A. Lacroix & Fils Granit ltée |
2009 QCCLP 1774 |
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[1] Le 25 août 2008, A. Lacroix & Fils Granit ltée (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision rendue le 7 août 2008 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme une décision qu’elle a initialement rendue le 10 mars 2008 et déclare que l’employeur doit assumer la totalité du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle subie par monsieur Jacques N. Couture (le travailleur) le 23 novembre 2005.
[3] L’employeur a renoncé à l’audience du 20 janvier 2009 et a produit une argumentation écrite.
[4] L’affaire est prise en délibéré le 20 janvier 2009 après réception de l’argumentation écrite annoncée préalablement.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[5] L’employeur demande à la Commission des lésions professionnelles d’imputer le coût des prestations de la lésion professionnelle subie par le travailleur dans une proportion de 10 % à son dossier financier et 90 % à l’ensemble des employeurs.
LA PREUVE ET LES MOTIFS
[6] La Commission des lésions professionnelles doit décider du bien-fondé d’une demande de partage du coût des prestations logée en vertu de l’article 329 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi).
329. Dans le cas d'un travailleur déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle, la Commission peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer tout ou partie du coût des prestations aux employeurs de toutes les unités.
L'employeur qui présente une demande en vertu du premier alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien avant l'expiration de la troisième année qui suit l'année de la lésion professionnelle.
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1985, c. 6, a. 329; 1996, c. 70, a. 35.
[7] Le tribunal constate que la demande de l’employeur a été effectuée à l’intérieur du délai prévu par l’article 329 de la loi puisqu’elle a été produite le 18 juin 2007 alors que la lésion professionnelle remonte au 23 novembre 2005. L’employeur avait jusqu’au 31 décembre 2008 pour la produire avant l’expiration de la troisième année qui suit l’année de la lésion professionnelle[2].
[8] Il s’agit donc d’évaluer, dans un premier temps, si le travailleur est un travailleur handicapé au sens de l’article 329 de la loi.
[9] Puisque la loi ne définit pas ce qu’est un travailleur handicapé, il faut s’en remettre à l’interprétation retenue d’une manière régulière par la jurisprudence[3].
[10] Il est établi, que le « travailleur déjà handicapé » est celui qui présente une déficience physique ou psychique qui a entraîné des effets sur la production de la lésion professionnelle ou sur les conséquences de cette lésion.
[11] Une déficience constitue une perte de substance ou une altération d’une structure ou d’une fonction psychologique, physiologique ou anatomique et correspond à une déviation par rapport à une norme biomédicale. Cette déficience, qui est présente avant que ne se manifeste la lésion, peut être congénitale ou acquise et peut ou non se traduire par une limitation des capacités du travailleur à fonctionner normalement. La déficience peut aussi exister à l’état latent, sans qu’elle ne se soit manifestée avant la survenance de la lésion professionnelle.
[12] Afin de relever le fardeau qui lui incombe, l’employeur doit démontrer que le travailleur présente une déficience au sens de la jurisprudence, qu’elle dévie de la norme biomédicale et qu’il existe un lien entre celle-ci et la lésion professionnelle parce qu’elle a influencé son apparition ou agi sur les conséquences de la lésion.
[13] Pour faire cette évaluation, le tribunal doit évaluer la preuve médicale présentée et décider si les éléments constitutifs ont été démontrés d’une manière prépondérante.
[14] Le tribunal estime que la preuve présentée ne permet pas d’accorder le partage du coût des prestations demandé par l’employeur.
[15] Rappelons que lors de l’événement accidentel du 23 novembre 2005, le travailleur qui est âgé de 51 ans se blesse au genou gauche dans l’exercice de son emploi de scieur de granit.
[16] L’événement survient lorsqu’il lave le plancher, glisse et tombe. Il glisse donc sur le plancher mouillé et subit une torsion du genou gauche.
[17] Le docteur Chaput retient le diagnostic d’entorse du genou gauche lors de la première consultation médicale du 24 novembre 2005 et le travailleur retourne au travail le lendemain de l’événement.
[18] Le travailleur consulte par la suite le docteur Côté le 22 juin 2006 qui demande une résonance magnétique parce que le travailleur ressent une douleur lors de la station debout prolongée. Il recommande la reprise de l’indemnité de remplacement du revenu et fait une référence en orthopédie.
[19] Lors de la consultation médicale du 29 septembre 2006, le docteur Côté retient le diagnostic de déchirure du ménisque interne du genou gauche.
[20] Une arthroscopie avec méniscectomie est pratiquée le 6 novembre 2006 par le docteur Lacasse.
[21] Cette réclamation est acceptée par la CSST sous la forme d’une récidive, rechute ou aggravation pour une déchirure du ménisque interne du genou gauche.
[22] Au dossier de la CSST, il est indiqué que le travailleur a cessé de travailler du 23 novembre au 24 novembre 2005 ainsi que du 3 novembre 2006 au 8 janvier 2007.
