lésion professionnelle;
- les opinions médicales à ce sujet;
- l’âge du travailleur.
[14]
Ce n’est qu’en présence des deux conditions, déficience et lien
relationnel, que la Commission des lésions professionnelles peut conclure qu’un
travailleur est déjà handicapé au sens de l'article
[15] Qu’en est-il dans le présent dossier ?
[16] Le 9 avril 2008, le travailleur, âgé de 54 ans, occupe un poste de réparateur de caisses chez l’employeur.
[17] Ce jour-là, en ajustant un siège de voiture de métro, il a refermé ce siège et ne pouvait le rouvrir. Il a donc donné un coup et a ressenti un brûlement au bas du dos.
[18] Il consulte aussitôt le docteur Thung Huu Nguyen qui diagnostique une entorse lombaire et prescrit des médicaments de même qu’un arrêt de travail.
[19] Au cours des consultations suivantes, ce médecin maintient son diagnostic et son plan de traitements.
[20] Le 9 mai 2008, le docteur Nguyen prescrit des traitements de physiothérapie.
[21] Le 22 mai 2008, des traitements d’ergothérapie sont ajoutés.
[22] Le 9 juin 2008, le docteur Vincent Trudeau examine le travailleur, à la demande de l’employeur et il rédige un rapport.
[23] Au chapitre des antécédents, il rapporte une douleur lombaire survenue le 23 mai 2005 alors que le travailleur a soulevé une cloison. Ce dernier dit qu’une résonance magnétique alors effectuée aurait révélé une hernie discale.
[24] Toutefois, le résultat de cette résonance magnétique n’apparaît pas au dossier et le docteur Trudeau n’a pu en prendre connaissance.
[25] Le travailleur a repris le travail à temps plein le 6 novembre 2005 sans limitations fonctionnelles et sans récidive, rechute ou aggravation.
[26] Lors de l’examen du docteur Trudeau, le travailleur se dit amélioré de 60 %. Il n’y a pas d’engourdissement ou d’irradiation aux membres inférieurs.
[27] L’examen neurologique est sans particularité. Les réflexes achilléens et rotuliens sont vifs et symétriques.
[28] Le docteur Trudeau diagnostique une entorse lombaire droite et estime qu’il y a une relation entre le fait accidentel décrit et l’entorse lombaire.
[29] Selon lui, la lésion n’est pas consolidée. Il croit que les traitements d’ergothérapie ont temporairement aggravé la condition lombaire.
[30] Il prévoit que les traitements sont nécessaires pendant deux semaines supplémentaires.
[31] Aucune atteinte permanente à l’intégrité physique ni limitations fonctionnelles ne sont prévues.
[32] Le 14 août 2008, le docteur Mitchell Saul Pantel examine le travailleur, à la demande de l’employeur. Il rédige un rapport.
[33] Lors de cet examen, le travailleur se dit amélioré à 80 %.
[34] L’examen est normal.
[35] Le docteur Pantel rédige des notes médico-administratives soulignant qu’une pathologie de type discopathie a probablement joué un rôle dans la prolongation de l’invalidité et la nécessité des soins.
[36] Le même jour, des radiographies de la colonne lombo-sacrée, interprétées par le docteur Marcel Lortie, radiologiste, ont démontré :
Légère ostéophytose marginale antérieure multi-étagée. Début de discarthrose en L3-L4.
Spondylolyse bilatérale en L5 et discret spondylolisthésis de quelques millimètres de L5 sur S1.
[…]
[37] Le 22 août 2008, le docteur Nguyen prescrit des blocs facettaires. Il autorise le retour au travail régulier à raison de trois demi-journées par semaine.
[38] Le docteur Claude Bouthillier rédige un rapport disant qu’il a procédé à des infiltrations le 8 septembre 2008.
[39] Le docteur Nguyen permet le retour au travail pendant cinq demi-journées par semaine à compter du 12 septembre 2008.
[40] Ce médecin signe un rapport le 5 novembre 2008 dans lequel il indique la fin des traitements et le retour au travail régulier.
[41] Le docteur Gilles Maurais, orthopédiste et membre du Bureau d’évaluation médicale, examine le travailleur le 11 novembre 2008 et rédige un avis.
[42] Il souligne que le travailleur a repris le travail régulier depuis la veille. Il a des douleurs résiduelles.
[43] L’examen neurologique est normal. Les tests de tripode, Lasègue et Fabere sont négatifs. Le straight leg raising (SLR) est négatif.
[44] Conséquemment, le médecin consolide la lésion professionnelle au jour de son examen, sans traitements, sans atteinte permanente à l’intégrité physique, ni limitations fonctionnelles.
[45] Le docteur Trudeau révise le dossier le 13 octobre 2009 et rédige un avis relatif au partage d’imputation.
[46] Au sujet de la préexistence, ce médecin souligne qu’en août 2005, le travailleur a été absent pendant 52 jours à la suite d’une douleur lombaire. Une hernie discale aurait été diagnostiquée. Par contre, il ne dispose pas du document le prouvant.
[47] Il poursuit en rappelant le résultat de la radiographie effectuée le 14 août 2008. Il écrit :
La présence d’une discopathie en 2005 ainsi que la présence d’une discarthrose L3-L4 et d’un spondylolystésis de quelque millimètres de L5 sur S1 constitue indéniablement une déviance par rapport à la norme biomédicale
Cette condition personnelle était préexistante à l’événement tel qu’indiquent les antécédents du travailleur. De plus, le spondylolystésis était relié à une spondylolyse bilatérale en L5, c’est-à-dire une non-fusion au niveau des facettes articulaires de L5 à S1. Ceci représente une malformation congénitale, constituant une déviance par rapport à la norme biomédicale, peu importe l’âge.
[48] Quant à la relation entre l’accident et le handicap, le docteur Trudeau estime qu’il s’agit d’un événement mineur. N’eût été de l’anomalie congénitale, soit le spondylolisthésis, il croit que le travailleur n’aurait jamais présenté de lésion professionnelle ou tout au plus un « simple étirement musculaire ».
(…) Ce handicap, une discopathie accompagnée d’un spondylolystésis a rendu le travailleur beaucoup plus vulnérable à présenter une entorse lombaire qu’un travailleur exempt de handicap. Le handicap était donc nécessaire à la survenance de la lésion. [sic]
[49] Au sujet de la relation entre le handicap et la lésion professionnelle, le médecin retient que la présence de l’anomalie congénitale a provoqué une lésion beaucoup plus grave, c’est-à-dire une entorse qui a nécessité des blocs facettaires.
[50] Comme un étirement musculaire guérit en deux à trois semaines, il y a donc une prolongation indue de la période de consolidation. Il écrit :
(…) Ce handicap, la discarthrose lombaire accompagnée d’un spondylolystésis, rendait le travailleur beaucoup plus vulnérable. En effet, spondylolystésis est relié à une instabilité au niveau du segment lombaire, favorisant la survenue d’une entorse. La présence du handicap a donc contribué à faire évoluer la lésion vers une entorse et a augmenté la durée normale de consolidation pour un événement mineur. [sic]
[51] Compte tenu de ces observations, il conclut que l’employeur a droit à un partage de 90 % des coûts qui doivent être imputés à l’ensemble des employeurs.
[52] Le 7 juin 2011, à la suite d’une entente, la Commission des lésions professionnelles décide que la lésion est consolidée le 14 août 2008, sans atteinte permanente à l’intégrité physique ni limitations fonctionnelles et que le travailleur peut reprendre son emploi.
[53] La Révision administrative rend une décision le 25 novembre 2011 et refuse à l’employeur tout partage d’imputation pour les motifs suivants :
(…) Certaines conditions sont reliées à des phénomènes de vieillissement normal qui ne répondent pas à la notion de handicap, à moins qu’il ne soit démontré que la sévérité de ces conditions compte tenu de l’âge du travailleur, constitue une déviation par rapport à une norme biomédicale ou dépasse véritablement la norme reconnue à cet égard. (…)
(…) Les éléments soumis par l’employeur ne permettent pas d’établir (…) le caractère anormal ou qui dépasse la norme biomédicale.
Les documents au dossier décrivent une condition de dégénérescence dont la gravité et l’étendue peuvent être considérées comme étant normales pour un travailleur de 54 ans. En effet, les examens réalisés montrent une légère ostéophytose marginale multi-étagée, un début de discarthrose en L3-L4, un spondylolyse bilatérale en L5 et un discret spondylolisthésis de quelques millimètres de L5 sur S1.
Or, de tels résultats sont compatibles avec un processus normal de vieillissement physiologique pour une personne d’âge comparable.