[23] Un rapport final est produit par le docteur Vachon le 31 janvier 2007 pour une déchirure du ménisque interne dégénérative additionnée d’une chondropathie IV au niveau tibial et fémoral interne.
[24] La lésion est consolidée le 8 janvier 2007 et elle entraîne un déficit anatomophysiologique de 1 % pour une méniscectomie interne du genou gauche, sans séquelle fonctionnelle. Dans son rapport du 17 avril 2007, le docteur Vachon décrit les limitations fonctionnelles et émet la conclusion et l’opinion suivante :
11. Conclusion & Opinion :
Patient qui a présenté une déchirure du ménisque interne et pour laquelle il a subi une méniscectomie.
Cependant, monsieur demeure avec une arthrose importante de son genou gauche au compartiment interne du genou et qui nécessitera des traitements dans le futur, mais il s’agit d’une lésion uniquement personnelle.
La limitation de mouvements du genou gauche est due à son arthrose et non à la séquelle de méniscectomie.
[…]
[25] Le 18 juin 2007, l’employeur justifie une demande de partage en invoquant la condition personnelle de chondropathie grade IV et d’arthrose fémoro-tibiale interne de grade IV au genou gauche.
[26] Lors du traitement de cette demande, le 7 mars 2008, la CSST souligne que le fait accidentel à lui seul a pu provoquer la lésion professionnelle, mais elle reconnaît que la condition de chondropathie grade IV constitue un handicap en vertu de l’article 329 de la loi.
[27] Elle retient aussi que le handicap n’a pas prolongé la période de consolidation puisque celle-ci est de 69 jours alors que la période maximale de consolidation pour une méniscectomie par arthroscopie est de 128 jours.
[28] Par contre, dans la décision rendue à la suite d’une révision administrative, la CSST revient sur cette position en précisant que l’employeur n’a pas produit la documentation médicale nécessaire, à savoir une copie du protocole opératoire ainsi que l’interprétation de la résonance magnétique.
[29] Un tel revirement est surprenant puisque la CSST possédait déjà l’information au rapport du docteur Vachon qui décrivait les séquelles de la lésion.
[30] Cette chondropathie grade IV est confirmée par les documents médicaux complémentaires produits au tribunal par l’employeur. Au protocole opératoire du 6 novembre 2006, le docteur Lacasse en fait mention.
[31] Puisque la CSST a déjà retenu qu’une telle condition, lorsqu’elle est démontrée constitue un handicap pour un travailleur de cet âge, le tribunal conclut que la preuve de l’employeur rencontre cette première condition.
[32] Il reste maintenant à évaluer dans quelle mesure ce handicap a des effets sur la production de la lésion professionnelle ou sur les conséquences de cette lésion.
[33] Afin de compléter cette analyse, le tribunal tient compte des critères jurisprudentiels[4] utilisés en pareilles circonstances. Ceux-ci tiennent compte de la nature et la gravité du fait accidentel, du diagnostic initial de la lésion professionnelle, de l’évolution du diagnostic et de la condition du travailleur, de la compatibilité entre le plan de traitement prescrit et le diagnostic de la lésion professionnelle, de la durée de la période de consolidation compte tenu de la nature de la lésion professionnelle et de la gravité des conséquences de la lésion professionnelle.
[34] Il est aussi retenu qu’aucun de ces critères n’est à lui seul déterminant, mais pris ensemble, ils permettent de se prononcer sur le bien-fondé de la demande d’un employeur.
[35] Après une revue des critères et de la preuve, il peut apparaître que la condition personnelle a pu influencer le développement de la lésion.
[36] Le tribunal retient que l’événement accidentel sans être banal puisqu’il s’agit d’une chute sur un plancher n’a pas entraîné une lésion importante puisque le travailleur a cessé de travailler seulement deux jours et il a continué de travailler pendant approximativement sept mois avant de cesser à nouveau de travailler.
[37] Cependant, cette chute peut expliquer à elle seule la lésion comme le reprend la CSST lors de son analyse du 7 mars 2008.
[38] La revue de la preuve médicale confirme que lorsque le travailleur cesse de travailler à nouveau, les investigations médicales font ressortir la présence d’une condition personnelle qui, elle, est importante.
[39] Selon les rapports médicaux produits, le tribunal conclut que la déchirure du ménisque interne reconnue à titre de lésion professionnelle constitue une condition personnelle mise en évidence par le fait accidentel à laquelle se rajoute une chondropathie de type IV.
[40] Cependant, aucune preuve médicale n’a été produite par l’employeur pour démontrer que le travailleur n’aurait pu subir une déchirure du ménisque lors de sa chute sur le plancher s’il n’avait pas été porteur d’une telle condition personnelle. Il n’est donc pas démontré dans quelle mesure cette déficience personnelle a entraîné des coûts supplémentaires pour l’employeur tant par son influence sur l’apparition de la lésion qu’au niveau de son impact sur les conséquences de celle-ci.
[41] L’employeur argumente que la chondromalacie de grade IV a favorisé l’apparition de la déchirure méniscale dégénérative, sans documenter cette affirmation par une opinion médicale circonstanciée.
[42] Il plaide aussi qu’une simple entorse du genou ou une déchirure méniscale serait rentrée dans l’ordre dans les six à onze semaines alors que dans le présent dossier, la période de consolidation s’est prolongée sur plus de 58 semaines.
[43] Cette affirmation en plus de ne pas être appuyée par une preuve médicale circonstanciée repose aussi sur des données factuelles inexactes.
[44] Dans l’affaire qui nous intéresse, la période de consolidation s’est plutôt échelonnée sur une période maximale de neuf semaines, ce qui représente à peu de chose près la période considérée normale par l’employeur pour ce type de lésion.
[45] Le tribunal ne peut donc reconnaître des conséquences plus importantes que celles qui auraient résulté d’une lésion méniscale associée à une chute.
[46] La période de consolidation de la lésion n’a pas été plus longue et l’employeur n’a pas eu à assumer des coûts supplémentaires pour la réadaptation du travailleur puisque ce dernier est retourné à son emploi régulier.
[47] Selon le dossier tel que constitué, il n’est aucunement démontré par la preuve que la condition personnelle a eu un effet qui se transpose par des coûts financiers supplémentaires qui doivent être assumés par l’employeur.
[48] Bien que certaines interrogations puissent se poser quant à la capacité future du travailleur à faire son travail régulier eu égard aux limitations fonctionnelles qui sont associées exclusivement à la condition personnelle d’arthrose et non à la déchirure du ménisque interne, celles-ci ne se matérialisent pas en coûts financiers supplémentaires dans l’immédiat.
[49] Le même constat peut être effectué en ce qui concerne les interrogations exposées par le docteur Vachon concernant les traitements futurs qui pourraient être associés à la condition d’arthrose importante du genou gauche.
[50] Pour ce qui est de l’atteinte permanente de 1,10 % accordée pour la méniscectomie pratiquée par le docteur Lacasse, elle n’est pas associée à la condition personnelle, mais à la lésion qui résulte de la chute.
[51] D'ailleurs, le docteur Vachon confirme que la méniscectomie interne du genou gauche n’entraîne aucune séquelle fonctionnelle et il souligne l’absence de limitations fonctionnelles reliées à la lésion professionnelle.
[52] Quant aux affaires déposées[5] par le représentant de l’employeur, le tribunal considère que les faits sont différents de ceux de la présente affaire. Dans la première[6], il a été reconnu que la condition personnelle avait entraîné une période de consolidation disproportionnée. Il est question de 50 semaines alors que dans l’affaire qui nous intéresse, la période de consolidation médicale s’est échelonnée sur neuf semaines.
[53] Dans la seconde affaire[7], le geste accidentel de poser simplement le pied au sol est bien différent de celui de chuter sur un plancher avec une torsion du genou comme dans notre affaire, ce qui a incité le tribunal à conclure que ce simple geste ne pouvait expliquer à lui seul une lésion aussi importante, conclusion qui ne peut être tirée de la présente affaire.
[54] Selon l’analyse médico-légale du dossier tel que constitué, le tribunal ne peut donc accepter la demande de partage de l’employeur.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête de l’employeur A. Lacroix & Fils Granit ltée;
CONFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 7 août 2008 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que l’employeur A. Lacroix & Fils Granit ltée doit assumer la totalité du coût des prestations reliées à la lésion professionnelle subie par le travailleur, monsieur Jacques N. Couture, le 23 novembre 2005.
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Michel-Claude Gagnon |
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Madame Kathy Boucher |
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MEDIAL CONSEIL SANTÉ SÉCURITÉ INC. |
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Représentante de la partie requérante |
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[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] Hôpital Général de Montréal, C.L.P. 278793-71-0512, 7 juin 2006, C. Racine.
[3] Municipalité Petite Rivière St-François et CSST- Québec, [1999] C.L.P. 779 .
[4] Voir notamment Centre Hospitalier de Jonquière et CSST, C.L.P. 105971-02-9810, 13 janvier 2000, C. Racine; Centre Hospitalier Baie-des-Chaleurs, C.L.P. 226576-01C-0402, 10 novembre 2004, R. Arseneau.
[5] Kraft Canada inc., C.L.P. 129912-64-0001, 15 février 2001, C. Racine; Entrepôt Périssable (Sobeys-Québec), C.L.P. 253370-31-0501, 12 avril 2005, J.-L. Rivard.
[6] Précitée, note 5 : Affaire Kraft Canada inc.
[7] Précitée, note 5 : Affaire Entrepôt Périssable (Sobeys-Québec).
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