[54] En tenant compte de la preuve offerte par l’employeur, le tribunal ne peut souscrire à l’opinion du docteur Trudeau qui estime, entre autres, que l’événement survenu le 9 avril 2008 est banal.
[55] Au contraire, compte tenu de la position penchée dans laquelle se trouve le travailleur alors qu’il donne un coup, de la douleur instantanée qu’il ressent l’oblige à consulter aussitôt un médecin, tous les médecins consultés s’entendent pour reconnaître qu’il s’agit d’un geste qui a pu provoquer une entorse lombaire. Celle-ci a été consolidée un peu plus de quatre mois plus tard, sans atteinte permanente à l’intégrité physique ni limitations fonctionnelles.
[56]
Même s’il est vrai que la spondylose bilatérale en L5 et le
spondylolisthésis peuvent constituer des déficiences préexistantes à
l’événement et que la preuve du caractère déviant peut s’inférer d’une anomalie
congénitale, il n’en demeure pas moins que d’autres critères doivent être
prouvés avant que le tribunal conclut à l’application de l’article
[57] En l’espèce, l’employeur n’a pas démontré par une preuve prépondérante le lien existant entre l’anomalie congénitale et la lésion professionnelle.
[58] En quoi l’anomalie ou la déficience a-t-elle influencé l’apparition ou la production de la lésion professionnelle ou encore a-t-elle agi sur les conséquences de cette lésion?
[59] L’employeur n’a fourni aucune réponse suffisamment motivée à cette question.
[60] Le tribunal rappelle qu’il ne suffit pas d’affirmer laconiquement comme l’ont fait les docteurs Trudeau et Pantel que l’anomalie congénitale ou le handicap a rendu le travailleur vulnérable à présenter une entorse lombaire ou encore que ce dernier a dû recevoir des blocs facettaires et que cela a prolongé la période de consolidation.
[61] L’employeur sur qui repose le fardeau n’a fourni aucune explication médicale, aucune justification, aucune littérature, aucune étude pouvant expliquer en quoi les diverses conditions alléguées ont rendu le travailleur plus vulnérable à s’infliger une entorse lombaire et d’autant plus dans les circonstances décrites au dossier.
[62] De plus, face à une description du fait accidentel qui a permis aux médecins de reconnaître qu’une entorse lombaire pouvait découler du geste effectué dans les circonstances décrites, les simples affirmations, sans appui les justifiant, sont beaucoup trop générales pour constituer une preuve prépondérante.
[63] Le tribunal constate également que le docteur Nguyen prescrit des blocs facettaires le 22 août 2008 en raison de l’entorse lombaire. Il n’évoque aucun autre motif ou diagnostic justifiant ce traitement.
[64] Quant à l’impact de la déficience sur la consolidation de la lésion, encore là, la preuve fournie est déficiente et se limite à une affirmation ne reposant sur aucune analyse.
[65] De la décision J.B. Deschamps[7], on dégage le principe qu’une argumentation ne remplace pas une analyse médicale et, à ce titre, ne répond pas au fardeau de preuve que doit remplir une partie.
[23] (…) Ce n’est pas l’opinion du représentant de l’employeur qui importe mais bien la qualité de la preuve médicale et de l’analyse propre aux faits du dossier par un médecin qui pourra être prise en compte selon la balance des probabilités.
[66]
En conséquence, la Commission des lésions professionnelles juge que
l’employeur ne peut bénéficier de l’application de l’article
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête de la Société de transport de Montréal (Réseau Métro), l’employeur;
CONFIRME la décision rendue le 25 octobre 2011 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que l’employeur doit assumer la totalité des coûts des prestations reliées à la lésion professionnelle de monsieur Marc Gagné survenue le 9 avril 2008.
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Linda Daoust |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] Municipalité Petite-Rivière-St-François et CSST,
[3] Hôpital Général de Montréal,
[4] ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ et INSTITUT NATIONAL DE LA SANTÉ ET DE LA RECHERCHE MÉDICALE, Classification internationale des handicaps : déficiences, incapacités et désavantages : un manuel de classification des conséquences des maladies, coll. « Flash informations », Paris, CTNERHI/INSERM, 1988, 203 pp 23-24.
[5] Centre hospitalier de Jonquière et CSST, C.L.P.
[6] Précitée, note 3.
[7] C.L.P.
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